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Le Morio (Patrick Cintas)
L’Ukrainien (nouvelle) - Masse critique no7

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 Article publié le 20 novembre 2022.

oOo

Publié dans la revue "Masse critique"
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La première fois, j’ai avalé toutes les pilules d’un flacon. Me dites pas que je savais pas ce que je faisais ! Je le savais. C’était des pilules de X*. Je dirais pas comment je me les suis procurées. C’est un secret entre elle et moi. Je dis bien « elle », mais elle ne joue pas dans l’histoire que je vais vous raconter. J’en parlerai une autre fois puisque que le Destin m’y invite. Que des révérences il me fait celui-là ! Ya peut-être un Dieu dedans. Ou tout autour comme un papier de bonbon.

Donc j’avale tout le flacon. J’étais sur le boulevard Y*. Au milieu de la foule. Personne ne s’est demandé pourquoi j’avalais tant de pilules à la fois, que d’habitude c’est deux ou trois grand max. Et avec un verre de liquide laissé au choix de l’intrigant. Personne ne s’est demandé où c’est donc que j’allais chercher tant de salive. Que ça m’a fait un sec en plein milieu de l’œsophage. J’ai cru que j’allais mourir étouffé, comme un vieillard de la dernière heure et en plein repas familial ou dans ses plumes avec lui tout seul. Je me tortille sur place, on m’évite, on me laisse faire, après tout on est libre de se tortiller sans musique, sans projet de ballet ni prétention au roman moderne.

Puis ça descend enfin. Je sais pas ce que j’ai avalé, mais c’est plus acide que le citron de mes vacances andalouses. Que j’en ai eu plusieurs. Depuis l’enfance. Et jusqu’à temps que mes parents décident de se nourrir sans moi. Je dirais pas si j’ai une sœur. De toute façon elle est mariée et elle a tant pondu que les Russes infiltrés s’en sont inquiétés et ils lui ont proposé de l’argent et… des vacances au pays de Tariq ibn Ziyad. À moins que ce fussent des Lituaniens. Je me souviens de leurs belles prostituées sur le paseo marítimo de G*. On apprend à tout âge.

Bref les pilules ont voyagé pendant au moins dix minutes avant qu’il me prenne une envie de chier comme j’en avais jamais eue même après les abus de confiture. Aussi sec j’avise le Pont K*. Et je me mets à courir, bousculant les passants qui ne passaient plus tellement je courais. Ça fait une minute ou deux, le trajet depuis le marché couvert jusqu’à la guérite du pont où vieillit un soldat qui n’a plus d’âge tellement il est vieux. Je le salue au passage. Pas le temps de lui expliquer que mon corps, ce cabrón, a décidé de me sauver la vie. Je lui en veux au point de lui interdire le passage. Et c’est l’anus en transe que j’ai sauté par-dessus le parapet, ni une ni deux. Seulement depuis que la guerre est un phénomène de l’existence quotidienne, ya des sacs partout, et j’ai piqué mon nez dedans, que ça sentait le limon du fleuve et la graisse de fusil.

Et ça n’a pas manqué : un flic en tenue de combat des fois queue m’a attrapé par le col, que j’ai fourré aux poils de bison (ça c’était les vacances aux Everglades mais pas avec papa ni maman, je vous raconterai ça plus tard, Dieu le veut), et je me suis retrouvé sur le pavé, les guiboles en guimauve et le nez saignant, il saignait tellement que le flic y a mis toute sa main, et tout ce qu’il a trouvé à dire c’était : « Non mais dis donc, chico, c’est du sang ukrainien, ça ! »

Je pouvais pas dire non. Sinon il m’aurait demandé comment je faisais pour saigner ukrainien sans en être de la partie qui se jouait à l’horizon. Il dit :

— T’es pas un peu dingue, amigo ! À ton âge qu’encore six mois et tu sers ton pays… avec ça !

Et il exhibait, pour le passant, sa main ensanglantée avec le mien. Que j’en avais le nez hémorragique. L’ambulance m’a emporté comme si j’allais mourir si personne ne se souciait du contingent. L’infirmier de service m’a fait la leçon :

— Ou tu te trouves une planque. Ou tu te tailles. Sinon tu fais ce que le Président te dit et tu la fermes jusqu’à ce que tu ne puisses plus l’ouvrir.

On m’a soigné. Le nez, le mien, pas celui de Gogol. Et une guibole que j’avais tellement tortillée, mais pas assez, qu’elle avait l’air de promettre de beaux combats contre l’ennemi commun. Parce que maintenant, qu’on est des enfants de l’Occident, on n’a qu’un seul ennemi, alors que personnellement j’en avais plusieurs, même des que je connaissais pas. Qu’est-ce qu’on se raconte comme histoires quand on n’a pas encore vieilli !

Et je suis retourné chez moi, sans bandage et même sans traitement des fois que je recommence. Ça les a pas inquiétés que j’habite un sixième sans ascenseur avec accès au grenier, que c’est chez moi qu’on y accède et que le type qui vient inspecter la toiture a maintenant une jambe de bois en attendant que l’Occident lui visse quelque chose de plus conforme à l’idée qu’on se fait, en navigant, de ce qui nous est promis croix de fer si je mens.

— T’en auras une, de jambe de bois, si t’as la chance d’en revenir avant que ça se termine sans toi, dit-il.

Il venait de gravir les six étages avec un tuyau sur l’épaule. La dernière fois qu’il était monté, il avait eu du mal à insérer un trépied dans la trappe qui s’ouvre dans le grenier. Il sentait le tabac augmenté, comme on améliore le caramel avec du piment d’Espelette. J’y suis allé là aussi, en Euskadi. Et j’ai dansé avec des filles musclées dessous, tellement que ça adhérait et que j’ai chaque fois éjaculé sur leurs basques. « Si tu veux monter voir, mec, qu’il me dit, tu peux. Tu verras la ville comme tu l’as jamais vue.

— Mais je suis déjà monté en haut de la tour Z*, heu… mec !

— Tous les gosses me disent ça quand je leur propose de monter avec moi.

— Je suis pas aussi gosse que j’en ai l’air. (hésitant toutefois) J’ai trois fils !

— Moi j’en ai pas et ça me fait bander. (impatient) Tu montes oui ou non ?

— Je vois très bien d’ici.

— Comme tu veux, mec. »

Et il a dévissé la jambe pour monter sans elle. Il me l’a confiée en riant :

— Ne la vends pas au marché noir, mec !

— Ya pas d’marché pour les jambes de bois… (sentencieux) Ah si ç’avait été un produit de l’industrie occidentale, je dis pas. Mais du bois ukrainien… Ça vaut pas les filles qui se vendaient sur le paseo marítimo à G*. Mais je sais plus si elles étaient ukrainiennes ou lituaniennes.

— T’étais trop jeune pour comprendre.

Et il est monté sans sa jambe. Je l’ai solennellement couchée sur mon lit. J’ai pensé à Achab. Une gerbe de vieil océan m’a submergé et j’ai attendu qu’il redescende. Il ne parlait plus. Je crois qu’il vissait. Il ne tapait pas. Mon père tapait quand il bricolait. Il jurait aussi. Et ma sœur et moi on se tenait tranquille pendant que ma mère se vidait dans la grange. Ça me tourneboule encore, ces histoires. Des fois je me demande si j’ai du sang ukrainien ou si je fais exprès de pas en avoir. Dire que je revenais peut-être de loin, si ce flic de malheur ne m’avait pas attrapé par le cou pour me remettre la tête à l’endroit. Je venais à peine de rentrer chez moi, sans rien qu’on m’avait coupé ni rien à avaler pour soulager ma douleur que d’après la psy c’était que du vent que j’avais dans la tête et j’ai pensé aux cachalots et à des ports lointains comme la joie qu’on a envie d’éprouver et qui se dandine comme sur les trottoirs de G*.

— J’ai fini pour aujourd’hui, dit-il en descendant comme un gabier.

Il a revissé sa jambe après l’avoir inspectée, qu’il y avait pas grand-chose à inspecter sur cette branche de pin à peine travaillée pour qu’elle ait l’air d’une jambe. On n’a pas reparlé de l’Occident ni de ses promesses. Il m’a salué comme si j’étais son supérieur hiérarchique et j’ai dit :

— À la prochaine fois alors…

— La prochaine sera la bonne, mec. Tu m’y verras tous les jours.

— (affolé) Mais c’est que je m’absente souvent ! Je ne pourrais pas…

— Tu me feras un double de la clé. (cajoleur) Je serai discret comme la nuit. T’as déjà vu une longue-vue… ?

— Vu, non. Mais lu, oui. Dans Mob…

— J’en aurai une et si jamais tu veux monter, je te montrerai. Salut !

La jambe avait laissé sa forme dans le lit. Comme la mère de Norman Bates. Ça m’a tellement angoissé que je me suis couché à côté. C’est dingue le sens qu’on peut accorder à un creux ! Le type n’avait pas dit quand il repasserait, aussi étais-je dans l’ignorance du temps qu’il me restait avant de faire disparaître cette trace, par étirement du couvre-lit, aussi rapide que le geai qui retourne à sa génoise. Je me suis mis à attendre. Je n’avais mal nulle part. Le toubib m’avait dit que l’histoire du nez était terminée. Il ne saignait plus. Il n’était pas cassé. Je n’avais qu’à faire attention la prochaine fois. Ce crétin n’avait rien compris, ce qui n’était pas le cas de la psy qui m’a offert une tablette de chocolat avec des noisettes dedans, il n’en manquait que quatre carrés, sans doute avalés avant l’explosion, « parce que je ne sais pas si vous êtes au courant, Volo, mais ça explose beaucoup ces temps-ci, et ce n’est pas, mais alors pas du tout, ce qui vous tracasse au point de vous inspirer le suicide. (menaçante) J’espère que vous me comprenez… »

Voilà dans quelles conditions je suis rentré chez moi. Vous en savez à peu près tout. Je dis à peu près parce que je sais bien que quand on a tout dit, il en manque, et c’est assez pour empoisonner le temps qu’on ne mesure plus, comme si on savait que l’histoire ne peut pas s’achever comme ça, et qu’on n’a aucune envie de sauter dans le vide à partir du grenier qui peut être considéré comme un septième. Je suis monté. La Poulemiot Kalashnikova Stankoviy était, à vue d’œil, entièrement montée. Comme il n’y avait pas trace de munitions, je supposai que le type à la jambe de bois reviendrait avec, la prochaine fois, demain ou un autre jour. Le canon était dans la lucarne. Je suis redescendu en me demandant si cette histoire n’allait pas mal se terminer. Des fois que la psy le mette en garde :

— Il est complètement dingue, je vous dis ! Et vous installez une Poulemiot Kalashnikova Stankoviy dans son grenier !

— D’abord, madame (c’est moi qui fais ce dialogue dans ma tête, couché à côté du creux de la jambe de bois), je n’ai pas encore amené les munitions. Il ne pourra pas s’en servir. Je suppose qu’en mon absence, il est allé voir, qu’il a manipulé l’armement, qu’il a visé le ciel, qu’il s’est cru un véritable soldat… Deusio, je l’ai pas encore essayée…

— Quoi ! Vous ne savez même pas si elle marche ! Vous êtes…

— On verra bien, madame, le jour venu…

— J’espère bien que vous n’allez pas l’essayer avant ! Il en deviendrait fou !

Étrange, cette spécialiste de la folie qui parle de ma folie comme si elle n’avait pas encore eu lieu. Alors qu’elle m’avait traité de fou, à l’hôpital :

— Cependant (mâchouillant son crayon), je ne vous donne pas de traitement.

— (affolé) Et comment que je vais survivre !

— Vous n’avez aucune intention de survivre, Volo… Rentrez chez vous.

Je suis rentré. La suite vous connaissez. Du moins jusqu’à ce que ce type intervienne dans mon existence.

*

Il est revenu. Avec un type que je connaissais de vue. Il habitait au troisième, je crois. C’était lui qui portait la caisse avec marqué CCCP dessus. Ça devait peser, parce qu’il pliait. L’autre dévissait déjà sa jambe de bois et cette fois il me demanda pas si ça me gênait qu’il la couche dans mon lit (j’avais effacé le creux d’un trait de plume) vu que c’était là qu’il l’avait retrouvée la dernière fois :

— La dernière fois que je suis venu… dit-il en montant. Vous ne savez pas ce qu’il faut dire en temps de guerre, Volo, me reprocha-t-il sans cesser de gravir les échelons. Si vous dites la dernière fois, vous laissez tout le champ de la pensée à l’imagination. Pas vrai Peter ?

— Il s’appelle Peter … ? (prononcez péteur)

Je ne m’adressais pas à Peter qui me regarda comme s’il allait me le reprocher.

— Peter est un travailleur immigré, expliqua le type à la jambe de bois.

— Ah vouais… Et dans quoi il travaille… ?

— Pour l’instant il me file un coup de main, Volo. Si j’avais pas eu besoin d’un coup de main, j’aurais amené la Poulemiot Kalashnikova Stankoviy montée et prête à l’emploi. Est-ce que t’as eu une seule fois l’idée de me donner un coup de main, Volo… ?

— Et pourquoi qu’il te l’a pas donné… avant… ?

Peter, qui n’avait pas ouvert la bouche, par respect ou autre chose, se mit à rire comme il devait le faire chaque fois qu’il assistait à une conversation entre Ukrainiens de sang et de conviction :

— Parce qu’il n’y avait pas d’avant, décréta-t-il.

— Ça dépend de quel avant il veut parler, le gosse… fit le type à moitié entré dans l’obscurité du grenier.

— Ja ! Ja ! Vorher und nachher. Nicht dasselbe.

— T’es sûr de sa race ? lâchai-je comme si je parlais la langue de Hitler aussi bien que Goethe.

Ils rirent. Peter avait amené une corde. J’ai tout de suite pensé à me pendre. Vous ne savez pas ce que c’est. Mais il ficela la caisse, s’assura que le lien était solide et lança le bout dans la trappe. Elle se tendit aussitôt. Puis il posa la caisse sur le montant. Et elle monta. Il la suivait en ânonnant, la poussant à l’épaule. Il était baraqué comme un Russe de première ligne. La jambe de bois s’employait à creuser mon lit.

— Edwige m’a dit qu’on ne pourrait pas l’essayer en présence de…

— Me dites pas qu’elle aussi est une travailleuse émigrée !

Puis la trappe se referma sur une conversation entretenue en sourdine. J’étais seul. Je suis toujours seul quand ça va péter. Je m’attends toujours à ce que ça pète, mais plus encore quand je suis seul pour constater que je n’y peux rien. Je pouvais entendre les bruits métalliques, les glissements, le plafond semblait se rapprocher, j’étais couché avec la jambe de bois, un tas de souvenirs me revenaient, les vacances, la sœur que je n’ai jamais eue, la campagne sans rien autour que le ciel et les arbres, les orgasmes provoqués plus par dépit que par plaisir. Ils manipulaient le bonhomme d’armement. Devaient essayer à vide. La culasse claquait. Je les voyais épauler comme je l’avais fait en leur absence, mais alors c’était la nuit et l’horizon clignotait comme une voiture de pompier. Je ne souhaite à personne de s’angoisser de cette manière, comme le taulard qui fait le dos rond avec la ferme intention de tout refaire, mais en mieux cette fois, dès que ce sera possible.

*

C’est alors que ça a pété. En pleine pensée. Comme d’habitude. Mais cette fois je ne relisais pas les Nourritures terrestres. Je ne lisais rien. Je caressais la jambe depuis une demi-seconde. J’ai cru que c’était elle qui explosait. Il s’est mis à faire jour. Un grand jour comme quand on sort dans la rue après avoir franchi la porte du hall où jouent les petites filles avec les miroirs antagonistes destinés à donner de l’infini à cet espace premier. Je sors et le soleil m’éblouit et pendant une bonne minute j’avance en aveugle et ça me fait un plaisir fou de continuer d’exister sans l’ombre pour donner du sens à la lumière. Hélas, ça ne dure pas. Et bien cette fois ça a duré. Le ciel m’est apparu ! Immense, avec sa colonne de fumée noire. Je voyais les âmes monter en hurlant qu’elles n’en avaient pas envie, qu’elles n’avaient rien demandé et qu’on annule cette transhumance non désirée. Moi, je montais pas.

J’étais assis sur le lit. Ça bougeait plus. Il y avait eu un mouvement irrépressible de translation, sans rotation à la fin. J’étais revenu à la place que j’occupais avant que ça pète. Le voyage avait été de courte durée et je constatais avec une joie sans remords que la jambe de bois était bien enfoncée dans son creux. De ce point de vue-là, rien n’avait changé. Mais le ciel avait pris toute la place et sa noire colonne s’élevait tandis que les choses et les êtres retombaient en tournoyant. Des cris ? Sans doute. Mais à ce moment-là, j’usais d’un autre langage : le silence intérieur. Comme c’était beau ! Plus de plafond. Plus de grenier. Plus de toiture et à mes pieds plus de plancher à part un angle droit qui s’accrochait au mur mitoyen où les tapisseries claquaient comme des drapeaux. Si c’était le moment d’en finir, il était au poil. Six étages à franchir en verticale descendante. Pour s’écraser et s’éparpiller au moins un peu dans un tas de gravats et de corps qui s’immobilisaient au fur et à mesure que le temps passait.

Combien de temps, les amis ? J’en sais rien. La colonne de fumée s’arrachait doucement, comme si le ciel voulait récupérer son bien. Les sirènes, pas celles d’Ulysse, déchirèrent le silence comme Ubu les soldats russes de son théâtre. Je venais de vivre un moment d’irréalité. Et ça me rendait tellement heureux que j’en conçus un irrésistible désir d’en finir enfin. Certes, six étages, ça n’est guère impressionnant. Mais le corps humain n’y résiste pas. D’autant qu’il a eu le temps de se déchirer à la pointe brisée des solives et autres chevrons croissant comme le mal dans un bouillon de culture. J’étais aux anges !

Et personne à qui parler. Je tentais de distinguer les choses, en bas. Mais pas une trace de la Poulemiot Kalashnikova Stankoviy ni de ses servants patriotiques ou mercenaires. Des chevelures ensanglantées, des cheveux encrassés, des boucles revues et corrigées par la poussière et les jets de sang. L’idée de me détruire définitivement dans ce fatras immonde ne me séduisait guère. J’avisais cependant un espace libre de gravats : un dallage de noires et de blanches géométries. Il était épargné, comme moi j’épargnais la jambe de bois que je ne lançais pas dans ce vide architectural. Cette fois, pas de flic pour me retenir par le cou. Et l’hôpital ne verrait pas mon corps, cette fois. Plus de toubib, plus de psy, plus de rapports confidentiels, plus de retour en tram, plus cette dernière fois que je monte cet escalier avec l’intention de ne plus le redescendre que les pieds devant, nom de Dieu !

Sous moi, le plancher tremblotait. Le mur crachait un peu de sa poussière intérieure. Il fallait que je saute avant. J’aimais bien cette idée d’un avant. Un avant comme je n’en avais jamais conçu ni vécu. Mais pas le temps d’aller au bout de cette réflexion pourtant prometteuse, moi qui n’ai jamais cessé d’écrire. Et pour quoi, je vous le demande, maintenant que vous me lisez. Ce moignon de plancher menaçait de couper court à ma pensée avant qu’elle en vienne à s’achever d’elle-même. Vous comprenez ? Moi pas. C’était une solide construction soviétique. J’avais confiance en ce qui restait d’elle. Le lit ne glissait pas, ni ne menaçait de le faire, malgré l’obliquité du sol dont les lattes laissaient béer leurs jointures. J’étais bien, ô ma mère ! Sauf que je montais pas au ciel. Et que j’allais redescendre sur terre par ma seule volonté, ô IΧΘΥΣ !

Je fermais les yeux pour jouir de ce moment inespéré, une main sur la jambe de bois et l’autre sur ma racine terrestre. Jouir ou ne pas jouir avant de n’être plus, telle est la question, ô Dounia ! Le silence personne ne le troublerait plus au point de m’en priver alors que je ne demande rien d’autre. Pourtant, quelque chose glissait. Je n’ouvris pas les yeux, de peur de rompre le tacet. Ça glissait pourtant. Une voix m’interpela alors :

— Vous êtes sauvé ! Ne bougez pas ! J’arrive !

Dieu parle-t-il ainsi aux hommes ? Je soulevais une paupière. Ô porca miseria ! Quel mal j’ai à décrire ce misérable moment ! Un homme s’avançait vers moi. À l’image de Dieu. Et comme un homme ne s’avance jamais dans les airs sans un instrument sous les fesses ou les pieds, celui-ci s’accrochait à la barrière de sécurité d’une nacelle. Je la voyais osciller dans l’air maintenant libre de poussière. Ça grinçait en coulissant. Un casque scintillait sur des épaules couvertes d’un lourd manteau ignifuge. Je les connaissais, les pompiers. Je les haïssais. Celui-ci avait l’air sympathique d’un humaniste qui ne connaît rien à la Renaissance ni n’en a aucune idée. Il venait me chercher ! Quelle chance j’avais eue de ne pas avoir été emporté avec le reste des murs, des planchers, des meubles, des corps, des appareils ménagers, des lits et de leurs armoires, des miroirs définitivement brisés, ah mais par quel miracle ! Ô icône !

— Ne bougez surtout pas, mon garçon. Vous avez conscience que ce plancher peut céder à tout moment. Vous ne voulez pas mourir…

— Mais si, je veux !

Me regarda comme si je n’avais jamais servi la messe. Puis parla dans son microphone, le menton tourné vers l’épaule, ayant perdu la joie de l’humaniste qui a cru un moment qu’il était le Sauveur, retrouvant les gestes du professionnel qui, en l’espace d’une réplique (la mienne), a compris que la situation se gâtait.

La nacelle s’éloignait. Ça coulissait. Ça grinçait. En bas, le diesel s’époumonnait. Le pompier humaniste ne me perdait pas de vue. Il s’attendait à. Il n’était pas venu pour ça. On ne l’avait pas prévenu. Il avait dit :

— Je reviens.

Et la nacelle avait reculé, d’abord par petites saccades dans l’air saturé d’odeurs maintenant. Ça sentait la ville, mais en pire. Rien n’avait changé, sauf par exagération des phénomènes ayant conduit à cette situation ingérable avec les moyens d’un pompier, quel que fût son degré d’humanisme. Pourquoi revenir ? Avant ou après ? Mieux vaut avant, l’ami, de ton point de vue, parce qu’après, pas la peine de revenir. Ce qui est fait est fait. Origine même de la tragédie qui, depuis Dante, est une comédie qui se termine mal, alors que celle qui se termine bien n’a rien changé ni au temps ni à la condition humaine. Arrrgh !

Ça tenait le coup. Mais je n’avais plus le temps. S’il revenait avant, il se passerait quelque chose que je ne maîtriserais peut-être pas aussi bien que je le voulais. J’avais le temps, mais sans possibilité de le mesurer avec les moyens qui sont les nôtres en temps ordinaires. La nacelle mettrait aussi du temps à revenir. Avec quels moyens ? Je n’en imaginais aucun, sauf s’il s’était agi de mettre fin à mes jours par le moyen de la ligne de mire et de la récupération des gaz. Bah ! Il n’est pas si désagréable que ça de ne plus savoir distinguer le temps de l’attente.

Et en effet la nacelle revint. Ça grinçait moins, mais ça grinçait. Le coulissement était impeccablement oblique. L’angle parfait pour m’atteindre sans erreur de jugé. J’étais exactement là où je devais être. Sauf que ce n’était pas le pompier qui s’agrippait dans la nacelle. C’était Edwige. À l’hôpital pendant les entretiens nécessaires à l’établissement d’une fiche de sortie (sans traitement), je n’avais pas remarqué son accent étranger. Maintenant, il surfaçait ses intentions :

— Ach ! Né phousse inguiédez bas, Bolo ! Ché zuis là. Ché fiens phousse zauver ! (un temps, grincement, coulissement, approche) Chustement, ché abordé guelgue joze gui phousse véra tu bien. Oufrez la pouche, Bolo !

J’ouvris la bouche. Elle lança la boulette à une distance d’à peu près dix mètres. Elle ne rata pas sa cible, qui était ma langue :

— Phousse l’afez drop bendu, Bolo ! Ze n’est bas gomme za qué phousse aller quérir ti mal qui phousse ronche ! Sucez pien ! Et longdemps, Hurensohn !

Je suçai. Ça avait goût à citron ou mandarine, je ne parvenais pas à distinguer le vrai du faux. On entendit un cri venant d’en bas :

— Ne faites pas ça, Edwige ! Vous prenez le risque de…

— Allez tonque phousse vaire enguler, phousse et fos dhéories ! (s’étant tournée vers le bas, puis s’adressant à moi) D’abrès zé gué ché gonzdate, ze blancher est zolide gomme ein Sonderkommando !

— Vous allez provoquer une catastrophe, Edwige ! gueulait un Brigadeführer casqué comme un hoplite corinthien.

Mais Edwige était tenace. Elle me savait fou. Pourtant, elle avait signé la fiche de sortie et le toubib l’avait contresignée sans y jeter un œil qu’il avait expert en autre chose que la folie, les taches de sang qui honoraient sa blouse en témoignaient assez.

— Je vais sauter si vous tentez de mettre le pied chez moi !

— Mais zé n’est blus gé phousse, Bolo ! Phousse êdes Ruzzes maindenant ! Ils ont cagné la querre ! Phousse n’y bourrez rien chancher ! Engore une !

Cette fois, je dus déplacer ma tête d’un bon centimètre pour ne pas rater la boulette que je mâchais aussitôt comme s’il s’agissait d’une de ces têtes de nègre qui ont bercé mon enfance. Elle parut satisfaite. Cependant, une troisième boulette (prononcez poulette) était nécessaire pour compléter le traitement dit instantané en usage en cas d’urgence. J’ouvris la bouche, prêt à manœuvrer ma tête pour ne pas la décevoir. Je l’aimais. Et pourtant je n’avais pas l’âge.

— Je veux mourir ! Personne ne m’en empêchera. Ni vous ni vos poulettes ! J’en ai connu de plus jouasses en Andalousie, à G*, elles arpentaient le paseo marítimo, en jupette et les seins à l’air, et je bandais beaucoup plus que maintenant, Edwige !

— (sans accent pour faciliter la lecture) Pourtant, vous allez mourir. Ou c’est du moins ce que vous prétendez, Volo. Les hommes bandent dur avant d’y passer, à moins de mourir vieux et sans combat. Ouvrez la bouche !

— (bruits de mastication entre les mots) J’aurais tellement voulu écrire un livre avant de partir… Pas même planté un arbre…

— Vous avez trois fils…

— Mais pas de sœur ! J’ai menti à propos de ma sœur…

— Je ne m’y suis pas trompée. Et puis nous avons les moyens de…

— J’ai commencé à baiser à l’âge de treize ans. Je m’en souviens comme si c’était hier. Ce n’était pas un viol. On avait pris le temps de se déshabiller. Même que ça nous faisait rire. Petits rires échangés dans le taillis, nos pieds foulaient les feuilles mortes depuis longtemps… je vous ai déjà raconté ça, non… ?

— Recommencez si c’est important. Je vous écoute…

— Cependant, demeurez dans votre nacelle. (riant) Je ne tiens pas à mourir en votre compagnie !

Elle parut vexée par cette remarque qui avait fui de ma bouche. Elle n’avait aucune envie de mourir, mais si elle devait mourir, alors que ce fût en compagnie, même la mienne (trente ans de différence d’âge, une génération). Elle semblait résignée maintenant, tout ouïe selon ses dires que je suçais comme mes doigts. La nacelle oscillait comme le temps des horloges. Mais le plancher représentait mon temps, celui que j’avais jeté aux orties afin de mourir comme un objet. Vous comprenez ? Moi pas.

— Vous ne dites plus rien, Volo…

— J’attends.

— Le courage vous manque. Ou c’est l’inconsistance de votre volonté.

— Vous avez tué beaucoup d’hommes au cours de votre existence, Edwige ?

Comme elle ne menaçait plus de mettre ses pieds d’émigrée sur mon plancher des vaches, en bas on se contentait de maintenir la pression hydraulique dans les vérins. Le diesel ronronnait et sa fumée d’échappement avait l’air de sortir du culot d’une pipe. L’air du large nous envoûtait, ô bastingages !

— Vous dites que vous ne l’avez pas violée…

— Est-ce qu’on viole une fillette de huit ans ?

*

— Maintenant ça suffit !

Sitôt dit, elle sauta sur mon plancher qui pivota d’un quart de tour. Elle en fut plus étonnée et pétrifiée que moi. La jambe de bois glissa et dans l’élan que lui imprima l’obliquité du plancher, elle traversa la colonne de fumée et disparut quelque part dans l’obscurité des écroulements. « Mon amour ! » hurlai-je. Edwige ne trouva rien à saisir. Ses mains voletaient comme des oiseaux désespérés. Quelle migration ! Je la suivis, mais volontairement, d’un petit saut qui ne me coûta aucun effort. Nous chutâmes de concert, à un mètre de distance l’un de l’autre. Au passage, son corps se déchira sur la cassure d’une poutre. Elle me couvrit de son sang mercenaire. Je n’en continuais pas moins de chuter, alors qu’elle dégringolait dans les ruines. J’étais seul de nouveau. Cependant, ma chute fut interrompue par un matelas. Encore raté !

 

 

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