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Ma dodécaphonie
Ma dodécaphonie (2)
![]() oOo « Plus ce qui nous échappe semble hors de portée, plus nous devons nous persuader de son sens satisfaisant. » René Char
Avec les extractions oniriques, j’inscris la dodécaphonie dans un univers qui lui est conforme : la matière du rêve. Le rêve s’intègre lui-même dans un matériau composite, bigarré, motivé par toute l’incongruité de l’association d’idées. À cet amalgame déjà un peu confus, il faut ajouter le support matériel et ses défaillances : un magnétophone à cassettes dont une piste sur les quatre ne répond plus du tout, ce qui oblige à « composer » en trio. Des instruments jouets et d’autres endommagés. C’est encore un petit théâtre qui s’ouvre et c’est sans doute là aussi une chose conforme à la matière du rêve. Ce qui est un peu étrange, c’est qu’il ait fallu l’introduction des séquences oniriques (textuelles, non musicales) pour enclencher ce processus qui, une fois n’est pas coutume, ne doit pas grand-chose au calcul et à la préméditation. Ma dodécaphonie se prolonge donc dans le disparate et s’y perd peut-être un peu mais cet épisode de peu de cohérence me permet tout de même de relire les étapes antérieures avec une once de satisfaction. Les enregistrements se sont succédé à partir de la fin 2001. Longtemps la superposition des voix dans l’ordre sériel a été pour moi un problème particulièrement angoissant. J’ai contourné cette difficulté en m’aidant de tous les artifices de l’enregistrement : accélérations et ralentissements extrêmes de l’enregistrement originel, superposition et déphasage de voix, effets de réverbération... L’accélération a ceci d’étonnant qu’elle rend une dynamique à des enregistrements péniblement obtenus et poussifs. Si les essais d’enregistrement - très improvisés - en dodécaphonie simple - étaient impropres à toute divulgation, ils m’offraient un matériau propice à un traitement de type électro-acoustique. On ne peut pas indéfiniment contourner les difficultés mais dans la prospection, il est parfois nécessaire de s’y appliquer. On fait face à une difficulté multiple. Il faut la démanteler. La première difficulté est mémorielle : plus vous avez la mémoire des enchaînements de notes et plus il est aisé de manœuvrer la série. Pour ce faire, il faut avoir des modèles. Les artefacts m’ont permis d’identifier une foule de formes, d’abord avec lePortrait de la série, puis avec les Variables du repli. Les enregistrements bruts n’auraient pas permis cela. L’autre difficulté concerne la superposition des voix. J’ai déjà évoqué le problème que me pose la notion d’harmonie sérielle, son rejet et sa réhabilitation (à mes yeux). Mais si d’un côté j’ai voulu libérer l’espace temps des voix les unes par rapport aux autres (Aglaé seriata, puis Variables du repli), j’ai également pris le parti d’adapter à la dodécaphonie la technique répétitive que j’avais adoptée pour des séries de pièces employant des quatuors de voix et / ou de basses. La forme du quatuor était surdéterminée par le magnétophone à quatre pistes. La plupart de ces essais s’appuient sur la série dodécaphonique brute, dont les segments sont répartis entre les différentes voix. Cette technique, si rien ne vient la perturber, a ses limites. Elle s’inscrivait à l’origine dans un contexte modal, ce qui garantissait un certain degré d’hypnose. Appliquée à la dodécaphonie, elle produit ce qu’on peut appeler des monstres mécaniques, assez ressemblants les uns aux autres même si les possibilités sont, ici comme ailleurs, infinies. Par la suite mes conditions d’enregistrement ont évolué mais elles n’ont jamais été si productives que dans des situation de contrainte et de dénuement où, peut-être, je me démenais pour retrouver une quelconque liberté. C’était sans doute un terreau très favorable à la dodécaphonie, dans un mode de fonctionnement où le bricolage joue un rôle majeur. Je suis passé, pour dire les choses de façon plaisante, de la combinatoire à la combine. Avec l’enregistrement comme avec la série dodécaphonique, j’ai privilégié, sans doute par nécessité, des méthodes de contournement. J’aurais pu - et sans doute dû - investir dans du matériel. Il eût fallu que je fusse un tant soit peu gestionnaire de ma vie propre. De même, j’aurais pu (ou dû) m’investir dans l’apprentissage de la musique notée. Las ! Je n’avais pas d’enseignant et mes efforts d’autodidacte dilettante n’ont porté que de maigres fruits. En revanche, les combines… C’est peut-être cette configuration qui a entraîné l’utilisation forcenée (même si tardive) de matériau onirique brut. Ce qui me paraît sûr, c’est la conformité des univers les uns par rapport aux autres. Aux défections de la série et de l’enregistrement répondent parfaitement celles du rêve. On pourrait même dire qu’elles se complètent ou encore qu’elles se complémentent, la complétude étant ici chose impossible. Le récit de rêve est une matière textuelle peu communicable, d’un point de vue littéraire. Ramené à un texte figé, il a rarement la consistance nécessaire à un poème ou un récit, ne rend que médiocrement les phénomènes du rêve, bref : le récit de rêve ne saurait tenir la promesse de l’œuvre quand bien même il hante la parole narrative depuis la nuit des temps. À sa façon, il remplit parfaitement la fonction qu’exercent les paroles d’une chanson. Il importe peu pour une chanson d’avoir des paroles très élaborées et même compréhensibles (sinon la suprématie de la chanson anglophone dans le monde serait impossible). Donc, pour dire les choses de façon un peu brute, l’absence de consistance, on pourrait dire d’intérêt, de la matière textuelle, n’est pas plus problématique que le texte d’une chanson qui scande « i love you, i love you, i love youuuuu... » (bien qu’il s’agisse déjà là de fort belles paroles). Quant au magnétophone... S’il pouvait sembler évident, il y a vingt ans, que l’enregistrement numérique était une libération, tant du point de vue de la captation du son que de la conservation des enregistrements, je serais beaucoup plus réservé aujourd’hui. Certes le numérique nous allège le risque de souffle et multiplie les possibilités de transformation du son, entre autres bénéfices bien réels. Et à l’orée de l’an 2000, naïvement, on pouvait croire voir là un progrès irrévocable. Adieu la cassette, adieu la bande et leurs fragilités, leurs défaillances, leurs imperfections... On vivait dans la transparence de l’enregistrement. On croyait pour beaucoup que la numérisation d’un enregistrement était quelque chose d’aisé et de neutre. On se rend compte aujourd’hui que les numérisations d’alors étaient horriblement fades et altérées. Pour la plupart d’entre elles, la comparaison avec les bandes ou même le phonogramme d’origine est sans appel. Qu’il s’agisse de pop, de jazz ou de musique classique, sans parler des enregistrements ethnomusicologiques, le constat est le même. Le fameux grain du son, ce grain abstrait dont on cerne bien mal l’enveloppe, est irréductiblement supérieur sur la bande. Car l’acoustique naturelle est radicalement irréductible à son traitement numérique, exactement de la même manière que le rêve est irréductible à sa notation. Plus les capacités numériques de la captation du son s’étendent, en effet, plus elles rendent manifeste la singularité irréductible du moment musical réel, qui n’est lui-même qu’une réalité partielle puisque aucun des spectateurs ou musiciens de l’événement n’en capte l’exacte totalité (peut-être simplement parce qu’elle n’existe pas).
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