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III - serena
L’enquête de Frank Chercos - chapitre XXIII - 18

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 Article publié le 14 mai 2023.

oOo

Les conditions dans lesquelles la vie actuelle se déroule rendent la plupart des gens ennuyeux et inintéressants. Aujourd’hui, presque personne n’a quelque chose qui vaille la peine d’être raconté. La plupart des hommes nage dans l’océan de la vulgarité. Ni nos amours, ni nos aventures, ni nos pensées n’ont assez d’intérêt pour être communiquées aux autres, à moins qu’elles ne soient exagérées et transformées. La société uniformise la vie, les idées, les aspirations de tous. Pío Baroja - Les préoccupations de Shanti Andía (1911).

 

Anaïs K. posa son livre sous la lampe. Le passé revenait comme au Jour des morts. Mais c’était un jour ordinaire, à en juger par le soleil irisant les rideaux bouillonnés. Jaune de chrome. L’araignée tissait, têtue. Les feuillages frémissaient en silence et en ombre. Là-bas, les rideaux étaient épais et grossièrement tissés. La chaux s’écaillait dans la cuisine au-dessus du potager où s’agitaient des langoustes, s’ouvraient des huitres, s’entortillait une anguille, des feuilles de blettes renvoyaient un reflet rose du plus charmant effet. On pratiquait la peinture il faut dire. Avec la tante Constance qui s’y connaissait en charmes exotiques. Les pieds des demoiselles étaient chaussés de babouches au cuir emperlé. Peignez des ongles avant de vous plaindre de la chaleur, les filles ! La composition trahissait un souci de confort européen. Mais les personnages avaient reçu le soleil comme héritage divin. Quelle poésie cette conquête ! Mais nous n’avons pas conquis Cipango. Ni Cathay. Ni l’incroyable Soudan historique. Rendu l’Andalousie à ses pères et mères. Elle relut en esprit : Las condiciones en que se desliza la vida actual hacen a la mayoría de la gente opaca y sin interés. Hoy, a casi nadie le ocurre algo digno de ser contado. La generalidad de los hombres nadamos en el océano de la vulgaridad. Ni nuestros amores, ni nuestras aventuras, ni nuestros pensamientos tienen bastante interés para ser comunicados a los demás, a no ser que se exageren y se transformen. La sociedad va uniformando la vida, las ideas, las aspiraciones de todos. Yo, en cierta época de mi existencia, he pasado por algunos momentos difíciles, y el recordarlos, sin duda, despertó en mí la gana de escribir. El ver mis recuerdos fijados en el papel me daba la impresión de hallarse escritos por otro, y este desdoblamiento de mi persona en narrador y lector me indujo a continuar. Écrire. Voir mes souvenirs fixés sur la page. Sentir la proximité sexuelle de cet autre je. Qui s’en soucie ? On montait.

C’était l’inspecteur Frank Chercos accompagné de sa collègue Hélène Quelquechose. L’extraterrestre les précédait. Il n’avait pas encore été assassiné. Il les introduisit avec des manières d’un autre temps. Jouait-il lui aussi ? Ils passèrent sur le tapis persan aux tigres usés à force d’être piétinés en entrée. Traversèrent le plancher en chevron châtaigner d’époque. Leurs godasses transpiraient, mais on n’entrait pas ici pieds nus comme dans une mosquée ni à poil comme dans un sentô. Elle était un peu migraineuse ce matin. Apprendre que l’assassin de son fils serait libéré dans la semaine. Ce pauvre petit anus martyrisé par. L’étranglement. Ce long moment de sensations impossibles à imiter avec les moyens du vivant pas plus que les données du vécu. Asseyez-vous je vous en prie Octavie monta le thé les mantecaos et l’anisette pour monsieur

— Je suis au courant, dit-elle avec une fermeté de comédienne qui est en train de perdre la mémoire et qui en prend conscience pendant une représentation.

— Je suis désolé… fit le policier.

Il cherchait un cendrier des yeux. Ceci n’est pas un cendrier.

— La période de sûreté… commença-t-il.

— Nous verrons cela.

— Je pensais à monsieur le comte…

— Fabrice a tout oublié.

— Je n’en suis pas convaincu.

— C’est pourtant par pure conviction que nous avons condamné cet homme.

— Vous le croyez innocent ?

— Je ne crois rien ! J’ai fini de croire quand… Vous savez… La fin de l’Empire.

Il scruta ce visage prématurément vieilli, ces rides, ces mollesses pâles, les lèvres fendillées et ces mains qui exploraient les plis amidonnés du corsage deux seins compressés à travers les motifs enfantins d’une dentelle d’un autre temps.

— Deux fils morts assassinés, dit-elle en regardant Hélène qui baissa ses doux yeux de fausse interprète de la réalité.

— Je croyais que le premier avait été victime d’un accident… corrigea Frank sans conviction.

— Je suis cet accident, d’après la rumeur en usage…

— Ce n’est pas ainsi que meurent les assassinés, ma chère Anaïs…

— Et comment est-il mort, mon Lazare II ?

— Le procès…

— Ce procès fut une mascarade ! Sans ce maudit Rubanière…

— Il a beaucoup écrit sur le sujet à l’époque. (un temps, de croquer la tangente d’un biscuit) J’ai pensé que je devais parler avec Fabrice de…

— Je vous dis qu’il s’en fiche. (un temps, le même) Lazare n’était pas son fils.

— C’est une révélation…

— Pour vous peut-être ! Mais Rubanière s’est vanté de savoir…

— Encore lui ! fit Hélène en soufflant sur sa tasse. (temps encore) Je ne savais même pas que votre fils avait été assassiné…

— C’est une vieille affaire, dit Frank en secouant son popotin dans le cuir nouvellement rafraîchi à l’eau de pluie. Nous avons toujours tort de…

— Je crains que notre comte ne soit endormi… Dort-il… ?

L’extraterrestre franchit un des tigres et se posa tout droit sur un massif de plantes tropicales qui dénonçait le caractère faussement persan du sujet. Il ne savait pas si monsieur le comte dormait ou s’il était dans son atelier en train de bichonner son Purdey à canons superposés.

— Je peux aller voir, dit-il avec haleine de graisse graphitée. Je suis équipé de ce qu’il faut pour ne pas me faire remarquer…

— Vous êtes un vrai extraterrestre… ? demanda bêtement Hélène qui se suçait les doigts à cause d’une confiture garnissant l’intérieur d’un beignet exotique.

L’extraterrestre sourit.

— J’aurais fait un bon acteur si Depardieu ne m’avait pas piqué la place que la gloire me destinait.

— Vous plaisantez, non… ? Depardieu est un mythe… Je crois avoir lu ça dans Victor mais je ne suis pas sûre de Hugo… (minaudant) Frank ! Aidez-moi !

— Si tu fermais ta gueule au lieu de l’ouvrir !

Octavie remonta avec le comte. Elle le tenait par les épaules, non point pour le soutenir, ses mains surmontant les deltoïdes mis à nu par retroussement haut des manches d’une chemise de prix tachée de graisse, mais pour le guider car il venait de s’aveugler suite à une erreur de manipulation et la poudre Purdey avait fusé dans l’espace confiné de l’atelier de chasse et de pêche qui était l’équivalent de la bibliothèque pour la comtesse. Frank nota ce détail d’une intimité qui n’allait pas le rester, d’autant que vingt et quelques ans plus tôt elle avait fait l’objet de méchantes intrusions de la part de la Presse environnante. Le comte chassait et pêchait ; la comtesse lisait et peignait.

Tambien toco el piano, dit-elle en agitant son éventail destiné ici à repousser les assauts des moustiques.

En effet, le piano à queue, mais comment n’en aurait-il pas, était ouvert à la page d’une valse hésitation empruntée au temps des Colonies. Pío Baroja avait publié Shantí en 1911. Elle montra la couverture, avec son Shantí couvert d’embruns. Puis le livre se posa sur son genou, l’autre genou était passé dessous dans un mouvement qui défia la mémoire de Frank Chercos. Il aimait ces jambes hollywoodiennes. Et les babouches ramenées de l’Oriental. Elles émettaient une douce fragrance de fromage discret. Ses perles étaient en grande partie perdues. On ne les retrouvait jamais si elle s’apercevait que quelques-unes avaient encore pris la tangente. N’est-ce pas… ?

— Madame a toujours raison, dit l’extraterrestre qui s’efforçait de ressembler à ce qu’il n’était pas depuis que l’Empire était perdu.

— C’est vous qui me donnez raison mais oh le voilà !

Entrée du comte précédé d’une odeur d’anisette à effet ouzo. Octavie ne le poussait pas. Au contraire elle limitait, par son action parallèle sur les épaules de l’aristocrate, la distance à franchir entre l’entrée du salon et le fauteuil au cuir taché significativement.

— Louchir, louchir ! Comme ma vue quand je vous vois, ma mie ! (apercevant Hélène) Oh ! Une femme nue !

Il se laissa cueillir par le fauteuil dont la profondeur était adaptée à ses chutes. Octavie fit un pas en arrière et, la tête penchée sur son épaule froufroute, estima au pif la position du comte qui ne parvenait pas à croiser ses lourdes jambes.

— Ben Louchir vous salue, monsieur, madame nue, ma mie, oiseau, araignée, recommencement interminable, je n’aurais pas dû écouter ta lecture hier au soir, ma mie, j’ai dormi sans dormir et rêvé de rêver… Ben Louchir remis en liberté…

— Justement, commença Frank Chercos, je suis venu vous…

— Si vous pensez que. Vous vous tromp. Je n’ai aucune int de. Mais si vous insis…

— J’ai ordre de vous conf… de vous demander de me remettre votre fusil…

— J’en ai un autre…

— Je veux parler du Purdey…

— J’ai eu le Simplex mono-canon pour mes dix ans. Épaule fracassée au premier tir. J’étais gaucher à l’époque. Ce qui explique que je sois droitier depuis.

— Bien. Je repartirai avec le Purdey, le Simplex et… ?

— Le 8mm de Papy… (trahison d’Anaïs gros yeux du comte)

— Je l’ai prêté à Roger. (éclatant de rire) Si vous saviez… Des balles en bois creux rose… On dirait des petites bites… (se redressant comme devant ses juges) Vous ne croyez tout de même pas que…

Il trouva même la force de se lever, chancela, Octavie accourue et l’empoigna cette fois par le fond, ce qui exagéra la bosse au niveau de l’entrejambe. Puis il se laissa plier et retrouva sa position cassée dans les coussins.

— Pour les armes blanches, grommela-t-il, veuillez dépouiller les armures qui montent la garde ici et là dans le château… Une hallebarde… Je pourrais utiliser une hallebarde. (riant, environné d’anis) Pas à cheval, mon ami Frank ! À pied ! Traversant toute la ville en criant Hallali et brandissant ce fer qui n’a pas servi depuis Duguesclin, n d d ! (hic) Je n’ai jamais aimé l’Empereur. Et je ne salue pas le traître de Gaulle. (voyant le livre sous la lampe) Vous relisez donc, ma mie… ?

— C’est que je m’ennuie à mourir, mon amour…

— Le jour où l’assassin de votre fils est libéré… ?

— J’ignore quel jour nous sommes.

— Pour les fusils, cher Fabrice… intervint Frank en se levant, ayant achevé son mantecao et bu la dernière gorgée de thé.

L’extraterrestre les apportait justement. Les munitions cliquetaient dans ses poches américaines, comme les appelle Cocteau. L’odeur de la graisse s’ajouta à celle des pieds.

— Vous me privez de mon seul divertissement, ami Frank…

— La chasse est fermée…

— Un cerf a été vu dans le bois. Un tir d’été est prévu…

— Qu’est-ce que j’en fais ? demanda l’extraterrestre.

Il était temps de se séparer. Hélène, un peu pompette, car elle avait tenu à croquer le sucre imbibé d’anis que lui offrait le comte, tituba vers les fusils, mais elle bifurqua aussitôt que son esprit en estima le poids et l’encombrement. Après tout, on ne lui avait rien demandé. L’extraterrestre s’offrit. Frank descendit le premier. Il avait hâte de rentrer à l’hôtel. Changement de costume en même temps que de personnage. Ces coulisses hôtelières étaient bien pratiques. Et tandis qu’Hélène s’acheminait devant lui, il jeta un œil par-dessus son épaule. L’extraterrestre n’apparut pas comme prévu ou souhaité. Les fusils non plus, car il était inconcevable de les matérialiser sans l’extraterrestre repérable aux cliquetis produits par les munitions mal emballées au fond de ses poches américaines. Il y avait autre chose dans l’anis. Il n’avait aucune idée de la nature de cet additif, mais c’en était un. Hélène n’arrêtait pas de péter. Ça la rendait hilare. Le comte avait raison tout à l’heure : elle était nue.

 

 

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