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Hypocrisies - Égoïsmes *
Julien Magloire V

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 Article publié le 1er janvier 2023.

oOo

« Sans commerce ni politique, ni contexte historique, vous êtes foutus comme romanciers. Vous donnez dans la contrebande chère à Hemingway. Cavalier solitaire sans faire-valoir ni monture. Tout le monde écrit, mais qui s’intéresse à la seule écriture ? « Un bon film, disait un passable cinéaste espagnol, c’est une bonne histoire, » et c’est donc un roman de la pire espèce. La seule instance qui exige concentration et discipline ne suffit pas à convaincre. Vous penchez du côté de la poésie… Or, le public s’attend à une fidèle description des apparences et à ce qu’elles suggèrent et impliquent. Le rêve, domaine scientifique par excellence (l’avenir en est encore à se demander si on ne fait pas fausse route) n’est proposé que comme solution à des questions de logiques impossibles à résoudre ou trop ardues pour l’intelligence moyenne. Rappelez-vous que la moyenne est la norme dans nos sociétés de conquérants. Tout ce qui la dépasse est forcé à l’immobilité des démonstrations muséales. Et ce qui ne l’atteint pas est relégué aux oubliettes de nos châteaux publicitaires. Ce n’est pas que je veuille à tout prix vous ennuyer ou vous chercher des poux dans la tête, mais j’ai bien peur que vous me demandiez de perdre mon temps. Or, c’est mon bien le plus précieux. Et je ne prétends pas en faire la Chronique ! Nous sommes conçus, suite à la complexité des intentions qui nous appellent, pour exister seuls non pas contre tous mais avec cette classe qui demeure le seul moyen de vivre dans la connaissance du plaisir pourvu qu’il ne dépasse pas les bornes de la liberté. Je crains de ne point pouvoir vous aider… docteur.

— Vos sentiments de justice vous honorent, mon cher Frank ! Que me suggérez-vous donc… ? Que Julien soit mis au courant de notre affaire… ?

— Mais ce n’est pas notre affaire ! Je viens de vous dire que…

— Elle le deviendra ! J’ai confiance. À la fois en la pertinence du projet et, ce qui ne gâche rien contrairement à ce que vous craignez, en vous ! Mais Julien est persuadé que lui et moi sommes… les coauteurs de… cet ouvrage, disons : un peu particulier… qui consiste à reprendre à la racine même les travaux d’un graphomane, autrement atteint de troubles psychiques qui forment le fond de ce que vous appelez l’histoire…

— Ce n’est pas du tout ce que j’ai dit ! Peu importe ce qu’il sait de votre canevas… heu… de votre entreprise disons (pour s’exprimer à votre manière) : exorbitante. Je ne suis pas employé ici pour créer une application qui, du document strictement médical, invente quelque chose qui aurait valeur de roman… Et ceci sans Histoire ni Commerce ! Personne n’y croira… On ne fait pas un cheval de course avec un âne ! Or, ces… élucubrations relèvent de l’ânerie ! C’est de la matière brute ! N’importe qui peut en être l’auteur si on lui en donne l’occasion. Proposez à l’employé ordinaire d’augmenter ses vacances non moins ordinaires pour les consacrer à l’écriture de ce qui lui passe par la tête et il vous prend pour un idiot ! Il exécute votre portrait ! Et sans aucun art à la clé !

— Sapristi, mon ami ! Vous m’avez bien l’air d’avoir vécu la chose… à une époque dont j’ignore les fondations parentales… voire plus largement étendues… Quel environnement vous a donc travaillé au corps après conception et mise au Monde… ?

— Je savais que vous en viendriez à m’impliquer dans votre affaire… Mais je peux en dire autant de vous et de votre…

— Vous en savez déjà trop, n’est-ce pas… ? Il est vrai que vous êtes un ancien flic… Vous avez acquis ces réflexes qui, je le crains, peuvent nuire à ma propre entreprise, sans compter l’influence que vous pourriez ainsi exercer sur mon protégé… Arrrr ! Gaston ! (c’était mon cri de guerre quand j’étais enfant… ne me demandez pas pourquoi… je n’en sais rien…) Sally !

— Oui, monsieur…

— Déchaussez-vous, s’il vous plaît !

— Ici… heu… monsieur… ?

— Là-même ! Puisque je vous le dis ! Exécution ! »

Occasion ce fut d’observer la finesse des mollets car, assise sur le bord du canapé, Sally remonta sa robe et croisa ses jambes alternativement pour dénouer les lacets. Elle n’ôta pas ses chaussures aux boucles dorées. Semelles de crêpe de la discrétion faite domestique. Elle interrogea encore le docteur du regard. Elle le suppliait, sans une seule fois rencontrer mon regard. J’avais cessé de mâcher, ayant prématurément enfourné une bouchée de sa brandade. Roger eut un geste d’impatience et les pieds se proposèrent nus l’un contre l’autre. Ils sentaient !

« C’est ainsi, dit le docteur comme s’il professait devant un collège d’ignorants dont j’étais pour l’heure la seule représentation. Chacun a sa particularité. Celle-ci, croyez-en mon expérience, se limite à une odeur qui, sans originalité d’ailleurs, vous distingue des autres, c’est-à-dire de ceux que vous connaissez. Sans cette connaissance, mon ami, vous n’êtes plus rien, cela va de soi. Et sans cette odeur sui generis, vous n’appartenez pas à la communauté qui vous nourrit en échange de services plus ou moins humiliants. Sally sent des pieds. Vous-même (cela dit sans vous offenser) vous sentez de quelque part. Je ne dis pas que je veux le savoir, mais c’est ce qui finira par arriver. Et je vous retourne la question…

— Je ne vois pas… où vous voulez en venir… heu… docteur…

— Roger…

(tends le verre pendant que Sally se rechausse l’odeur persiste mais ce n’est pas désagréable alors que vous auriez pensé ô impensable moi que ce genre de particularité vous aurez ahhhh)

Frank… Maintenant que vous savez à propos de Sally, vous ne pouvez plus reculer…

— Ainsi… Ohhhh ! Cette démonstration… ne visait qu’à…

(tourne vers Sally ton visage décomposé par l’embarras consécutif mais ne réussis pas à trouver les mots de ce qui serait une manière de s’excuser à la place ou non d’être là)

Je ne pense pas que vous saurez un jour… heu… d’où je sens ! Et je ne m’intéresse pas à votre particularité dans ce domaine si… heu… particulier !

(vous avez trop bu pour ne pas en rire)

— Vous ai-je convaincu, Frank… ?

— Je ne sais si… Oh ! Elle m’en voudra… J’en suis sûr…

— Ce n’est pas la première fois. »

Sally s’activait dans la cuisine. Nous n’avions pas attendu Julien. Les nouvelles étaient mauvaises. Un coup de téléphone du service concerné avait informé Roger que Julien s’était encore jeté tout nu dans la rivière :

« Mais je vous ai déjà expliqué que ce n’est pas pour s’y noyer ! beuglait le docteur. Réchauffez-le de l’intérieur et foutez-lui la paix. Il dormira jusqu’à demain. Non, monsieur ! Je ne lui ai rien conseillé… Je ne conseille pas, moi, monsieur Fouinard ! J’agis pour le bien de… Ne coupez pas ! Ah ! l’ignoble pédant ! Il veut me faire porter le chapeau ! Mais je n’irai pas. Je ne suis pas de service, nom de Dieu ! Qu’il se démerde ! Qu’ils se démerdent tous ! »

Ensuite nous sommes passés à table. Nous en étions aux entremets quand l’odeur des pieds de Sally a changé le cours de la conversation. Il n’était plus question d’écrire un roman sur le dos d’un patient qui ne s’attendait plus depuis longtemps à la guérison de son mal. Ce mal dont Roger Russel, à la diable, prétendait faire la Chronique, s’opposant ainsi de manière inélégante à ma propre Chronique du Bien, ma seule ambition en ce bas Monde. Odeur persistante, il le savait. Il me surveillait, car je tergiversais sans véritable conviction.

Julien se remit du traitement inadéquat qu’il eut à subir de la part des « autorités intérieures », lesquelles se limitaient aux injonctions du docteur Fouinard. La dispute, qui eut lieu dans le bureau de la direction, fut le seul sujet de conversation pendant plus d’une semaine, puis un autre évènement y mit fin.

« Les remplaçants ne manquent pas, » scanda Roger Russel, couplet qui fut repris en chœur jusque sur le seuil de ses ennemis… intérieurs.

Soumis au régime des deux sept, et dispensé de nuit pour raisons médicales, je m’étais installé dans une agréable routine. On me connaissait, au moins de vue. On s’enquérait de mes dispositions d’esprit et des progrès de mon apaisement. J’avais dû leur paraître impatient au début de notre relation. Ou vaguement hystérique. La tarentule courait encore quand j’ai accepté la proposition de Roger Russel.

« Organisons-nous, dit-il comme si la nouvelle ne l’émouvait nullement. Votre chambre est exigüe. Ne le niez pas ! J’y ai vécu moi aussi… Ce bureau sera notre quartier. Et gare à ne rien laisser traîner ailleurs. Je vous charge de fouiner dans les affaires de qui vous savez.

— Mais comment m’y prendrai-je… ?

— Vous avez été flic, oui ou non ? Vous en savez plus que moi sur les techniques de perquisition.

— Ça tombe bien…

— N’allez pas croire… Mais le flic est aussi doué pour la synthèse, n’est-ce pas ?

— Perquisition et synthèse… je vois…

— Vous ne voyez rien encore… Vvvvvv ! Si nous nous faisons attraper, nous serons bons pour une expédition au large de la société la mieux fréquentée ! Heureusement, les Colonies ne sont plus conçues pour abriter les bagnes… Par quoi commençons-nous… ?

— Vous allez me le dire ! »

Le rite des pieds ne se reproduisit pas. Même Sally semblait avoir oublié ce détail de notre relation de domestique à invité habitué. Pas moi. Ses pieds, chaussés lourdement à mon goût, de noir et de boucles dorées, traversaient mes observations et en troublaient quelque peu la cohérence. Je craignais de les voir apparaître dans les notes que je remettais régulièrement au docteur. Je les relisais tant de fois avant de m’en séparer (peut-être pour toujours) que je les savais par cœur. J’exagère… Leur volume dépassait mes capacités mémorielles. Je me suis vite noyé dans cette abondance de détails. De plus, mes incursions dans les lieux secrets de la documentation médicale entretenue jalousement par Fouinard me rendaient aussi fiévreux qu’un moustique affamé. Je me voyais aplati, condamné à cet épanchement de sang sur le blanc d’un mur qui allait devenir ma seule issue, de celles qu’on couvre de graffiti et autres inscriptions obscènes pour à la fois tromper l’adversaire et laisser un message aux futurs locataires. On ne vit pas longtemps dans la pyrexie. Et comme un malheur n’arrive jamais seul, ça me donnait soif. Certes pas au point de me jeter dans l’eau glacée de la rivière, à l’instar de mon sujet d’études romanesques (je n’avais jamais écrit de roman ni quoi que ce soit qui racontât ou se plaignît en termes lyriques ou philosophiques), et les ressources du docteur Russel dans ce domaine aussi particulier que les pieds de Sally semblaient inépuisables. Il en avait les moyens alors que les miens m’eussent limité à des consommations au comptoir ou en marge du tapis où il m’arrivait de jeter les dés du cornet. Bref, Julien reçut l’autorisation de revenir parmi nous. Il avait maigri et ses yeux avaient perdu en profondeur. Roger l’invita à pratiquer l’exercice physique et nous ramions de concert dans des pirogues de conception locale, fond plat et poupe carrée. La godille était de règle pour ne pas effrayer la proie. La friture était la méthode de cuisson préférée de notre hôte, aussi limitions-nous nos captures au goujon qui accompagne joyeusement les petits blancs. Ces pique-niques sont gravés dans ma mémoire de romancier. Je me suis promis, dès que j’ai eu conscience de leur importance stratégique, de les évoquer à la moindre occasion. Roger me le reprochait de temps en temps, mais sans y insister, comme s’il en soupçonnait l’utilité et la pertinence dans le cadre de son obscur projet. Julien ne se jetait pas à l’eau dont il se contentait de surveiller les surfaces dormantes ou rapides. Je crois même que ces vues lui inspiraient des ambitions de poésie, mais je n’avais pas accès à cette documentation que Roger conservait dans son musée privé. Sally ne quittait pas des yeux le thermomètre plongé dans l’huile qui répandait son odeur d’olive et de poisson d’eau douce. Le pain arrivait tout frais et chaud sur la table dépliée par mes soins. Ces nappes immaculées étaient l’œuvre de la lingère elle-même, cuisses exposées dans le fauteuil de toile et rire garanti en approbation bruyante et sans charmes au fil des plaisanteries imaginées par le docteur pour alimenter la jalousie amidonnée de Sally. Ces deux garces, comme les nommait Julien, quand elles se trouvaient dans la même enceinte, le plus souvent de verdure, constituaient à elles seules tout ce que nous pouvions appréhender du désir en proie à ses espoirs d’accomplissement. Roger nous tenait tous les quatre dans sa seule main droite, la gauche expédiant la friture dans sa bouche toujours rafraîchie par les coulées de blanc sec. Je me demandais combien de temps Julien résisterait à la tentation de commettre l’irréparable. Et je me surpris plus d’une fois à apprécier ces enjeux. Qui êtes-vous, docteur ? Question de flic, ouais…

 

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