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II - post meridiem
Chanson de Kateb - chapitres XX & XXI (commentaires de Jehan Babelin)

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 Article publié le 20 novembre 2022.

oOo

Je sais bien que l’insertion dans le corps du roman d’un texte étranger à son cours n’est pas faite pour faciliter la lecture. Mais l’écrit que Kateb K. confia à Jehan Babelin peut « aider à comprendre ». Ici, le poète transpose la scène du Réel dans un « monde qui n’existe pas ». Les noms sont changés, sauf celui de Ben Balada, ce qui nous met la puce à l’oreille quant à la réalité que le roman lui-même propose à l’esprit. Si le lecteur est impatient de savoir à quoi correspond le coup de feu entendu à la fin d’un précédent chapitre, il peut sauter ces pages et pourquoi pas les rejeter en annexe, à remettre à plus tard. Le poète a intitulé son texte « Chanson », ce qui en dit long sur ses intentions.

Chanson de Kateb

parue dans la revue RALM, telle quelle,

avec sous-titre Minutes d’un procès.

La terre natale

Wadi voulait faire du théâtre. Il voulait l’écrire et le jouer. Et il ne voulait pas être seul. Or, Ben Balada, l’intendant, connaissait le théâtre. Il avait été comédien en son temps. Il avait même eu du succès. C’était un temps ancien, car Wadi était jeune, presque enfant. Et Ben Balada avait l’âge de son père. Ou plus.

Rien n’était plus facile que d’obtenir les conseils de Ben Balada, car celui-ci était aux ordres du père de Wadi. Bien sûr, il n’était pas raisonnable de penser qu’une simple demande auprès de son père aboutirait à la mise au pas de Ben Balada. Ici, les choses ne marchaient pas comme ça. Le père ne recevait aucune demande de ses fils ni de ses filles. Seule la mère avait ce pouvoir et encore, à condition que ce fût la première épouse. Par chance, Wadi était aussi le fils de la première épouse. Et même son fils unique.

C’était l’été. Wadi aimait cette saison sans pluie. Il n’étudiait pas pendant l’été. Il était libre. C’était un été plus court que le véritable été, mais il valait le coup d’être vécu. Et ainsi chaque année. Wadi avait rencontré le théâtre au printemps.

Des comédiens avaient joué devant la Cour. Wadi avait été autorisé, ainsi que ses frères et sœurs, à assister à cette unique représentation de La Tempête. Il ignorait tout de l’auteur et ne savait pas grand-chose de l’art de la représentation. Il avait vu des films à la télévision. Dès la fin du premier acte, il dut reconnaître que cet art nouveau pour lui était bien différent de l’écran. Une comédienne semblait le regarder entre les répliques. Il avait su tout de suite que c’était là un effet de ce qui se jouait et qu’il ne faisait pas l’objet d’une attention particulière de la part de cette très belle femme.

L’acte suivant l’emporta loin de tout. À la fin de la représentation, tandis qu’il rejoignait les siens près de la voiture, ce « loin de tout » se mit à l’obséder comme s’il en possédait déjà la clé.

 

Commentaire de Jehan Babelin en marge

 

Wadi voulait faire du théâtre.

 

C’est faux ! Ce n’est pas du tout ce que je voulais faire. Et puis appelez-moi Wadi si ça vous chante. Mais, par pitié ! ne me jetez pas dans les murs d’une nation que je ne connais pas ! Ne faites pas de moi un nouveau disciple ! Certes, mon existence a un sens. Je m’y prête, tout au plus. Et c’est vous qui écrivez. Mais n’écrivez pas n’importe quoi sous prétexte que vous vous livrez à mes dépens à une démonstration qui n’éclairera que votre lanterne. Je m’attends à un roman-fleuve, ou plutôt -rivière, puisque c’est vous qui l’écrivez. Voulez-vous que nous parlions de notre première rencontre… ? Ah ! j’étais bien naïf en ce temps-là. Et ça ne remonte pas à si loin ! Faisons un saut si ça ne vous dérange pas de revenir ainsi sans pouvoir rien changer à ce qui a eu lieu.

Ce qui a eu lieu… Seul le récit en changera le sens et les instances. Vous êtes un spécialiste du genre. Marionnettiste tout au plus. C’est que vous ne parlez jamais de vous. On croit vous entendre et c’est un personnage qui finit par imposer ses approximations. Même un metteur en scène n’y pourrait rien ajouter, à moins de vous prendre comme prétexte, avec des pincettes, je suppose, car vous avez un tempérament de feu. Normal, vous êtes un Oriental, comme moi. N’est-il pas étrange que nous soyons nés le même jour, à la même heure, etc. À quelques siècles près, nous étions à Grenade en ce jour tragique où un roi enfant (enfant dans l’âme) quittait ce paradis où l’homme universel a enfin trouvé une dimension digne de toute la poésie possible. Mais à quoi bon s’embarrasser de coïncidences ? Elles n’ajouteront rien à notre roman. Comme ces chiffres, ces lettres et tout le bazar des calculs tracés avec le compas faussé du désir.

 

 

Il voulait l’écrire et le jouer.

 

Non. Et oui. Oui pour le jouer. Mais devant qui ? L’enfant ne sait pas ce qu’il veut. On le voit jouant. Il ne lit pas encore. Il regarde les pages de loin. Il joue plutôt sur le sable. Les vagues l’amusent, mais de loin, car il ne s’aventure pas plus loin que celle qui lui fouette les flancs. On le voit rire et peut-être rit-on avec lui. Qui sont ces personnages « nécessaires » ? Il sent à quel point ils le sont. Il les observe de loin, car de près il ne les regarde pas dans les yeux. Il se laisse caresser, embrasser, chahuter sur la serviette humide et rugueuse. Un autre enfant joue-t-il avec lui ? Il lui donne un nom qui n’est pas le sien et s’ensuit une dispute à propos de ce qui est considéré comme une mauvaise habitude. On soupçonne un certain mode de déconnexion apparenté à quelque chose de pire qu’on ne veut pas envisager pour l’instant. On le traite de beau et on l’applaudit quand il s’immobilise en plein tournage (qui tient le smartphone ?), les yeux pleins de larmes, comme si la joie n’en voulait pas.

 

Et il ne voulait pas être seul.

 

« Pourtant je l’ai connu seul. Inventeur des moments passés sans les autres, à une distance quelquefois inimaginable. Comment ne pas le perdre de vue ? Qui n’a pas eu d’enfant ne sait pas de quoi je parle. Les palais sont si vastes ! Nous courions de bassin en bassin sous le regard des gardes immobiles. Quelquefois le vent nous accompagnait. — Laisse-moi, j’ai quelque chose à faire, me disait-il et je m’éloignais par l’arrêt à la tangente d’un escalier qu’il gravissait comme s’il montait au ciel. Vous ne me croyez pas, mais c’est l’exacte vérité. La mère choisit son amant au détriment du bonheur de son enfant. L’amant s’en prend-il à l’enfant ? »

 

Or, Ben Balada, l’intendant, connaissait le théâtre.

 

Non point qu’il fît jouer le sien. Qui savait qu’il y passait le meilleur de son temps, à la nuit tombée sur les terrasses ? Wadi s’enivrait de parfums pendant ce temps. Il avançait sur la scène, nu comme un dieu. Plus loin les eaux miroitaient sous la Lune. Les arbres étaient de nouveau habités, comme si ces habitants passaient la journée ailleurs, peut-être sous les charpentes, que sais-je ? Mais Ben Balada ne jouait plus,

 

il avait été comédien en son temps,

 

(mais qui ne l’a pas été s’il a vécu assez longtemps pour se voir à la faveur d’une simple évocation inspirée par l’instant ?)

 

Il avait même eu du succès.

 

Je ne le savais pas. Je n’ai pas vécu ce temps. J’ai même dû naître après qu’il soit passé. Rien dans les journaux de l’époque. À moins que la mère n’en retienne la substance dans son armoire secrète. Mais il n’y découvre aucune cache. Il jette la clé dans les buissons dont personne ne taillera les feuillages fleuris en été. Ici bifurque l’eau qui descend. Se souvient qu’il n’a pas avoué. Ben Balada fouetta ces fesses avec douceur, ce qui lui fut reproché, mais on n’en parla plus. De quelle clé se souvenir si une autre l’a remplacée ?

 

C’était un temps ancien, car Wadi était jeune, presque enfant.

 

Nous ne le dirons jamais assez, ô mes Saints ! Le temps ne vieillit pas. Il n’est pas né. Et il mourra avec nous, si jamais nous parlons de ce temps et pas d’un autre. Quelle enfance ne se souvient pas de cette mélancolie ? Les escargots fuyaient-ils ? Impossible de le savoir. L’été les pluies sont illusoires. Les coups de vent rêvés. Rien ne s’écroule avec le sable des jeux. Nous composons avec des feux. De l’un à l’autre la lenteur. Nous n’allons jamais aussi vite que ce qui a déjà eu lieu.

 

Et Ben Balada avait l’âge de son père.

 

C’est un fait. Je l’aimais. Et il me caressait. Je ne savais pas s’il m’aimait. Je ne l’ai jamais su. Mais qu’importe cet amour ? Au moment d’être saisi, l’escargot rentre dans sa coquille et ce n’est pas le meilleur refuge, on ira le chercher et le trouver une fois cuit dans cette impasse aragonite. L’ami était-il jaloux ? Il l’était. Mais il n’appartient pas à ces minutes. Je l’ai même oublié. Je ne sais plus ce que nous fomentions. Ben Balada donnait la leçon devant le gué de la rivière. Mieux qu’un père. Faut-il que je m’en plaigne devant ses juges ?

 

Ou plus.

 

Manière de dire. De dire autre chose. De savoir que ceci est la limite. Qu’on ne parle plus au-delà. Plus de mot. Plus de jardin. Plus de source où boire. Un calme relatif. Comme si la nuit n’avait de fin que le jour et le jour la nuit. Comme si l’enfance en savait plus que la mort. Les douves se peuplaient. Les rives croissaient. Au-dessus des oiseaux promettaient. Je ne peux pas vous dire d’où il venait. Ni si ce temps lui appartenait. Ou s’il fallait le trouver ailleurs qu’en sa parole. Sa trace s’étoilait hier et demain servait de présent. Vieux ou jeune il jouait avec le feu comme si l’eau l’inspirait. Je suis le point de rencontre de Dieu et de la femme. Et il se trouve que cette femme est ma mère et que Dieu n’est pas mon père. Ai-je dit ce que vous vouliez entendre ?

 

Rien n’était plus facile que d’obtenir les conseils de Ben Balada, car celui-ci était aux ordres du père de Wadi.

 

Oui, oui, le père, celui qui donne et reprend, celui qui ne s’en va pas sans emporter le sens que l’existence a pris au temps. Vous illustrerez ce passage à grands coups de crayons dans les marges du texte. C’est le conseil que je vous donne. Sans or ni lapis. Sans regard même, car ces personnages tournent le dos et peut-être s’en vont, mais dans quel sens si le miroir les trompe ? — Maître, conseillez-moi encore, car je suis perdu malgré l’enceinte et la circularité du ciel. Prenez-moi dans vos bras, votre sueur est celle d’un autre pays. Je n’ai plus mal. J’urine.

 

Bien sûr, il n’était pas raisonnable de penser qu’une simple demande auprès de son père aboutirait à la mise au pas de Ben Balada.

 

« Que voulez-vous dire par là… ? Mise au pas ? Je ne marche que dans mes pas si je recule. Et il ne m’arrive pas souvent de revenir d’où je viens, si toutefois votre mémoire le sait, bonne comme elle est depuis que j’en entretiens les mythes. Je n’obéis qu’à mes heures passées avec moi-même. Quel homme sensé se soumet au silence des tombes ? Il faut une chanson pour revenir d’où l’on vient. Jamais vous ne chanterez aussi bien ni aussi juste que moi. Ce n’est pas une question de morale. Le Bien que j’évoque ici est de chair. Et le juste connaît le plaisir.

 

Ici, les choses ne marchaient pas comme ça.

 

« Oh pour marcher elles marchaient ! En rond si on y réfléchit. Mais la vie n’est-elle pas de la même eau ? Servir ne m’humilie pas. Témoin je suis, si vous voulez. Homme caressant l’enfant sans l’effrayer. Bien au contraire ! J’en étais jaloux. Et dans la terre je plantais la bêche avec joie ! Je fleurissais avec elle. Voir l’homme cueillir la fleur à vitesse lente. La fleur ne fuit pas. Que lui demande-t-on quand on est son jardinier ? Je voyais l’enfant tous les jours. Le matin comme le soir. Il n’appartenait qu’à la nuit et la nuit je dors car je suis épuisé par le travail qui me nourrit plus que l’espoir qu’il me donne. Témoigner, témoigner ! Je ne fais que ça. Comme je sais, car ce que je pense ne vous regarde pas. Ce n’est pas moi qui juge. Je me demande même si j’ai été enfant… Ou si je ne l’ai pas été. Que je suis né comme ça. Et que rien n’a jamais changé. Connaissez-vous quelqu’un qui ne se soumet pas ? Même le père a son maître. Un maître aussi obscur que l’espace une fois qu’on y est, perdu ou en voyage, que sais-je moi qui ne fleuris que les plates-bandes ? (quittant la barre sans permission) Je ne sais pas pourquoi je suis venu et je ne sais pas non plus si je reviendrai. Salut, casse-cul(s) ! »

 

Le père ne recevait aucune demande de ses fils ni de ses filles.

 

Mais alors qui le sollicitait ? Il y avait bien au moins quelqu’un pour lui adresser, je ne sais pas moi, une supplique, une information, une autorisation… Qui était cet homme ? Était-il si solitaire que ça ?

— Je l’étais. Et je le suis toujours. Faute d’originalité, je traduis. Sans trop m’éloigner de la langue. Par exemple je vous écoute et en même temps mon esprit traduit ce que j’entends et cela s’appelle, ou je l’appelle poème. Mais je comprends que vous ne compreniez pas. Car, disons-le avant que le poème se transforme en roman, que le beau se mue en vulgaire, je dois vous dire que je ne suis pas le père, le père est un autre, mais le plus grand de nos poètes ne l’a-t-il pas dit avant moi, mais vous n’écoutiez pas, vous étiez à la plage avec vos mômes et l’odeur de la friture vous inspirait la bière ou le pastis selon l’origine de votre nom.

 

Seule la mère avait ce pouvoir et encore, à condition que ce fût la première épouse.

 

Elle l’était. (dit-il) Je n’ai jamais épousé une autre. Pourquoi voulez-vous savoir ce dont nous ne parlons jamais entre nous… ?

 

Par chance, Wadi était aussi le fils de la première épouse.

 

Il l’était. Et voici le poète qui ensemença. Voici son sexe toujours prêt. De nuit comme de jour. S’il s’éveille ou s’il ne dort pas. Quelle que soit la raison de cet éveil ou de cette attente. Il bande en écrivant. Il écrit pour bander. Il ne sait plus ce qu’il désirait avant. Mais aujourd’hui il sait ce qui approche. Il voie à travers les rideaux qui masquent la rue ou le patio. Même fraîcheur bienvenue de fontaine. Il jette un œil dans l’interstice. Sans cet interstice, il est perdu. Il cherche l’interstice, le trouve et y visse son œil expert. Ce qu’il voit, jeune corps ou fruit de l’arbre pourtant desséché, l’inspire. Mais quel tribunal peut comprendre cela ? Or, j’étais ce fils. Lisse comme l’eau qui dort. Lent comme le rêve qui n’a pas de fin. Beauté qu’on ne rencontre pas tous les jours. Si elle ne sort pas, pour se montrer ou pour se voir, vous n’avez aucune chance de la désirer. Il faut à tout prix qu’elle arrive. Il est nécessaire que le rideau s’ouvre. S’il ne s’ouvre pas, vous n’avez pas assez prié. Les mots nécessaires sont dans la prière. Recroquevillez-vous dans la coquille de la solitude. Vous verrez comme les mots exercent leur pouvoir sur le sens. Et fort de cette leçon, vous sortez. En plein soleil, car l’enfant ne joue jamais sous la pluie. Sous la pluie il attend le soleil. Attendez avec lui. Je dis ça pour votre gouverne.

 

Et même son fils unique.

 

Une fille peut-être. Une fille à fils ou je ne suis pas son père. Elle attendait la fin de l’après-midi pour aller chercher le linge qui séchait sur les buissons du lavoir. Mais vous ne souhaitez peut-être pas remonter aussi loin. Tenons-nous-en au Lavomatic si vous préférez exister maintenant alors qu’il m’a semblé que nous serions plus à l’aise sous les arbres du rivage, aux abords d’un village visité de temps en temps, mais alors ça se sait et on ne se cache plus. Mais vous ne connaissez pas cette curiosité. Venez au tribunal avec la vôtre. Nous parlerons du fils. De ce petit nègre qui se prend pour la source d’inspiration d’un fait divers qui servira peut-être de pré-texte au policier en mal de roman-concept. Oui, disons-le,

 

C’était l’été.

 

Que peut-il arriver à l’enfant si ce n’est pas l’été ? Greffier, notez cette réflexion obscure… Non, elle n’est pas de moi. Retenez ce témoin ! Je veux encore écouter son obscurité de troubadour. Je ne sais pas pourquoi, mais elle me charme. Je n’y comprends rien, mais ce rythme ah ! je le connais, non pas parce que je l’ai inventé, ni parce qu’on me l’a enseigné, mais j’étais là quand il a habité les lieux de mon enfance, le temps précis de ces lieux, au moment d’une écriture qui se limitait encore à nommer, sans rencontrer l’innommable je crois, ou je ne crois pas, comment voulez-vous que ça n’arrive plus ? J’aime l’été aux herbes cramées. Je ne sais plus quand c’était, mais j’y étais (vous voyez comme j’essaie de me mettre à la place de cet enfant, celui que nous ne jugeons pas, car il n’a rien fait de mal, de beau peut-être…), j’étais l’été, le ciel et la mer, cette chair qui se tient à une distance raisonnable de ce qui la consume, vautrée ou passagère des vitrines, la langue aux tiroir-caisse des arcades fleuries de ballons et de casquettes, ô moi juge comme j’y étais ! Et toute nue si je suis un homme ! Mais nous nous éloignons de notre sujet…

 

Wadi aimait cette saison sans pluie.

 

Bien, de sortir de chez soi le matin et de constater que la terrasse est éclairée comme s’il n’avait pas plu. (je ne sais plus ce que je disais…)

 

Il n’étudiait pas pendant l’été.

 

C’est alors que les livres prennent tout le sens qu’il est possible de donner dedans comme dehors. On vous fiche la paix si vous lisez. Ou alors vous attendez qu’ils se laissent endormir dans leurs tapis volants. Vous profitez de ce silence, de ce trou dans l’air du temps, vous ouvrez et refermez maints volumes, ils ne s’envolent pas avec les oiseaux qui dorment eux aussi. Cependant l’heure tourne et sur les monts lointains la nuée se rassemble. Il faudra attendre le vent. Il viendra. Et alors il se mettra à pleuvoir et vous serez transporté sur une autre planète où l’été n’est pas un vain mot.

 

Il était libre.

 

— Veuillez-vous approcher et dire « je le jure » mais sans cracher !

— Je le jure. Mais je savais que mon cerveau me jouait des tours de son sac. J’ai volé…

— Dans quel sens, mon enfant ?

— Je ne sais pas. Je devais le savoir à ce moment-là. Mais comment le savoir si ce n’est plus le moment ?

— Là n’est pas la question… Répondez.

— Libre d’être aimé. Sans posséder rien d’aussi vrai que l’argent, ou cette maison qui ne me fait pas rêver, ou cette goélette dont l’horizon n’est pas le mien… Libre de jouir avec quelqu’un qui en sait plus que moi sur le plaisir. Je vous souhaite ça !

— Non mais dis donc ! Tiens-toi donc au sujet de ce procès !

— Sinon… ?

— Sinon tu ne seras plus un enfant !

— Trop tard, justice ! Je me suis condamné à l’être jusqu’à ma mort. Ou la vôtre si j’ai cette chance.

 

C’était un été plus court que le véritable été, mais il valait le coup d’être vécu.

 

Expliquez. Ne retenez pas le sens. Laissez-le sortir. Il reviendra.

 

Et ainsi chaque année.

 

Jusqu’à ce que vous en décidiez autrement. Combien d’années ce bonheur ? Je ne le sais même plus. J’ai vieilli avant de savoir. Je ne vous crois pas. Je vous évite. Je ne passe pas par là. Certes le chemin est plus long. Ce n’est plus de l’attente. Vous m’en avez privé aussi. J’aimais tant cette attente ! Ce n’était pas le moindre de ses enseignements. Le contraire de l’étouffement auquel vous soumettez maintenant mes longueurs. Je ne suis plus cet enfant. Je ne peux pas répondre à vos questions sans me méfier de vous, de votre curiosité maladive, de votre soumission aux lois de la tranquillité pour tous. Ne m’aimez pas si vous vous aimez. J’ai tellement aimé cet été de comédie ! La magie inexplicable des soirs. Les retours du matin fidèle comme un chien. Ce temps qui ne passe pas, qui recommence, de représentation en représentation, comme de port en port, loin de toute idée de planque sociale, ô moi-même !

 

Wadi avait rencontré le théâtre au printemps.

 

Oui, oui, c’est cela ! Il n’y a qu’un printemps et c’est celui-là.

 

Des comédiens avaient joué devant la Cour.

 

Ils s’imaginent que nous ne saurons jamais. Eux-mêmes n’ont jamais su. Et ils nous envoient au spectacle comme au lit. Le troupeau des frères et des sœurs. Et la marmaille de la domesticité. Voyez le tableau ! Nous y étions. Nœud de membres sans corps. Parfaitement sphérique au moment d’entrer dans cette circularité temporelle. Dieu au-dessus de tout et de tous, élus comme les autres. Petits chiens admis. Pas d’oiseaux. Des plumes si vous voulez, en peigne des chevelures ou pour se chatouiller dessous. Mais soyez amoureux de ce que vous voyez, car vous entendez en même temps, si vous n’entendiez pas cela ne compterait pas et ce serait triste triste pour notre sens de l’éducation. Quelle dynastie alors ? De quoi nourrir notre terre ? Sous nos pieds cette terre inconnue qui se cultive à peu près comme l’esprit, angoisse en moins, à moins que la divinité s’y rassemble chaque fois qu’il en sort un fruit. Vous ne connaissez pas Shakespeare ? Nous non plus.

 

Wadi avait été autorisé, ainsi que ses frères et sœurs, à assister à cette unique représentation de La Tempête.

 

Doigt sur la bouche, en croix. Les pas sur le plancher. Ça vous entrait dans la tête pour ne plus en sortir. Ma voisine me pinçait. Elle pinçait pour ne pas se faire mal. Jolie blonde si fine de hanches. Combien étions-nous ? Je ne saurais vous le dire, madame. Ça hurlait au lieu de parler. Et les robes voletaient dans les rayons de lumière imitant le jour vu à travers des persiennes ou des nuages. Quelle question se poser ? Ben Balada, assis sous un balcon, réfléchissait sans doute à la prochaine leçon. Le sujet en était tout trouvé. Encore fallait-il supporter ces bruits de plancher, ces voix qui braillent, ces jeux de lumière qui ne jouaient plus si on jouait avec. Je voyais son profil de prince déchu, son nez de Maya au pays des taureaux, ses mains croisées sur les genoux eux-mêmes l’un sur l’autre et la courbure de l’échine comme je ne l’avais jamais vue aussi écrasante. Si je me souviens de cette représentation au palais ? Oh oui, madame ! Comment oublier ce qui n’a jamais eu lieu ?

 

Il ignorait tout de l’auteur et ne savait pas grand-chose de l’art de la représentation.

 

Oh la la ! Les détails ! J’en peux plus !

 

Il avait vu des films à la télévision.

 

Comme tout le monde à cette époque…

 

Dès la fin du premier acte, il dut reconnaître que cet art nouveau pour lui était bien différent de l’écran.

 

Je ne le pense plus aujourd’hui, car ça n’a aucune importance. J’attends que les portes s’ouvrent. Enfin… j’imagine que c’est comme ça que ça se passera. Tout le monde est prêt. Chacun fignole sa prise de vue, de son, d’ectoplasme. Le préfet est (paraît-il) à la fenêtre. Ben Balada sortira-t-il par un souterrain jadis creusé par les contre-révolutionnaires ? Nous n’en savons rien.

 

Une comédienne semblait le regarder entre les répliques.

 

Oui, oui, la comédienne ! Je me souviens. Mais ce n’est pas le moment. Son nom ? Mais je ne l’ai jamais su. Elle était ce qu’elle était, belle et déshabillée autant qu’on peut l’être au théâtre revu et corrigé dans une intention éducative, mais je me souviens qu’il y avait aussi des vieux dans le public, ça sentait le caca, et ça commentait sans qu’on sache quoi ni comment, mais ça a fini par agacer Ben Balada qui s’est levé pour enguirlander un vieillard qui portait un bonnet de laine à cause d’un courant d’air qui venait des coulisses en passant par l’allée centrale et revenait par l’une ou l’autre allée latérale, on ne savait jamais laquelle, ça devait dépendre du temps qu’il faisait dehors, Ben Balada reconnut que c’était un des défauts majeurs de ce théâtre qu’il conviendrait de corriger un de ces jours mais les enfants craignaient-ils les courants d’air ? La comédienne en costume de bayadère me regardait comme si je n’existais que pour elle et je voyais son nombril et la paroi impeccable de ses flancs.

 

Il avait su tout de suite que c’était là un effet de ce qui se jouait et qu’il ne faisait pas l’objet d’une attention particulière de la part de cette très belle femme.

 

On ferait mieux d’interrompre cette conversation et de nous approcher autant que faire se peut du théâtre qui nous occupe ici, à savoir la sortie de Ben Balada.

 

L’acte suivant l’emporta loin de tout.

 

Peut-être…

 

À la fin de la représentation, tandis qu’il rejoignait les siens près de la voiture, ce « loin de tout » se mit à l’obséder comme s’il en possédait déjà la clé.

 

*

 

« C’est fou ce qu’un simple texte peut contenir ! se dit Wadi. Est-ce cela qu’on appelle profondeur ? J’adore feuilleter ! »

Et si je continuais… ? pensa-t-il. Dans la profondeur… oubliant les surfaces qui peuplent notre monde… nation commune… Qui continue ?

Mais, il dut en convenir, il n’était pas le seul à la tâche. Les personnages s’avançaient. Les vrais comme les faux. Les apparences comme le rêve. « Où va-t-on ? » dit-il enfin, pensant : Où allons-nous ? Puis, presque aussitôt : Ça va être d’un compliqué ! Mais ses lèvres serrées l’une contre l’autre sans la langue pour les séparer, il sourit à tout le monde. Et le monde s’apaisa. Il était né.

 

*

 

Les commentaires de Jehan Babelin, ainsi que toutes les pièces à conviction liées au procès de Ben Balada, ont hélas été détruits par le tribunal. Les commentaires ci-dessus avaient fait l’objet de « fuites » avec la complicité des magistrats (dit-on). La Chanson de Kateb K., par contre, a bien sûr été conservée par son auteur qui ne l’a cependant jamais publiée. Nous en donnons ici la suite, dans l’édition dite Babelin.

(On aura peut-être du mal à retrouver le roman dans cette fable, mais le père de Lazare de Vermort, Kateb K., n’a pas souhaité contribuer autrement au procès de Ben Balada, ce qui, à l’époque, a passablement agacé les juges ; voilà qui explique peut-être leur empressement à détruire le texte commenté par Jehan Babelin d’une façon pas moins incompatible, selon eux, avec la procédure et l’esprit en usage dans ces lieux sacrés de la République.)

 

 

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