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II - post meridiem
La soirée chez Anaïs K. - L’extraterrestre - chapitre XVIII-7

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 Article publié le 30 octobre 2022.

oOo

— Alors ? Drake ou Seager ?

— J’en sais rien, Toto…

L’extraterrestre avait frappé à la porte à la tombée de la nuit. Il avait passé plusieurs heures dans le bois. Personne ne le pourchassait. Il avait abandonné son poste. Les navettes n’avaient pas pu repartir et s’il en arrivait une, elle était aussitôt informée de la situation et on pouvait la voir décrire un grand arc de cercle qui se transformait en arc-en-ciel si on avait des yeux d’enfant sinon on pensait qu’on avait besoin d’une autre tournée, la suivante. La petite Dodo avait des yeux d’enfant et pourtant elle n’avait vu ni arc-en-ciel ni même navette…

— Tétépala ! grogna l’extraterrestre. Sitavé étéla torévu…

— J’ai rien vu ! D’abord j’avais trop mal au cul ! À cause de ce…

L’adolescente, qui n’en était peut-être pas une, allait prononcer le nom de Roger Russel mais elle se corrigea à la volée et dit « Ce gros gnouf ! »

L’extraterrestre acheva son chocolat d’huile d’olive et rota le plus discrètement possible. La main de Dodo éventa l’air qui les séparait. Ils étaient assis en rond autour d’une table basse qui servait aussi d’estrade pour les photos. La photographie, c’était ce que préférait Dodo. On pouvait truquer pour pas avoir mal ou pour avoir mal le moins possible, mais pour la vidéo, tintin ! Elle renifla la tasse que l’extraterrestre léchait à l’aide de sa langue articulée dont les diamants rutilaient comme des papiers de bonbon. Dit « je sais pas comment tu peux boire ça ! » et en reculant dans le canapé elle exhiba son chocho et l’extraterrestre déclencha son obturateur interne vissé dans un des pores artificiels de sa joue gauche. La joue droite était truffée de capteurs solaires, vous savez pourquoi. Plus loin dans cette vaste salle dont l’architecture était un condensé de l’histoire du goût et de ses voûtes, Pedro Phile relisait le chapitre XIV, toujours avec la même délectation. Ainsi pensait-il arrêter le temps qui, par on ne sait quel principe sans doute fondateur, infantilise l’Humanité et laisse la place aux cultures au détriment des arts. Ainsi les filles dansaient au son d’une musique militaire ou d’inspiration africaine, et pas la meilleure. Et elles ne lisaient pas, n’avaient jamais lu, s’étaient nourries d’images conventionnelles devenues des instruments cultuels. Le Monde s’infantilise avec ses enfants à la clé. Il en avait conçu les structures de son gagne-pain. Et il avait acheté l’extraterrestre en Russie. Il y avait des tas d’extraterrestres en Russie, tout simplement parce que la Russie était l’endroit que les extraterrestres de toutes origines avaient choisi pour atterrir. Et ils atterrissaient dans le sens propre du terme, c’est-à-dire qu’ils mettaient leurs pieds sur la Terre et au sens figuré ils prenaient conscience que ce n’était pas là le Monde qu’ils recherchaient pour étendre leur savoir et leur influence. On trouvait des extraterrestres sur tous les marchés russes, à la campagne comme à la ville. On pouvait revenir de Russie avec un alien dans ses bagages et même les services de douane américains n’y voyaient pas d’inconvénient du moment qu’on retournait en enfance et que c’était justement ce que l’Humanité pensait avoir de mieux à faire, même si des enfants étaient quelquefois pétris avec les décombres de leur édifice qui pouvait être aussi bien leur HLM, leur école ou l’hôpital où ils soignaient leurs cancers. Dodo avait noté tout cela dans un carnet, mais selon Pedro Phile, ça ne valait pas le chapitre XIV. Ce soir-là, on avait tendance à réfléchir et ça influait sur le mercure du plaisir. Dehors, la pluie tombait, pour ne rien changer. On avait oublié ou on avait eu la flemme de fermer les volets, alors ils battaient avec le vent et on entendait les arbres gémir comme s’ils étaient habités. L’extraterrestre avait habité dans un arbre en Russie, mais il avait fini par en tomber, alors même qu’il ne pleuvait pas et qu’aucun vent ne soufflait. Il avait durement heurté le sol et un Chinois de Mongolie extérieure l’avait emporté et suspendu dans la yourte à proximité du poêle à charbon qui avait enfumé les articulations de l’alien, ce qui les avait fragilisées et maintenant il en souffrait, d’autant plus qu’il n’en parlait à personne. Il s’étonna (ce soir-là) —

— Comment tu sais ça, toi, demanda-t-il d’un air mélancolique à la petite Dodo.

— Tu parles quand tu fais dodo, dit la petite.

— Je ne dors jamais ! Aucun de nous jamais ne…

— Tu dors peut-être pas, mais tu fais dodo !

L’extraterrestre dut reconnaître qu’il n’était pas parfait. C’était peut-être la raison qui expliquait sa chute dans un arbre puis celle de l’arbre et ensuite cet étrange voyage en Mongolie dans les bagages d’un nomade qui le prenait pour la figure d’un esprit. Il avait joué à l’esprit pendant des années, entre le sac qui sentait le mouton bouilli et la corde qui le suspendait dans la fumée de charbon. « Raconte-nous ce voyage ! » Et il racontait. Dans le sac, il ne voyait rien de ce qui se passait à l’extérieur, mais il entendait, les conversations, le vent, la pluie qui tombait sur le cuir de la mule, les femmes qui semblaient tourner en rond, la musique qui les accompagnait. Des morceaux de mouton bouilli tombaient dans le sac et il en avalait

— Mais tu ne manges pas ! On ne t’a jamais vu manger…

— Hé bé là je mangeais… pour ne pas m’ennuyer ! Ça ne vous arrive jamais, les filles, de manger pour que le temps passe sans douleur… ?

— C’est à essayer ! s’écrie Dodo en se frottant l’anus.

— La prochaine fois, gloussa l’adolescente.

Dodo lui donna un petit coup de pied dans les côtes puis se recroquevilla pour mieux entendre la suite de l’histoire du voyage de l’extraterrestre au pays du ciel toujours bleu. Pedro Phile en avait marre de cette enfance, de ses spectacles et de son incontestable rentabilité. Ces deux-là ne savaient même pas qu’elles avaient du sang mongol. Mais c’était une autre histoire. Elles n’en apprécieraient peut-être pas les amours. Elles n’avaient aucune idée de ce que c’est l’amour. C’était un sacrément bon sujet de conversation, mais pas avec l’enfance. Il referma le livre et le replaça dans son interstice à peine poussiéreux. L’extraterrestre avait interrompu le fil de son histoire. Les filles avaient croisé leurs jambes. Le vent tournoyait. La pluie avec, docile. Les arbres recommençaient et la terre se gorgeait de cette eau ancienne. Au passage, Pedro Phile tapota la dure épaule de la carcasse qui lui tournait le dos, penchée sur ses mains comme en prière, mais elles recevaient plutôt la coulée imaginaire d’un passé revu et corrigé par l’ennui qui s’était installé depuis dans l’existence de cet être venu d’ailleurs ou plus exactement d’on ne savait où. Il les laissa. Les filles en profitèrent pour manquer de tenue. Elles prirent place sur la table basse et l’extraterrestre reprit le cours de son histoire. Elles étaient littéralement captivées. Pourtant, il n’y avait rien là-dedans qui pût changer leur existence en roman. Elles ignoraient sans doute que c’était là ce qu’elles désiraient le plus au mode. Il prenait le risque d’une prise de conscience peut-être douloureusement retrouvée, la douleur que provoque ce qui revient malgré soi, l’alien en gémissait plusieurs heures par jour. Comme il habitait une chambre et que celle-ci était entourée d’appartement peuplés de familles acharnées ou désœuvrées comme on en trouve dans ces édifices destinés à contenir au lieu d’abriter, ces séances de geignements, pleurs et autres lamentations avaient fini par inspirer plusieurs pétitions et l’ami Pedro avait fait insonoriser la pièce, y compris le modeste WC qui était l’endroit le plus approprié pour soupirer selon son utilisateur unique. On avait mesuré avec intérêt la différence et ce qu’elle promettait de tranquillité. L’extraterrestre avait même augmenté la fréquence de ses giries, leur volume avait connu une notable élévation et leur tessiture même avait changé, évoluant du mezzo au baryton, ce qui fit trembler les murs. On prévoyait depuis une pétition d’une ampleur jusque-là inégalée et Pedro Phile songeait à un déménagement, ce qui excita l’extraterrestre, car il avait toujours rêvé d’habiter un château. Or, Pedro Phile ne possédait pas un château, mais plutôt une grande maison qui avait l’allure d’un presbytère, mais de village. Le seul château du coin appartenait aux Vermort et Fabrice n’était pas vraiment chaud pour y abriter un extraterrestre aussi encombrant. Il y avait bien la vieille annexe où le garde-chasse se livrait jadis (et non point naguère car Fabrice n’avait pas connu ça) à des activités aussi peu littéraires que possible, mais la chaudière n’était plus en état… Or, l’alien ne connaissait pas les vicissitudes liées au froid de l’hiver. On évoqua l’étanchéité fragile de la toiture : en Russie, avant l’enfer mongol, l’alien couchait à la belle étoile et celle-ci était souvent affectée de stalagmites… Vous m’en direz tant… On abandonna cette perspective et l’alien reçut un cours de chant de Noël qu’il suivait depuis par correspondance. Il n’avait jamais chanté Noël. Dodo pratiquait le canon avec un art consommé depuis qu’elle s’adonnait à l’usage des analgésiques. Bref, elles écoutèrent, la yourte, le charbon, la prairie, les mines insondables, les enfants rapetassés, les femmes tourmentées, le ciel bleu, sans cesse bleu, même la nuit, puis elles s’endormirent. C’était jour de fermeture.

 

 Mais la question n’était pas là. Pedro Phile comptait mettre à profit ce jour de relâche pour y penser. Il n’approcha la prison qu’avec prudence. Il s’en tint à distance. On servait de l’excellent vin au bout de la rue chez un concurrent de Barman qui le jalousait (autre histoire, hyperlien possible ici). Pedro se fit servir un vin chaud additionné d’un calva capable d’arracher la tête même au meilleur des intellectuels de ce monde de dingues. Non, non, pas de dingues. Pas d’enfants non plus. Monde d’infantilisés, ce qui suppose un état préliminaire d’adulte, bien que ce ne soit pas toujours le cas, comme quoi il s’agit bien de distinguer le con de l’adulte. La place était tranquille, sans ballon ni étalages. Les mûriers éclaboussaient un pavé renouvelé. Sur les bancs, on jasait en silence, les dents lançaient des éclats d’or, le fer des cannes tapotait sans violence les gibbosités du sol, on éparpillait les graviers jaunes et parfaitement ronds et lisses au pied des massifs d’hortensias en pleine croissance hémisphérique… ça sentait le parfum, la terre des plates-bandes nourries au goutte à goutte, le tabac des rideaux, la peinture fraîche du paysagiste de service au fronton du café… de quoi se rendre heureux à condition d’un petit effort d’imagination… mais la question du disque dur était autrement prégnante. Possibilités que Pedro passa en revue, sans cesser de paraître profiter de l’air tranquille d’un matin ordinaire, sans marché, sans écoliers, sans cette apparence de conception sociale qui se donne pour existence. Il fuma deux ou trois señoritas, à la file, soucieux de cendres et de mégots saliveux. Traces que le verre complétait avant même d’être vidé. Il se retint de frapper la table, à la russe, mais ce n’était pas l’envie qui lui manquait. Ses doigts s’agitaient : quelle idée stupidement idiote il avait eu de vouloir concurrencer le comte sur le terrain des jeux populaires et popularisés par l’édition du journal local, deux feuillets encartés ! Il avait bêtement attiré l’attention sur cet extraterrestre alors même que le comte recherchait un moyen de publicité digne de sa production littéraire. On prenait le risque de se détourner du sujet de la semaine : la sortie de prison de Ben Balada et tout ce qu’elle impliquait de désorganisation de ce qui avait été figé par décision de justice. Le comte avait assez d’imagination pour créer un lien définitif entre son œuvre et cet extraterrestre qui, selon toute vraisemblance, n’aurait pas dû se trouver là « si je ne l’avais pas ramené de Russie où il n’aurait pas dû se trouver si un Russe, n’importe lequel, ne l’avait pas acheté pour trois sous à un nomade mongol en proie à l’endettement étatique… » Quel concours de circonstances ! On n’en connaît de tels que dans les romans ! Et pas les meilleurs. Les feuilletonnés ! Ceux qui vous font poireauter de semaine en semaine parce que vous n’avez pas la patience d’attendre sa sortie en volume. Ainsi Pedro ruminait en silence et sans y paraître. S’il n’avait pas été connu de la population, on l’aurait pris pour un touriste. Mais il portait le maillot de l’équipe locale dont il était un des principaux dirigeants. Il avait su s’insérer dans cette société loin des strass de la capitale où il avait ses repères. On venait de loin pour apprécier ses talents d’organisateur, de fournisseur ah appelez ça comme vous voudrez ! « je suis ici et non d’ici, marmonna-t-il comme s’il adressait un remerciement rituel à son verre, c’est du pareil au même, nom de Dieu ! » et il salua en quittant la terrasse, n’oubliant pas le pourliche ni le flyer. Mais il ne s’approcha pas de la prison. On ne l’attendait pas devant la porte, mais il craignait les questions que sa présence inspirerait. Le Code pénal ne disait rien à propos de l’assassinat d’un extraterrestre.

 

*

 

Le comte Fabrice de Vermort avait l’habitude, depuis des années, de trouver l’extraterrestre en conversation avec la comtesse ou simplement attablé à la cuisine ou sous le chêne dynastique qui ressemblait depuis longtemps à un coq de combat mis à la retraite sans pension. Aussi ne suffoqua-t-il pas quand il le croisa (l’extraterrestre, pas le chêne qui ne se croisait pas) dans l’allée de derrière, celle qui mène aux écuries où la jument de la comtesse coule de vieux jours sans se plaindre de sa condition de retraitée. L’extraterrestre portait son masque de Pierrot lunaire. Mauvais signe. Un crédit ou quelque autre avantage inspiré par le titre et ses dépendances foncières. Instinctivement, le comte mit la main à la poche, étonné de n’y rencontrer que des pièces, qui ne pouvaient être des louis car ce n’était pas l’endroit qu’il leur avait alloué.

— La chasse est fermée, dit-il pour dire quelque chose.

— Il ne neige pas, constata l’alien en offrant sa paume au ciel que ses yeux contemplaient avec foi.

— En été… commença le comte.

— …la chasse est ouverte, continua l’alien.

Ils trottèrent un peu jusqu’à la serre, car il commençait à pleuvoir. Elle était fermée et la comtesse était occupée ailleurs. Heureusement, on avait prévu un petit auvent de vielles planches et on s’y côtoya, non sans mâle gêne.

— Je n’ai pas besoin d’argent, dit l’extraterrestre qui n’avait pas envie d’en parler.

Le comte, soulagé mais pas plus léger, sortit la main de sa poche. Les pièces cliquetèrent pendant une fraction de seconde que l’extraterrestre mit à profit pour réinitialiser le motif de sa visite. Il redémarrait à froid, comme il aimait le faire quand sa situation avait atteint la limite imposée par les normes de fabrication qui commandaient à son cœur. Le comte apprécia.

— Je n’ai pas peur de la mort, dit l’extraterrestre, mais cette fois, j’en ai peur…

— Nous en sommes tous là, dit le comte qui n’en savait rien mais qui écrivait beaucoup.

— Monsieur Phile veut me tuer.

— Pedro !

Le comte ne feignait pas l’étonnement. Un tel aveu de la part d’un étranger à ce bas monde ne pouvait que refléter la réalité du monde en général. C’était un bon début. Il attendit la suite, pas longtemps, car l’extraterrestre avait préparé ses instances. Il y avait travaillé plus que le Cid lui-même. Une nuit entière à se demander s’il ne ferait pas mieux de mourir avant même d’être assassiné. Dodo l’avait câliné pendant le repas. Il n’avait rien mangé, conformément à sa nature qui ne se nourrissait que d’énergie minérale, mais il s’était sentit diminué par la perspective de la mort, qu’il se la donnât ou qu’on la lui imposât. Comment savait-il… ? Pas plus compliqué que ça : comme Pedro utilisait un cloud et que ce cloud était contenu dans les entrailles de l’extraterrestre, celui-ci avait eu vent de l’intention meurtrière de celui qui était censé être son protecteur. C’était dans le contrat de vente. Certes, c’était un contrat russe, écrit en cyrillique, mais c’était le fond qui comptait, et ce fond supposait que la protection était acquise pour toujours. Or, Pedro Phile avait contacté un Polonais de ses amis, un ancien mercenaire qui aimait beaucoup tuer les nègres et qui n’avait jamais tué d’extraterrestre. En tuer un, et pour la première fois, lui paraissait si excitant qu’il avait donné son prix et Pedro Phile avait accepté…

— Que me chantez-vous là ? dit le comte qui surveillait la pluie. Pedro Phile n’a jamais tué personne…

— Mais le Polonais oui !

— Mais il ne vous a pas encore tué ! Comment pouvez-vous savoir que…

Le comte s’interrompit. Cette fois encore, l’extraterrestre l’avait poussé à commencer à croire que…

— Non, non ! Pas Pedro. Je le connais. C’est un…

— Je vous dis que le Polonais… !

— Mais quel Polonais ! Ubu ! Vous ne connaissez même pas son nom. Comment voulez-vous qu’un Polonais sans nom vous… ?

La pluie. Sur le visage la pluie. Ni froide ni tiède. Entre les deux sans doute. Mais alors qui est-elle ?

— Je ne sais plus ce que je dis ! couina le comte. Avec vous c’est toujours la même chose. Vous auriez mieux fait de me demander de l’argent. C’est tellement simple de me demander de l’argent que vous ne me le rendez jamais. Je ne sais même plus combien vous me devez…

— Je le sais bien moi… Et comme je vais mourir, d’une façon ou d’une autre…

— Quelle l’autre façon… ? s’affola soudain le comte.

L’extraterrestre fit signe que couic. Le comte quitta précipitamment l’auvent et retourna sur l’allée qui commençait à se gorger d’eau. L’extraterrestre le suivit. Ils atteignirent la grande terrasse de devant, où dorment des lions de pierre. La comtesse était derrière le rideau. Elle les accueillit avec un peignoir pour le comte et une serviette de bain pour l’extraterrestre. Le comte était rouge.

— Vous avez encore fermé la serre ! Au moment où je…

— Ah non, mon cher, c’était avant. Et en plus je craignais les voleurs. Mais je ne les crains plus. Vous savez pourquoi… ?

— Je ne veux pas le savoir !

— Parce qu’il n’y a plus de voleur, dit l’extraterrestre en ouvrant La Méridienne du jour. Il a été arrêté.

— N’est-ce pas que c’est une bonne nouvelle ? fit la comtesse en frottant le dos de son comte à travers l’éponge du peignoir.

— Plus de voleur, dit l’extraterrestre qui se frottait tout seul, mais voici l’assassin…

La comtesse cessa de frotter.

— Un assassin ? Il ne manquerait plus que ça, té !

Et elle reprit le frottement. Le comte en concevait une espèce de calme. Il s’affala dans un fauteuil où ses fesses nues (car la comtesse l’avait déshabillé avant de l’enfiler dans le peignoir bouclé) imprimèrent leur gémellité presque parfaite. Cependant, bien que joyeux désormais, la comtesse frottant de plus bel, il cligna de l’œil en direction de l’extraterrestre qui lorgnait la bouteille d’huile d’olive. La comtesse surprit ces clignotements, mais elle ne les commenta pas, alors que d’habitude on n’avait alors aucun moyen de l’arrêter au moins le temps de retrouver une respiration qu’on avait retenue pour ne pas la contredire, moment toujours redouté surtout quand se surprenait à le désirer plus que tout autre plaisir, même charnel. On en vint à servir la collation attendue, le temps, mauvais par excellence, s’y prêtant une fois de plus. L’extraterrestre avala son huile vierge, le comte siffla deux verres de cette prune chinoise qui accompagne toujours les poètes en lice, et la conversation revint aussi naturellement au jeu dont l’échéance approchait, en même temps que la proposition de Pedro Phile prenait de l’importance dans la population, chez Barman comme chez soi.

— Puisque Frank est désigné comme vainqueur… dit la comtesse.

— Vous l’appelez Frank… ? Frank tout court… ?

— Comment l’appelez-vous, vous… ?

— Mais je l’appelle… Frank Chercos si j’en parle, avec vous ou quelqu’un d’autre… peu importe qui… ou bien monsieur Chercos si je m’adresse à lui… Quelle intimité… ?

— Mais aucune, voyons ! Nous nous sommes rapprochés, voilà tout.

— Et moi alors, dans cette histoire… ?

Murmura l’extraterrestre qui léchait son verre jusqu’au fond car il avait la langue bien pendue (reconnaissait le comte dans ses moments de lucidité conjugale).

— Faudrait pas m’oublier, continua l’alien comme s’il avait enfin trouvé les mots convenant à son personnage secondaire. C’est que j’en sais, des choses…

— Vous savez ce que nous savons ! coupa le comte en écrasant un cigare entre le pouce et l’index, lequel creva comme un abcès.

— Ceux qui savent en savent toujours trop, dit l’extraterrestre. Et ceux qui ne savent pas finissent par savoir si c’est ce qu’ils veulent. Vous ne savez rien de ces gens. Sans doute parce qu’ils ne sont plus vos gens. Chez moi…

Un coup de feu coupa net le flux numérique.

 

 

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