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Le calepin d'un fragmentiste - 9 - Lettre au facteur Cheval
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 Article publié le 19 mars 2023.

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Et comment se fait-il qu’ayant si peu à écrire,
on remplisse tant de papier ?

Crébillon fils

 

Ferdinand,

Je fais et refais souvent la tournée pédestre de Tersanne dans mes rêveries et dans les vôtres. J’ai chaque fois plus de trente kilomètres pour construire et reconstruire mon Palais. Je crève mes poches, je perce mon panier, je harasse ma brouette, j’use mes souliers montants… Aux yeux et aux oreilles des villageois, je passe pour un extravagant. Je n’ai jamais mis les pieds dans la Drôme. Ni dans la rivière, ni dans le département. Une partie de ma famille s’y est réfugiée pendant la guerre, la Seconde Guerre mondiale, la drôle. Je n’ai que des bribes de ce repli…

Toutes ces joies, ces peines, ces rancoeurs, ces invitations, ces haines, ces espérances, ces menaces, ces formules, ces ruptures… Tous ces encouragements, ces regrets, ces remords, ces conseils, ces rabibochages… Toutes ces questions et ces réponses dans une sacoche. Je pense à la mère Sévigné… Pendant trente ans jusqu’à quatre lettres par semaine. Trente ans de tartines... Va ma plume, ô ma plume va, comme une étourdie. C’est pour dire… Je pense aux lettres de Daudet et d’Arène. J’y entre comme dans un moulin. Je rends à Paul ce qui appartient à Paul, à Alphonse ce qui lui appartient. Je pense à Choderlos de Laclos, à la marquise de Merteuil et au vicomte de Valmont. Mes liaisons dangereuses. J’ai relu la lettre de Simenon et celle de Rilke. L’une à une mère, l’autre à un jeune poète. Je lis les plis du 23, rue Capello. Juliette Capulet, Vérone, Italie. Je… Tu… Vous… Je pense à Victor, à Adèle... J’y pense. Je pense à l’amitié… À Paul et André… André Gide et Paul Valéry. Je pense à l’amour… Toi, je t’aime comme je n’ai jamais aimé et comme je n’aimerai pas. Gustave et Louise. Je vous écris pour passer un moment, un bon moment avec vous, mais aussi pour le plaisir de vous écrire, pour le plaisir d’écrire, pour le plaisir de me relire. J’en aurai noirci, bleui du papier. Aucun fiel n’a jamais empoisonné ma plume. La disparition de son épouse, l’ingratitude du théâtre et de ses amis… Un grenier… Les glapissements des chiens, les minauderies des chats, les cris des corbeaux… La tabagie. Des échafaudages, des chantiers dans sa tête. Un seul visiteur, son fils. Un mauvais passage de Crébillon père. Ah ! Doit-on hériter de ceux qu’on assassine ! Un moment, Ferdinand. Un moment… Les chiens aboient… C’est la pétaradeuse du facteur. J’ai mon pétase ailé, mon caducée, mon tambour et mon porte-voix de héraut, mes escarcelles replètes d’étrennes du nouvel an. J’ai mes almanachs, mes collections de timbres, mes coq-à-l’âne, mes boucs émissaires, mes peaux de serpents, mes oiseaux-lyres… Je vis là, là-bas, là-haut, au bout, aux confins du monde. Je vous écris ce que je ne peux pas vous dire, ce que je ne peux plus vous dire. J’ai la parole, je converse.

Sais-je écrire ? Je me le demande souvent. Savoir écrire. Que faites-vous dans la vie ? J’écris ! Je m’écris. Je me relis par-dessus ma propre épaule. Les voix, l’esprit se carapatent, voyagent, se frayent des voies royales, des sentes brodées de fleurettes, des traverses inextricables… J’ai des nouvelles fraîches. Le 19 avril, date de votre anniversaire, j’irai au Musée de la Poste. Les chevaux du roi, le monopole de l’État ! Louis XI, Henri IV, Louis XIII, Louis XIV… Je te pèse, je te tarife. Ma besace... Le 21 septembre, sur les bords du Tibre, j’effeuillerai les épistoles des jeunes filles de Montherlant. Les tours de Chappe. Le télégraphe. Morse. Qui est au bout du fil ? Montesquieu ? Voltaire ? Diderot ? Madame du Deffand ? Werther ? Samuel Richardson ? Mademoiselle, je serais très flatté de muser en votre compagnie dans l’allée des Cygnes. Que diriez-vous d’un rendez-vous à la station Bir-Hakeim ? Votre cher et tendre. Un poulet certainement égaré. Une dizaine d’années plus tard… Donc, Attendons-nous, ce dimanche vers 14 heures, à l’endroit habituel. Votre ange gardien. Le courrier des îles, des exils… J’ai des sacs au fond de ma patache… Les épîtres de Boileau, de Sénèque, de Pope… Nous ferons un crochet par Cossé-le-Vivien. Le monde de Robert Tatin. Le Musée, l’allée des Géants, dix-neuf statues… Les tranches d’une vie. Du jeune au vieil âge. Un vingtième personnage a perdu la tête. La manœuvre d’un camion. Nous sommes en 1976. En mai, la Toscane… Deux voitures. The Tarot Garden In the land at Capalbio ! Giardinodei Tarocchi ! Garavicchio, un hameau. Les arcanes du Jardin des Tarots de Niki de Saint Phalle. En septembre, nous fleurirons le Tombeau du silence et du repos sans fin.

 

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