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Le calepin d'un fragmentiste - 21 - Rêves et rêveries
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 Article publié le 18 juin 2023.

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Le rêve chemine linéairement, en oubliant son chemin en courant. La rêverie travaille en étoile. Elle revient à son centre pour lancer de nouveaux rayons. Gaston Bachelard

 

Je suis né dans des fers émoulus, mais coiffé,

Tiré de ma mater, grosse à pleine ceinture.

Voyante, je suis là pas du tout débiffé !

Encore une qui lit dans le marc de café,

Qui trace dans mes mains de folles aventures.

 

Je suis une pâte à vivre jusqu’à cent ans

Et même plus si j’en crois ma cartomancienne.

Je ne joue pas les durs, les caïds pour autant,

Je me réjouis de prendre et de perdre mon temps

Cependant que mon cœur d’artichaut fait des siennes.

 

Je n’émiette mon pain, ni ne noie mon vin d’eau,

Dans les champs, la daille et la fourche me rudoient.

Pour un patard vaillant, je charge sur mon dos

Des sacs de nœuds, des sacs d’embrouilles, des sacs d’os,

Des sacs de grains de plomb, des sacs de plumes d’oie.

 

Par bonheur, je pressens le bout de ma saison,

J’attends un vieux nocher sur une noire berge.

On me revoit, fringant, sur les quatre horizons,

Conter fleurette à des amours de garnison,

Dans le salé, le gras et le doux d’une auberge…

 

Je bosse comme un rat des égouts de Paris.

Qui se souvient du grand Jeûneur de Notre-Dame,

Qui fut tantôt Jésus, tantôt vendeur de gris,

Tantôt très peuple sur le parvis plein de cris ?

Les statues de nos jours n’auraient plus charge d’âmes ?

 

J’affronte le haro, les hip, hip, hip, hourras,

Les manèges criards qui broient de la romance,

Les mauvaises humeurs des gris, des gros, des gras,

Les prêches, les credo, les abracadabras,

Mon pasticheur mafflu qui s’empiffre à ma mense…

 

Parfois, pour écourter mes chemins charretiers,

Je dérime Ronsard, Richepin, Cros, Corbière…

On me dit dur à cuire, homme de tous métiers,

Bon prochain, fragmentiste, aède, anecdotier…

Au bout d’une chanson, j’ai mon enseigne à bière.

 

La botte ou le sceau, pauvre âne de Buridan ?

Le foin ou l’eau ? Encore un conte d’Aristote…

La soif ou la faim ? Hé ! Geoffroi à la grand’ dent,

Je n’ai plus le cœur à donner dans le godan.

Va, je ne te hais point, figure de litote !

 

 

Victoire ? Je combats trois- quarts d’heure de plus

Avec tout un renfort venu à ma rescousse…

Sans sonneurs de tocsin, de glas et d’angélus

Sans le gastronome et général Lucullus,

Mon histoire avance et recule par secousses.

 

Le plus souvent, bien sûr, je soupe à la maison.

Ce soir, il me prend en gré de faire bombance,

De boire et de bafrer jusqu’à la crevaison.

Ne me demandez pas d’avouer mes raisons,

De divulguer tout haut ce que pense ma panse.

 

J’ai laissé mon flaviol pour un stylographe or,

J’ai dans l’idée de m’y remettre un de ces quatre,

D’ici cinq ou six nuits, je compte faire fort,

Tant pis, si je ne suis, malgré tous mes efforts

Et mes acharnements, jamais qu’un musicâtre.

 

J’entends d’ici tous ces chantres de carrefour

Pleins de myosotis, de roses, de violettes.

Toulon, Bandol, La Seyne, Ollioules, Six-Four,

Je suis en même temps à table au Grand Véfour,

Au four des Casseaux, au moulin de la Galette,

 

Aux fours de Saint-Ursanne, au moulin de Laffaux,

Au parc Montsouris, sur l’herbe à Chailly-en-Bière,

Dans les bras de Morphée, dans les bras de Sapho,

Par crânerie, dans ceux de la dame à la faux,

Dite l’ensuaireuse et la metteuse en bière.

 

Comme vous le voyez, je peux être partout…

Plusieurs endroits à la fois, au mont des Olives,

Sur les bords du Léthé, sur l’île de Chatou,

Au carnaval de Nice, au sommet du Ventoux,

Dans ma froide mansarde à compter les solives,

 

Sur une dune à Berck, sur le pont d’Avignon,

En barque, à la rime au creux d’une vague amère…

Je ne vois que ce qui s’offre à mon lumignon ;

Je caresse les murs d’un dédale à borgnon,

Sur les cris de Milton, sur les tâtons d’Homère,

 

J’envoie paître valets, maîtres et compagnons,

Je ne parle pas en arrière de la bande,

Un tambour, une vielle, une flûte à l’oignon,

Je me plante devant eux, poings sur les rognons,

Je ne supporte plus leurs gourdes sarabandes !

 

Je n’ai plus une faim à battre les gravats,

Je n’ai plus toute ma caboche vésuvienne,

Ni les tristesses d’un brodeur de canevas.

Rabelais, ne saura-t-on jamais où l’on va ?

Jamais, plus jamais à moins que l’on en revienne.

 

Tu dors sous le jardin de Perrine à Laval,

J’entends ton violon, la valse pour Clémence…

Douanier Rousseau, ce soir j’enterre carnaval,

Pégase, vieille carne, immontable cheval,

Est là, je l’enfourche au plus fort de mes démences.

 

Quelqu’un ? J’appelle, mais personne ne répond.

Je suis un portefaix, un archange de grève,

On flâne sur les quais, on danse sur les ponts,

Malgré les cloches, les sirènes, les pimpons,

Des scies à manivelle envahissent mes trêves.

 

Moucherons, gnards, morveux, moutards, chiards, morpions,

J’aurai longtemps logé le diable dans mes bourses,

Vous n’étiez pas encore ici et là-bas, pions,

À crier : Des lampions ! Des lampions ! Des lampions !

Et me voici sanglé, sanglant, à bout de course.

 

Et vous mâche-laurier, vous qui jetez des fleurs

À Jehan de Wissocq, as de la baguenaude,

Une pièce de vers sans rime et sans couleur,

Vos bouquets à Cypris n’arrachent pas un pleur

Ni aux luths urbains, ni aux lyres péquenaudes.

 

L’autobus de Queneau, ligne S, de la Con-

trescarpe à Champerret, ramasse sur un signe

Ses passagers… L’Alphonse a vagi à Macon,

J’appends un drapeau rouge, un noir à son balcon

Et glisse sur son lac des canards et des cygnes.

 

Dites-nous, bilboquets, votre foutu bâton

De maréchal que vous portiez dans la musette,

L’avez-vous dans le fion ? Ganaches de carton

Mâché, masques de chair, porte-fulmicoton,

Sur les remparts, chacun est à son amusette.

 

Allez savoir, je pense au nommé Dassoucy,

Poète et musicien, viveur sans Dieu, bizarre,

Ami de Paul Scarron et de Molière aussi,

Amant de Cyrano de Bergerac… Taxi !

Taxi ! Taxi ! Merde, il pleut… Gare Saint-Lazare !

 

Je n’irai plus au Havre, à Bayeux, ni à Caen,

Ni même à La Ciotat, ni même à Porquerolles,

J’y avais le couvert et le pageot de camp.

Mon pote, nous n’avons pas perdu nos piquants,

Tu as toujours les airs, j’ai toujours les paroles.

 

Connais-tu Marini, le Cavalier Marin,

L’Italien, l’Espagnol Gongora y Argote ?

J’écris… J’écris… Le doigt, la plume, le burin,

Le sable, le papier, le marbre, l’or, l’airain,

Mais je veux être encore un diseur de gargote.

 

Je travaille ma voix en suçant des galets,

Je boite allègrement sur les pas d’Epictète,

Socrate était, paraît-il, chauve, camus, laid ;

Je ne veux pas savoir ce qui plaît ou déplaît,

J‘alpague tout ce qui me passe par la tête.

 

Des coups de pied au cul et des coups de revers,

Épithètes, brocards, invectives, je chasse

Du bas de l’Hélicon les colporteurs de vers

À la façon de Neuf-Germain, de faits divers,

Les porteurs de journaux, de drapeaux et de châsse…

 

Nous autres nous irons au bout de notre chant,

Mon double, ma doublure et mon pâle contraire,

Nous quatre qui allons par les rues, par les champs,

Faiseurs de clairs de lune et de soleils couchants,

Quelquefois, nous prenons le temps de nous abstraire.

 

Comme tous les rimeurs, je suis sur le départ,

Je laisse mes archers promis à la tuerie

Et mes guets apostés le long de mes remparts ;

J’abandonne à ma meute aboyante mes parts

Et me réveille en eau auprès d’une égérie.

Robert VITTON, 2023

 

 

Notes

 

Rêves et rêveries : le rêve est d’un être endormi, la rêverie, d’un être éveillé.

Débiffé : en mauvais état.

Le Jeûneur de Notre-Dame : statue dressée sur le parvis, surnommée par le peuple, Monsieur Legris, vendeur de gris, allusion au vent, Jésus, Esculape… Elle représentait le départ des routes de France. Elle fut détruite en 1748.

C’est Geoffroi à la grand’ dent : ce dit de quelqu’un qui a une dent qui avance.

Donner dans le godan : se laisser abuser.

Flaviol, flabiol, fluviol : flûte à bec à sept trous d’origine catalane.

Chailly-en-Bière : Claude Monet y a peint son Déjeuner sur l’herbe en avril 1865.

Aller à borgnon : à l’aveuglette.

Battre les gravats : revenir le lendemain manger les restes d’un festin.

Jehan de Wissocq (1355-1402) : chevalier, seigneur de Hollande, champion de la baguenaude, tortillage fait en dépit des règles et du bon sens, un amphigouri en vers blancs.

Amusette : gros fusil de rempart monté sur affût.

Charles Coypeau d’Assoucy, dit Dassoucy (1605-1677) : musicien, poète, écrivain, dramaturge, il a composé la musique des intermèdes d’Andromède de Corneille. Soumis à une errance perpétuelle, il parcourt la France et l’Italie. Emprisonné à plusieurs reprises pour grivèlerie, pour propos injurieux, pour dettes de jeu, pour sodomie et athéisme.

Giambattista Marino, connu en France sous le nom de Jean-Baptiste Marini, Cavalier Marin, (1569-1625) : poète, chansonneur sans conviction, auteur de mazarinades.

Gongora y Argote (1561-1627) : poète espagnol au style foisonnant.

Neuf-Germain ou Neufgermain (1574-1662) : poète baroque, se fit une spécialité en jouant sur les syllabes composant le nom de ses amis.

 

 

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