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Le Morio (Patrick Cintas)
Le bocal (nouvelle)

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 Article publié le 11 décembre 2022.

oOo

« Nous sommes allés voir India Song, raconta le consul (ma mère dormait dans la chambre porte ouverte le docteur lui tenait la main œil consultant la montre-poignet le consul n’en finissait pas il dit) Je me suis endormi, je ne sais pas à quel moment, soudain un cri horrible m’a arraché à mon rêve (je ne sais plus lequel de mes rêves ah ah ah) — je me suis dressé au milieu du balcon croyant être la source de ce cri inachevable —c’est moi qui souligne, « voyons Alfred, on nous regarde ! » et le cri ne cessait pas d’alimenter mon corps tout entier et je suis sorti pour aller…

— Aux toilettes.

— Oui. Aux toilettes. Et dans l’escalier auquel il manquait une peau de banane comme dans les films vous savez...

— Je sais.

— J’ai glissé ou je me suis pris les pieds dans le tapis et j’ai valdingué jusqu’en bas…

— Heureusement, il y avait quelqu’un.

— (agacé) Il n’y avait personne ! (angoissé) Il n’y a jamais personne quand on a besoin de quelqu’un. Mais vous savez ce que c’est…

— Je ne sais pas.

— (didactique) Voilà comment j’ai subi ce déplacement de je ne sais quel os iliaque, ce qui explique la légère claudication que vous n’avez pas manqué de remarquer en entrant.

— Après vous.

— Est-il besoin de le préciser ? »

Le flic disait s’appeler Franco Chercos. Le consul avait lissé sa moustache en entendant ce nom. Quelle idée de s’appeler Franco après ce qui s’est passé dans ce pays, mais il ne le dit pas, il dit :

— Franck. Comme mon cousin. Nous avons un Franck dans la famille nous aussi.

Me alegro.

Le flic avait refusé la chaise traînée depuis la cuisine par Amanda, la voisine américaine, —mais elle était en vacances, pas en fuite. Puis elle s’était assise sur le même canapé que le consul qui lissait, lissait, le flic avait observé cette « légère claudication » en montant derrière le consul qui l’avait salué au moment d’atteindre la porte que je gardais ouverte car la police m’avait dit « de ne toucher à rien ». Aussi n’avais-je pas touché le bocal. Il ne s’était pas brisé en tombant, des mains de ma mère, sur le dallage noir du patio de luz. Le flic remarqua que la fontaine ne fonctionnait plus depuis longtemps, il n’y avait rien dans le bassin, pas même de la poussière. Le docteur était déjà là.

— Il officie juste à côté, expliqua Amanda au policier qui allait poser la question.

Le bocal avait roulé jusqu’au pied de la table. Le liquide qu’il contenait s’était stabilisé. Les bulles avaient éclaté. Le flic me demanda si j’avais touché à quelque chose. J’ai dit non. Je ne dis pas que j’avais attendu que le liquide se stabilise. Amanda était arrivée la première. Elle n’avait pas compris que le bocal était la cause du malaise de ma mère qui avait chuté toute droite sur le dallage encore humide mais la femme de ménage n’était plus là. Le flic me demanda si elle était partie avant ou après. J’ai dit avant et j’ai pensé après juste pour imaginer ce qui se serait passé si. Il secoua mes boucles blondes, doigts dressés comme les dents d’une fourche. Ma mère m’avait promis que j’aurais droit à une coupe en brosse dès que j’aurais l’âge l’année prochaine. Elle détestait les coupes en brosse. Le père de ma sœur portait une tignasse à la Morrison. Mais il avait opté pour une coupe en brosse avant de partir. Il était parti à la guerre, mais le flic savait déjà cela. Il tapota le haut de mon crâne. Ma sœur n’était pas là pour le charmer. Elle était sortie avec la femme de ménage et reviendrait avec Amanda mais tout était chamboulé et Amanda n’était pas allée chercher de quoi manger, elle ne se souciait pas de manger à l’heure. Le flic remarqua qu’étant donné les faits que je rapportais, ma sœur était toujours en compagnie de la femme de ménage, elle attendait Amanda devant l’épicerie qui sentait la salaison et le fût (dis-je).

— À mon avis, dit le flic comme si le consul l’écoutait maintenant qu’il en avait fini avec sa chute, la femme de ménage va revenir avec elle.

— Ça va lui faire un choc, dit le consul.

— Ah oui… ?

— Je la connais bien. Nous l’employons au consulat…

Il allait expliquer encore mais le flic mit fin à ce nouveau récit pas fait pour alimenter le sien, celui qu’il tentait de former dans son esprit, dans le sens de la clarté et de la solution qui s’impose toujours à un moment donné. Il avait une grande expérience du moment donné. Ça se voyait sur son visage à la fois dur et pensif. Le consul claudiqua avec lui jusqu’à la chambre. Le docteur sortit, se frottant les mains dans un mouchoir. Amanda faisait bouillir de l’eau. On aurait cru à une scène d’accouchement à l’ancienne. La lumière traversait la chambre à cause d’un volet fendu à l’endroit d’une jointure. Le docteur dit :

— Elle dort. Elle dormira jusqu’à ce soir. Je serais là avant son réveil. (tournévers Amanda) Appelez-moi si jamais elle se réveille plus tôt que prévu. (au flic) Personne n’a touché au bocal. Mais il ne faut pas être sorti de Complutense pour voir ce qu’il contient. ¡Ay Dios mío !

Étant médecin, il était fort en anatomie. Et moi qui ne l’étais pas, j’avais vu ce que le bocal contenait. On en était pourtant au stade des hypothèses, ce qui semblait ravir le flic, au point qu’il alluma une cigarette, la fumée entra dans la chambre car quelqu’un avait ouvert la porte d’entrée. Ma sœur apparut en premier. On aurait dit qu’elle était tombée dans un ruisseau. Elle avait perdu son peigne ou c’était la femme de ménage qui en prenait soin, l’ayant enfoui dans cette grande poche qui lui couvre le ventre et les cuisses. Elle apparut aussi. Elle avait vu la voiture des flics et les flics sur le seuil. La rue n’était pas barrée.

— Viens avec moi, dit le consul.

— Je veux savoir ce qui se passe ! grogna ma sœur.

Le flic s’était interposé entre le bocal et elle, fumant par les trous de son nez, elle l’aurait pris pour un dragon malveillant s’il ne lui avait pas souri. Elle avança une tête échevelée qu’il fouilla de sa main tranquille. Le consul tenait l’épaule fragile. Il dit :

— Maman a eu un malaise mais le docteur, que tu connais, l’a soignée et maintenant elle dort.

Il fit mine de s’éloigner en direction de la cuisine, ayant lâché l’épaule et elle faisait face au flic comme si elle savait qu’il n’avait rien à faire là où il se trouvait, entre elle et la table au pied de laquelle le bocal contenait la bite de son père. C’est la première idée qui m’est venue à l’esprit et le flic et le consul s’étaient concertés pour arriver à la même conclusion. Le bocal était arrivé ce matin, entre les mains du facteur qui avait remis le paquet à la femme de ménage et elle l’avait déposé sur la table où nous déjeunions, ma sœur et moi, d’ailleurs personne n’avait touché à rien et les bols étaient toujours là, le pain, la confiture, le couteau qui avait servi à ouvrir le paquet, ma mère l’ouvrait en demandant ce qu’il pouvait bien contenir et d’abord on a cru à un bocal de cornichons mais le cornichon qui flottait dans le liquide était noir, rabougri et ne ressemblait à rien de ce qu’on savait ma sœur et moi des contenus qui avaient alimenté notre connaissance de la conservation. La confiture aussi était dans un bocal, mais c’était de la confiture. Ma sœur tendit sa main pour atteindre le pain coupé en tranche dans la corbeille.

— Tu n’étais pas là quand c’est arrivé, n’est-ce pas… ? dit-il sans cesser de secouer les boucles blondes de ma sœur qui ne connaîtrait jamais l’honneur de la coupe en brosse ni de la guerre qu’elle promettait.

— Nous sommes sorties toutes les deux avant, dit la femme de ménage.

— Même qu’on a croisé le facteur dans la rue, dit ma sœur (mains sur les hanches, sans tartine). Il avait un paquet pour nous et ça venait de chez nous, j’ai reconnu le timbre avec le bateau russe. Mais Conchi (la femme de ménage) n’a pas voulu qu’on revienne pour voir ce qu’il y avait dedans, papa a toujours aimé m’envoyer des cadeaux chaque fois qu’il était loin. Vous savez qu’il est à la guerre ?

— Je sais.

— Nous savons, renchérit le consul.

— Est-ce que ce paquet est la cause du malaise de maman ? Est-ce que c’est papa qui l’a envoyé. Vous savez que Volo n’est que mon demi-frère ? Nous avons en commun notre mère. On ne sait pas si son père est à la guerre.

Le flic trépignait pour ne pas modifier l’agencement des objets tel qu’il avait été mis en place au moment de l’évanouissement de maman. Je savais où était mon père. Le flic et le consul le savaient eux aussi. Et ma sœur avait beau prétendre n’en rien savoir, elle savait. Comme elle savait que les pieds du flic dissimulaient quelque chose et que cette chose ne pouvait être que le contenu du paquet car, dit-elle, je ne vois pas à quel moment elle aurait pu se trouver mal…

— Le paquet n’y est pour rien, dit le flic sans cesser de sourire. (ilempoigna l’épaule toujours fragile) Je vais te montrer ce qu’il y avait dedans. Viens.

Elle et lui entrèrent dans la cuisine où Amanda tortillait du linge blanc.

— Qu’est-ce qu’il va bien pouvoir lui montrer, dit le docteur. Il n’est jamais entré dans cette cuisine.

— Moi je sais, dis-je comme si le jeu commençait à me plaire.

— Tu ne sais rien ! grogna le consul. Je te conseille de…

— Il va prendre Amanda à témoin et elle sera d’accord pour affirmer avec lui que Bamboula (le chat noir) a volé les friandises que contenait le paquet.

— Tu en sais des choses, mon garçon… dit le docteur.

Il se baissa pour ramasser le bocal. Le consul recula, comme s’il ne voulait pas être mêlé à ça.

— Vous n’y pensez pas ! dit-il en même temps. Vous avez changé…

— Je n’ai rien changé du tout, dit le docteur en remettant le bocal dans le paquet qui était resté sur la table.

— Vous n’allez tout de même pas emporter cette…

— Chez moi, non. Je remettrai ce paquet aux flics qui attendent dehors. (péremptoire) Il est absolument nécessaire de protéger cette fillette qui n’a pas besoin de savoir.

— Et lui… ? dit le consul.

— Ce n’est pas la bite de son père !

*

En temps ordinaires, mais le temps de la guerre ne l’est pas, on en reste là et les jours finissent dans la nuit, comme c’est facile à deviner. Le bocal n’était plus dans la maison. Le consul avait renseigné le flic dès que celui-ci en eut fini avec la curiosité de ma sœur qui avait dû lui en faire voir de toutes les couleurs, elle l’avait même conduit dans le jardin où Bamboula demeurait fidèle à son poste, selon elle il n’avait pas bougé de là, cette histoire de friandises volées par ce clochard sédentaire n’était pas crédible, il y avait autre chose et finalement le policier admit que le contenu du paquet n’avait rien à voir avec le malaise de notre mère, ce qui n’empêcha pas ma sœur de douter que la police « en personne » se dérange pour quelque chose qui ne regarde que la médecine, est-ce que le docteur était complice de ce mensonge ?

— Amanda se charge d’elle, dit le flic qui eut soudain l’air pressé de retrouver le bocal, même hors des circonstances. Le docteur a bien fait, reconnut-il, ce qui apaisa le consul. Vous avez une voiture ?

— Je ne me déplace jamais sans ! s’écria le consul. (puis, sincèrement inquiet) Et lui (moi)… ?

Le flic me toisa comme si j’avais poussé entretemps. Lui (moi), il sait. Mais ce n’est pas la bite de son père. Qu’est-ce qu’il en pense (moi) ? Le consul était perplexe. On n’abandonne pas ainsi un gosse, surtout que sa sœur n’a pas fini de nous…

— Vous êtes un ami de la famille… commença le flic.

— On peut le dire comme ça.

— Amanda se charge de la fille. (à moi) Ça te dirait d’aller faire un tour avec ce monsieur ? Tu le connais. Tu l’as déjà vu quand ton papa…

— Allons, allons ! Finissons-en !

Le consul m’empoigna l’épaule, que je n’ai pas aussi fragile que celle de ma sœur, mais je n’ai pas l’habitude de me laisser enlever, moi. Je rouscaillai.

— Puisque tu sais tout, me dit le flic. (plus près) Ta sœur ne doit pas savoir. (encore plus près) Le monsieur a aussi envie de se promener avec toi, mais moi j’ai autre chose à faire.

— Vous allez enquêter ? dis-je sans résister à la pression que le consul exerçait sur mon épaule. (savant et insolent) Ça peut être n’importe quelle bite. Vous n’en savez rien si c’est la bite du père de ma sœur…

— Ça ne te ferait rien de dire « mon beau-père » ?

— Il faudra une analyse ADN pour s’en assurer, continuai-je tandis que le consul m’entraînait dehors où le chauffeur quitta son siège pour ouvrir la portière.

— Allons, allons ! Quelle importance que ce soit la b… de … ou de … ?

— Ta mère voudra tout savoir, dit le flic. Et c’est bien légitime. Surtout si ton beau-père est mort en héros.

— Qui vous dit qu’il est mort ?

— Allons, allons, mon garçon. Laisse monsieur le policier faire son travail. Ne te mêle pas de ce qui ne te r… p…

— Bien parlé ! fit le flic.

Et il claqua la portière sur le nez du consul. La voiture démarra, ni trombe ni poussière, elle descendit la rue comme un bateau, et je n’en étais pas moins ivre.

*

Troisième acte, comme dans un bon film, il fallait maintenant comparer l’ADN de la bite extraite de son bocal avec celui de ma sœur, car je n’étais que son demi-frère et que nous n’avions en commun que notre mère, que nous adorions du même amour. Notre mère se remettait lentement, couchée dans le grand lit de sa chambre donnant sur le patio. Comme c’était les vacances, nous jouions. Ma sœur avec moi, ma sœur avec les petits voisins et moi avec le chat venu d’Afrique pour nous donner une leçon définitive de taxinomie. Amanda se livrait aussi avec amour. On la voyait tous les jours et une étrange complicité s’établit entre elle et Conchi, car elles partageaient désormais la maîtrise de la maison. Le docteur nous visitait chaque jour, je dis nous parce qu’il s’employait avec rigueur à nous ausculter tous les trois et ma sœur riait chaque fois qu’il posait sa grosse tête chauve sur sa poitrine. Ensuite il se lavait les mains dans l’eau chaude qu’Amanda ou Conchi avait versée dans une bassine toute blanche d’émail avec son liseré bleu de nuit tout autour arrrgh ! je m’en souviens comme si c’était hier ! On ne voyait plus le consul. Il m’avait promené jusqu’à midi, puis nous avions mangé sur la terrasse d’un MacDo et l’après-midi s’était écoulée dans le patio du consulat où des poissons rouges avaient occupé mon esprit car même si ce n’était pas la bite de mon père (et le consul savait aussi bien que moi et le flic et maman et même ma sœur que ça ne pouvait pas être celle de mon père qui n’était pas parti à la guerre) c’était une bite qui avait appartenu à quelqu’un et quelqu’un d’autre avait jugé bon de l’envoyer par la poste, avec le Moscova dessus, que ce fût celle du père de ma sœur ou de n’importe qui ayant un rapport (forcément) avec notre mère. Puis une voiture avec rien qu’un chauffeur dedans, au volant si possible, m’avait ramené chez moi et ma sœur était en train de manger à même la table qui avait, dans un premier choc, reçu le bocal qui avait ensuite atteint le dallage sans se briser —j’imagine mal aujourd’hui ce qui se serait passé (de différent) si la bite avait glissé dans la flaque au milieu des morceaux de verre étincelants, le soleil inondait en ce moment la façade est du patio, avec moins de lumière mais beaucoup plus de couleurs. Voilà comment tout cela s’était passé et on attendait les résultats de l’analyse ADN, pensant que le nom du père de ma sœur ou de n’importe quel autre homme y était inscrit en lettres ineffaçables. Le flic secoua ses épaules avant de dire, avec une lenteur calculée, que c’était exactement le contraire, qu’il n’y a pas de nom écrit dans la double spirale tant qu’on n’en a pas comparé les composants avec un autre ADN, en l’occurrence celui de ma sœur, car le reste de sa famille était resté chez nous ou était en vadrouille européenne et c’était trop compliqué d’aller chercher de ce côté, alors qu’on avait ma sœur sous la main. Ça ne faisait pas mal.

— Je vais juste te frotter l’intérieur de la joue avec ce petit tampon qu’on appelle un écouvillon…

— Pas question !

Voilà. Ma sœur s’opposait. Le flic recula, l’écouvillon en l’air. Il répéta :

— Mais ça ne fait pas mal. (il entra l’écouvillon dans sa propre bouche et frotta l’intérieur de sa joue disant) Cha fait rien ni pien ni bal. (ilsortit l’écouvillon et le remit dans son étui) Heureusement, j’en ai apporté d’autres. Ouvre la bouche.

¡Que no !

Cette fois, elle se leva et se fraya un chemin entre la table, dont la nappe glissa, et le flic qui, jambes écartées pour s’approcher au plus près du sujet, débouchonnait un second étui, sans toutefois en retirer l’écouvillon. Elle atteignit la porte du jardin, mais notre mère était là, pantelante, le visage blanc comme le linge qu’elle portait, elle se saisit des épaules fragiles, sans rechercher la contrainte, comme si elle voulait prendre, cueillir plutôt. Ceci est mon fruit. Évidemment, mon propre ADN ne pouvait servir à rien. Le flic m’avait presque traité de con. Il laissa la colère suinter sous ses yeux et des gouttes perlèrent sur sa lèvre.

— Mais si ça ne fait aucun mal, ¡leche !

Ma sœur se pelotonna dans les cuisses de notre mère qui s’emparait maintenant de la tête et la frottait contre son ventre. Le flic me fit signe avec l’index. J’avançai.

— Je vais te montrer que même ton frère, qui a pourtant la réputation d’être un peureux, ne se plaindra d’aucune douleur.

— Peureux et lâche, ajouta ma sœur. Son père…

¡Vale, vale ! (m’empoignantla mâchoire) Regarde, fit-il et il frotta l’intérieur de ma joue, il sentait le clarete et le boquerón.

— C’est pas d’avoir mal que j’ai peur, dit ma sœur comme si elle se confessait, ce qui me rasséréna.

¡Jolín ! De quoi tu as peur maintenant si ça fait aucun mal !

— Revenez un autre jour, conseilla notre mère de sa voix douce et fragile.

Le flic me repoussa, genre verre vide sur le zinc. Ma sœur avait peur. Mais pas d’avoir mal. Elle connaissait la douleur médicale. Je crois qu’on lui avait scié des os. J’étais petit à l’époque. Mais elle avait connu de terribles douleurs. Elle ne mentait pas quand elle les évoquait, comme maintenant devant ce flic têtu qui ne comprenait pas que le mal et la douleur ce n’est pas la même chose. Est-ce que le propriétaire légitime de la bite avait ressenti la douleur de la castration ou bien un éclat d’obus lui avait-il arraché le cœur avant, sans douleur ni rien ? Pourquoi émasculer l’ennemi si votre femme ne craint plus d’être violée ? Ces flics de temps de paix ne connaissent rien à la douleur. Ils s’entêtent dans des histoires d’ADN qui n’ont aucun sens et n’en auront jamais, même en racontant les faits dans un roman. Allait-il renoncer, alors que sa conscience professionnelle était en jeu ? Notre mère voulait-elle savoir, oui ou non ? Qui d’autre voulait savoir ? Moi ? Voilà une chose que vous ne saurez jamais !

— Un autre jour, répéta notre mère, toujours aussi douce et légère.

Le flic baissa les yeux sur ses chaussures, puis sur les miennes. Il allait céder. Or, ma sœur dit :

— Il faudrait d’abord que je comprenne pourquoi c’est un policier qui prétend trouver le mal qui me ronge et non pas le docteur qui dit que je n’ai plus mal et que je peux vivre comme les autres.

— C’est que, chica, dit le flic, ça n’a rien à voir avec ta maladie…

— Il n’y a rien à expliquer, décréta ma mère, moins douce mais tout aussi légère et peut-être même éphémère. Le docteur s’y prendra mieux que vous.

— Fallait y penser avant, dit ma sœur. (méchante) Maintenant ce ne sera ni l’un ni l’autre ! Je veux qu’on me fiche la paix, voilà ! Et qu’on me dise enfin…

— Que veux-tu savoir ? interrompis-je avec saveur de nacre sur la langue. Je peux peut-être te renseigner…

— Au lit tout le monde ! cria Amanda qui venait juste d’entrer.

*

En vain qu’on l’aurait attendu, le docteur ! Au matin du jour où il devait passer à la maison pour tenter d’arracher un peu de matière organique à la joue de ma sœur, sa chambre est vide. La chambre de ma sœur. La baie est ouverte en grand. Les rideaux flottent comme dans un film. Je suis là, spectateur incertain, voyant le lit défait, le coussin par terre, le doudou n’est pas là, pas plus que ma sœur qui est « sortie », il faut la chercher dans le jardin, après avoir traversé la terrasse encore tiède. On n’y met jamais les pieds dans la journée, le jardin est sinon abandonné du moins essoufflé. Je la trouverai endormie au pied d’un buisson. Et bien non. Elle ne dort pas, n’attend pas qu’on la trouve, ne se trouve nulle part, en tout cas pas dans le jardin, la grille du fond donne sur la rue de derrière, une rue plongée jour et nuit dans une obscurité de passage. La grille est cadenassée, on voit mal comment une fillette peut y remédier en sautant par-dessus où le barbelé contient les seuls reflets du soleil à cet endroit peu visité, même des oiseaux. Je retourne au salon. Notre mère déjeune en compagnie d’Amanda toujours ébouriffée comme son Amérique.

— Introuvable ? (un temps) Tu n’as pas bien cherché. Retournes-y !

— En effet, dit Amanda en se frottant le menton, il n’y a pas d’autre issue que ce salon. (rieuse) Elle n’a pas pu s’envoler. (ajoutant) Volo est décidément un idiot ! (sèche) Fais ce que dit ta mère ! Cherche, Volo ! Cherche ! (sérieuse) Je disais ça à mon chien quand j’en avais un.

Je retourne dans la chambre, le jardin, la grille, le barbelé, le soleil. Si rien ne change, je fais quoi ? Et je suis à ce moment bien incapable de mesurer le temps qui passe. On m’attend. On s’attend à. Mais non. Toujours rien. Elle n’y est plus.

— Qu’il est bête, mon Dieu ! dit Amanda en me pinçant la joue.

Et elle va où j’ai fait de mon mieux pour ne pas passer pour un idiot. Quand elle revient, elle a l’air bête que j’ai eu trois minutes avant. Elle se frappe les cuisses. Notre mère, qui à ce moment-là n’est plus que ma mère, quitte la table et va voir elle aussi. Ma sœur a disparu. Or, c’est impossible, comme dans Rouletabille. On commence à perdre contenance. On revisite les lieux, la coursive au premier, les chambres, y compris celles qu’on a abandonnées à leur ancien temps, on cherche des traces. Et de retour dans le patio, il faut bien convenir qu’elle n’est plus dans la maison. La question ne se pose pas de savoir comment elle s’y est prise. Amanda soulève le combiné du téléphone.

— Non, dit ma mère (encore calme). Pas la police. Pas encore. (sereprenant) Ou plutôt oui. Téléphonez à Conchi. (sûred’elle-même) Elles s’entendent bien toutes les deux.

Une demi-heure plus tard, Conchi se laisse choir dans le canapé. C’est la première fois que je la vois dans le canapé. Elle ne sait plus, dit-elle. Ma mère et Amanda cherchent dans les rues.

— Toi, tu te tais !

Et je me tais. Je ne sais rien. Ma sœur est têtue. Elle a trouvé le moyen de fuguer sans se faire prendre. Du moins au moment de sortir. Elle finira bien par renoncer, pense tout haut Conchi. Mais je connais ma sœur. Même si je ne la comprends pas. En effet, personne ne veut lui expliquer pourquoi on veut la soumettre à une analyse ADN. On lui dit « Laisse-toi faire, ça ne fait pas mal, on t’expliquera plus tard » et elle pense « quand je serai grande » et ça la met en rage et elle fugue, comme j’ai fugué moi-même, naguère, mais moi on ne me surveillait pas d’aussi près, j’ai simplement profité d’une faille. Et je suis revenu. Elle reviendra. Pas la peine d’appeler le flic, ni le docteur. On téléphone au consul. Il ne sait rien. C’est lui qui en a parlé au flic. Et le flic s’est amené. On l’a reçu.

— Ah ! lala ! Cette histoire d’écouvillon, dit-il en sirotant une anisette pendant que le docteur examine ma mère qui ne restera pas longtemps la mienne si ma sœur revient comme si rien ne s’était passé entre elle et nous. On procède alors à l’analyse et bingo ! ça matche ! C’est bien la bite de son père. Le consul attend des nouvelles de chez nous, mais son correspondant évoque des secrets militaires qu’on ne peut pas. Est-il mort en héros ? Ou bien… ?

— Faites-le taire !

Ou bien elle ne revient pas et on attend la fin de la guerre pour en finir avec cette enquête qui empoisonne l’existence de notre flic. On voit bien que ça le fait chier. D’être là. D’y penser. De ne trouver aucune réponse. D’accepter la critique, même silencieuse, ô visages. Il me fait signe. Je viens.

— Si tu sais quelque chose, Volo, dis-le-moi et toute cette histoire s’achèvera comme elle devrait l’être déjà si tu n’avais pas compliqué les choses !

— Mais je n’ai rien fait, moi, monsieur !

— Que oui tu as fait ! Je sais pas quoi, mais tu as fait quelque chose et voilà où on en est…

Disant cela il siffle le verre et s’en sert un autre. Du Machaquito pur, bien transparent, dont l’odeur envahit le patio jusqu’à m’enivrer moi-même. Amanda revient, les cheveux pris cette fois dans un foulard aux couleurs criardes.

— Si tu sais quelque chose, Volo, dis-le. On ne te fera pas de mal, tu le sais bien.

— Au contraire, dit le flic sans conviction, ambivalent.

Me vouloir du bien, à moi. Moi qui ne sais rien. Qui ne désire pas savoir. Ce n’est pas la bite de mon père. Ce n’est pas mon père. Mon père, il y a longtemps qu’il a renoncé à être un héros.

 

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