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5 - La brouillade
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 Article publié le 13 novembre 2022.

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…Les vieux draps, on en faisait des banderoles. Toujours plus de misère sur cette terre. Les nantis remplissent leurs coffres sur l’esquine des travailleurs. On s’asseyait dans la rue des commerces pour y casser la croûte. Ces salauds baissaient pas les rideaux même par solidarité. On reprenait l’Internationale. On avait des larmes dans les yeux. C’était poignant ! Rien que d’en parler… Riches on l’était, pourquoi on se contentait de peu.

Les deux sœurs ont épousé les deux frères… L’un était dans le bois, l’autre dans le fer. Les chaises, les tables, les armoires, les buffets… Les balustrades, les grilles, les portails. Sans la guerre, ils auraient roulé sur l’or. Le menuisier en est revenu entre quatre planches. Dans la caisse, sa tête et des jambes de chevaux. Le ferronnier, lui, a été porté disparu. Petit à petit, les deux sœurs se sont éloignées, comme pour vivre chacune sa propre douleur. Les deux sœurs se sont éteintes le même jour… Prends le tablier. Derrière la porte… Il est assorti à ton chemisier.

Au lavoir, les femmes chantaient, pleuraient, ouvraient leur cœur… elles étaient entre elles. Nous, on jouait à la poupée, à cache-cache, à chat perché, à la marelle… Nous nous languissions d’être grandes. On faisait bon ménage avec les garçons, jusqu’à ce que les chipoteries éclatent. Ton père en pinçait pour la fille de la droguerie. La famille est repartie dans le Nord. Sans ça, ton père serait peut-être pas ton père. Baisse légèrement le four. Les hasards de la vie…

Les cirques sur la place… Germain, le rejeton des Farces et Attrapes, rêvait d’être clown. A force de voir le nez cramoisi de son paternel, un des piliers de la Civette. C’est ce que disaient les bazarettes1 du cours, les vieilles biques de la messe du soir… L’eau bout ? Les fêtes foraines… La barbe à papa, les pommes rouges, les boules de gomme… Les fléchettes, la carabine, les balles de son, la pêche, la tombola… Les pompons, la musique, le vertige des manèges. C’est quand elle est plus là qu’on la savoure, la jeunesse. Là, je hache l’ail et le persil fin-fin-fin.

 

 J’ai hérité de la planche et du hachoir. Du mortier, du pilon, du rouleau… Le moulin à café… La brique qui chauffait le lit… Quand j’y repense… On était moins douillets. Maintenant, dans votre cocon, vous êtes toujours à vous lamenter. Il vous manque toujours quelque chose. On achète, on achète… On jette même de la nourriture. C’est écoeurant, ce monde sans pitié. Faire petit, on avait l’habitude, mais on était jamais juste de pain, de farine, d’œufs… Entr’ouvre le fenestron, on se carbonise là-dedans.

 

À celle-là, sa baraque, elle l’a eu à la sueur de ses cuisses ! Tous les corps de métier y sont passés. Je parle de Lotte, la sœur à Gusse des Chemins de fer. Le pauvre, de la retraite, il en a profité un trimestre. Usé, il l’était. Les trois- huit… Accroche, décroche les wagons par tous les temps. On peut dire qu’il a enrichi la Civette populaire. Pas de femme à la maison… Du tort à personne. Pas grinchou pour deux sous, il rinçait le cornet de la compagnie des poivrots, des poivrons.

 

Tu aurais fait institutrice, tu te morfondrais pas. Rien que… Regarde Mélie… Entre les vacances et les grossesses. Tant qu’elle aura pas un garçon sur le chantier… La prochaine fois, je ferai une brouillade aux anchois. A l’oignon… Mon père en raffolait, de l’oignon. Cru, cuit … Farci, dans la salade… Les cèbes avec le roquefort… L’oignon fait la force ! Avec l’oigne, le mauvais sort s’éloigne ! Je l’ai entendu des milliers de fois.

 

Puis la disparition de la fille du charbonnier, retrouvée étranglée dans les rosiers du Jardin de l’église. On a soupçonné des romanichels, un vagabond, un simple d’esprit… Le simple d’esprit, il avait une canne d’aveugle et il soulevait les robes des passantes. Un lapin à écorcher, une cave à dératiser, des pigeons à étouffer, des allées à désherber… On lui donnait des œufs, des confitures, une bonne bouteille… Du pognon ? Pour quoi faire ? Au marché, il se servait dans les cagettes. Ebouillante les tomates. Dans l’autobus, il voyageait sans ticket. Hiver comme été, le même tricot de peau. Une force de la nature. Nous avions la trouille de Fra Diavolo. Il était de forte corpulence. Il est mort d’une attaque dans son gourbi. Et puis on a vu la binette du sacristain dans le journal.

 

J’ai remis la main sur les aiguilles à tricoter. J’aurai les pelotes, au plus, d’ici quinze jours. Un bleu magnifique. Le nom de ton époux ne se perdra pas. Et le prénom ? Je m’attends à tout. Pèle, épépine-les. Et la vieille soupe au lait de la maison de briques, tu sais, la maison près du transformateur ? Elle s’en prenait à tout le quartier. Les enfants la mettait à bout avec leur grimaces, leurs moqueries, leurs pétards, leurs rondes incessantes… C’était la Machotte2. Si j’en achope3 un, je l’ensuque4 aque5 ma louche ! La bicoque a été démolie pour agrandir la tribune du stade et faire un terrain pour les boules.

 

Le dessert, une surprise. Brouillade, lasagnes, fromage… Et de quoi t’enlever tes envies de femme grosse. De Fine, tu t’en souviens ? Sa tache sur la joue… Une envie de café au lait de sa mère. Tout ça, on y croyait dur comme fer. Le vin de Marthe… Je lui fais ses commissions. Ses hanches, ça s’arrange pas. Sa fille débarque en coup de vent. Pour la piller, elle la pille. Elle sait que sa mère a du mal à tenir la maison. Ce laisser-aller, c’est pas d’elle ! Une grosse prope6, cette Marthe, disait son homme. Il est enterré dans la même allée que Pépé et Mémé. Mais l’escoube7, la pièce à malons8, l’éponge… J’entends sa mobylette pétarader d’ici. Elle lève pas son cul de la selle, elle frappe au carreau. Elle a appris la coiffure… Elle a ensorcelé ce mouligas, ce ravi, ce banu9 de Joseph, et maintenant, c’est elle qui tient la caisse. Elle en mène plus d’un par le bout du nez. Elle s’en cache même pas, c’est te dire. Et l’autre, toujours content. L’apprentie et le patron sont à ses ordres. Elle a jamais eu froid aux yeux, de toute gosse.

De l‘eau avec des bulles et de la clairette. Grand-père Louis refaisait tous les animaux : le corbeau avec un camembert dans le bec, le lion… les griffes , les rugissements… le lièvre, le bouc, le loup… Il connaissait par cœur toutes les fables de la Fontaine. Toujours en vadrouille, aimait à dire grand-mère, la maison lui tombera pas dessus. Tant qu’il gambade, c’est bon signe. Les cardelles10 pour les lapins, les asperges, la cousteline11… Un drôle de gabarit, le rouscailleur. Plus serviable que lui… Le soir, l’été, après le lave-tripes aux vermicelles, le toc de froumage12 et la goulade de ginglard, il sortait sa chaise sur le pas de la porte. Les voisins rappliquaient pour prendre le frais. Sa chaise… Son séti13 paillé, c’était quelque chose. Et sa bouffarde… Nous, nous complotions, nous jouions à nous faire peur dans les coins sombres… Nous… La sauteuse… Un rai14 d’huile d’olive…

 Tu sais pourquoi tu chiales ? Attendre un moufflet, c’est pas une maladie. Ta cousine, à ton âge, en avait trois. Des accidents ou pas. Et son mari toujours au chômage. Une belle carrière ! C’est pas lui qui aiderait ton père pour la clôture. Pour raconter des histoires, là il est fort. La tête comme un cabanon. Fainéant comme une couleuvre. Le feu à la maison, il prendrait pas sur sa sieste. Déjà tout petit, il se montrait que pour les étrennes. On fait revenir les tomates en morceaux… Deux femmes dans la même cuisine… Un drame.

Tu n’étais pas née, le frère de grand-mère Marie, mon oncle, le saisonnier, le raisin, les figues, les pommes, les jujubes, les citrons, je sais moi ? Toujours par monts et par vaux, la bougeotte. Tiens, ajoute les dés de pain, de pain rassis. J’innove. Le thym… Le persil… L’ail. De temps en temps, il se remplumait chez sa mère et puis il reprenait la route. Il récampait dans une trapanelle15 pleine de trésors pour tous les moussis16 des parages. Et puis, l’aventure le rappelait. Pas de nouvelles, bonnes nouvelles ; et puis, Lisette, plus de nouvelles. Il peignait des portraits, des ruines, des villages, des garrigues… On a tous ses tableaux dans la cave ; un jour il faudra les dépoussiérer. Les œufs, tu peux les battre.

 Sale et poivre.

C’est pas le tout… Tourne avec la spatule en bois. Doucement. Soupoudre de gruyère… Je l’ai râpé.

Grand-mère Rose était une cuisinière comme on n’en fait plus. Pour les recettes, j’ai tout appris par elle. Pour mijoter, ça mijotait sur le charbon. Maintenant, tout le monde est pressé. Tout fait ventre ! Morceau avalé n’a plus de goût, comme on dit. Mais tout de même, les papilles ! Pressé pour quoi faire ? Pour se tanquer17 dans des feuilletons et dans des jeux ? Si c’est pas malheureux ! Nous, on avait notre film du dimanche dans le cinéma du quartier. C’est là que ton père m’a badée18. .

 Quel brouillamini !

Pour l’embrouille, il se pose un peu là, ton cousin ! Il s’était fait embauché à la casse pour disloquer les véhicules. Récupérer des pièces et retaper de la carrosserie, c’est trop fatiguant pour lui. Lui, s’envisquer19, se mascarer20 sous des épaves ? Il a laissé sa place à la mairie sans raison. Une planque pareille. De temps en temps, il trime à la gache21. Des bricoles… Tu vois, ça l’empêche pas de tenir le comptoir tous les midis, de jouer aux courses et de faire le joli cœur. Trois jours à vendre des pralines sur la plage, deux à débroussailler, un à distribuer des prospectus. Les cigales chantent de plus en plus fort, c’est pas le moment de gesticuler. Couler l’eau22, lui ? Avec son trio de collègues, ils font un sacré carré d’as. Pour voir, savoir, faire tout… Du vent, vantards ! Le père Muche, tu t’en souviens ? Je suis bête, t’étais encore au maillot. Tourne ! Les hommes arrivent…Le temps qu’ils prennent l’apéritif… Un les ramequins d’olives, de pistaches, de biscuits salés, des cubes de parmesan… Sans te commander, porte tout ça sur la table basse. Les glaçons… Le pastis aime être bu bien frais. Son hérisson, sa bêche, son béchard, sa picosse23, sa truelle… On ramonait, on plantait un arbre, on relevait un muret : il était là. Il a amassé une fortune ; sa femme est morte en couches, lui il s’est tué au travail ; il a vécu comme un indigent. C’est son fils qui se la coule douce. Encore un qui est né après son père ! Il avait le béguin pour toi, toi, tu préférais les brioches et les croissants du merdeux de la boulangerie. Il parait qu’il est plus ou moins avec cette cagole24 de Marie, mais que ça l’empêche pas de courailler. Marie, une brave fille, mais un vrai carnaval. On dit, qu’avec ce magot, elle se pomponne et se parfume comme une damote25. Elle parade dans la décapotable de son chevalier. Il se prend pas pour une merde avec ses nebulonis de mia, de nervi, de maquereau26… Qu’il t’éclabousse ou qu’il t’écrabouille, ni Bonjour, ni pardon, ni apitoiements… Pour ce chabigoti27, on est du matériel, mais sa bagnole, c’est quequ’une. La radio à fond, à toute allure… Qu’elle en profite, elle a été tellement privée de tout, d’affection… Sa mère, pour une bigote, c’était une bigote ; toujours fourrée dans la soutane du curé. Son père, dieu seul le sait. Le Saint-Esprit, peut-être ! Au lieu de faire les brègues28, prends une soucoupe pour les saletés. Les piques … Le curé, soit disant le nez toujours dans son livre de prières, il reluquait les croyantes et les autres. Un jour, j’étais avec ton père, une chavane29 à tout casser ! On a voulu se réfugier sous le porche, il nous a fermé la porte sur les doigts. Pas de communistes dans un lieu saint !

Ce satyre et son bon dieu n’ont pas été sourds, je te prie de le croire !

 Tourne ! Légèrement plus. Quand j’y pense, ça nous rajeunit pas. Les grains de sucre pour le café… En haut de placard. Toi, tu as tout ton temps. J’entends encore Mémé : tu prendras le paquet que je t’ai parlé. La grande soupière en porcelaine… deux draps, des taies d’oreiller, des serviettes avec nos initiales brodées… Un tête-à-tête, des verres à orangeade… Le superbe écrin de couverts en argent. Tu l‘auras à ton tour. C’est pas fait pour s’en servir, mais pour se souvenir d’où ça vient.

Pandore, clave30 ta boîte ! C’était pas méchant. L’aîné du brigadier. Il chipait le képi et le sifflet de son père… Il faisait la circulation au croisement des plages. Il changeait les panneaux de place. L’été, avec tous les étrangers… Je te dis pas le chaple31et les charrois32. Maintenant ce grand rond-point de lavande, avec au beau mitan une barcasse, sert de dépotoir. Enfin, il s’en passe à la ronde ! On n’en sait même pas le quart…

Robert VITTON, 2011

Notes

 

1 - Bazarette : commère.

2 - Machotte : chouette, femme laide, acariâtre.

3 - Achoper : attraper.

4 - Ensuquer : donner un coup sur la tête.

5 - Aque : avec.

6 - Grosse prope : excessivement propre. Déformation de propre.

7 - Escoube : balai.

8 - Pièce à malons : serpillère pour laver le sol.

9 - Mouligas,ravi, banu : mou, simplet, cornu.

10 - Cardelle : plante dont raffolent les lapins.

11 - Cousteline : salade sauvage amère.

12 - Toc de froumage : morceau de fromage.

13 - Sèti : siège.

14 - Rai : filet.

15 - Trapanelle : automobile en mauvais état.

16 – Moussi : enfant.

17 - Tanquer : planter.

18 - Bader : regarder bouche bée.

19 - Envisquer (s’) : se salir avec une substance gluante.

20 - Mascarer (se) : se barbouiller de noir.

21 - À la gache : au noir.

22 - Couler l’eau : transpirer.

23 - Picosse : hache pour fendre le bois.

24 – Cagole : fille vulgaire, de mauvaise allure.

25 - Damote : dame qui prend des airs, nouvelle riche.

26 - Nebulonis de mia, de nervi, de maquereau : chaussures italiennes bicolores de séducteur, de voyou, de souteneur.

27 - Chabigoti : dépensier, gaspilleur.

28 - Brègues : faire les brègues, la gueule, la moue…

29 - Chavane : pluie orageuse.

30 - Claver : fermer.

31 - Chaple : pagaille .

32 - Charroi : embouteillage.

 

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