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Hypocrisies - Égoïsmes *
Alice Qand XXXI

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 Article publié le 2 juillet 2023.

oOo

MOI — Ainsi, « Mo ! Mo ! Mo ! » n’était qu’une façon de parler… Ouf ! Encore un de ces moments de bonheur intense dont j’ai le secret… si bien gardé que j’ignore même où il se cache. Certes, j’ouvre le journal tous les jours… et les « thèmes d’actualité » nourrissent un tant soit peu mes hypothèses relatives à la société et à ce qui va un jour ou l’autre y mettre fin : ma propre mort. Mais ces instants de vocation fragmentaire ne répondent pas aux trois questions du philosophe du désespoir : qui suis-je ? qu’est-ce que je possède ? et qu’est que les autres pensent de moi ? Pour ça, il faut que je parle. Ou que j’écrive. Il faut que j’enregistre. Il faut que j’en fasse quelque chose. Et je n’en ai rien fait en prêtant main-forte aux autorités de tutelle. Pourquoi avoir choisi d’œuvrer sous tutelle ? Pour agir « en bon père de famille » ? Pour ne pas attirer les ennuis qui rôdent alentour ? Pour paraître moins con que les autres et par conséquent victime de ma propre paranoïa ? Est-ce la déconnexion totale qui me guette ? Qu’est-ce que cette mort avant la mort ? Quel est son prix ? Qui m’accompagne, que je ne vois pas ? Entre les véritables écrivains et les personnages qui écrivent, comment explore-t-on cet interstice de réalité ? « Mo ! Mo ! Mo ! » est la conséquence d’un accident cérébral, pas d’un processus de déréalisation qui a quelque chose à voir avec le Verbe. Entre le cerveau de Virgile et celui de Bloom, j’enquête sur la mort. Et ce n’est pas Dieu ni la Physique qui m’apparaît, mais moi-même, dé jeté par deux inconscients à qui je ne dois que Ça.

CHICO CHICA — Tu ne peux pas parler d’eux en d’autres termes… Je comprends que tu veuilles savoir pourquoi Julien Magloire a tué Alfred Tulipe. C’est là peut-être l’œuvre de ta vie. Tu en viendras à assassiner au moment d’en écrire les derniers mots. Dire que j’ai failli mourir pour toi ! Pauvre Chiquita qui se prenait pour Hercule Poirot ! Tu étais là… À deux doigts d’en savoir plus. L’œil vissé dans la lunette astronomique ou dans la pinnule du graphomètre. Tu as toujours hésité entre le plancher des vaches et les envolées lyriques ou épiques. Que de chants et d’histoires pour immobiliser le toro devant les hanches parallèles de son diable d’homme ! Être et ne pas être. En avoir ou pas. L’écran n’est pas un miroir. On ne le balade pas longtemps dans les couloirs de la mort. Pourquoi me prennent-ils pour un monstre et toi pour un enfant ? J’ai bouché les trous pythagoriciens de mon pipeau. Voici un autre genre de chalumeau. Mais au lieu de la flamme attendue par ta curiosité, ce sont des épines que je projette en direction de ce maudit ballon.

Ballon immobile, la ficelle était nouée autour de la valve extraite comme le phallus d’un faux-bourdon. Phile y veillait. Il tenait à ce ballon et comptait s’en servir pour échapper à son destin de chair à canon. Il n’aimait pas la guerre, Phile. Il en connaissait les ressorts et s’était juré de ne plus recommencer. Grimaçant de douleur, ce nouveau protecteur des jardins et des troupeaux ne songe qu’à prendre le large. Et tout ce qu’il a trouvé pour appareiller, c’est ce ballon qui d’après lui appartient à un enfant. Pourtant, Élise s’est assise en amazone sur le tronc drossé à terre. Elle teste sa capacité à conserver l’équilibre malgré le volume cylindroïde de l’embarcation. Elle craint de se laisser emporter par le roulis et ainsi de mettre en péril l’expédition et tout son équipage. Le type qui s’est approprié de cet engin flottant lui propose de planter un manche à balai dans le tronc, « verticalement » (elle frémit à ce mot) — et de l’attacher comme Ulysse afin qu’elle ne penche ni d’un côté ni de l’autre, mais elle doute que ce soit là une manière « bien judicieuse » de penser l’équilibre nécessaire. Une discussion s’ensuit, plus pour meubler l’attente que pour construire les bases d’une solution à l’épreuve des défauts de raisonnement. Qui est ce type ?

« Un bâtard, dit Chico, mais je ne saurais te dire de quelle famille il est issu. Regarde-le flatter les côtes de cette sotte ! Elle lui démontre que l’idée du manche à balai, même planté dans le cul, ne tient pas… debout. À cheval comme un homme sur le bois flotté, ce succédané d’ithyphalle ne lui sera d’aucun secours si ce qu’elle veut c’est se tenir en équilibre. Elle pense qu’il vaudrait mieux qu’il se tienne lui-même debout derrière elle, corrigeant la gîte avec ses pieds et se tenant non pas à ses épaules comme il le fait en ce moment dans le cadre d’une simulation technique, mais au manche à balai qu’il a trouvé dans la broussaille, lequel serait effectivement planté, à condition de trouver le moyen de pratiquer un trou au bon diamètre dans le bois qui paraît aussi dur que la queue de Phile. Elle le cogne avec l’index replié comme si elle frappait à une porte. Il se tient le menton et le masse. Elle ne connaît même pas son nom. Elle l’appelle « monsieur » et il s’adresse à elle en usant de périphrases qu’elle prend pour de la poésie. Pouah ! Ces simagrées préludiques ! »

Le nain ne crache pas, mais il simule et son petit pied nu aux orteils caleux écrase le mollard avec une rage contenue qui n’augure rien de bon pour le sort du ballon. L’idée d’user d’un bois flotté pour se calter avant d’être réduits et irradiés ne me semble pas mauvaise, d’autant que le ballon pourrait servir de deuxième coque. Encore faudrait-il le relier au tronc pour former un catamaran… Et convaincre Phile que l’idée est aussi bonne pour lui. L’équipage se composerait d’Élise (avec ou sans manche à balai rendu facultatif par la nouvelle architecture du rafiot), de Chico Chica (qui ne prend pas beaucoup de place), du Bâtard élevé au rang de capitaine par pure flatterie, de moi-même et de Phile chargé de surveiller l’intégrité du ballon toujours menacé de crevaison. S’il crevait, le tronc retrouverait sa vocation de bois flotté toujours enclin à se livrer à des manœuvres rotatives pour le moins périlleuses. Il ne me restait plus qu’à exposer ce plan d’expédition ou de fuite (selon l’idiosyncrasie de chacun), d’abord à Phile car il était celui dont le sens de la propriété était le plus développé. Chico avait des doutes, mais il accepta de patienter, retirant l’épine déjà introduite dans son pipeau revisité. Je m’approchai de Phile. Plus près de lui, je perçus nettement ses grognements de douleur. Mais je n’étais pas venu pour y toucher.

« Je connais un type qui souffre lui aussi de priapisme, dis-je pour commencer par autre chose que par l’objet de mon approche, travaux qui m’épuisaient d’avance.

— Moi je n’en connais qu’un seul et c’est moi ! Si vous venez pour le ballon, c’est non ! Dites à votre petit ami que je me défendrai si jamais il ose se servir de son pipeau. Je vous remercie encore de m’avoir sauvé la vie et celle de mon ballon, mais je vous trouve, cher Frank, inconséquent. Vous associer à un enfant me paraît totalement absurde, surtout par les circonstances qui courent ! Certes, nous avons vous et moi vérifié que ce ballon ne peut pas raisonnablement servir de bouée de sauvetage à plus d’un homme à la fois. Comme le voyage que je prévoie est sans retour (logiquement), je ne vous propose pas de vous en servir après moi…

— Mais c’est que… j’ai une autre idée… Peut-être pourriez-vous en apprécier la teneur… si toutefois votre douleur ne vous prive pas d’attention…

— Du moment que vous n’y touchez pas…

— Mais cé qué ! Je n’ai jamais touché à…

— Pas même celui d’un enfant… ?

— J’ai été flic… !

— Comme si vous ne l’étiez plus ! Continuez, je vous prie…

— Je vais faire un dessin…

— Ne vous en privez pas, mais de grâce, ne touchez pas ! »

Je cassai net la branche déjà sèche d’un arbrisseau qui semblait avoir pris feu avant la bataille. Une mise à plat du projet devenait nécessaire. Je n’avais aucune idée des questions d’architecture navale. Et encore moins de la navigation fluviale. On n’a pas besoin de tout savoir sur la conception des bombes et même de la terreur pour en avoir une idée précise susceptible d’inspirer au moins le désir de ne pas perdre un temps précieux à réfléchir au moyen de désamorcer le processus enclenché. Mais dès qu’il s’agit de mettre à l’épreuve nos connaissances techniques, on se limite généralement à notre spécialité, laquelle n’est pas toujours aussi portable que c’est devenu nécessaire. Comme flic, je ne valais déjà pas grand-chose, l’auxiliaire psychiatrique manquait d’expérience et l’homme encore attaché aux joies de l’existence, quitte à le payer aussi cher que possible, n’en avait plus les moyens. Ma brindille ne m’était d’aucun secours.

« Qu’est-ce que ceci… ? fit Phile. Un O ou un 0 ?

— Mo ! Mo ! Mo ! »

Une épine me piqua la nuque.

« Il va finir par me le péter, ce nabot ! s’écria Phile.

— Mo ! Mo ! Mo ! »

J’avais perdu le fil de la conversation. Je me retournai pour rouspéter :

« Mo ! Mo ! Mo ! »

Chico riait comme un fou, décrivant des ronds dans l’air avec son pipeau. Sommes-nous fous ? pensai-je sans y penser vraiment comme on pense à se sauver de l’incohérence qui menace l’équilibre des choses acquises ou héritées. Chico et sa sarbacane de circonstance, le Bâtard et son bois flotté, Élise et son manche à balai, Phile et son ballon, moi et mon catamaran, les pantalons, les culottes, les slips, les cadavres, les animaux, la Bombe ! Autant de titres pouvant servir à intituler cette attente en forme de roman en panne ou à quai ! Une angoisse noire comme le ciel m’étreignait comme si je m’étais préparé à dormir mais que la nuit ne voulait pas de moi. Rien sous la main pour voyager ! Au moment où j’en avais le plus besoin ! Là-haut, le feu d’artifice s’était éclairci. La pluie tombait en petites averses de vent et de froidure. J’entendais nettement les conversations des animaux, bien que je n’en visse rien, ce qui m’aurait rassuré quant à la réalité de ce phénomène tout nouveau pour moi depuis que j’avais quitté les territoires animés de l’enfance. L’eau glougloutait comme volaille en vadrouille dans les parages de la ferme constituée en république. Qu’est-ce que j’aurais aimé alors jouer avec les enfants des guerriers de Dieu à même le sable du désert pétrolifère ! La brindille cassa.

« Mo ! Mo ! Mo ! (expression d’une colère monstre)

— Il devient fou ! (voix d’Élise)

— Ah ! Bah ! Devenir fou avant de mourir en croix de croisé… Ou comment se sauver de la paranoïa sans redevenir aussi con qu’on l’était au moment d’entrer dans la « vie active ! »

— Il en a de la chance !

— Laissez-le s’exprimer autant qu’il le souhaite !

— Mais il ne dit que « Mo ! Mo ! Mo ! »

— Le dirait-il si nous n’étions pas là pour l’écouter… ? Je vous pose la question parce que j’ai beau me rendre fou, je n’y parviens pas… Impossible maintenant de lui demander comment il s’y est pris…

— Hémorragie cérébrale… En fait, il n’y est pour rien… Sa folie est le fruit du Hasard et non pas d’un processus mental mené à bien jusqu’à la limite du Possible. Ensuite, Dieu seul sait qui se charge d’achever le procès en faute de conjugaison. Où en est le Verbe est une meilleure question que Où en est le Temps, monsieur Gide ? Mais à qui l’adresser s’il n’y a plus personne.

— Vous oubliez Dieu, mon ami… »

Dieu ? Et puis quoi encore ! J’avais toute ma tête. Peut-être pas tout mon cerveau, mais ma tête était bien posée sur mes épaules. Seulement, je n’y connaissais rien en architecture navale. Le rond que j’avais tracé dans la boue en disait long sur ma capacité à faire feu de tout bois. Remarquez bien que je n’éprouvais nullement le Désir de sauver mes compagnons de fortune. Je les aurais tués si j’avais possédé cette arme. Mais en admettant que je prisse la place d’Élise, à cheval sur le tronc, avec un manche à balai dans le cul ou ailleurs pourvu qu’il eût vocation à conserver la verticale pour laquelle il était conçu, qui assurerait la stabilité de l’embarcation ? Le ballon ou quelqu’un ? Je les voyais. L’un après l’autre me secondant comme Starbuck, quoique que Stubb convînt mieux à ma nonchalance de Juif errant. Mais qui ? Élise était une faible femme, Chico, quoique costaud, paraissait un enfant, le Bâtard avait l’air sournois de qui ne doit à aucun prix prendre place dans votre dos, Phile était handicapé, bientôt mutilé et peut-être déjà mort… Il ne restait plus que le ballon… Un objet sujet à crevaison… Pourquoi ne devient-on pas fou avant d’espérer le devenir ?

« Nous ferions bien de nous secouer les plumes ! dit le Bâtard.

Ojalá si nous pouvions en avoir de naissance ! Mille oiseaux à la place des bouteilles de Cyrano. Voilà ce qu’il nous faut…

— Hélas, vous n’en publierez pas le récit… Même si vous enterrez ce manuscrit pour le sauver de la Bombe. Qui reviendra ici pour entreprendre des travaux archéologiques ? Alfred Tulipe et Julien Magloire aux oubliettes de la mémoire numérique ! Je ne vois pas les choses autrement, messieurs… madame… Et je ne vais pas les voir longtemps si j’en crois la lecture documentée que ce personnage (désignant le Bâtard) nous propose de pratiquer dans un élan d’espoir. Ah ! Ça me fait mal d’être fichu ! D’autant plus mal que ça ne m’est jamais arrivé… L’existence n’est pas avare de tangentes, n’est-ce pas… ?

— Mo ! Mo ! Mo !

— Et le revoilà qui s’amène sur le devant de la scène, à l’endroit même où Prospéro se plaignait du peu de professionnalisme du souffleur. Il nous rejoue son « Mo ! Mo ! Mo ! » comme s’il figurait au fronton de notre Palais des Grandes Tragédies Nationales. Nous voilà à l’orchestre, aux balcons et derrière le grillage à poules, claquant déjà car nous sommes venus pour ça et nous avons hâte de sortir de ce théâtre revu et corrigé toujours par les mêmes chiens de garde au museau exercé par des millénaires de pratique exutoire ! « Mo ! Mo ! Mo ! » et le tour est joué ! Rideau s’il vous plaît. Je veux mourir couché, même faute de lit et de draps bien carrés. Mais me coucherai-je sur le ventre ou sur le dos ? Sur le ventre si je ne veux rien voir arriver, en admettant que ça arrive sans se presser d’en finir avec moi. Ou sur le dos si le ciel veut bien de moi comme reflet fidèle de ce qu’il eût été possible de créer avec un peu d’imagination et moins de miséricorde. Ah ! ça lui va bien de nous massacrer les oreilles avec ses « Mo ! Mo ! Mo ! » Des « Mo ! Mo ! Mo ! » à l’infini ! Du moins tant que ce n’est pas fini… Comme nous avons eu le temps d’être malheureux ! Et de ne plus l’être finalement… Combien même j’enterrerais ce manuscrit dans cette terre qui sera celle des autres que je le souhaite ou non et quoiqu’en pense cette idée de Dieu que nous ne partagerons jamais. Vous écrivez… ?

— Mo ! Mo ! Mo ! »

 

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