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Apolline musagète
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 Article publié le 12 mars 2023.

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Je ne sais trop quelle tournure prendra ce projet, ni même si cela tournera en projet, ni, si projet il y a, comment il tournera.

Cette phrase-tourniquet résume assez bien mon embarras.

Je ne sais pas par quel bout commencer ce qui a toutes les apparences d’un projet tentaculaire mais de taille si réduite que les tentacules, que je devine plus que je ne les vois, me glissent entre les doigts.

Avec le sable au moins, on est en lieu sûr, que ce soit sur une plage de sable fin ou dans le confort de sa bibliothèque en train de contempler un sablier, depuis que l’on sait pouvoir compter sur lui afin de mesurer le temps qui s’écoule, mais qu’arrive-t-il, lorsque le temps ne s’écoule plus ? Eh bien, il rend caduque cette question même, en ce qu’il annihile toute perception instantanée de l’instant. Il n’y a plus de « lorsque » dans de telles conditions.

Ce présent de l’indicatif me paraît bien téméraire !

Cette absence de perception du temps, parfaitement fallacieuse, j’en conviens, est de celles qui narguent toute métrique, toute mesure du temps, elle est donc antipoétique par excellence, mais le terme excellence ne convient pas à un si piètre état de fait, alors disons-le plutôt antipoétique par défaut, parce que rien de poétique, c’est-à-dire de rythmique et de rythmé, ne peut initialement en découler ; il en est d’autres, telle la plongée en apnée durant laquelle le rythme cardiaque seul, en l’absence de respiration, dicte sa loi en pulsant, permettant ainsi de mesurer un temps purement charnel, en quelque sorte encapsulé dans le corps du plongeur, sachant que toute une équipe veille en surface, chargée de mesurer le temps écoulé, afin d’éviter tout accident au plongeur menacé par l’ivresse des profondeurs. Là aussi, fallacieuse absence de temps. Je passe rapidement sur d’autres occurrences ; j’y reviendrai peut-être un jour. 

On le voit, il y a comme une courbure qui s’opère, une asymptote qui tend vers une absence de temps désirée, rêvée, et parfaitement inaccessible.

Y accéder reviendrait, espère-t-on, pense-t-on, rêve-t-on, à s’aventurer dans le milieu au sein duquel nous soupçonnons que le rêve baigne. Le rêve baigne dans le rêve produit par le cerveau en éveil du dormeur.

Le dormeur est traversé de divers rythmes, cardiaques et sanguins, physiologiques (digestion, respiration, métabolisme) et électriques.

Ces biorythmes, inconscients pour une large part, deviennent partiellement conscients pour peu que l’on manque d’air ; étouffer, suffoquer vous ramène à une réalité incontournable : votre corps au cœur palpitant en échange constant avec son environnement qui lui fournit l’air, l’eau et les nutriments nécessaires à sa survie, sans oublier la salutaire gravité terrestre qui le plante là, quitte à lorgner vers les étoiles. Le corps est un espace quantique qui s’ignore.

Mais où veux-tu en venir ?

Je ne sais pas encore, je cherche.

J’en viens à penser que les rêves sont de vagues opportunités à saisir. Leur charge symbolique ne m’intéresse pas, la clef des songes est entre les mains ce ceux qui écoutent les rêveurs raconter leur rêves, l’analysé et l’analysant unissant leurs forces herméneutiques en ce sens. Je ne vise ni le fonctionnement de la psyché dont l’exploration appartient aux neurosciences ni le sens à donner aux rêves produits par la psyché, domaine des diverses psychanalyses. Tout cela est bien sûr passionnant mais hors sujet.

Mais que vises-tu alors ?

Le rêve comme matériau informel, ou plutôt le rêve pris dans un temps étrange où forme et matériau ne peuvent être pleinement distingués, le matériau perceptible seulement dans un pressentiment, parce qu’encore informe et la forme en gestation d’un matériau encore largement indistinct, pour ainsi dire inexistant. Cause matérielle et cause formelle encore en suspens.

Perceptible, le matériau ne l’est que par le truchement d’un effet de langage, ce dernier étant tout entier mise en forme. Mais il y a un hic, et de taille.

Ici donc, je rejoins Leray qui dit avec force :

Le récit de rêve est une matière textuelle peu communicable, d’un point de vue littéraire. Ramené à un texte figé, il a rarement la consistance nécessaire à un poème ou un récit, ne rend que médiocrement les phénomènes du rêve, bref : le récit de rêve ne saurait tenir la promesse de l’œuvre quand bien même il hante la parole narrative depuis la nuit des temps.

La part d’indicible, la part restante, la part maudite, les scories du Dire pour le dire ainsi, perceptible par défaut, sorte de matière noire invisible mais devant exister de-par la théorie qui en rend l’existence nécessaire, voilà ce qui apparaît comme absent, ne se donne à sentir qu’absent. Le Dit s’enlève sur le fond de cette absence.

Tout ceci, le matériau perceptible seulement dans un pressentiment parce qu’encore informe et la forme en gestation d’un matériau encore largement indistinct, pour ainsi dire inexistant, ne tient que par le langage pour en parler, c’est-à-dire l’évoquer au sens premier, magique de ce terme ; sans l’appui de cette grille - Sprachgitter, nous disait Paul Celan - tout s’effondrerait comme un château de cartes, un château de certes, suis-je tenté de dire, un vide abyssal proche du néant dont les bords pressentis laissent seuls présager que, s’il y a contenu, alors il y a contenant, alors que ni contenant ni contenu ne sont attesté dans cet espace indéterminé-insoluble. 

Mais n’est-ce pas là que se logent les rêves ? métaphores et métonymies confondues, au double sens de ce participe passé.

Encore une fois, c’est la rhétorique qui vole à notre secours, n’est-ce pas ? Un passé qui participe d’un présent inabordable, coincé qu’il est entre deux néants, celui du passé et celui du futur. Néant encore à naître issu d’un néant passé…

Ah que serions-nous sans les mots ?

Pascal Leray nous éclaire, lorsqu’il écrit : Avec les extractions oniriques, j’inscris la dodécaphonie dans un univers qui lui est conforme : la matière du rêve. Le rêve s’intègre lui-même dans un matériau composite, bigarré, motivé par toute l’incongruité de l’association d’idées. À cet amalgame déjà un peu confus, il faut ajouter le support matériel et ses défaillances : un magnétophone à cassettes dont une piste sur les quatre ne répond plus du tout, ce qui oblige à « composer » en trio.

La volonté de mise en forme est criante, absolument cardinale, c’est la raison d’être même de son projet artistique. S’agit-il de mettre en forme l’informe ? Plutôt d’étape en étape de donner à diverses formes partielles une forme globale qui ne soit perceptible qu’après-coup, une fois l’œuvre achevée. Le retour-amont du texte théorique permet de retracer ce cheminement, tandis que l’œuvre nous offre le résultat final de ce cheminement. L’œuvre, alors, achève son destin en cheminant cette fois dans l’esprit de ses auditeurs, y rebondit peut-être, suscitant çà et là de nouvelles vocations…

Ce que Pascal Leray entend par la matière du rêve rejoint ce que j’ai explicité plus haut comme matériau en voie de formation, la forme se cherchant dans quelque chose, le matériau, qui ne peut pleinement exister qu’une fois pleinement formé, c’est-à-dire informé par la pensée.

Pensée-matériau essentiellement fuyant dont la fuite s’étage en étapes créatrices. Il s’agit en quelque sorte d’élaborer ce que l’on pourrait appeler un formant à partir d’un matériau composite, bigarré, motivé par toute l’incongruité de l’association d’idées, pour reprendre la belle formule de Pascal Leray.

Les catégories en jeu mènent le jeu pour aborder ce qui restera toujours hors-jeu, un hors-jeu qui fait tout le sel du jeu en question, car le langage nous permet d’avoir conscience de l’arbitraire qui est sa raison d’être même, à savoir nous permettre de nous orienter dans cette réalité foisonnante qui nous déborde de partout. Les sens n’y suffisent pas, la pensée, la grande ordonnatrice, étant tout entière langage : verbal, musical ou mathématique. 

*

Le rêve, le rêve évidé, privé de toute substance linguistique, le rêve exsangue, pur processus neurologique, sorte de contorsion neuronale nocturne ou diurne à but récréatif, voilà la fragile base sur laquelle s’enlève des bribes de phrases, des images mouvantes distinctes-indistinctes, scénographiées ou rapsodiques, haletantes, non-figuratives.

Un vide fulgurant qu’il s’agirait de remplir lentement par une série peut-être infinie de décisions fortes et significatives appelant des actes sèchement exécutés, des actions implacablement menées, des coups de forces gigantesques, n’était ce balancement incessant qui s’agite en toi.

*

Tu songes d’abord à un grand balai de paille manié par un apprenti-sorcier et qui danserait dans les écuries d’Augias dont tu épouses un court instant le bref destin.

 

*

Ton estomac se comporte comme le pendule de la vieille horloge qu’enfant tu fixais des heures chez tes grands-parents, autant dire que ce roulis et ce tangage te donne le mal de mer, cette mer qui ne te quitte jamais, même lorsque tu es sur terre, aussi songes-tu bien vite à une autre image plus plaisante et plus parlante.

Tu songes à un bateau à voile de fort tonnage. Il est à quai, bercé par les vaguelettes du port, ensorceleuses petites berceuses des marins-poètes-musiciens qui résident en toi.

Ils se languissent de la haute mer, un temps s’endorment sur le pont richement pavoisé de ton imagination débordante, un temps seulement durant lequel des rêves et des rêves basculent et se bousculent en eux, boutent l’âpre et fière raison commune à tous mais qui n’en peut mais, depuis qu’elle est devenue ce réceptacle à désastres technologiques et écologiques dans l’espace duquel les eaux usées de la vie mélangées à toute la merde et toutes les ordures du monde contemporain, s’enroulent sur elles-mêmes dans un maelstrom écœurant, et dans le sens des aiguilles d’une montre, s’il vous plaît, car nous sommes dans l’hémisphère Nord.

Au réveil, toute raison bue, un furieux désir d’en découdre avec le ciel étoilé fait se lever comme un seul homme nos marins-poètes-musiciens férus de haute mer, pourfendeurs de méduses, harponneur d’azur.

Le grand vide appareille enfin pour des horizons blancs, sillages d’écume d’une aventure déjà vue x-fois, mille fois recommencée.

Le vide se défend si bien. Aucune étrave ne l’entrave ni ne l’entame dans sa conquête de l’espace mental dévolu à la musique nouée à la poésie.

Un schéma rythmique incisif survient dans ton esprit qui tranche net l’épaisse et longue chevelure bouclée du temps jeté-écoulé aux couleurs indistinctes. De vide point dès lors mais une irrépressible vague sonore qui soulève des joies chez toutes les invitées de la traversée. Ivres de musiques, les voilà qui déjà se dénudent, par avance se déhanchent pour entamer une débauche sonore digne des dieux.

Une musique, enfin, naît des flots noueux.

Vide, désespérément vide, le mot vide s’évide à l’infini, en perd son grec et son latin, en perd jusqu’à son « d » gothique dans l’élan tonitruant de nos marins-poètes-musiciens qui s’affairent gaîment sur le pont désormais habitées des femmes en liesse. Débauche, débauche de sons stridents, radiants, cassants, coupants, tranchants ! Ah les bougresses !

Tout ce qui leur tombe sous la main redevient musique. Jusqu’aux gréments qui se balancent en grinçant leur est une raison de se jouer des sons.

Le mot VIE s’étale maintenant sur toutes les voiles du navire en larges lettres arc-en-ciel dans toutes les langues du monde connues et inconnues. Le navire se sent pousser des ailes.

La grand-voile du rythme enfin hissée, les voilà tous, marins-poètes-musiciens et toutes, diablesses, bougresses, passagers-passagères d’un jour, passagers-passagères de toujours, et pas sages du tout, qui vont follement voguant sur les sons fastueux.

Folie, folie douce, douce folie, liefo cedouce, dodécafolie, dodécaphonie ! 

Sur le quai bondé, en rang de sardines, un groupe de musiciens fort timides a pris place, celle qui lui revient ; Les voilà qui fusillent allègrement la bêtise de notre temps, rageurs, entament un hymne à la VIE. Dantesques vagues de velours noir et bleu-azur déchirent les tentures délavées du ciel nacreux.

Quelques mouettes imprudentes se joignent à l’acrobatique sarabande, s’y brûlent les ailes, tombent toute rôties dans le bec des squales rieurs venus se joindre à la fête ; la foule dense, oh si dense, se noie dans la joie de ses propres danses.

Vertige, vertige jusqu’aux cieux ! La musique crève le plafond du ciel étoilé. On aperçoit quelques ovnis venus là, curieux de voir et d’entendre ce qui se trame ici.

Apollinienne, la mer au loin.

Possède-un-don acquiesce en souriant ; sa longue barbe blanchie par le sel flotte au vent. Il chantonne doucement un air d’ancien temps : Sous les pavés, la plage, il m’en souvient.

Apolline lui lance une œillade d’écume, soudain l’enlace, lasse de flotter entre ciel et mer. Possède-un-don s’esclaffe, ronronne, feule, gronde, caquette, tout le bestiaire des terres, des airs et des mers y passent ; Apolline, qui ne reste pas de marbre, comme on s’en doute, fond littéralement de plaisir, mais elle n’est qu’un mot, alors qu’importe, allons-y !

*

Il est temps que j’aille dormir, je crois.

 

Jean-Michel Guyot

5 février 2023

 

 

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