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Le Morio (Patrick Cintas)
Le ceinturon (nouvelle)

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 Article publié le 27 novembre 2022.

oOo

Notre Ilyuchin survolait une forêt dont l’aspect intrigua ma sœur. Si elle avait pu, elle se serait penchée dans le hublot. Son front, toujours aussi têtu, était collé à la vitre et je l’entendais respirer comme sous la caresse.

— Ce sont des pitas, dis-je après avoir jeté un coup d’œil au-dessus de son crâne blond et bouclé. Dans les romans d’Albert Camus, on appelle ça des aloès.

— C’est plus joli, dit-elle.

— Plus chic. Je n’aime pas les Français. Ils sont tellement tacaños  !

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Avares. Avares et paresseux. Hypocrites.

— Tu ne les aimes vraiment pas, dis ?

— Vous deux, vous la fermez !

Ça, c’était le beau-père, je veux dire le père de ma sœur. Ils étaient assis juste derrière nous. Lui et notre mère. Lui aussi regardait dans le hublot, mais autre chose, les montagnes, il allait s’écrier comme au jeu des Playmobil :

— Regardez, les enfants ! C’est le mont Mulhacén ! Arrrgh ! Quelle beauté !

Il secoua nos dossiers.

— Des neiges éternelles, les enfants ! Comme chez nous ! Mais ici, c’est le désert. Voyez cette forêt d’aloès…

— De pitas… dit ma sœur en me tirant la langue.

— Nous arrivons, murmura notre mère.

Moi, j’étais pas pressé d’arriver. L’été dernier, un touriste avait tenté de me sodomiser. Je m’étais caché sous une barque retournée, mais il m’avait repéré de loin, et je me suis accroché à mon slip de bain. C’était la nuit et sur le paseo, on dansait. Qu’est-ce que je foutais sur la plage ? Je voulais voir les phosphorescences.

— Tu voulais voir quoi ? s’était écrié mon beau-père devant le flic qui gratouillait sa barbe de trois jours (selon notre mère).

— Il voulait voir… commença ma sœur, mais notre mère lui ferma la bouche avec sa main pleine de bagues aux fausses pierres mais qui rutilaient sous la lampe que le flic avait dirigée sur nous.

— Donc, si je comprends bien, dit ce flic, tu te promenais tout seul dans la nuit… Est-ce que tu avais demandé la permission à tes parents… ?

— Il est pas obligé de demander à papa parce que… recommença ma sœur à travers les doigts qu’elle mordillait en même temps.

— Tu la fermes ! dit son père dans notre langue. (dans la langue du flic) Dis au monsieur que tu n’avais pas la permission…

— Je vous prie, señor, de parler dans ma langue, parce que je ne…

— Mais je ne fais que ça ! Qu’est-ce qu’il croit, celui-là ?

— Señor, je vous ai dit…

J’avais mal au cul et pourtant…

— Non, non ! Il ne l’a pas fait, dit le père de ma sœur. Encore heureux ! Ah ! La chose épouvantable ! Heureusement qu’il ne s’en est pas pris à Elena !

— Tu t’appelles Elena ? dit le flic en arrondissant ses joues grises. C’est aussi un prénom de chez nous…

— Vous nous avez dit de parler votre langue, sinon je m’appelle…

— Qu’on en finisse ! s’écria notre mère en se laissant tomber sur une chaise qui valsa entre deux bureaux couverts de paperasses, dont celles qui me concernaient, car le type en question avait été cuisiné avant nous et on avait aperçu son museau de chien battu dans la lucarne de sa cellule, en passant.

On apporta de l’eau fraîche. J’aime cette eau. Légèrement citronnée. Comme sous les amandiers du tío Anselmo. C’est notre cousin andalou, mais je sais pas comment il l’est devenu, on m’a toujours rien expliqué et je m’en fous, Anselmo est un chouette cousin, petit et maigre comme son âne sur lequel il promène des touristes aux grosses jambes blanches ou rouges. Quand il saura pourquoi on s’est retrouvé chez les flics, il caressera la crosse de son fusil. Il n’a toujours pas tué quelqu’un et pourtant il a l’âge de penser à ne plus revenir chez lui où nous sommes aussi chez nous. Il n’a jamais été marié, mais il a des enfants, tous montagnards et cueilleurs, chasseurs aussi, les filles, il n’en parle jamais.

— Bon, dit le flic. Si tu n’avais pas la permission, tu n’es pas à plaindre. La prochaine fois, réfléchis avant de désobéir. Et pense à ce qui pourrait arriver à ta petite sœur si…

On est sorti en plein soleil. Les gens mangeaient aux terrasses.

— Qu’est-ce qu’il faut pas entendre… ! se plaignait le père de ma sœur et notre mère, qui avait retrouvé ses esprits, lui pinça la hanche qu’il avait sensible depuis toujours.

La table était mise. Le garçon de service plongea sa main dans les boucles de ma sœur qui renversa sa mignonne tête pour lui sourire. Elle secouait ses jambes sous la table. Elle avait envie de frites. Elle n’aimait pas le poisson. Il proposa une hamburguesa. Elle demanda de la mayonnaise et, comme l’été dernier, mais elle en avait perdu le souvenir, il lui expliqua qu’avec cette chaleur, on ne sert pas de mayonnaise. Mais il avait bien mieux que la mayonnaise. Elle fripa son petit visage encore poupin, mais elle ne se rappelait plus de rien concernant l’été dernier. Elle m’interrogeait du regard et le garçon parti, elle me reprocha de ne rien faire pour l’aider à ne pas paraître ridicule devant les garçons. On ne parla pas de ce qui m’était arrivé la veille, tard dans la nuit, pendant qu’elle dormait dans les bras de notre mère et que son père regardait les danseuses sans oser y aller, sur la piste où elles s’efforçaient de paraître féminines comme dans les magazines, en attendant de ressembler à quelqu’un de connu. J’avais mal au cul à cause de l’examen auquel s’était livré le médecin. Il en avait conclu que je n’avais pas été sodomisé. Son instrument me laboura encore (ses doigts ?), puis il fut décidé que je ne pouvais pas avoir été sodomisé comme le prétendait le père de ma sœur.

— Dans ce cas, dit le flic, il n’y a pas eu viol.

— C’est vous qui le dites ! s’écria notre mère.

— Non, fit le flic en laissant tomber sa cendre sur sa chemise déboutonnée jusqu’au sternum, c’est le médecin qui le dit, moi je ne m’occupe pas de…

¡Vale, vale ! grogna le père de ma sœur. Qu’on en finisse ! Il oubliera.

— Pas si sûr, dit le flic. Il aura besoin de…

Nous sommes sortis. Et maintenant nous mangions sous la toile rouge de la terrasse. Le père de ma sœur me regardait comme si je venais de gâcher ses vacances. Il ignorait à ce moment-là qu’en effet, ses vacances seraient gâchées, mais pas par moi. Un an passa.

*

Nous étions rassemblés dans ce qui sert de living au cousin Anselmo. Les chevrons de châtaignier étaient couverts de toiles d’araignée, mais je ne voyais pas les araignées, je ne les imaginais même pas, au fond j’étais assez heureux que le père de ma sœur fût mobilisé. Il en avait longuement discuté avec notre mère, en notre présence. Le tío Anselmo n’avait pas ouvert la bouche. Il n’avait jamais fait la guerre. Il s’était battu, même souvent, mais les causes de ces combats n’avaient rien de patriotique. Il en avait presque honte, mais il n’en parla pas, on devinait la honte à son regard qui était devenu fuyant, alors qu’on le connaissait, depuis qu’on savait pourquoi et comment il était devenu notre cousin, je dis on mais je n’en savais rien, ma sœur n’en savait pas plus que moi, mais je me distinguais car je me demandais si ces raisons et explications prendraient de l’importance dans le futur qui nous était réservé pour d’aussi obscures et inexplicables apagogies.

On attendait Torcuato, l’ancien légionnaire de la Bandera. Il possédait du matériel militaire, de quoi ne pas avoir froid ni perdre son pantalon en courant. On court beaucoup à la guerre, avait-il dit dimanche passé entre la kémia et le couscous, chez Omar et Leila. Et le père de ma sœur s’était montré intéressé. Il avait fait son service militaire et connaissait assez bien les défauts et les qualités de notre armée. Il ne dirait pas non à Torcuato, d’une part pour ne pas le vexer, d’autre part parce qu’il fallait reconnaître qu’il allait avoir besoin de vêtements qui tiennent chaud, de quoi se chausser en prévision de l’automne et surtout de l’hiver, et pourquoi pas d’un ceinturon des fois que son pantalon eût l’idée de lui tomber sur les chevilles, les pantalons vous jouent des tours chaque fois que vous n’avez pas envie de jouer ou que ce n’est pas le moment de faire l’enfant. Tout compte fait, il n’avait jamais eu peur, sauf au volant, mais pas assez souvent pour en avoir conçu une solide connaissance de la peur, de même qu’il ne savait rien de la douleur si c’est l’ennemi ou la malchance qui vous l’inflige. On ne parla pas de la sodomie dont j’avais failli être la victime et le sort de mon agresseur était passé aux oubliettes. Torcuato s’amena avec un paquetage en toile américaine, « du solide et du bien pensé ». Il le posa délicatement sur la table basse en peau de chèvre (les deux cornes surgissaient à la tangente) et entrepris d’en retirer un à un les objets prometteurs d’une guerre assumée. Ma sœur jouait avec le chat, un chat pelé d’un côté, mais je ne me souviens plus lequel laissait à nu un cuir qu’on aurait dit la peau de mémé qui était restée chez nous cet été, elle qui avait l’habitude, depuis des années, et même avant ma naissance, de retrouver ses vieilles amies andalouses, toutes défraîchies mais rieuses comme si le temps n’avait pas passé pour elles. Torcuato avait demandé de ses nouvelles et le père de ma sœur lui avait expliqué le pourquoi, le comment ne fut pas évoqué, Torcuato n’avait jamais mis les pieds dans notre steppe, il avait connu le combat dans des terres lointaines, si lointaines qu’il en avait perdu les noms ou qu’il les confondait, claquant des doigts pour ne pas se faire mal, on sentait le type qui se fait mal quand personne n’est là pour en témoigner. Il sortit d’abord le gilet pare-balles. Un modèle américain récent qui n’avait jamais servi. Il voulait dire que personne ne l’avait encore porté et que par conséquent il était inutile, comme je m’y employais, de chercher des traces que d’ailleurs personne ne commenterait, car il n’en savait pas plus.

— Ça me sera utile, dit le père de ma sœur, pour le moral surtout, parce que j’espère que…

Notre mère pinça ses lèvres déjà exsangues. Elle étreignait le genou du futur combattant. Torcuato sortit une paire de chaussettes, puis deux, trois, quatre et les chaussettes formèrent un petit tas noir sur la table aux poils volatiles.

— T’as des godasses ? fit Anselmo. Il va avoir besoin de bonnes godasses.

— Des toutes neuves qui n’ont pas servi en Irak, mais qui en reviennent, exulta Torcuato.

¡Milagro ! s’écria Anselmo en applaudissant. ¡Allahu akbar !

Notre mère ne pouvait pas retenir ses larmes. C’étaient de petites larmes. Les grosses viendraient ensuite mouiller ses joues maigres et pâles. La mort rôderait désormais. Puis vint une chemise et Torcuato montra comment on la portait dans la Bandera et ses poils se dressaient, qu’il flatta d’une paume experte. Après la chemise, qui avait servi mais avait été raccommodée par sa maîtresse du moment (elle n’avait pas été invitée), un tricot à grosses mailles anglaises, qui avait servi, et dont les pièces de cuir étaient usées et cependant polies jusqu’à scintiller sous la lampe qui éclairait la scène de ce théâtre tragi-comique. On ne savait effectivement pas comment ça allait se terminer, bien ou mal, il n’y avait pas d’autres choix. Le père de ma sœur paraissait ému, il se frottait les lèvres avec sa grosse main qui sentait le tabac de sa pipe zaporogue. Il n’irait pas à la guerre à cheval. Peut-être à bord d’un char d’assaut. Torcuato en avait vu de près, avec ou sans hommes grillés à l’intérieur, ça dépendait des jours, il s’ébroua comme l’âne du tío Anselmo devant un sac d’olives trop noires.

— Et voici le clou du spectacle, dit Torcuato en redressant autant que faire se peut sa colonne vertébrale qui zigzaguait dans l’autre sens.

Je retins ma respiration. Je pensais à un Colt comme j’en avais reproduit d’après mes vieux Battler Britton. Je pouvais voir le visage déjà émerveillé du père de ma sœur qui tirait sur sa pipe courte et noire, creusant les joues et élargissant des narines dont il se servait d’habitude pour renifler les salaisons du pays. Torcuato sortit un ceinturon.

Je ne dis pas que je fus déçu, car le cuir en était souple et patiné sans usure, la boucle rutilait, bison d’argent en plein effort pour rester vivant et continuer de repeupler cette maudite terre qui, sans son humanité, ne connaîtrait pas l’honneur ni la gloire. Il l’avait ramené du Texas. Peu importait dans quelles circonstances, pourtant il raconta toute l’histoire et on l’écouta jusqu’à la fin, moment qu’il choisit pour tendre le ceinturon au père de ma sœur qui se leva pour le recevoir. Qu’est-ce qu’il allait bien pouvoir faire d’un ceinturon texan au milieu d’une guerre qui n’avait rien à voir avec Buffalo Bill ni David Crockett ? Sans doute ne se posait-il pas la question. Il en entoura sa taille, ayant soulevé la chemise que notre mère retint en même temps que ses larmes, les petites. Le bison prenait toute la place. On ne voyait que lui. Tío Anselmo grogna un peu, mais s’abstint de tout commentaire. Imaginait-on ce soldat exhibant en plein assaut un bison aussi voyant qu’un feu de route ? Torcuato n’y voyait pas d’inconvénient, sinon aurait-il songé à ce ceinturon de cow-boy en mal de légende ? Il n’y avait plus rien dans le sac, à part une cartouche de Lucky Strike et un briquet à essence de fabrication galicienne. Le temps se reposa enfin. J’en avais sué. Et le silence nous éloigna les uns des autres.

*

La nuit attendait ma petite sœur. Mais elle ne trouvait pas le sommeil. Et son pouce demeura loin de sa bouche. Sa petite tête pensive s’était immobilisée dans le coussin et la jarapa était tombée du lit. C’était quand qu’elles allaient se terminer, ces nouvelles vacances qui seraient les dernières s’il arrivait malheur ? Je seringuais.

— Pourquoi on va pas avec lui ? gémit-elle, sans larmes pour l’instant.

— Parce que là-bas c’est la guerre et que les gens meurent. Ici, personne ne meurt, à part ceux qui doivent mourir parce que c’est l’heure, en toute justice. Mais là-bas, personne ne sait s’il va mourir ni quand ça va lui arriver. Tu l’as trouvé beau ce ceinturon… ?

Pas de réponse. On entendait la nuit. Les insectes se bousculaient dans le rideau. Pas un ronflement, ni de voix cachées dans le silence imposé par les murs. C’était vraiment un beau ceinturon. La substitution ne m’avait pas déçu. Des Colt 1911, j’en verrais d’autres. D’ailleurs je ne savais pas si c’était le ceinturon lui-même qui me fascinait ou son bison d’argent et ce que la boucle représentait de terre texane. Des cuirs, j’en avais vu d’autres, chez Jose Luís dont les palominos traversaient le désert de Tabernas avec nous sur leur dos et des chameaux chargés d’Anglais nous suivaient en crachant au passage dans les figuiers de Barbarie. Le cuir n’avait aucun intérêt, sinon celui de donner au ceinturon sa fonction de ceinturon. Que faire de la boucle et de son prodigieux bison sans ce cuir ceignant votre taille au spectacle du désert ou de la ville ? Il fallait que ce bison appartînt à ce cuir. Mais je ne parvenais pas à imaginer l’effet que le ceinturon produirait sur les autres si jamais je m’en ceignais comme un cow-boy à l’assaut de l’écran. Je ne pouvais rien savoir non plus de ce qu’il communiquerait à mon intérieur. Cette histoire d’effet à produire et à ressentir allait me rendre fou. J’empêchais ma sœur de trouver le sommeil. Je bavassais dans le noir. Une lumière dansante éclairait sa joue.

— Quelle idée d’offrir un ceinturon de cow-boy à un soldat qui a autre chose à penser que de paraître plus voyageur que le commun des mortels qui n’a jamais mis les pieds au Texas, ni même raisonnablement pensé à se payer une telle partie de joie !

— Qu’est-ce que tu en sais si tu serais joyeux si ça t’arrivait, Volo ? Tu racontes toujours des histoires impossibles.

— Et toi tu es une pipelette qui ne rencontrera jamais son torero !

Le sac était resté sur la table en peau de chèvre chez Anselmo. Or, nous étions à l’hôtel. Il était prévu qu’après le départ du père de ma sœur nous irions vivre chez le tío. Ce serait dans une semaine, ce qui laissait le temps de se mettre en règle avec l’administration andalouse ou espagnole, l’une ou l’autre ou les deux, le père de ma sœur nous cassait les pieds avec ces histoires de démarches et de je ne sais quoi encore. Ni moi ni ma sœur ne lui accordions la moindre attention sur ce sujet. Le fait est que nous ne retournerions pas chez nous. Nous demeurerions ici jusqu’à la fin de la guerre. Le sac de Torcuato n’avait pas été rouvert depuis. Il était toujours sur la table-chèvre, chez le tío. Je le voyais en passant, si jamais nous n’entrions pas, ayant à faire dans un des bâtiments qui représentaient les deux administrations. Étant assis à proximité du sac, je pensais comme vous. Qu’est-ce qu’il allait bien pouvoir faire du ceinturon texan, à part se vanter de le posséder et même de s’inventer un voyage sur la base de ce que Torcuato avait raconté du sien ? Ma sœur me surveillait, léchant sa piruleta multicolore. Encore un présent d’amour de ce vieux Ramón qui venait de fêter ses quatorze ans. Appelez moi El Baezano. Il toréait avec un toro factice sur roulette, encore que Diego le manipulât avec prudence pour ne pas encorner son prétentieux neveu. Ma sœur acceptait les piruletas et les léchait sans ressentir l’ennui infâme qu’elles m’inspiraient, surtout venant de ce Ramón qui ne parviendrait même pas à combattre un novillo.

Encore deux jours et le père de ma sœur embarquerait à bord d’un vieux Focker, car les Ilyuchin étaient devenus indésirables. Pourtant, le monde n’avait pas changé à ce point, sauf que ces vacances allaient s’éterniser et qu’on était devenu des patriotes, qu’on voulait la gagner, et qu’en attendant il fallait passer le temps, les yeux sur le désert ou sur la mer, ça dépendait de quel côté on regardait, et j’avais une sacrée envie de voir ! Le sac, personne n’avait songé à le changer de place, pourtant les bagages du père de ma sœur étaient sur le point d’être prêts et le fonctionnaire chargé de notre destin avait l’air satisfait. Il nous quitta en nous souhaitant toute la chance qu’on peut espérer d’une guerre. J’en profitai, un soir de tristesse, pour sortir le ceinturon de son sac et par m’enfuir aussi loin qu’il était possible d’espérer fuir dans ce désert dans lequel je risquais de tourner en rond. Personne pour me sodomiser. On avait oublié cette histoire. Et le Baezano, aussi maladroit que l’âne du tío Anselmo, montrait à ma sœur éblouie comment on s’y prend pour épater un public réputé exigeant s’il n’est pas trop envahi par les touristes.

*

— Ton frère s’est fait enculer par un touriste ? ¡No me digas ! ¡Que payaso ! ¡Ja ! ¡Ja ! ¡Ja ! ¡Ja ! ¡Porom Pom Pero ! ¡Ja ! ¡Ja ! ¡Ja ! ¡Ja !

J’aurais pas dû laisser ma petite sœur à portée de bite de ce Baezano de merde ! Il était bien temps de me le reprocher. Le jour venait de se lever. Je sais pas si vous avez déjà essayé de manger une figue de Barbarie. Y avait que ça à manger. J’y connaissais rien en désert. J’avais lu Le petit Prince, mais je me souvenais pas qu’il bouffait des figues de Barbarie, en tout cas pas sans s’y piquer que ça fait un mal de chien. Y avait de quoi boire dans les pitas, mais ça avait goût à robinet et j’ai continué mon chemin en me demandant si je ferais pas mieux de retourner à la maison, et y faire des aveux complets, même sans torture pour le ravissement de ma sœur que je voyais se parer de mon bison d’argent et de sable. À dix heures, montre en main, je me suis rechaussé ; le sol devenait infernal, ça aimantait ma pensée, et je me suis courbé comme un palmier qu’on a oublié d’arroser, même à la pisse d’âne ou de chameau. J’ai vu passer des lièvres, des perdrix, une vipère qui m’a regardé comme si elle me connaissait puis qui s’est glissée dans un squelette de figuier que j’ai esquivé au dernier moment, prisonnier de mes peurs d’enfant. Pas une odeur pour me parler de la vie. Je cherchais un chemin, histoire d’y retrouver des touristes, même anglais, j’étais prêt à faire feu de tout bois. Le ceinturon pendait sur mon épaule. Je sentais les battements du bison sur ma fesse. À midi, toute trace d’ombre à disparu et la terre est devenu grise, puis noire, avec des arêtes tranchantes comme des lames, et je ne pouvais rien faire d’autres que monter, ce qui m’a épuisé au point que le brouillard m’a enveloppé dans ses fictions nordiques et que je me suis retrouvé dans les bras de Clint Eastwood.

— Quel beau bison ! me dit-il. J’avais le même dans Josey Wales. Tu l’as vu, Josey Wales  ? Si ça se fait, c’est celui du film, ce bison d’argent…

— Il vient du Texas, dis-je comme si j’allais mourir.

— Ça ne m’étonne pas, qu’il vienne du Texas. Mais si c’est celui que j’avais dans Josey Wales, j’aimerais que tu me le donnes…

— Pour toujours… ?

— Toujours… Je ne sais pas si tu vivras aussi longtemps, Volo…

— Comment que vous connaissez mon nom… ?

— Comment connais-tu le mien ?

— J’ai vu Josey Wales, trois fois…

— Et bien…

— Y avait pas de bison. Si y avait eu un bison, je l’aurais remarqué. J’adore les bisons. On devait aller aux Everglades cette année…

— Ils valent pas les bisons du Texas, mais je les respecte. La prochaine fois, j’en mettrai un dans mon film… mais je ne sais pas si tu seras encore de ce monde quand…

— J’ai perdu mon chemin…

— C’est ce qu’on fait tous. On s’en va et on finit par se perdre. Même que quelquefois on croit avoir retrouvé le chemin et c’est une femme… Tu vois ce que je veux dire ?

— Pas trop…

— C’est que tu n’as pas l’âge. Elle a quel âge, ta sœur ?

— Comment vous savez que j’ai une sœur… ?

— Josey Wales sait tout ! Et il va te manger !

C’était pas Clint Eastwood. Il lui ressemblait même pas. Il ressemblait à personne du film. Peut-être d’un autre que j’avais pas vu. Il allait me reprocher de pas en savoir plus. En tout cas, il savait peler une figue de Barbarie sans saigner. Il m’en offrit la chair. J’ai mangé dans sa paume, comme si c’était mon nouveau patron. J’avais besoin d’un patron, même si c’était pas un saint. Je m’en foutais de la guerre. J’avais pas l’âge d’y aller et quand je l’aurais elle serait finie.

— J’aimerais te croire, mon garçon, mais j’ai du mal… On ne sait jamais avec les Russes…

— Qu’est-ce que t’en sais, des Russes ? Et puis pourquoi tu parles ma langue qui n’est pas le Russe ?

— Je ne veux pas aller à la guerre, c’est tout.

Il grimaça en disant cela, comme s’il venait de se faire mal. Je regardai autour de moi. Pas un Anglais. On n’entendait rien. L’ombre s’allongeait devant nous, enfouissant les rochers, les figuiers, les traces de chemin, pas un personnage en vue, rien que moi et ce type qui était sorti de cette ombre parce que j’étais un enfant et qu’il s’était demandé ce que je foutais là, dans le même désert que lui, à des milliers de kilomètres de chez lui, parlant la même langue que lui, il m’avait écouté pendant que je rêvais, pitoyablement enterré dans mon sommeil, en plein soleil ou à peine dans l’ombre transparente d’un figuier qui me jetait ses épines comme je lui aurais dardé les miennes si j’avais été du genre cactus. Il avait une bonne tête, bien de chez nous, avec ce qu’il faut de roublardise au coin de l’œil, et dans le regard une irrésistible envie de se montrer franc et généreux. Si je devais me faire sodomiser ce jour-là, ce ne serait pas par lui, mais m’étais-je méfié de Josey Wales ?

— Je ne peux pas t’abandonner à ton sort, dit-il. Je n’ai jamais fait de mal à un enfant. Mais s’ils me prennent, ils m’enverront à la guerre et avec la chance que j’ai, qui était aussi celle de mon père, je ne vivrais pas assez longtemps pour en dire quelque chose qui puisse servir à autre chose. Tu me comprends ? Moi pas. Depuis trois jours, je parle seul, personne pour m’écouter et voilà que maintenant je parle à un enfant de mon pays, je me dis que si je l’abandonne à son sort de petit fugueur malchanceux je me le reprocherai toute ma vie et peut-être même que j’en mourrai avant. Tu m’écoutes… ?

— Oui, monsieur.

— Je te le demande parce que je ne sais pas encore si tu existes…

— J’ai des doutes moi aussi sur votre réalité, monsieur. J’ai bien discuté avec Clint Eastwood…

— Ce n’était pas Clint Eastwood. C’était Josey Wales. Il n’y avait pas de bison d’argent dans le film. Je l’ai vu moi aussi. Ça m’a rendu enragé. Je n’aime pas notre pays comme je m’aime.

Il dit cela sans tiquer et aussitôt il a l’air de craindre qu’une larme soit en train de rouler sur sa joue. Il compte sur l’ombre pour me cacher la vérité sur lui-même et sur ce qui explique sa présence dans ce désert en même temps que moi. Il se leva, s’épousseta et, remettant son chapeau de toile qu’il enfonça jusqu’aux oreilles, il regarda le soleil et son visage s’illumina.

— Il faut y aller, dit-il. Je vais te ramener chez toi. Tant pis s’ils m’envoient à la guerre.

— Le père de ma sœur y va de son plein gré…

— Pourquoi ne dis-tu pas mon beau-père… ?

— Parce que ce n’est pas mon père. Mon père…

— J’ai du mal à en parler moi aussi. J’ai rencontré de chouettes filles ici. Elle a quel âge ta sœur ?

— Elle a pas l’âge !

— Tu veux dire que…

Il reboutonna sa chemise et cloua une cigarette dans son bec. Il y avait aussi un briquet dans le sac de Torcuato. Ne jamais oublier le briquet. Ça peut servir. Qu’est-ce que je dis ? Ça sert toujours. Même si on ne fume pas. Encore faut-il l’attraper, le lièvre ! Ya rien de plus rapide qu’un lièvre, mon gars ! Bien cuit avec une gachamiga pour saucer. De la sauce plein les doigts. Non, non, pas de vin, je n’ai pas l’âge. Elle non plus. Nous avons bien le temps, comme dit notre mère, mais pas comme ça, comme je le dis : avec des silences qui valent leur musique. Reboutonnant sa chemise, il se souvint qu’il avait tué quelqu’un avant de s’enfuir. Il y avait été contraint par les circonstances. Quelle idée de s’opposer au déserteur ! Et rien qu’avec des idées. Mais la prochaine fois il y réfléchirait à deux fois. On ne rejoue pas la mort de quelqu’un. Une fois que c’est fait, ça ne peut pas se défaire. Il parlait en marchant devant moi. Il savait où il nous conduisait. Il revenait alors que je laissais tomber l’idée de ne plus revenir.

— On trouvera de l’eau là-bas, dit-il. Tu m’aideras à porter le cadavre. Peut-être qu’ils ont laissé un de ces chariots sans lesquels un western n’est plus un western. Mais je doute qu’on trouve un cheval dans l’écurie. (rires) Cet endroit te dira quelque chose si tu as vu le film.

Josey Wales ?

— Non. Un autre. Un spaghetti. Le titre ne te dira rien. Tu es trop jeune. C’était avant Josey Wales. N’y pense plus, mon garçon.

Il n’y avait pas de chariot là où ce type pensait en avoir vu un avant de s’engager dans le désert. Par contre le cadavre existait. Il ne restait plus grand-chose de ce qui avait vécu et était mort dans ces habits. Une vague odeur de rat crevé ne me dérangea pas le cerveau comme l’avait craint l’assassin. Une fois dans ma vie, j’étais tombé sur un sodomite et il ne m’avait pas enculé. Et bien cette fois je divaguais en compagnie d’un meurtrier qui n’avait pas l’intention de me tuer mais au contraire de me sauver de moi-même, de ma bêtise comme il disait. Ils l’enverraient en première ligne, pour servir d’appât. Il pouvait compter sur leur sens de la responsabilité et de l’honneur.

— Je ne sais même plus pourquoi je l’ai tué, dit-il. J’aurais pu me contenter de l’assommer. Et j’aurais continué ma route, cette fois dans le désert, et je t’aurais rencontré ou pas, mon garçon.

Il s’arrêta pour réfléchir.

— Je ne sais pas ce que tu signifies et sans doute que ça ne les intéressera pas de le savoir. Ils m’enverront à la guerre et les autres t’administreront une bonne fessée, celle que tu mérites, bien que tu n’aies tué personne, sauf peut-être ta mère, dont la santé est fragile depuis qu’elle a perdu ton père, voilà une chose que tu sais aussi bien que moi, mon garçon, et ne va pas prétendre que tu l’ignorais, car dans ce cas c’est moi le premier qui battrai la mesure sur tes fesses. Ah ! Si ta mère en est morte, je t’en voudrai à mort !

On plia le cadavre en trois plis selon le bassin et les épaules, puis les os craquèrent quand on plia les genoux dans l’autre sens. Ainsi ficelé sur une planche, ça ne demandait aucun effort surhumain de le traîner derrière soi comme un jouet. Je montrai ce que je savais faire et la poussière se souleva à chaque passage pour ensuite se déposer sur les épaules de mon compagnon et sur son chapeau qu’il secouait et battait contre un poteau. La nuit allait tomber. On coucherait dans un de ces décors. Et demain, on arriverait en ville avant midi. Il essaierait alors d’échapper à ce qu’ils appelaient la justice, celle de la guerre, pour ce qui concernait notre pays, et celle de cette terre dont il avait supprimé une existence. J’allais recevoir une sacrée fessée et ma sœur en concevrait un ravissement digne d’un roman psychologique. Je m’y connais.

— Mais tu n’as jamais fugué avant, dit-il. Je le saurais…

— As-tu tué avant ?

— Bonne question. Mais me croiras-tu si je te dis que non… ?

— Tu continueras de tuer…

— Tu veux dire qu’à la guerre je tuerai pour ne pas être tué… Mais je n’irai pas à la guerre, car il est plus important, pour les gens d’ici, que je passe ma vie dans une de leurs prisons.

— Alors tu seras mené de force à la guerre…

— Nous ne sommes pas Russes, mon garçon.

Nous atteignîmes la route. C’était une route récemment chaussée. Des ouvriers s’occupaient du marquage. Ils avaient garé leur fourgon à l’abri des figuiers qui n’étaient pas des figuiers de Barbarie et nous jetâmes un œil dans les branches des fois que le cueilleur ou l’oiseau y ait oublié une ou deux figues. Un des ouvriers se mit à rire en nous voyant tourner autour des arbres. Il avait aussi l’œil sur le fourgon dont le hayon était ouvert. Nous lui demandâmes dans quel sens il fallait aller pour retourner en ville, parce que nous en venions, expliqua mon compagnon en exhibant son accordéon de cartes postales. L’ouvrier nous conseilla la route qui montait, car en descendant c’était plus long, mais on y arrivait aussi, quoiqu’à l’autre bout, tout dépendait de quel côté on habitait, si toutefois nous habitions quelque part.

— Nous sommes à l’hôtel Indalo, trois étoiles dans le Michelin, dit mon compagnon.

— Vous devez vous tromper, monsieur, dit l’ouvrier, l’hôtel Indalo n’en compte que deux et ce sont des étoiles bien de chez nous. Pas d’ailleurs, ajouta-t-il avec une certaine nuance de mépris. Toutefois, si c’est à l’hôtel Indalo que vous habitez, il vous faut monter. (il essuie son front avec le revers de sa manche) Vous allez en chier, c’est moi qui vous le dis. Vous auriez mieux fait d’habiter à l’Hôtel Carmela qui se trouve de ce côté, en descendant, c’est plus de chemin, mais ça descend. Mais je suppose que quand on choisit d’habiter tel ou tel hôtel, c’est en fonction d’autres critères que ceux qui vous ont couverts de la poussière du désert. ¡Buena suerte, amigos !

Nous montâmes. Une courbe languissante se finissait au sommet d’une tranchée creusée dans la roche. Pas un arbre.

— Au diable cet énergumène ! rugit mon compagnon. Comme s’il n’y avait pas autre chose à dire que des sornettes destinées à compliquer encore une situation qui est un véritable sac de nœuds ! Ne nous hâtons pas. Comme à la guerre !

*

Comme prévu, la fessée ravit ma sœur. Son père me l’administra, à même la peau des fesses. J’en perdis la maîtrise de mon anus, ce qui compliqua. Mon compagnon de route avait eu entièrement raison. Désormais, tout allait se compliquer et on en arriverait à un point où il faudrait prendre des décisions. Il n’avait pas parlé de la nature de ces décisions, mais quand les policiers vinrent le prendre dans le hall de l’hôtel où il avait commandé une fine à l’eau qu’il dégusta longuement sous le regard médusé de la clientèle et de la domesticité, assis, tout poussiéreux et gluant, dans un fauteuil d’osier qui avait, selon le maître d’hôtel, reçu le corps impeccable d’Emmanuelle, « aussi, monsieur, qui que vous soyez (car il le prenait pour un artiste hollywoodien vu sa ressemblance avec Josey Wales), veuillez considérer que ceci (désignant le fauteuil) est une pièce de musée et je vous somme…

— Attendez de voir ce qu’en pense les flics, larbin… » quand les policiers le menottèrent il me lança un formidable salut et son chapeau vola jusqu’à mes pieds. Je n’avais pas encore reçu la fessée promise par les faits. Le maître d’hôtel, qui avait servi à Paris, s’empressa d’expliquer à l’inspecteur de police en quoi le fauteuil avait valeur de pièce de musée « mais heureusement il n’y a causé aucun mal, aussi je retire ma plainte, monsieur l’Inspecteur, aussi je vous prie de m’excuser mais la clientèle, vous comprenez » et nous filâmes chez le tío Anselmo où je reçus la punition que je méritais surtout parce que j’avais perdu le ceinturon dans le désert, mais je ne parlai pas du désert, ni de Josey Wales, ni du comportement de l’assassin à l’égard de mon cucul, notre mère, qui n’était pas morte et qui avait même retrouvé sa jeunesse, dit :

—L’année dernière, un sodomite. Cette année, un assassin. Que nous réserve l’année prochaine ?

Et disant cela elle se mordit la langue, car personne ne savait si le père de ma sœur serait encore de ce monde au moment où il m’arriverait une aventure que même ma sœur ne pouvait imaginer, ce qui la rendit morose et nous attendîmes l’heure prévue pour le décollage du vieux Focker qui allait lui aussi, comme notre vieil Ilyuchin, survoler la forêt de pitas où Albert Camus eût perdu le Nord s’il avait vécu. Une fois que ce fut fait —bon débarras ! nous interrogeâmes le légionnaire Torcuato, mais seulement du regard, et plus personne ne parla du ceinturon ni de son bison d’argent. On se surprit même, plus d’une fois, à attendre l’été prochain, mais sans paroles.

 

 

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