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Hypocrisies - Égoïsmes *
Alfred Tulipe 90

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 Article publié le 10 septembre 2023.

oOo

Je ne me souviens plus… Ai-je rencontré Roger Russel chez les Surgères ou chez les Magloire… ? Ma mémoire n’a pas retenu ce premier abouchement. Autour de la table de bridge des Magloire, bourgeois sur le déclin, ou sous le chêne des pique-niques avec pour toile de fond la demeure muséale des Surgères, la vigne s’alignant de chaque côté d’une rivière… ? À brûle-pourpoint… non, décidément, je ne sais plus, si je l’ai jamais su. Pourtant, la crainte puis la peur inspirées par ce personnage impénétrable autrement que dans mon imagination Que me veut-il ? devraient comme qui dirait alimenter ma chronique, celle-là même que je m’efforce encore aujourd’hui de traduire avec les moyens de la fable ou de la poésie. Je n’ai rien publié sur le sujet et je m’apprête à le faire si toutefois la maladie qui affecte mes sens ne me transforme pas en marionnette de ce montreur d’ours qui, à mon avis, ne gravira pas les échelons de l’art d’aimer, en tout cas pas au-delà de la chansonnette. Je me souviens avoir eu peur de lui dès la première rencontre, chez les uns ou les autres, car je n’habite pas chez moi où pourtant je conserve les traces de ma venue au monde. En mon absence, ce bouillon de culture produit des moisissures si étranges que ma santé mentale menace de m’ouvrir les portes de l’inconnu, celui qu’on ne veut pas connaître parce qu’on sait de quoi il s’agit. C’est ailleurs que je cultive cette fragilité, chez les autres ou dans les hôtels qui, me semble-t-il, décrivent quelques itinéraires semés d’ouvrages et d’œuvres toujours utiles comme éclairage des nuits les moins lunaires. Le soleil ou l’ombre transparente révélait un visage ambivalent, mais sans nette opposition des facettes pourtant explicites. On ne décrit pas un tel personnage. On ne l’approche que pour en retenir une impression de facilité à vous déplacer dans le champ qui occupe son esprit à ce moment précis. Il ne me connaissait pas ou, comme disait Hélène, nous n’avions jamais eu l’occasion de nous rencontrer.

« Car Roger écrit des livres, piailla-t-elle en coupant le jet avec son index.

— Des livres, répliqua l’homme en proie à son souci d’apparence et d’impact, c’est beaucoup dire… J’en suis à l’essai… Je ne dirais pas à l’ébauche, cependant. Et vous-même, Alfred… ?

— Alfred ne publie pas, dit Hélène, mais il en a écrit beaucoup !

— Les avez-vous lus, au moins ! »

Il y avait un peu de méchanceté dans cette réplique, je l’avoue. Elle tiqua, mais sans paralysie et le vin recommença à couler dans le verre que Roger Russel venait de vider d’un trait comme s’il s’agissait d’un cru aussi ordinaire que sa mise. Il pencha sa tête en arrière et la secoua pour remettre ses mèches à la place qu’il leur attribuait en présence des femmes, surtout de celles qu’il convoitait. Mais Hélène appartenait à Julien… Vous allez rire… Il s’appelait en vérité Titien, Titien Labastos, mais il pensait rendre hommage à sa défunte compagne en usant du nom de famille de celle-ci, ce qui agaçait Hélène car Julien ne publiait pas… faute d’avoir convaincu un éditeur… alors que je repoussais les offres les plus généreuses.

« Non, certes, dit Hélène qui coupa encore le jet, cette fois suçant son index, longuement, comme s’il était maintenant nécessaire qu’elle y pensât. Mais j’ai lu quelque chose de monsieur Russel… Je ne saurais vous dire quoi… Je ne sais plus ! Je suis désolée… Le vin… Qui nous avez-vous amené cette fois, Roger… ?

— Frank… Frank Chercos… Il vous plaira…

— Il plaît déjà à Titien… »

Un type aux joues mal rasées s’entretenait avec Julien Magloire. Je l’avais vu s’extraire de la voiture, se plaignant de douleurs dans le dos occasionnées par la vétusté de la place du mort. Il n’y avait personne sur la banquette arrière. Les deux hommes ne venaient pas accompagnés. Ils portaient chacun un sac, l’autre main ayant reçu un cigare à peine descendus sur le gravier gorgé de l’eau de la dernière crue. Ils pataugèrent un peu dans notre direction, le comte leur indiquant les flaques traîtresses qui se planquaient encore sous le gravier. Nous étions donc chez les Surgères…

« Frank écrit-il ? demanda Hélène sans s’adresser à Frank qui pinça les lèvres pour se passer de commentaires.

— La comtesse adore les écrivains, dit Roger.

— Qu’ils publient ou pas ! rit Hélène. Et quelles qu’en soient les raisons. Pourquoi ne publiez-vous pas, Frank… ?

— Il publie en revue, dit Roger. En attendant… Vous devriez essayer, Alfred. C’est gratifiant.

— Ne le taquinez pas, Roger ! Vous vous connaissez à peine ! »

Un coude renversa une bouteille de grand cru. Roger, leste et toujours jeune, en attrapa le goulot, ce qui provoqua l’admiration d’Hélène, toujours proche des verres et des amuse-gueules. Julien avait du souci à se faire. J’avalai une pastille, mais pas aussi discrètement que je voulais.

« Alfred souffre de troubles, précisa curieusement Hélène, ce qui fit de moi, l’espace d’une seconde, l’objet de toutes les attentions.

— J’espère que rien de grave… » fit Frank Chercos.

Il secoua son propre pilulier puis le rempocha comme s’il s’agissait d’un oignon. Je ne saurais rien vous dire au sujet de la chaîne, sinon qu’il y en avait une et qu’elle se courbait ordinairement sur son gilet. Il avait l’habitude du trois-pièces et de la cravate. Roger allait en amateur de terrasses d’été allez savoir où quelque part sur la côte qu’il décrivait en amateur de chair à peine éclose. Hélène, qui en sortait tout juste, me parut s’offusquer, mais elle frétilla à l’idée de passer la nuit à s’amuser avec des hommes. Je crois en effet que la comtesse n’était plus de ce monde à l’heure que je tente de décrire ici sans mesurer la distance qui la sépare de ma première rencontre avec Roger Russel. Il m’inspirait une peur inexplicable. Croyant, je l’aurais pris pour une incarnation du Grand Mal. Je constatai avec effroi (à ajouter à la peur) que le contact d’Hélène, que je soutenais par sa hanche, ne suggérait plus de désir à mon cerveau ni à son extrémité. Cette flaccidité me déconcertait. L’abus de pastilles menaçait ma conversation de confusion et mon comportement d’impudeur. La comtesse eût détesté cette situation. Elle n’aurait pas manqué de m’entraîner dans les marges pour m’entretenir de médecine parallèle. J’avais quelquefois apprécié ses caresses sans toutefois pousser plus loin le bouchon, comme disait ma grand-mère au coin de la cheminée, taquinant le canard.

C’était peut-être la première fois… Je rencontrai d’abord un regard inquisiteur. Celui-ci précéda longuement la conversation qu’Hélène anima de ses minauderies d’adolescente attardée. Julien était déjà ivre. Il jouait avec une soubrette. Ou bien s’agissait-il d’une petite cousine en âge de s’informer par ses propres moyens. Une poignée d’enfants s’immisçait dans le papillonnement des jupons et des cuisses nues, les jambes mâles alignaient des plis impeccables, sans excès de poils ni musculature exemplaire rôtie au soleil des neiges ou des sables. Je n’avais jamais rencontré de femmes désireuses de me donner un enfant. J’imaginais avec tristesse que la chose demeurait toujours possible. Ces mains et ces bouches recevant ma semence familiale me parlaient d’autre chose, toujours.

« Hélène est radieuse ce soir, n’est-ce pas… ? (Voix de Roger, en sourdine.)

— Ma foi… elle l’est toujours plus ou moins. Si vous la connaissiez…

— Oh ! mais je la connais ! Détrompez-vous… heu… Alfred… ?

— Alfred Tulipe. Mais pas pour vous servir. Je suis un ingrat doublé d’un égoïste… selon cette Hélène que vous connaissez peut-être mieux que moi. C’est la première fois…

— Oh ! Non ! Mais nous n’avons pas été présentés…

— Il a l’air de sortir d’une rude épreuve, votre… Frank Chercos…

— Enquêteur remarquable. Il y perd en personnalité, mais gagne à être connu…

— Un flic, hein… ? »

Un suppôt du Diable doublé d’un sycophante au service de la société. Ce couple inattendu était comme une pièce rapportée dans la dentelle de précautions oratoires et comportementales que nous nous employions, nous autres, à entretenir pour ne pas nous perdre de vue. Nous avions tellement horreur de la solitude ! D’où les Surgères, ou Hélène seule, tenaient-ils ces nouvelles connaissances ? La question me taquinait la langue mais je ne la tirai pas, au moins pour ne pas envenimer ma relation avec Hélène, laquelle se portait plutôt mal depuis qu’elle avait épousé, en grande noces, ce Titien Labastos qui avait perdu sa Juliette Magloire dans un assassinat dont il avait été soupçonné sans toutefois susciter de plus profondes investigations judiciaires. À moins que ce flic n’enquêtât dans ce sens… Mais au nom de qui ? Ou de quoi. Roger Russel exerçait la profession d’avocat. Cette proximité avec le Diable m’indisposa d’abord, puis le regard me contraignit à envisager la possibilité d’une intrusion dans mon propre jardin secret. La peur passa brutalement de l’état de graine à la fleur vénéneuse qu’il s’agit de ne pas arracher à sa plate-bande devant tout le monde. Un tel spectacle m’eût condamné à l’exil !

Je n’arrivais pas à me convaincre que la présence de ces deux chiens s’expliquât par le truchement d’une enquête destinée à coincer Julien Magloire comme assassin de sa compagne. Les Surgères connaissaient du monde et les noces de leur fille unique avec ce Titien d’un autre acabit ne les enchantaient guère. Complotaient-ils pour la sauver de l’emprise d’un salaud auteur d’un crime parfait ? Hélène adorait son Titien, même si, en tant que Julien, il pouvait faire figure de raté du point de vue éditorial. Je les avais souvent vus se caresser le plus aimablement du monde. Jamais de réflexions désobligeantes en public. Bien sûr, je ne couchais pas dans leur lit. Ma connaissance de leur intimité s’arrêtait à cette porte. Il n’était jamais question de Juliette, la victime. Ni par conséquent des soupçons qui pesaient encore sur Julien. N’avait-il pas choisi de porter le nom de sa défunte compagne pour signer ses œuvres inédites et refusées ? Ce n’était pas là le sujet de conversation qu’il convenait de mettre sur la table alors qu’il n’était question que de bonheur. Quoique ce bonheur fût passablement ébréché par la naissance de leur fils, un nain qui faillit bien mettre en péril l’édifice matrimonial. Mais je m’égare… Si Frank Chercos et Roger Russel avaient été invités par les Surgères (quoiqu’il me semble que la comtesse eût déjà passé quand je fus le témoin paniqué de cette intrusion) pourquoi donc n’y croyais-je pas ? Je me fichais de savoir si Julien était un assassin et si cette seule disposition pouvait menacer l’existence d’Hélène. Je savais bien pourquoi j’étais moi-même invité : la comtesse était ma seule maîtresse et je me pliais depuis longtemps à ses exigences en matière de douleur savante infligée à mes chairs et sans doute aussi un peu à mon âme peu conçue, dès l’origine, pour être finalement sauvée. Disons que la comtesse était encore de ce monde, en tout cas de celui-ci, quand les deux chiens de faïence s’y sont introduits, de gré ou de force, je n’en sais rien. Je ne suis pas, hélas, le deus ex machina de cet theatrum mundi.

Voilà ce que j’ai pensé. Ils étaient là pour enquêter sur la mort de Juliette Magloire et Titien Labastos, désormais époux d’Hélène, était le premier suspect. Cette histoire ne me concernait pas, du moins pas tant qu’elle n’affectait pas l’existence sexuelle de ma maîtresse. Mais je ne me souviens pas si celle-ci était encore la comtesse ou si elle était déjà morte. Le comte traitait les deux intrus comme de vieilles connaissances. Ou bien les recevait-il en hôte généreux parce qu’il avait trouvé avec qui partager sa passion pour le vin. Les bouteilles s’alignaient sous le chêne, debout ou couchées selon la position du chien que j’avais d’abord pris pour un cheval nain parce qu’une petite fille le chevauchait. En réalité, cette gamine était un garçon habillé en fille et ensuite j’ai dû me résoudre à reconnaître mon erreur : ce garçon était un nain et il était le fils unique de Julien et d’Hélène. Roger Russel, cependant, ne semblait pas s’intéresser à Julien Magloire d’aussi près que Frank Chercos ne cachait pas son goût pour les gamineries d’Hélène qui, vue à cette distance (chêne-table) avait l’air d’une adolescente à peine pubère. Elle portait la queue de cheval pour la secouer, d’une épaule sur l’autre balayant les mouches attirées par la charcuterie du pays que Roger Russel grignotait du bout des dents en me considérant comme un objet digne d’attention. Si la comtesse avait été là, je lui aurais confié que mes apérités mentales ne présentaient aucune zone homophile. Et elle m’aurait cru. Roger avalait les verres avec gourmandise, ce qui aurait dû alerter le comte sur le manque de qualité gustative de son invité. Mais Surgères, amateur d’éblouissement, recevait les récits de l’avocat comme s’il allait s’en nourrir une fois seul dans son lit, car la comtesse couchait dans le mien.

« Vous ne mangez pas ? me demanda Roger Russel comme s’il voulait m’éveiller.

— Il est végétarien, expliqua le comte sans plus d’arguments alors que d’habitude il suffisait qu’on s’en prenne à moi pour qu’il en rajoute.

— J’ai assez bu, dis-je, l’œil sur les cuisses d’Hélène qui les montrait comme si elle s’apprêtait à les décroiser.

— C’est un excellent produit de notre terre, dit le comte en pliant une tranche rose et noire avant de la glisser entre ses lèvres comme s’il s’agissait d’une carte bancaire.

— Je ne dis pas le contraire, savoura Roger. Nous avons tous notre terre. Vous connaissez la mienne. Mais je ne sais rien de la vôtre, Alfred…

— Je suis né à l’étranger… Et je n’y suis pas resté longtemps… alors…

— Vous avez donc vécu votre enfance autre part, dit le comte sans cesser de mâcher (son menton avait l’air d’une boulette de papier). Je ne vous ai jamais posé la question… (il regarda Roger comme s’il ne l’avait jamais vu) Alfred est si secret… On ne sait même pas ce qu’il écrit…

— Ni même s’il écrit, » fit négligemment Roger.

Il me lança une œillade comme si j’étais destiné à devenir son complice, mais je n’avais pas l’intention de couler Julien au point de le noyer dans un procès d’assises. Le comte, ébahi par l’insolence qui m’affectait selon lui et à laquelle ma nature même me condamnait à répondre aussi sec, me tâta le mollet du bout de son pied nu. Je me contentai de hausser les épaules ou plutôt de les agiter comme si le rire dont je prétendais être le siège se limitait pour l’instant à un silence poli.

« Certes, dit enfin le comte (une minute menaçant de s’écouler), il est difficile de juger de votre production littéraire si vous ne la publiez pas… De là à penser que vous n’écrivez pas… l’idée peut venir à l’esprit…

— Je ne publie pas, mais on me lit ! »

J’aurais pu mettre la main dans ma poche et jeter sur la table le courrier éditorial dont le contenu était clair. Mais je ne disposais à ce moment-là que de mon slip de bain, car nous avions projeté d’atteindre le cœur de la rivière à bord d’une yole non moins poétique. Les slips étaient alors accrochés aux taquets. Nous ne pêchions pas. Hélène détestait la chair des eaux douces. Par contre, elle savait ramener du marché des carcasses dont les écoulements répandaient les saveurs inimitables de la mer qu’elle chérissait. Julien promettait des croisières. Il n’en avait évidemment pas les moyens. Et puis il fallait traîner le nain. Impossible désormais de le faire passer pour un enfant. Son slip avait trois tailles de plus que le mien.

« Ce pauvre Julien ne réussit pas mieux, dit le comte.

— Ah ! Ah… ? fit Roger.

— Personne ne veut de sa gloire… J’imagine que le choix de son pseudonyme n’est pas étranger à son ambition littéraire.

— Mais de là à penser qu’il n’est pas tombé sur Juliette par hasard, il y a loin, n’est-ce pas… ? »

Paroles qui purent passer pour de la médisance. De quoi me plaignais-je ? De la mort de la comtesse ou de mon insatisfaction relative à mes ouvrages pour cette seule raison inédits ? Roger m’interrogeait du regard. Mais ce n’était pas un regard inquisiteur comme je l’avais d’abord jugé. Il me menaçait. De quoi ? Je l’ignorais. Nous ne nous connaissions pas à ce point.

« Pourquoi vous limiter à la lecture de spécialistes qui en bavent de désir ? dit-il mais cette fois les yeux sur la lame que le comte glissait entre les tranches pour les lui présenter façon chasseur aguerri. Vous opposent-ils quelque critique qui ne serait pas de votre goût ?

— Au contraire ! Ils considèrent déjà que mon œuvre est destinée à occuper la meilleure place dans le contingent contemporain… mais ce sera rétrospectivement…

— Attendez-vous la mort avec tant d’impatience… ?

— Au contraire ! Je ne l’attends pas, figurez-vous. J’espère même qu’elle me surprendra. Hou ! Hou ! Ce sera bien la seule… »

Exposant inutilement mon crâne nu au soleil déconstruit par le feuillage royal, je posai ma casquette sur le dôme de mon slip. Roger, qui n’avait pas envisagé la baignade comme un rite de passage, n’avait pas quitté sa tenue de sportif sans claire spécialité. Une chemise sans couleur définie, un pantalon assez long pour couvrir le mollet et des espadrilles qui avait connu mieux que ces pieds bosselés. Le comte, près à tout, avait enfilé un short qui le mettait à l’abri des spectacles que ses hormones donnaient encore si j’en croyais les confidences amusées de la comtesse. Hélène portait une jupette et un chemisier, mais dessous, elle était aussi nue que moi dans mon slip. La veste de Frank Chercos, il la tenait par le col. Son front perlait malgré l’ombre qui le déplaçait à la tangente de celle qu’il semblait déjà considérer comme sa conquête. Où diable était passé Julien ? Pas encore en prison, en tout cas ! Frank ne se renseignait pas pour l’instant. Et Roger n’avait d’yeux que pour moi, ce qui alimentait le doute que j’inspirais depuis longtemps à ceux qui croyaient me connaître.

« Rivière doit être poissonneuse, dit Roger en se retournant sur sa chaise métallique alors que le comte s’était réservé le rotin d’un fauteuil qui avait sa place depuis longtemps dans ce décor de tragi-comédie familiale.

— Rivière capricieuse, dit le comte. Crue chaque année. Un noyé ou deux. Murs s’effondrent. On ne les reconstruit pas. À quoi bon ? Ce monde s’achève en queue de poisson.

— C’est ce que je disais ! s’écria Roger. Vous l’aimez bien, Julien, n’est-ce pas… ?

— Tient bien le verre s’il ne s’agit que de cela. Mais il s’en veut… Ou bien m’en veut. Ça surgit en paillettes dans la conversation. Quoi ? Mais ce nanisme. Il n’y a pas de nain dans sa famille. Mais les roturiers ne conservent pas ce genre de mémoire dans leurs romans. Nous autres, par contre… Des alexandrins tous soudés pour n’en former qu’un qui veut tout dire…

— Je comprends… Il y a du gland là-dedans…

— Certes sans glands…

— Je veux dire : cette chair. Salée à point. Ni trop ni pas assez. Et ce vin.

— Mieux que du vin, mon ami ! De la terre ! Et de la bonne. Beaucoup ont saigné pour elle. Les pauvres comme nous autres riches. Mais le déclin vient tôt ou tard… Ce n’est pas un nain…

— Il aura peut-être plus de chance que son père… s’il écrit… Nous écrivons tous plus ou moins… Mais l’aveu de l’échec, à l’extérieur comme à l’intérieur, n’est pas la chose la mieux partagée du monde…

— Surtout que ce n’est plus le meilleur endroit pour mourir ! »

Le comte était au bord des larmes. Il était temps de se mettre à l’eau. Il se leva et épousseta son short. Que de miettes ! Une peau aussi, qui chuta dans l’herbe rase sous nos pieds. Les siens agitaient des orteils anarchiquement disposés. Je sortis sous le soleil, la casquette en devanture, car j’étais pris d’un désir de me retrouver nu dans l’eau verte, caressé par les algues, tandis qu’Hélène mouillerait sa jupette et son chemisier, Julien perché dans un arbre en train de faire le clown pour amuser son nabot, lequel s’évertuerait à lancer la balle en l’air mais ne la décollant pas de ses mains plus loin que son nez, saignant quelquefois. Roger semblait me plaindre d’avoir à subir ces cérémonies qui ne devaient rien à mon imagination et tout à ce qui avait existé avant que je ne mette mes pieds sur cette terre traversée de ruisseaux et de chemins, sans compter le nombre incalculable de clôture retenant des animaux lents et imprévisibles comme des nuages. Quel vent vous a poussé jusqu’ici ? semblait-il me demander en achevant son verre sans oublier la dernière tranche avant que le soleil n’y invite les guêpes et les doigts des domestiques.

« Quelle démocratie ! » s’écria le comte en se précipitant vers la berge souple où une proue écaillée montrait son œil vide.

Gambettes de vieillard ayant atteint les limites de la maigreur. Le nain courait après lui, lourdement, regardé par les animaux aux museaux perlés de salive et des oiseaux semblaient prendre la fuite alors qu’ils prenaient de la hauteur pour mieux juger de la situation dans laquelle nous nous fourrions une fois de plus. Quel lecteur armé de patience mais surtout de bonté apprécierait cet éparpillement d’intentions tandis que, toujours disponible et le sourire aux lèvres, je dénouais le cordage, les pieds dans les joncs et maintenant la casquette sur la tête, car mon slip était au taquet et bientôt l’eau me portraiturerait en nageur dans le style grenouille, donnant à la barque assez d’énergie pour qu’elle emporte tout ce monde au cœur même de la rivière, jamais atteint mais toujours à la portée de l’imagination. Je voyais, en son arbre feuillu de vert et de bleu, Julien prendre des notes et au pied de l’arbre, parmi les racines nouées dans la terre glaiseuse, Frank Chercos qui pieds nus et le pantalon retroussé jusque sous les genoux envoyait des signes convenus à Roger qui avait pris la godille malgré la poussée que j’imprimais à la poupe. Le comte, debout à la proue, veillait au grain malgré la promesse ensoleillée qui irisait sa chevelure en broussaille. J’activais mes jambes de grenouille et de temps en temps, Roger, renonçant à déchiffrer les messages sibyllins de son associé, me regardait sans ouvrir la bouche malgré l’effort sur la rame, retenant je ne savais quelle expression non pas de haine ni de colère mais contenant sans dissimulation la sentence me concernant suite à un procès dont les péripéties m’étaient totalement inconnues, voire étrangères. Impénétrable mais clair. Tel m’apparut ce diable d’homme dès ce premier jour de rencontre voulue par lui et lui seul. Baignade s’ensuivit, mais ni l’un ni l’autre de nos visiteurs ne se mit à l’eau, l’un finalement immobile dans son arbre, le nain nous ayant rejoint à la nage, l’autre assis sur la banquette à la poupe, les mains tranquillement posées sur le bastingage, ne me regardant plus, ne voyant pas non plus le manège d’Hélène qui tenait le bout de la perche que son père lui tendait comme mesure de la distance à respecter sous peine de s’attirer ses foudres. Si la comtesse avait été là, elle m’aurait tiré par les pieds, ayant plongé depuis la berge, puis nageant sous l’eau jusqu’à empoigner mes chevilles et j’aurais coulé en toute discrétion, acceptant les piqûres et les effleurements juste pour en savoir un peu plus sur l’esprit d’infidélité qui ne trouve plus le temps de se consacrer à autre chose qu’à la douleur infligée et assumée.

Quand soudain une caresse de chevelure enveloppa mes hanches et mon entrejambe. C’était elle ! Quelle imprudence ! Si près de la barque que je pouvais sentir l’haleine fruitée du comte qui, renonçant à imposer à sa fille sa conception de la prudence en milieu fluvial, s’adonnait à l’étreinte d’une gourde aux poils rares à force d’usages fiévreux d’anxiété. Cette rousseur des profondeurs ! D’habitude, nous mesurions la distance et nous nous retrouvions immanquablement parmi les joncs et les herbes hautes, environnés de moustiques et d’araignées sautillantes. Mais là, au milieu du lit où l’eau se déplace en un seul bloc, accroché au cordage qui descend, parmi ces filets presque rageurs contre ma peau, cette chevelure retrouvée ! Mon autre main lâcha la main qui voulait me sauver car (j’oubliais) je venais de me mettre en danger en prétendant rattraper la bouteille qui fuyait, flottant parce qu’elle était vide et que le comte, après l’avoir remerciée comme on rend grâce au gibier assassiné, avait rebouchée « pour qu’elle ne prenne pas l’eau ».

« Êtes-vous fou, Fredo !

— Elle finira sa course dans le marais qui jouxte la cabane, dit Roger qui demeurait à son poste sans donner signe d’avoir l’intention de prêter main-forte au comte toujours élevé au grade de capitaine dans ces occasions rares mais périlleuses.

— Une cabane ! rétorqua le comte (qui m’oublia juste le temps pour lui de rétorquer) C’est un pa… un pavi… un pavillon ! Et de chasse, monsieur le chat fourré ! Des générations de Surgères depuis saint Louis… Vous, l’écrivain secret, remontez pendant que je vous tiens !

— Il ne risque pas de se noyer… fit Roger toujours assis sur la banquette avec la rame en travers sur ses genoux.

— Hélène ! » hurla le comte.

Mais elle ne se noyait pas. Elle surnageait au milieu d’un complexe de tourbillons et de houle. La bouteille, elle la tenait. Et l’exhaussait au bout d’un bras qu’elle avait hérité de sa mère, laquelle me dispensait les douceurs aquatiques de sa chevelure rousse à même le système voluptuaire (aurait dit Roger Russel) que mon cerveau alimentait jusqu’à la limite des tensions mises en jeu, et ainsi accouplé je me laissai emporter par le flot au rythme décroissant, touchant bientôt les premiers joncs et recevant les piqûres d’abord au niveau de la nuque que je maintenais, pieds battant comme les bras, hors de l’eau au goût de terre et de chlorophylle. J’avais pied !

« Il a pied ! lança la belle Hélène qui cette fois tenait le bout de la perche que son papa s’efforçait de ramener à bord, mais elle luttant pour avoir pied elle aussi car elle connaissait ce lit comme sa poche, depuis le temps qu’elle le pratiquait, retrouvant l’enfant qui nageait après sa chemise puis apparaissant toute nue derrière la clôture de vieilles planches où le voyeur avait élu domicile.

— Il est fou ! » dit son père.

Je l’étais. Sinon j’accepterais sans discuter les propositions éditoriales que pourtant je n’agitais pas devant le nez pituitaire de Julien qui n’en saurait pas plus à propos de ce que je savais d’Hélène. Sous l’eau, la comtesse se recoiffait. Les cheveux cessèrent d’onduler à fleur de ma peau. Puis, doucement, comme si j’activais moi-même quelque moufle assujetti à une branche traversant le ciel au-dessus de moi, le corps remonta à la surface, épuisé autant par les forces jouées pour gagner (quelle pratique n’avions-nous pas inventée la comtesse et moi !) que par l’âge de la naïade qui (elle l’avouait souvent en jouant avec mes testicules) avait fait plus que son temps. La chevelure se répandit à la surface de l’eau, révélant un dos que je ne lui connaissais pas, aussi la retournai-je, constatant avec stupeur qu’elle flottait sans effort, visage barré de roux que je dus écarter avec douceur pour ne pas briser son regard, et je vis que ce n’était pas elle, pas la comtesse, un visage que je ne connaissais ni d’Adam ni d’Ève ! Un cri d’enfant m’empêcha de hurler. Dans la barque, qu’Hélène était en train d’escalader par le bâbord, jambe déjà en prise avec le taquet qui retenait mon slip, on se dressa comme un seul homme et sur la rive, le flic et le nain cessèrent de se disputer la balle, arrondissant leurs bouches dans ma direction. Dans l’arbre, Julien s’agita avec les feuilles.

« Habillez-vous, idiot ! » me dit le comte.

Il me tendait le bleu marine de mon slip. Sur la berge, Hélène tordait ses linges avec méthode. Ça dégoulinait le long de ses jambes.

« Qui est-ce ? demanda Roger.

— Je ne connais pas tout le monde ici, dit le comte. Ne touchons rien. Je téléphone ! »

Bip bip d’un clavier. La barque avait le nez au sec et le nabot composait un nœud autour d’un tronc fragile, noisetier ou églantier. Le flic avait posé son oreille contre la tête du comte, côté téléphone.

« Non, disait celui-ci, je ne la connais pas… Je ne connais pas tout le monde ici…

— Vous la connaissez, vous, Alfred… ? »

Je ne la regardais plus. Roger était entré dans l’eau pour la retenir et la maintenir à la surface. Il battait l’air, claquant la nuque ou la joue en grimaçant, rageant de ne disposer que d’une main pour se livrer à ce combat du bord de l’eau. Des poissons frétillaient après la ligne des joncs. Hélène ne voulait pas regarder.

« Si vous la connaissez, dites-le, fit-elle comme si elle me confiait ses sentiments à propos de ma formidable érection.

— Jamais vue, dis-je. Pas même rencontrée. Demandez à Julien…

— Il ne connaît personne ici. »

Nous remontâmes et je cessai de bander. Hélène continua de tordre son linge, cette fois les pans de sa chemise, exhibant un ventre d’enfant qui pourtant avait conçu au moins une fois. Ce nain nous suivait. Le flic nous héla.

« Les flics voudront vous interroger, Alfred, disait-il sans crier. Ne vous éloignez pas… »

Il était flic. Il savait comment ça allait se passer. Ce n’était pas le premier noyé. Mais l’été, il s’agissait toujours de suicide. Or, nous étions à la fin de l’été, juste avant la période des inondations qui mettent toujours la vie en péril, celles des hommes comme celles des animaux, domestiques ou pas. Il n’y a pas d’expérience sans ces répétitions avant de jouer avec le feu (l’eau, mais c’est une façon de parler).

« Une si belle journée ! » regretta le nain.

Il parlait, ce qui m’étonna un peu car je l’avais pris pour un enfant, comme si les enfants ne savaient pas ce qu’ils disaient, même en ces temps de recherche des origines. Hélène eut besoin de mon bras pour franchir un fossé. Frank Chercos renonça. Il redescendit la pente qu’il avait arpentée sur dix mètres, pas plus, donnant l’impression qu’il allait nous suivre pour ne pas nous lâcher et nous livrer ainsi à ses collègues de la campagne. Hélène cessa de tordre ses linges. Je grelottais.

« Hâtons-nous ! dit-elle. Nous avons besoin d’un feu. Je connais un radiateur… »

Je la suivis. Beau popotin à la ligne aussi nette qu’un rail de voie ferrée. Ses cuisses ne se frottaient pas l’une contre l’autre. Je pensais qu’elle écartait un peu les jambes pour donner plus de chance à son effort.

« Vous verrez qu’il la connaît, ânonna-t-elle.

— Mais vous venez de me dire qu’il ne connaît personne…

— Justement ! »

Un taureau de bronze semblait nous attendre à la croisée des chemins, campé sur sa solide viande rouge à proximité d’une crucifixion rouillée. Fleurs fanées mais pas plus tard que dimanche déposées sur le bord d’une pierre conchiée depuis peu. Quel sinistre corbeau nous accompagnait ?

« Il ne faut pas nous montrer comme ça, dit-elle. Vous et moi sommes quelque peu indécents… vous ne croyez pas… ? Un slip, une chemise… j’ai perdu…

— Oh ! Oui ! J’ai vu quand votre jupette a filé vers l’aval !

— Vers où donc vouliez-vous qu’elle filât ?

— Quelquefois un vortex…

— Comme dans un lavabo… »

Le nain, lui, était correctement vêtu. Il ne s’était pas trempé au-delà des genoux. Il transportait ses chaussettes sur une épaule et ses grosses godasses de chasseur sur l’autre, liées par les lacets. Il portait un poignard au côté, sous la ceinture bouclée par-dessus la chemise. Je n’avais pas remarqué le béret de résistant. Le comte lui en avait confié la conservation.

« Maman ! grogna-t-il comme si sa nature de chien lui imposait de s’adresser à sa mère en ces termes (un seul mais qui en vaut d’autres).

— Je les vois, dit-elle. Ils sont arrivés avant nous. »

Deux gendarmes étaient postés devant un véhicule aux portières ouvertes. Le nain stoppa sous un cerisier. Une pie semblait surmonter son béret.

« Qu’est-ce que je vais leur dire ? bredouilla-t-il. Je n’ai rien vu cette fois…

— Comment le savent-ils déjà… ?

— Papy leur a téléphoné. Le flic lui a dit ce qu’il fallait dire. Pas un mot de plus. Nous sommes dans de beaux draps !

— Tais-toi ! Et vous aussi, Alfred, taisez-vous ! Personne ne la connaît… »

Le comte surgit.

« Où étais-tu passée, nom de Dieu ! »

Il s’adressait à elle. Le nain rapetissa encore. Bien trop petit pour cacher mon slip. Hélène bouscula son père et traversa les gendarmes. Sa chemise flottait derrière elle. Elle se retourna, sans cesser de marcher vers la terrasse où une domestique tenait du linge dans ses bras à l’équerre :

« Venez, Alfred ! Vous ne pouvez pas répondre à des questions sérieuses dans une tenue aussi comique… Toi aussi, viens !

— Mais j’ai que les chaussettes de mouillées !

— Viens par ici et tais-toi ! (aux gendarmes, qui haussèrent les épaules, lorgnant les seins sous-jacents) Il va attraper froid aux pied, cet idiot… Vous le connaissez. Il ne ferait pas de mal à une mouche… Viens donc ! »

J’avais froid moi aussi, mais pas aux pieds. Elle le savait. Elle me lança une des serviettes et je courus dans l’escalier pour retrouver la tranquillité monacale de ma chambre. J’enfilai une tenue de sport nautique, la seule qui me vint à l’esprit en ce moment ni tragique ni dangereux. Un miroir renvoya l’image d’un homme que la distinction ne gâche pas. La comtesse s’y connaissait en distinction. Elle m’appelait son caporal en attendant de me traiter en maréchal. Mais elle est morte avant que ça n’arrive, hélas. Je me penchai à la fenêtre. Des hommes en blanc remontaient le corps dans un brancard. Une pompière suivait, transportant une sorte de malle qui lui arrachait des grimaces d’effort ou de douleur. Un autre véhicule s’était amené pendant mon absence. On ne m’avait pas attendu pour mettre en route la procédure ordinaire. Je n’étais pas si utile que ça, au fond. On pouvait se passer de moi, mais le comte ne l’entendait pas de cette oreille. Il expliquait aux gendarmes que j’avais « découvert le corps » et Frank Chercos, dans leur dos fumant une cigarette, confirmait chaque détail de la narration. Bien sûr, reconnaissait-il, j’avais mon mot à dire, mais tout le monde m’avait vu me diriger « intentionnellement » vers le petit marais, « comme s’il avait été attiré par la noyée », ajouta le comte.

« Magnétisme ou allez savoir quoi !

— Vous feriez bien de la fermer, Surgères, dit Roger Russel qui s’efforçait de ne pas regarder Julien, lequel se tenait à distance, sous les saules.

— Je ne la connais pas, répéta le comte. Personne ici ne la connaît.

— Nous n’avons pas interrogé la domesticité, dit Frank toujours occupé à mouiller son mégot entre ses lèvres.

— Suicide, conclut le comte. C’est l’été, ajouta-t-il à l’attention des gendarmes.

— Voyons ce qu’en dit monsieur Tulipe, » dit le gendarme qui me salua en même temps.

J’avais été entendu du temps qui avait suivi la mort de Juliette Magloire. Mon audition était consignée quelque part. Elle n’avait rien ajouté à une enquête qui n’avait pas conclu à la culpabilité de Titien Labastos, plus tard intitulé Julien Magloire en hommage à celle qui l’avait défloré sur le roof désert d’un voilier à la dérive quelque part au large de la Grèce ou de la Sicile. Son audition, je le savais, figurait in extenso dans les dossiers personnels de Frank Chercos. Roger Russel n’avait pas confirmé cette entorse aux pratiques réglementaires, voire légale, en usage dans la police judiciaire, mais il n’avait pas répondu non à la question posée en pleine juerga un jour de soleil andalou. Rien cependant sur l’enregistrement de ma propre audition. Roger prétendait ne rien savoir à ce sujet. Frank ne lui disait pas tout mais, il le reconnaissait, ils « travaillaient » ensemble sur une novellisation de l’affaire Magloire Juliette. Ni l’un ni l’autre ne craignait d’avoir à subir les humiliations qui jalonnaient le parcours éditorial de Julien. Une fois mis au net (par qui ? ni l’un ni l’autre ne possédant les qualités d’écrivain) il (Roger, car Frank ne m’en avait pas touché un mot, même sous la table) m’en confierait le manuscrit pour que j’y jette un œil expert, ne doutant à aucun moment que j’en fusse effectivement un. Mais expert en quoi ? Il n’y avait pas de policier dans mes romans inédits. Des morts, oui, mais seulement des suicidés. L’assassinat requiert trop de monde pour que je m’avise de les mettre en scène. Mon personnage se regarde et brise le miroir. Autant de fois que j’en invente l’histoire. Il n’y a pas d’œuvre sans cette répétition. Et pas de répétition sans coulisses à l’affût. Le moment n’est pas venu d’ouvrir les portes sur la rue.

« Vous fumez ? me demanda Frank en me tendant son petit paquet froissé. Je ne me souviens jamais si…

— Comment voulez-vous poser au créateur de personnages dans ces conditions… ? »

Le paquet recula puis rejoignit la poche du gilet. Moi je me souviens encore que Frank Chercos ne quittait jamais ce costume trois-pièces et qu’il fumait des Gauloises fabriquées en Espagne. Mais je ne l’ai jamais vu dormir. Alors comment l’imaginer dans cette position ? D’ailleurs, avec qui couchait-il ?

« La route est coupée ! »

Ce qu’on appelle une interruption. Frank venait à peine de s’asseoir.

« Comment ça, coupée… ? » dit-il en ressortant le paquet bleu délavé car l’interrupteur n’était autre que Roger Russel, un Roger Russel entrant par le rideau fin de la baie vitrée et affolé avec ça ou jouant l’affolement pour donner du sens à son interruption, juste au moment où une description du personnage de Frank Chercos s’imposait à mon esprit narrateur, Frank Chercos continuant en singeant la coupure, ne sachant pas s’il s’agissait d’une coupure par obstruction ou par séparation.

Roger refusa poliment la Gauloise et sortit de la poche delantera de sa chemise une moitié de Kolipanglaso que le briquet de Frank approcha avec cérémonie, eux donnant ainsi le spectacle d’une habitude longuement éprouvée au fil de l’amitié ou d’un quelconque autre type de relation à deux.

« Il semble que la rivière… (il se retourna car le comte entrait en compagnie d’un gendarme) c’est une rivière ou un ruisseau ?

— Un ruisseau, monsieur, dit le gendarme qui humait une nouvelle saveur cubaine.

— Un gros ruisseau alors ! fit Frank en replaçant son dos dans le coussin.

— La rivière se jette dans le fleuve et le ruisseau dans la rivière… dit le comte attiré lui aussi par les détours annexes de la fumée. (à Frank, qu’il commençait à deviner) Vous allez me demander comment on appelle ce qui se jette dans le ruisseau…

— Un peu de tout, dit le gendarme qui était du pays. Ruissellements, pluies, fonte des neiges, évacuations sauvages…

— Promeneurs, dit Roger pour compliquer les choses.

— C’est du sérieux, fit le gendarme pour couper court à cette leçon de choses improvisée malgré lui.

— Les signes annonciateurs habituels, prévint le comte. Et on a une noyée sur le dos.

— On est venu en fourgon ordinaire, dit le gendarme. Si j’avais su…

— Ils possèdent un 4x4 de première ! clama Roger qui n’en savait rien.

— Il pleut ! » répondit le gendarme.

Ce qui orienta l’attention vers la baie où battait le rideau. Nous sortîmes sur la terrasse adjacente, comme un seul homme. Les saules de l’allée commençaient à plier. Leurs bras monumentaux s’agitaient comme s’ils cherchaient des prises à la surface d’un ciel rocheux. Le comte courut après un béret mais n’alla pas plus loin que les marches d’escalier qui descendaient mollement dans l’allée de gravier déjà éprouvée par la pluie des derniers jours. Le comte hocha sa tête grise.

« On l’attendait, dit-il, comme la scène première d’une tragédie nationale.

— Vous attendiez qui… ? fit Frank dont la Gauloise se désagrégeait.

— Vous ne connaissez pas le pays, dit le gendarme qui tenait à ce qu’on sût qu’il le connaissait peut-être mieux que tout le monde et pas seulement parce qu’il y revenait après un tour de France digne des meilleurs compagnons.

— Les murs tombent, cita Frank. Et on ne les reconstruit pas… »

Le comte tiqua puis se gratta l’arête du nez.

« Narines dilatées, remarqua Roger dans mon oreille. Qu’est-ce que ça veut dire… ? »

Il exerçait son esprit à la pratique de l’écriture. Il m’avait confié son projet, certes en termes vagues et ordinaires, mais si Julien Magloire était coupable de la mort de sa Juliette comme le pensait Frank qui s’y connaissait en conviction intime, alors « on » tenait le sujet et la manière du prochain prix Goncourt. Et voilà qu’on avait un nouveau cadavre sur les bras :

« Suicide, dit le comte. Vous avez vu ses yeux… ?

— Je n’ai vu que ça ! s’écria le gendarme.

— Ouverts, c’est un assassinat. Fermés, suicide. Et je m’y connais ! (le comte résolument présent)

— Je m’y connais aussi, dit Frank qui avait déjà un pied dedans car la pluie commençait à « se faire sentir » (le comte en spécialiste des effets du temps sur l’attention de l’étudiant en psychologie romanesque)

— Vous allez le mettre où ? demanda le gendarme qui cédait le passage à tout le monde, mouillant ainsi son calot aux reflets argentés.

— Nous avons une chambre froide au château, précisa notre hôte.

— Un cadavre avec la nourriture ! m’écriai-je. Nous ne savons même pas qui c’est !

— Ce ne sera pas la première fois, dit le comte.

— En effet, » approuva le gendarme.

Ainsi de suite. Conversations parfaitement connexes à la situation, tant du côté de la pluie que de celle de la rivière qui grossissait. Petit brouhaha, presque discret, de salon ou d’antichambre. La fumée tournoyait, gauloises et cubaines au travail des yeux qui picotaient ou se laissaient inspirer par le contenu des verres. Vases communicants. Une horizontale que Frank apprécia dans un canapé qui sentait déjà le vomi, mais pas le sien. Roger joua celui qui cherche son chien : « Kssss ! Kssss ! » Un miroir déformant renvoyait mon image, moins propre maintenant à illustrer la couverture d’un magazine féminin. La pompière annonça que le cadavre était « à l’abri ». Nous rîmes.

« Alors, monsieur Russel ! m’écriai-je mais sans battements de tambour. (il me fit face) Écriture ou fioriture ? Personnage ou personne ? Temps ou histoire (Histoire ?) Lieu ou couleur locale… ? Y avez-vous réfléchi avant de vous mettre à l’ouvrage… heu… au moins ? »

Il baigna longuement sa langue dans le verre le plus proche :

« Vous aurez sans doute le temps de m’en dire des nouvelles si la crue se confirme, dit-il. Arrrh ! Je n’aime point me retrouver coincé !

— Clostrofobie… ? fit le gendarme.

— Claustrophobie, dit le comte sans attendre la réponse qui perlait sur le menton de Roger.

— Point du tout ! grogna Roger.

— Je corrigeais… précisa le comte.

— Vous corrigiez… ? s’étonna le gendarme.

— Il n’a pas dit que c’était de la claustrophobie, expliqua Frank. (se tournant vers Roger) Il a corrigé… Voilà tout ! »

Éclats de verre d’une mise en abîme. Métafiction ? Non. « Avant-fiction ». La pompière chuchotait dans l’oreille flasque du gendarme dont les sourcils soulevaient la visière de son képi. Il posa son verre sur le linteau d’une cheminée, ce qui nous étonna. Le verre n’était pas vide. Son contenu peinait à trouver l’équilibre. Balancement dans cette exigüité de transparence. La pompière ouvrit la bouche, mais le gendarme fit « chut ! » et il tenta de s’éclipser avec elle. Nous les suivîmes. Évidemment, le gendarme protestait. Comme il se dirigeait, manifestement, vers les locaux professionnels du domaine, nous arrivâmes avant lui devant la porte de la chambre froide. Un autre gendarme la gardait jalousement, le poing sur son arme. Il sentait le cuir de ses chaussures. Aucun parfum anisé cependant. Il ne déplaça pas ses pieds pour actionner la poignée de la porte. Instantanément, une lumière nous aveugla. Nous mîmes nos mains en visière. Des quartiers de viande pendaient. Étagères aux poches couvertes de cristaux scintillants.

« Aucune chance de demeurer à l’état liquide dans ce local, constata Frank en entrant le premier.

— Ce n’est pas une chambre froide ! s’écria le gendarme. C’est un congélateur ! Vous allez me la congeler, monsieur le comte !

— Et bien portez-la au rouge avant d’entrer ! »

La pompière, qui ne s’amusait point, dépassa l’épaule de Frank et souleva le drap déjà rigide. Nous poussâmes ensemble un cri de stupéfaction. La noyée était un noyé ! Nous sortîmes en un seul bloc. La porte se referma dans un grincement sinistre. Une bitte ?

« Un travesti, oui ! dit le comte qui prenait le chemin du retour.

— Une si belle fille… » dit quelqu’un, mais je ne dirais pas qui (par discrétion).

Nous étions de nouveau dans le salon et l’interruption prit fin avec les premières rasades.

« Une si belle fille… » (même jeu)

La pompière accepta de croiser les jambes de son épais pantalon étanche dans le canapé dont Frank avait pris possession en y étendant les siennes qu’il plia sans se faire prier.

« C’est un homme, dit le comte. Je n’en reviens pas. Cette pratique n’est pas de mon ressort…

— Vous voulez dire qu’elle n’est pas votre fort…

— Je dis ce que je dis, mon vieux ! Ça va jaser ! »

Il voulait dire que ça finirait par se savoir. Un homme en femme ! Il n’y en avait jamais eu dans sa famille. Peut-être celle de Julien… Où était-il passé, celui-là ? La pompière :

« Il se réchauffe à la cuisine en compagnie de sa dame…

— Nous n’avons pas besoin de lui, dit le gendarme. C’est monsieur qui a trouvé le cadavre.

— En effet, dit le comte. Vous avez influencé notre impression, Tulipe ! Au point que nous avons cru avec vous qu’il s’agissait d’une belle jeune fille aaaarrrhhh ! aux cheveux roux comme un coucher de soleil sur la vigne familiale ! Ô ma comtesse…

— Elle s’est elle aussi noyée dans la rivière, dis-je dans l’oreille de Roger.

— Je le savais déjà, répondit-il dans la mienne. Mais Frank le sait-il ? Vous étiez l’amant de la comtesse… ? Le comte l’a-t-il… crouiiiic !

— Je vous raconterai ça une autre fois, mon vieux. Le moment n’est pas le mieux choisi pour évoquer cette tragédie qui, vous vous en doutez, m’a affecté plus que le comte qui, soit dit en passant, ne couchait plus avec elle depuis longtemps.

— Avec qui couchait-il… ?

— Non ! Pas avec sa fille… En vérité, je n’en sais rien… On peut tout imaginer… inventer quand on tombe en panne d’inspiration… Des murs qu’on peut traverser si on détient le grimoire…

— Vous êtes fou, mon vieux ! »

Le gendarme s’agitait, mais pas pour se réchauffer. En tout cas il était bien chaud à l’intérieur. Pourquoi ne l’eût-il pas été en surface ? La cheminée pétaradait joyeusement, lançant des brandons que les pieds écrasaient sans se soucier de l’état du plancher. La pluie battait durement les carreaux. On songea à fermer les volets. En bas, la chambre froide fonctionnait à l’électricité. Nous entendîmes les ronronnements du démarreur avant même de nous apercevoir que l’ampoule ne pouvait plus nous éclairer. Le diesel secoua les murs. Le comte actionna plusieurs fois un interrupteur. En vain. Il descendit pour vérifier le niveau d’huile puis remonta sans commenter son action. Le gendarme, inquiet relativement à la conservation de son cadavre, se renseigna longuement. Il reçut même quelques explications convaincantes au sujet de la congélation qui était un incident que le comte venait de régler car il s’y connaissait. Il ne nous restait plus qu’à passer à table.

« Une bitte ? dit Frank tandis que nous parcourions un corridor sans éclairage car le soleil n’était pas encore couché.

— Qu’est-ce que vous croyez que c’était ? Vous n’avez jamais vu…

—Allons, allons ! Messieurs ! Pas de querelle sur le sujet ! Il est délicat. Nous ne connaissons pas cette personne. Nous ne savons rien de son histoire. Nous ne savons même pas si elle est d’ici…

— Vous oubliez quelque chose… » fit obscurément Roger qui avait compris la leçon.

La table était mise. Pour tout le monde, car le comte exigeait l’égalité en cas de situation tragique.

« Mais personne n’est mort, papa ! »

Douce langue française de notre Hélène ! Elle avait enfilé une robe de chambre digne de monsieur Jourdain. Le gendarme siffla :

« Ah ! Oui ! Celui qui parle au lieu d’écrire !

— À force d’audition, vous devriez le savoir mieux que nous, dit Roger.

— On me dit que vous écrivez vous aussi… ? dit le comte qui tendait l’oreille à chaque baisse de régime du diesel. Décidément…

— Une indiscrétion vous aura renseigné… grogna Roger en me lançant un regard furieux.

— Je suis beaucoup moins bavard que notre ami policier, dis-je. Je choisis toujours d’écrire…

— Que voulez-vous dire par là… ? Des lettres de dénonciations… ? Comme au bon vieux temps ? Nous n’avons pas vécu ça, aussi âgés que nous soyons… Nous apprenons toujours les choses sans demander à les connaître de si près… Ah ! Bah ! Nous saurons tout sur ce jeune homme (si on peut appeler ça un homme) dès la décrue… Il y a toujours une décrue, Alfred ! »

Frank me regarda comme s’il m’était arrivé de tuer quelqu’un. Il avait trois cadavres en vue : celui de Juliette Magloire, celui de la comtesse et maintenant celui d’un jeune inconnu qui se faisait passer pour une fille… Il avait du pain sur la planche, Frankie ! Roger en rageait. Il n’était pas venu pour ça. Seule l’intéressait la probable culpabilité de Julien. N’avait-il pas été l’avocat de Juliette ? Mais à quel judiciaire propos ? Certainement pas le divorce, car Julien et Juliette n’avait pas été mariés. Et si je menais ma propre enquête moi aussi ? Qu’est-ce que je risquais ? Je veux dire : relativement à la comtesse… à ce que le comte pensait de moi maintenant qu’il savait. Car des langues avaient bavé dans sa chemise. Il ne me regardait jamais franchement. Je devais supporter ces esquives. Quelle que fût le sujet de la conversation, le nombre des participants, leurs natures ou identités. Comment voulez-vous apprécier la volaille braisée dans ces conditions ? Au moins disposais-je d’un cadavre de suicidé pour alimenter ma prochaine tentative de me mesurer aux meilleurs comme disait Hemingway. Et un travesti en prime ! Jolie petite queue pas même turgescente que l’incompétence du comte en matière de froid était en train de congeler. Ah ! Cette rotation de turbine me tourmentait ! Les infrasons du diesel parcourant murs et planchers. Vitres secouées de l’intérieur par cette vibration de basse fréquence et harcelées à l’extérieur par la pluie et le vent tandis que la fumée et les haleines y déposaient leurs humidités réciproques. Mais j’étais presque heureux (n’exagérons rien) de me remettre au travail de l’écriture, du temps, du personnage (jeune homme en fille ah ! quel beau titre que je ne publierai pas rien que pour faire saliver mes amis éditeurs je vous en présenterai un si l’occasion se présente) et de ce lieu dont je m’absente pour ne pas m’y enfermer définitivement suite à un accès de sommeil. Qui sait ce que le rêve tente de séduire en moi ?

« Nous voilà bien… lâcha le comte dans un verre vide.

— Mais ça ne nous regarde pas ! fit Hélène qui rousiquait un os. Connaissons-nous cette personne ? Non, n’est-ce pas ? Alors… ?

— Il a fallu que ça tombe chez vous… Je veux dire…

— La question n’a jamais été posée formellement, dit le gendarme en insistant grassement sur formellement. Mais il faut reconnaître qu’il y a de quoi se…

— Il n’y a rien du tout ! grogna le comte. On se noie, pour une raison ou pour une autre, que ça me regarde ou pas (ma chère fille) et le cadavre vient échouer dans notre petit marais… La rivière le veut. Ou ce ruisseau qui agit comme un dieu… Qu’en pensez-vous, Roger, vous qui écrivez sous la houlette d’un policier… ?

— Je n’ai rien d’un berger, protesta Frank Chercos. J’interviens comme expert, histoire de limiter le contexte à ce qu’il doit être : policier et rien d’autre !

— Il y a donc un cadavre dans votre roman, Roger… ? (gendarme tique)

— Que philosopher c’est apprendre à mourir… Sans cadavre, mon cher Surgères…

— Et bien permettez-moi de me réserver celui-là ! » m’écriai-je avec la sensation d’avoir poussé un cri alexandrin digne des meilleures tragédies du programme.

Hélène, qui figurait en face de moi, épaules nues et boucles rebondissant sur elles, le décolleté appartenant à un vulgaire T-shirt, croix dorée à l’or fin dans le sillon piqueté de grains ou d’éphélides, roula des yeux façon Actor Studio dans ma direction, deux bras parallèles l’un tenant l’os et l’autre un verre par le pied, légèrement penché sous la lumière exacte d’un lustre aux chandelles factices, n’interrogeant que mes yeux sans attendre que ma bouche s’adonne au procès qu’elle m’intentait :

« Il s’agit d’un être humain, Alfred !

— Un homme en fille. J’ai trouvé le titre de mon prochain roman. Mais vous n’en saurez jamais plus ! Ah ! Là, je suis tenté de quitter la table pour me mettre au travail !

— Faites s’il vous plaît… dit négligemment le comte. Mais vous allez manquer le meilleur… Conçu à partir d’un gewurztraminer de mon invention… Mais je ne vous en dirai pas plus ! »

Rires. Je rougissais en même temps. Les petits pieds nus d’Hélène frottaient mes chevilles, soulevant de l’orteil l’ourlet amidonné que je pratique depuis toujours dans le seul but de me distinguer du port somme toute vulgaire adopté par les lutins dans le genre de Frank Chercos qui, vu son allure de cadre moyen, me tapait sur les nerfs. Il riait d’ailleurs plus fort et plus distinctement que les autres. J’avais à peine soulevé mes fesses, ne donnant sans doute pas l’impression de prendre la tangente pour m’adonner aux prémisses d’un premier chapitre ou d’une introduction en forme d’avertissement au lecteur. Tout le reste n’est que conséquences, ils ne le savaient pas et Roger Russel, moins rieur malgré les apparences qu’il se donnait pour ne vexer personne à part moi, avait besoin de le savoir si ce qu’il souhaitait était écrire un roman publiable. J’ai oublié de préciser que Julien Magloire avait renoncé à se sustenter et qu’il « était allé au lit » en se tenant le crâne à pleines mains sans qu’Hélène se charge de lui préparer une tisane ou un effervescent. Je reposais mes fesses sur le petit coussin brodé à la main par la comtesse. Il ne me quittait jamais, chaise ou fauteuil, ou carré de gazon par temps clair. Mais qui en connaissait l’origine ? car, voyez-vous, chaque objet a la sienne et sans elle le personnage a beau porter le nom qui lui revient de droit, on ne sait pas de quoi il est capable. Je pouvais fort bien me passer de l’identité de notre noyé, que dis-je ? mon noyé… Car l’eau le définissait mieux que son travestissement. Mais pouvaient-ils comprendre, ces passagers d’un éternel paquebot en route pour nulle part ? Je m’attendais à une dispute avec Julien. Nos chambres voisinaient et communiquaient même par une porte sans clé ni verrou, mais solidement clouée au chambranle. Par précaution. Ce château avait son Histoire et celle-ci foisonnait de rendez-vous et de viols, les deux extrêmes de la passion de l’un pour l’autre. Je couchais seul depuis que la comtesse avait cessé de respirer. Dernière aspiration sous l’eau du ruisseau que la rivière ne pouvait plus recevoir sans grossir avec lui. Et ce cadavre tranquille flotta jusqu’au Rivage des Surgères, autre titre in progress parmi les éléments fonctionnalisés du chantier entrepris dès l’adolescence. Quel destin j’avais alors !

« Reprenez-en, Alfred, suggéra le comte en approchant le goulot que le vin bordait comme dentelle au cou de la victime un jour de passion exacerbée par une… histoire.

— Je crains d’avoir trop fait honneur…

— Vous ne voulez donc pas goûter à mon gewurztraminer modifié ? Achevons celui-ci pour commencer…

— Ah ! Si vous y tenez ! »

Hélène retira son petit pied. Je le cherchai aussitôt. Les lattes du plancher étaient disjointes sous la table. Un chat slalomait. Sa queue atteignit mon mollet, assez longuement pour que je l’associasse à la goulée qui obstruait mes voies respiratoires. Cette chevelure familiale côté comtesse ! Ce rouge sans trace de bleu ! Ma noyade s’acheva néanmoins par une remontée des flaveurs qui semblait trouver son origine dans le petit coussin brodé à la main par mon ancienne comtesse.

« Comment le trouvez-vous, Alfred… ? Vous êtes le premier… à part moi…

— Il lui monte à la tête, papa ! Tes assemblages n’ont pas d’autre vertu ! Je m’y connais !

— Je dois le reconnaître, fifille ! Mais c’est l’avis d’Alfred qui m’importe. Alors… ?

— Je ne réussirai jamais à me noyer ! »

Cette sentence fut aussitôt diversement appréciée. Le comte éleva son verre dans la lumière qui chapeautait la table. Il en examina longuement les transparences. Il en connaissait déjà les effets sur la langue, les seuls qui comptent. Mais le crâne, oh mon Dieu ! Voyons ce qu’il en est des autres… Il remplit les verres, prenant soin de ne pas polluer la coulée, sans imposer de gouttes clandestines au goulot, imprimant au corps la juste rotation. Ils hésitaient ou attendaient le signal. Le comte toussa. Hélène fut la première :

« Il tape papa ! Comme d’habitude ! (elle riait)

— Je te parle de langue, fifille, pas de cerveau ! Bon sang de sacrés intellectuels à la française ! Laissez donc vos cerveaux au vestiaire !

— Ma foi… fit Roger en claquant la langue comme si le vin l’en dépossédait.

— Ma foi quoi ? Dites !

— Je n’ai jamais…

— Vous n’avez jamais quoi ?

— C’est… divin ! »

Dieu retomba sur ses pattes. Comme le chat qu’on précipite du premier pour lui épargner le second. J’étais moi aussi de cet avis, mais le ronronnement du diesel me ramenait physiquement au chevet du cadavre en cours de congélation malgré les réglages qui avaient occupé le comte pendant une bonne heure sous le regard inquiet du gendarme. Où était passé l’autre gendarme ? À la cuisine ?

« C’est du bon, fit Frank qui essuyait sa cravate. Je ne m’y connais pas autant que vous (de qui parlait-il ?) mais je m’autorise à penser et à dire que j’en reconnais les qualités gustatives… originales. Tape-t-il, ma chère Hélène ? je vous dirai ça plus tard… Ce sera le dernier pour moi…

— Mais il n’est pas l’heure de se coucher ! » s’étonna la belle sans bête.

Cette fois, les murs ancestraux se mirent à trembler bien au-delà de ce qu’on peut attendre d’un système générateur d’électricité alimenté par un diesel. Un rotor d’une tout autre ampleur secouait l’air dehors. Autre turbine encore. Sifflant à tout bout de champ, comme si le moyen de mettre fin à ce vacarme épouvantable relevait de l’invention d’un fou romanesque. Le comte bondit pour ouvrir un panneau de la baie vitrée, au risque de rafraîchir imprudemment les chairs de son visage. Un vent atroce chargé de pluie et de feuilles parcourut la table. Le comte luttait contre cette force, grimaçant et clignant les yeux. On ne l’entendait plus. Pourtant, il s’adressait à la tempête, indifférent aux conséquences qu’elle promettait d’infliger à notre intérieur en bataille cette fois. Qui ne s’était pas arcbouté entre sa chaise et la nappe pour retenir ces objets malmenés et soumis à la menace de la cassure et de l’épanchement ? Mon verre me scia la paume. J’en exhibais la plaie ouverte quand la tempête donna enfin des signes d’apaisement. Le ronronnement de notre turbine revenait au premier plan. Le comte se redressa. Il sortit sous la pluie, mais l’homme qui traversait la terrasse tenait un parapluie. Il le referma dès son entrée. Dans son dos, le comte verrouilla le panneau et tira le rideau. L’homme posa le parapluie contre une statue en pied grandeur nature, négresse nue comme relique d’un temps passé à piller plus qu’à civiliser comme le relatait l’Illustration, entre autres baguenauderies coloniales.

« Ma foi, dit le comte en se dressant devant l’homme, si je m’attendais… !

— Je viens pour l’identification, dit l’homme.

— Mais comment êtes-vous au courant, monsieur le juge… ? bafouilla le gendarme. Nous sommes coincés ici depuis cet après-midi et je n’ai pas eu le temps de…

— Il est, hésita le comte, en bas…

— Je comprends, » dit l’homme.

Il jeta un œil vaguement distrait sur le désordre de la table. Hélène rabaissa les courtes manches sur ses deltoïdes et les lissa du plat de la main, l’une après l’autre, puis dénoua le bas de son T-shirt. Le nombril disparut.

« Hâtons-nous ! dit l’homme. D’après le légiste…

— Mais aucun légiste… commença le gendarme.

— J’ai mes raisons ! » dit l’homme brusquement.

Il connaissait le chemin. Le comte s’effaça. En savait-il plus long que nous ? En tout cas, et visiblement, il connaissait cet homme que le gendarme, qui s’y connaissait lui aussi, avait respectueusement traité de juge. Rien que des connaisseurs. Je voulais en savoir plus. Je suivis la procession. Même escalier lugubre traversant les murs secrets d’une Histoire obscure et sans doute sans intérêt scientifique. Trottinette des couloirs. Nous atteignîmes la salle où la porte de la chambre froide se dressait pour imposer sa solennelle importance vitale. Le comte composa le code secret. Petites lumières vertes. Il manœuvra la lourde poignée. L’homme entra sans se soucier de la lumière toujours aveuglante ni du froid saisissant à la gorge. Mes yeux se figèrent. L’homme souleva le drap raide. Il regarda d’abord le visage. Il le reconnaissait. Le comte posa sa main sur cette épaule inconsolable. On revit la bitte bleue et les petits seins pyramidaux. Puis le drap recouvrit le corps et les deux hommes sortirent. Le comte referma la porte. Derrière son grillage épais, le diesel cognait dur. La turbine sifflait.

« Je suis désolé, disait le comte.

— Madeleine l’a reconnu, dit l’homme en entrant dans le couloir.

— Elle ne m’a rien dit, la sotte ! fit le comte en serrant les poings.

— Madeleine… ? dis-je dans l’oreille d’Hélène.

— Domestique, dit-elle. Il faudra que tu mettes ça dans ton roman… »

Nous ne revînmes pas dans la salle à manger. Le comte choisit un petit salon discret pas assez grand pour nous contenir tous, mais il n’en referma pas la porte. Une cheminée activait l’ombre de tremblements hystériques (spectraux, hésitai-je).

« Si j’ai bien compris, proposa Roger qui, comme nous, n’avait pas pu entrer pour témoigner de la conversation entre le comte et son ami le juge, avec la seule compagnie du gendarme, cet homme s’appelle Panglas, Kol Panglas, et il exerce le sacerdoce de juge. Depuis longtemps si ma mémoire est bonne. Mais je ne suis pas inscrit à ce barreau. Je répète ce qu’on m’a dit.

— Le noyé est son fils, dit Hélène. Papa vient de me le dire. Je ne connaissais pas ce fils… Ni ce juge… Je ne sors pas assez, tiens !

— Quelle horreur ! » s’écria Julien Magloire en arrivant.

Ébouriffé comme s’il avait vraiment dormi ou parce qu’il voulait en donner l’impression, il s’approcha de la porte. Le juge lui tournait le dos. Le comte hochait sa lourde tête émaciée en se tenant le menton. Une canine fendait sa lèvre inférieure, jaune et scintillante comme une étoile dans un ciel d’orage. Julien revint vers nous, en quête d’explications. Il avait sa tête de tous les jours, mais avec une nuance d’étonnement qui irrita Hélène. Elle ne put s’empêcher de lui pincer la peau au niveau du coude. Il se plaignit lamentablement.

« Faites chier tous les trois ! » rumina-t-elle.

Elle parlait de nous. Les écrivains. Sans compter l’expert auquel Roger Russel avait fait appel dans le dos de Julien Magloire qui était leur sujet, l’un prévoyant d’écrire un roman prometteur et l’autre supputant une arrestation médiatique. N’étais-je pas différent de ces amateurs de sensations faciles et exécutables à volonté par le lecteur impatient d’en finir avec l’intrigue qui a pourtant suscité son achat ? Elle ne m’accorda aucun bénéfice et détala en oubliant que son derrière la suivait lui aussi en expert.

« Ça ne doit pas être facile tous les jours d’avoir un fils qui se prend pour une gonzesse… dit Frank Chercos, l’œil tourmenté par le désir que nous partagions sans dissimulation excessive.

— Je ne vous cède que le titre : Un homme en fille.

— C’est bien le moment ! » fit Julien.

Il nous quitta, mais quand nous retournâmes dans la salle à manger, nous le trouvâmes assis à la place du comte, en bout de table, le nez piqué dans un verre dont il ne semblait pas reconnaître le cépage. Nous prîmes place, mais sans rejoindre celles qui nous avaient été assignées par l’étiquette cérémonieusement entretenue par le comte. Il y avait une assiette devant moi, avec des restes à peine visités, sauf des mouches et, si mes lorgnons m’étaient toujours fidèles, de minuscules moustiques qui pouvaient aussi bien être des moucherons ou les bébés de n’importe quels autres diptères. Je les chassai, ou tentai de m’y employer, avec une serviette dont je n’avais pas fait usage moi-même, trace nette de lèvres en travers suivant une broderie aux armes des Surgères ou de Monoprix, allez savoir. Julien tâtait de l’assemblage composé par le comte sur la base d’un gewurztraminer local, donc élevé bien loin de sa terre d’origine. Il s’apprêtait à nous en dire des nouvelles quand Roger Russel s’interrogea plutôt sur ce qu’il appela mon « refus initial ». Il n’en comprenait pas la nécessité, car je dis, sans toucher à mon verre :

« C’est une nécessité…

— Je ne comprends pas…

— Faut-il le pouvoir ?

— Ne me prenez pas pour un imbécile, Alfred ! Je sais ce que c’est d’écrire et d’ambitionner au moins une place sur la table du libraire… Que faites-vous donc de ces écrits dont nous ne savons rien ?

— Le prochain s’intitulera Homme en fille…

— Vous vous accaparez d’un sujet qui ne vous appartient pas, grommela Julien qui cherchait des perles dans son vin. Pourquoi ne m’en chargerais-je pas moi-même ? Vous ne publierez pas ledit ouvrage : je suis donc libre de proposer le mien sans risquer l’accusation humiliante de plagiat…

— Mais nous sommes témoins ! s’écria Frank Chercos.

(le flic parlait en expert, rôle que Roger l’avait invité à jouer)

— Mais il n’y a pas de témoins pour témoigner que vous l’êtes ! répliqua Julien comme si la touche de gewurztraminer l’inspirait. D’ailleurs c’est un sujet libre de droit puisqu’il appartient désormais à la place publique…

— Et même à la Presse, précisa Roger. J’en dirai un mot dans l’ouvrage que je prévois…

— Vous n’en avez donc encore rien écrit… ? Quel est donc ce sujet ? Craignez-vous le plagiat au point de vous amener ici, où j’habite légitimement bien que n’appartenant pas à la famille, tout auréolé d’un projet dont nous ne savons rien ? (jetant un œil torve sur Frank qui picore des miettes sans effrayer les mouches) Et en bonne compagnie… Ma mauvaise réputation vous fait-elle craindre…

— Que non ! J’ignore même à quelle mauvaiseté vous faites allusion, mon cher !

— Nous passions par là, déclara Frank comme s’il s’adressait à sa hiérarchie, et Surgères étant une vieille connaissance, j’ai proposé à Roger d’aller goûter son vin, qui est fameux… Cet assemblage est aussi nouveau que surprenant…

— Je ne savais même pas que vous écriviez, dit Roger la bouche en cul. Ni que Tulipe refusait de publier.

— Il n’était question que de vin, glouglouta Frank. Et nous ignorions que le comte se livrait à des expérimentations de structure alsacienne.

— Ainsi, fit Julien qui monopolisait la bouteille expérimentale (les autres demeuraient obstinément vides), c’est le vin qui vous a inspiré ce séjour riche en évènements dignes de former le lit d’une quantité appréciable de romans. Je peux vous en parler si vous le souhaitez… Avec la chance que j’ai !

— Vous couchez avec Hélène, si je ne m’abuse… Ce n’est pas rien, comme chance, si je ne m’abuse…

— Vous ne savez pas de quoi vous parlez, mon vieux ! Mais Alfred vous en dira plus sur notre défunte comtesse… Vous aurez alors le loisir de tisser tous les liens qui vous viendront à l’esprit ! N’êtes-vous pas venus pour ça… ? Une crue en vue, avec noyé en prime, et pas n’importe quel noyé : un homme (jeune) en fille (tout aussi jeune ma foi !)

— Vous oubliez la touche de gewurztraminer… Je ne l’attendais pas… J’ignorais que Surgères eût des racines barbares… Et des meilleures, cela va de soi !

— Écrivez pour empêcher les autres d’écrire… Paranos du style et du témoignage… Encore faut-il publier pour les empêcher ! Arrrgh !

— N’avez-vous jamais empêché, Alfred… ?

— Moi… ? Demandez-le à mes Amours.

— Mais vous n’en avez rien publié, nom de Dieu ! Comment voulez-vous ?

(tintements cristallins avec ciselure ouvragée façon hellène)

— Qui est ce Kol Panglas… ?

— Un juge. On vous l’a dit. On ne vous a rien caché sur le sujet. Il connaît la famille. A déjà enquêté sur la mort de la comtesse. En vain. Tout indiquait une noyade…

— Suicide ?

— Accidentelle, la noyade, pas vrai, Alfred ?

— Vous a-t-on soupçonné… ?

— S’il s’agissait d’un assassinat, on ne pouvait trouver le coupable que dans son lit, je veux dire : celui de la comtesse…

— Mais le comte n’y couchait plus depuis longtemps, voyons !

— C’est ce que je dis : il ne restait plus qu’Alfred sur la sellette. Mais sans mobile, n’est-ce pas… ?

— En effet… (dis-je sans desserrer les dents) Sans elle…

— Vous perdiez la source d’inspiration qui vous menait (par le bout du nez) jusque dans le lit d’Hélène qui ressemble à sa mère comme s’il était possible, dans le seul cadre d’un roman veux-je dire, de les confondre.

— (Julien, furieux) Qu’est-ce que vous allez chercher, Chercos ? (à Roger) Vous êtes sûr d’avoir choisi le bon expert… ? Sans vouloir vous vexer, Frank…

— Il en faut plus pour me… (réfléchissant avec bruit de neurones) Et si ce jeune homme en fille était le produit d’un assassinat… ?

— Je vous vois venir, roussin : Qui lui aurait donc mis le bec dans l’eau pour le clore définitivement ? Que savait ce jeune fils de juge qui mettait sa vie en péril à ce point ? Pas difficile d’imaginer qu’il avait d’abord mis ce nez dans les dossiers que son père amène quelquefois à la maison pour meubler ses tristes soirées de veuf. Il est veuf, n’est-ce pas… ?

— Pas que je sache… En tout cas, Sally Sabat n’est pas que sa femme de ménage… Si le mot ménage veut dire ce qu’il ne dit pas aussi clairement…

— Hou ! Hou ! Jubilons ! Sally Sabat, dites-vous… Belle femme… ?

— Sac d’os plutôt… Pas de poitrine, pas de relief fessier, un ventre plat mais sans perspective entrejambière… Le juge a mauvais goût. Aucun risque de la perdre en chemin. Alice serait d’ailleurs son fils…

— Alice ? Un fils ? Vous voulez dire… ? Ah ! ce serait trop beau ! Vous nous menez en bateau, Julien ! Serait-ce la raison qui explique les refus constants de vos destinataires… ? Ainsi, ce jeune homme serait une fille… Sans effet d’optique… Nous avons pourtant constaté que l’appendice en question n’était absolument pas de nature féminine…

— Vous l’avez observé en état de congélation… Comment juger dans ces conditions de la…

— Par contre Alfred a pu, dans l’eau même du petit marais, se rendre compte…

— Mais je n’ai rien touché ! Qu’allez-vous imaginer, pauvre romancier inédit !

— On voyait bien les seins sous la chemise mouillée… Gynécomastie ? Ou véritables joyaux de l’empire féminin… ? Et ces jambes ! Si fines ! La convexité postérieure et ce coup de rein inimitable avec les moyens ordinaires du mâle…

— Vous avez bien dit : ordinaire. Or, Alice ne l’était pas.

— J’ai compris ! Sally Sabat voulait une fille… Et manifestement, à l’examen clinique, il est apparu que… On a déjà lu ça, mon ami… Trouvez autre chose de plus…

— De plus quoi… ? (pervers narcissique) Je ne m’intéresse pas au passé du personnage. Je le prends tel qu’il est à l’heure de la rencontre. Mort ou vif. Mon ouvrage ne consiste pas à recomposer son existence. S’il est mort, comme c’est le cas de ce noyé, c’est d’un mort dont je fabrique mon histoire. Et s’il vit, je le regarde vivre. Ça n’est pas plus compliqué…

— Donc si vous écrivez quelque chose sur le sujet (roman ou essai, voire poème) ce sera une description. En perspective de détails, comme dans La Vue.

— Qui vous dit que je pratique le tulipien ? C’est que j’en sais déjà beaucoup sur le personnage. Il est d’ici. Nous nous sommes fréquentés. Nous avons le même âge…

— Mais vous ne l’avez pas reconnu ! Vous étiez aussi surpris que nous quand son identité a été confirmée par son père…

— Il n’était pas fille quand je l’ai connu !

— Quel intérêt alors à évoquer (avec quels moyens, je vous le demande) le passé masculin de cette fille ? C’est d’une métamorphose que vous voulez entretenir votre lecteur supposé ? Refusé d’avance, mon vieux ! Et je m’y connais.

— Mais qu’en ferez-vous vous-même si nous n’en lisons rien ?

— Mes éditeurs me liront !

— Mais ils ne vous publient pas ! Je me demande si vous n’avez pas finalement pris l’habitude de nous raconter des histoires… Tiens ! J’écrirai tout un roman sur cette habitude. Et en la qualifiant de… ah ! de morose, tiens ! Et sans jalousie d’aucune sorte. Je ne suis pas hypocrite, moi !

— Ils vont se déchirer ! s’écria Frank (Roger le maintenait assis en appuyant sur son épaule)

— Ne craignez rien de tel ! m’écriai-je. Pas ici ! En un roman, peut-être…

— Défouloir, vous dites ? Je ne vous connaissais pas cet aspect… On en apprend tous les…

— Chut ! On vient ! »

Kol Panglas entra le premier. Il fumait un cigare dont je reconnus la bague rouge et or. Le comte apparut derrière lui, ombragé par la porte à demi ouverte. Il portait la boîte en bois peint. Ouverte, les cigares alignés comme des petits poissons en phase de décomposition. Une boîte d’allumettes était posée dessus. Où était la bouteille ? Il constata avec joie que l’expérimentale avait été vidée sans lui. Mais était-ce bien le moment d’exprimer de la joie ? Le profil de Panglas échappa à toute observation. Il vous faisait face comme si quelque sentence allait vous enfermer dans sa logique de rhétoricien en mal d’amour. Pour cette raison, ou par habitude, il s’assit en bout de table, côté cheminée qui se mit à ronfler dans son dos car Frank avait entrepris d’en ranimer la flamme. Julien se leva pour laisser la place au comte qui le bouscula un peu, à mon avis. Impression toutefois. Il se pouvait que cette apparence de bousculade n’eût d’autre explication que la titubation de Julien qui en avait plein le nez, le moins qu’on puisse dire, même avec le recul. Mon écrivain inédit trouva refuge auprès de l’expert en matière policière qui s’activait comme un forcené à l’ouvrage de sa gamelle. Au-dessus du linteau, une toile au chancis bleuâtre offrait encore le spectacle d’une réunion champêtre dans le style bourgeois des contempteurs de l’aristocratie. Une nudité s’y promenait en étrangère. Aucun des regards ne portaient sur elle. Cette bizarrerie retint mon attention assez de temps pour qu’on s’inquiétât de mon silence immobile et penché sur le coude qui retenait ma tête. Le comte grattait des allumettes devant le visage sulfureux de Roger qui s’impatientait, étreignant un verre que je voyais empli d’eau et non pas de l’expérience que le comte avait, selon lui, les moyens de renouveler jusqu’à ce que le « dernier roule sous la table ». Enfin, le cigare s’embrasa et Panglas recula comme si cette lueur phosphorescente meurtrissait sa rétine. Je ne doutais pas un instant qu’il eût lui aussi le regard rétinien. Qui n’en fait pas état quand la conversation se complique de questions non posées ?

« Je coucherai ici ce soir, si ça ne dérange personne, dit-il après avoir heurté un verre avec le dos d’un couteau à viande.

(il aurait pu s’enquérir auprès du comte, mais ils nous prenait à témoin, déformation…)

L’hélicoptère reviendra demain matin pour… Il faut bien que le corps de ce pauvre garçon revienne chez sa mère…

— La chambre est prête, dit le comte. (à Julien qui s’est approché du feu jusqu’à donner le spectacle d’un drôle d’enfer casanier) Voyez si le temps continue de se gâter… (Julien sort par la baie vitrée, retenant le panneau que le vent harcèle comme si cette seule ouverture l’avait remis à l’ouvrage de la destruction en cours, tant à la surface de la terre que sur les toits environnants) Je crains plutôt pour les arbres, continua le comte. Vous vous souvenez de Fouinard… ?

— Écrasé, dit le juge. On ne pouvait pas soupçonner un meurtre. Aucune trace de préméditation. La seule mise en cause fut l’imprudence. On l’avait averti. Je me souviens de ça… Il tenait à sortir pour rentrer chez lui… Un fils lui aussi… Mais pas mort… (sourire concomitant) Mes cigares n’ont plus la même saveur depuis… (il me regarde comme si j’ignorais qu’il est socio d’une fabrique cubaine dont le nom dérive du sien) C’était la passion de mon père… mais je suis devenu magistrat… Surgères ne peut pas en dire autant ! »

Il rit, secouant ses larges épaules encore couvertes de leur houppelande. Il avait attrapé froid dans la chambre dont le comte ne parvenait pas à régler la température. L’hélicoptère était chauffé. Il aurait pu tout aussi bien choper la mort en traversant le jardin avec son parapluie ouvert sous la pluie encore modeste à son arrivée. Oui, le temps se gâtait. Julien confirma et reprit place près de Frank qui tisonnait avec un acharnement digne d’un serviteur attitré. Panglas se pencha sur moi sans se retenir au bord de la table :

« Sally a eu un malaise, dit-il. Elle est fragile de santé. La connaissez-vous, monsieur Tulipe… ? Heu… Nous n’avons jamais été présenté, mais je sais qui vous êtes… Sans vous, la comtesse… »

Le comte toussa. Près de lui, le profil de Roger devenait inquiétant. Il recevait la lumière de la cheminée en plein dans la tronche. Au plafond, le lustre faiblissait. Le comte donnait des signes d’angoisse. Mais la cuve était pleine. Nous n’avions pas de souci à nous faire pour la lumière. Les chambres étaient chauffées. La domesticité en alerte. Des poires étaient accrochées dans les torsades métalliques des lits, comme à l’hôpital.

« N’hésitez surtout pas, dit le comte. Ils sont payés pour ça. Et rubis sur l’ongle. Heureusement, Hélène est une bonne élève. Elle mène déjà la barque. Pas vrai. Julien ? Il faudrait plutôt parler de paquebot… Un château hérité du passé… Traversant la contrée sur les eaux tombées du ciel à cause d’une conformité du terrain qui attire les météorologues et les poètes. Qu’en dites-vous dans vos livres, Alfred ? Il me semble que Julien s’en moque éperdument. Aucun intérêt pour les spécificités locales revues par l’Histoire des grandes familles et accessoirement par les aléas alimentaires et guerriers qui gâchent un peu, il faut le dire, l’existence de nos ouailles. Mais nous nous éloignons de notre sujet…

— Qui est… ? »

Dis-je. Panglas sursauta, mais sans exagération dramatique. Reconnaissant que le seul sujet de la soirée gisait dans la chambre froide en cours de congélation, je me disposai à regagner mon lit comme on espère avoir assez d’énergie pour atteindre la chaloupe où personne n’est en mesure de naviguer selon les étoiles. Roger consulta sa montre, dit :

« Déjà (! ou ?)

— Achevons plutôt ce flacon expérimental, proposa le comte.

— Je crains de n’être pas le cobaye idéal, réfuta Roger en ricanant. Peut-être monsieur le juge…

— Pas de refus ! »

Julien descendit deux fois et au retour du deuxième voyage à la cave, il en ramenait trois, car la précédente n’avait pas fait long feu. Quelque chose d’affreusement étranger à ma nature déchirait ma matière cérébrale, avec douleur et angoisse. Impossible de retenir ce ridicule rictus que me renvoyait le regard des autres. Panglas sentait la pisse maintenant, mais il ne semblait pas s’en soucier. Le malheur avait le visage de Roger Russel, si vous voulez savoir. Impression ou intuition ? Je ne saurais le dire maintenant et, sur le coup, caressant des ventres de bouteille, je ne m’en souciais pas plus que le juge des caprices de sa vessie. Frank considérait la pile de bois qui jouxtait la cheminée. Il compta plusieurs fois, à haute voix, ne s’inquiétant pas plus de l’effet qu’il produisait sur nos esprits.

« Arrive toujours ce moment, cher Alfred (le juge en sourdine toutefois), où il devient impossible de lever son cul pour aller le mettre ailleurs… Je vais avoir besoin d’aide… Et vous… ? si la question vous concerne… Sinon ne répondez pas… Je comprendrais… Et l’incident sera clos ! »

À l’autre bout de la table, de profil, Roger travaillait le comte qui se laissait conduire sans savoir où ce diable d’homme prétendait l’achever. Les trahisons régionales que le gewurztraminer avait subi en cuve commençait à révéler leur dangerosité. Les douleurs se rejoignaient, ainsi que les grimaces. Par contre, la conversation ne trouvait plus son sujet. Hélas, j’étais bien incapable d’en saisir les giclées solaires, encore moins de leur donner l’opportunité de la trace à laisser dans les mémoires par le truchement des artifices du verbe alors si proche de son alchimie. Trop de douleur, même acceptée, soumets le métal à des déliquescences incompatibles avec les contenants ordinaires. Sur ce point, Panglas était d’accord avec moi. Il lui arrivait d’écrire ailleurs que dans le cadre rhétorique qui conditionnait sa vie professionnelle. Ça ne durait jamais très longtemps, mais ça arrivait. Il en avait ressenti les sollicitations prometteuses en se recueillant devant le corps de son fils. Des mots étaient apparus dans la glace en formation, cristaux en expansion dont il connaissait la grammaire pour en avoir expérimenté la douleur à l’occasion des tragédies familiales qu’il avait vécues en fils ou en juge.

Quel ne fut pas mon étonnement, au petit matin, de recevoir en pleine gueule les rayons fraîchement composés par un soleil revenu, sinon plein ciel, du moins en éclaircie ! Douillettement enfoui sous la couette, siège d’une érection qui invitait au plaisir renouvelé avec les moyens de la mauvaise habitude (acquise bien avant d’imiter les autres selon ce que la télévision distribuait sur ses écrans pathogènes), yeux mi-clos chaudement éclairés par les raies chromatisées et tremblantes, je m’apprêtai à replonger dans l’eau saumâtre des productions automatiques de mon cerveau quand celui-ci, aux aguets sans doute, car il ne s’éveille jamais sans prendre la mesure du jour ou de la nuit (selon le cas), perçut plus que nettement des cris d’enfants. Or, d’enfants il n’y avait point au château, le nabot des Surgères ayant atteint, à défaut de la taille, l’âge adulte requis pour prétendre s’adonner au jeu sans crier ni courir comme un perdu, ce qui est le cas des enfants toujours enclins à occuper les espaces disponibles par distraction familiale, scolaire ou balnéaire. Je me pliai alors à l’équerre, jambes prêtes à l’emploi, pour écouter plus familièrement ce concert de cris et de shoots, on entendait même le gravier gicler et retomber sur le dallage de la terrasse frontale (il y en a une autre au Nord, côté cuisine et logements domestiques). Ainsi, le soleil agissant de gauche à droite, dans le sens de nos cursivités droitières, j’entrouvris les persiennes, connaissant le pouvoir de la rouille sur les charnières. Mes yeux étaient grands ouverts cette fois : il s’agissait bien d’enfants. Et le nabot Surgères jouait avec eux !

À la balle et au cerceau. Il semblait que ce cerceau fût pratiqué par une fille, mais la tenue vestimentaire de ces gamins, y compris celle du nabot, ne distinguait pas les sexes. Je me fiais à la chevelure, celle-ci voletant autour d’une tête au visage en proie à ce qu’on considère généralement comme de la joie, avec je ne sais quels signes avant-coureurs de la féminité au travail de la conservation nécessaire à la pérennité de l’Histoire privée des Nations (autrement dit du roman que vous êtes en train de lire ou de feuilleter selon l’état clinique de votre impatience). Deux garçons, portant la culotte courte avec moins de volant et la chemise boutonnée alors que la fille l’avait nouée sur son nombril, se disputaient une balle genre vessie écossaise si j’en jugeais par ses bonds limités à la hauteur des chevilles. La fille me regardait. Grosse tête aux joues plissées comme si elle me tirait la langue. Je ne saluai personne, mais le nabot secoua sa main en grognant et ses oreilles en même temps. Le gravier était encore imbibé des eaux de la crue. Eaux qui avaient reculé jusqu’à la lisière du premier bois de frênes comme l’indiquait le sol miroitant du taillis. La balle s’immobilisa. Les trois enfants s’étonnaient-ils de voir apparaître un être humain d’âge adulte au rez-de-chaussée alors que les chambres se trouvaient à l’étage ? Le nain leur avait-il expliqué ma situation relative à l’altitude ? Je détestais depuis longtemps ses bavardages malveillants. Heureusement, il ne fréquentait plus l’école du village. Était-il heureux de passer du temps avec des enfants ? Quel adulte sérieux pouvait lui accorder son attention, à part Hélène qui le pouponnait encore ? Julien y trouvait de quoi alimenter sa critique de la famille, mais n’était-il pas trop occupé à parfaire ses romans dans le sens conseillé par ses destinataires médusés ? Je hais l’enfance, même si la mienne m’inspire la pitié.

Je refermai les persiennes. Il était temps d’aller aux nouvelles. Je ne connaissais pas toutes les relations mondaines des Surgères. Celles que j’avais fréquentées par pure politesse ne comprenaient pas d’enfants. Quelques couples à la dérive mais solidement ancrés à leurs abysses, toujours en voyage. D’autres solitaires qui venaient quelquefois accompagnés de créatures, mâles ou femelles, cueillies au cours des mêmes croisières. Des vieillards porteurs de mauvaises nouvelles ou de couronnes qu’ils n’avaient pas la force de se coltiner jusqu’au cimetière. Des musiciens, interprètes pour la plupart, des politiciens, industriels, rentiers, militaires, en robe, en Dior ou en Chanel, en voiture de collection ou montés sur des échasses de berger… Le défilé des connaissances ne manquait pas de la nécessaire diversité de fonctions publiques et privées qui servent de piliers incontestables à la réception des meilleures reconnaissances. Je m’en fichais éperdument. Seule la comtesse me retenait dans la place forte. Mais n’était-elle plus de ce monde ? En rêvais-je toujours ? alors qu’Hélène s’appliquait à lui ressembler d’aussi près que possible vu son jeune âge et ses postures d’adolescente… surtout en matière musicale.

Je ne descendis pas. Il ne m’arrive que très rarement de monter. Par contre, je ne me fais pas prier s’il s’agit de descendre à la cave où mûrit le vin et ses fromages annexés. Dans le couloir aux volets encore clos, frôlant la domesticité sans chercher à éviter son haleine zélée, le cadavre me revint à l’esprit. Avais-je dormi plusieurs jours ? Laissant au soleil le loisir de reprendre sa place dans le tableau familial… La salle à manger ronronnait, mais pas plus que d’habitude. Je poussai la porte avec prudence, car je ne me souhaite pas l’étonnement produit par la nouveauté. Il s’agit rarement d’émerveillement. Je m’attendais à rencontrer des… parents ! Encore un couple à inscrire dans ma liste déjà longue et impossible à mémoriser des personnes appartenant à ce qu’il convient de décrire comme un entourage et que je qualifierai plus littérairement d’environnement. Le comte, devant le premier verre, cisaillait quelque chose dans son assiette à dessert. Roger et son acolyte prenaient des notes sur le bord de la table, entre eux échangeant un crayon dont les graphes, appliqués à la surface fripée d’un carnet, se limitaient à des croix et des raies. Hélène s’était absentée pour je ne savais quelle raison, mais elle en avait toujours une à opposer à votre volonté si elle était mal lunée pour une autre raison tout aussi obscurément conçue derrière son paravent. Son assiette n’avait pas été touchée. Couverts encore alignés selon les règles en usage chez les gens de bonne volonté, rutilant dans un rayon de soleil pourtant pâli par la soie des rideaux. Julien n’occupant pas sa chaise, je supposais sans doute justement qu’il était encore au lit. Il fallait s’attendre à percevoir la voix lointaine d’Hélène, car leur chambre se situait à l’autre bout de l’aile, presque inaccessible si on prenait comme unité de mesure la proximité de la mienne. Mais enfin, je pouvais considérer qu’ils étaient tous là. Quelques marmonnements accompagnèrent, comme d’habitude, ma mise en place sur la scène de ce théâtre rejoué.

La chasse d’eau signala alors la présence d’un corps étranger que je supposai double relativement aux enfants qui se disputaient la balle ou la fille. Pourtant, un seul personnage apparut dans la porte enfin ouverte. Le ventilateur était à l’œuvre pendant que les jets de parfums répandaient leurs influences dans le petit couloir perpendiculaire au mur percé de cette porte, une idée du comte qu’il tenait de la conformation de son pavillon de chasse. Un homme s’avançait, mains encore humides qu’il frottait l’une dans l’autre, mal rasé il était, en tout cas pas de ce matin (c’était aussi mon cas mais le comte offrait deux joues lisses et roses avec une minuscule plaie en cours de cicatrisation sous l’effet d’un stick qui avait laissé sa trace d’escargot), il se retourna pour fermer la porte, bruit du ventilateur étouffé, le vétiver l’emportait d’une courte tête sur les effluves du café, étais-je assis ? et quelle était sa place ? il fit le tour de la table pour me tendre la main, je la touchai, éprouvant son étreinte modérée, la mienne ne cherchant pas à communiquer, mes yeux interrogeait le regard amusé du comte qui interrompit sa mastication :

« Monsieur Pedro… heu… ?

— Phile… Pedro Phile… Nous avons été, mes amis et moi, cernés par les eaux en pleine nuit et nous avons trouvé le chemin du château par hasard car…

— Vous n’avez rien entendu, Alfred… ? rugit le comte. Un vacarme de pneus juste sous votre fenêtre… hum… Il paraît que vous prenez quelque chose pour dormir… Ce n’est pourtant pas si difficile de trouver le sommeil ! On n’a même pas besoin de le chercher, n’est-ce pas ?

— Nous pensions que le château était inhabité, dit l’homme qui s’appelait… ?

— Pedro Phile… L’eau s’est maintenant retirée, alors…

— Nous irons jusqu’au pont pour vérifier l’état de la route, dit le comte. À mon avis, l’accalmie sera de courte durée. Vous ne connaissez pas la région…

— Non, en effet… À vrai dire, nous avons perdu de vue nos amis… sur la route. Une pluie !

— Je ne vous le fais pas dire ! Asseyez-vous. »

L’homme, qui s’appelait…

« Pedro Phile… »

se contenta d’avaler son café, d’un trait qui parut satisfaire ses neurones. Il était assis en face de moi. Plus loin, les deux limiers graphaient en silence, avec un seul crayon. L’homme les reluquait de temps en temps, mais sans chercher à déchiffrer la page qui s’obscurcissait, en tout cas il n’en prenait pas le temps.

« Mes enfants ! Oh ! Non ! Ce ne sont pas les miens ! Je n’ai pas d’enfants, rassurez-vous. Ce sont… mes amis.

— Des courts sur pattes, dit le comte, comme notre petit Quentin… »

L’homme ne s’offusqua pas. De quel genre d’amis s’agissait-il ? Rien sur la table n’indiquait qu’ils avaient participé au petit-déjeuner rituel.

« Il faut aussi changer une roue, dit le comte.

— Nous avons crevé sur le chemin, dit l’homme.

— Où est Panglas ? dis-je. Encore au lit… ?

— (le comte) Ou à la fenêtre… Il était pas mal cuit hier au soir… pauvre homme. (à Pedro Phile) Un noyé est venu nous rendre visite… comme à chaque crue… ou presque… Et bien c’était le fils de Panglas… Vous ne le connaissez pas, n’étant pas de la région…

(l’homme renifle et se tord le nez, clignant des yeux comme s’il était en train de mentir)

L’hélicoptère pourra voler ce matin… Je m’étonne qu’il ne soit pas déjà là. Hélène les a-t-elle appelés ? Nous avions convenu… Vous avez des nouvelles de la pompière… ? Quelle matinée agitée ! Achevons ce repas et mettons-nous au travail, messieurs ! La roue de secours est-elle en état ? »

Nous sortîmes sur la terrasse. L’odeur de la pluie persistait. Sur le gazon sans doute trempé, les nains jouaient avec la fille, mais plus à la baballe. Sa jupette raccourcissait à vue d’œil. Elle secouait une belle chevelure noire qui retombait en boucles sur des épaules nues. Jambes épaisses aux chaussettes de footballeur. Couleurs inconnues de moi. Le comte n’offrit pas de cigares. Panglas était en effet à la fenêtre. Avait-il déjà interrogé les nabots ?

« Nous ferions bien de profiter du soleil pour jeter un œil alentour, dit le comte. Je suis pessimiste. La foudre est tombée dans le bois. (à Pedro Phile) Nous avons un pavillon de chasse qui a flambé deux fois au cours de notre longue Histoire, mais je n’y étais pas. Jamais deux sans…

— Je me demande si la roue de secours… » fit Pedro Phile.

Un nuage apparut comme surgi de nulle part. Le comte s’y connaissait en nuage. Il s’adressa aux nains comme à des enfants, désignant le ciel et l’horizon avec son cigare. Roger et Frank n’avaient pas quitté la table et maintenant on entendait le rire d’Hélène et quelque chose qui ressemblait au tintement d’un verre contre un autre. Pedro Phile souriait. On aurait dit qu’il portait un masque. Ses poches étaient gonflées. Il avait enfilé une veste tapissée de poches extensibles. Il y avait un tas de choses là-dedans, mais il ne sortait rien pour s’en servir ou pour en parler. Panglas s’annonça par un trépignement au niveau d’une marche dont la mousse s’éparpilla sur les dalles.

« L’hélico ne viendra pas, dit-il comme si le corps de son fiston n’était pas congelé. On annonce une tempête…

—Je m’en doutais ! » clama le comte.

Deux cigares pour le prix d’un. Ça en faisait du monde ! Avec des nains et un homme tout aussi inconnu. Panglas le considéra longuement avant de s’en approcher. Il sembla le renifler. Le comte devina quelque intuition en formation. Il y avait longtemps qu’il ne caressait plus les boucles de son petit-fils. Son esprit vaticinait entre les nains et Panglas, revenant à l’homme qui s’appelait Pedro Phile et le toisant de poche en poche, le cigare éparpillant dans l’air immobile des arabesques tenaces qui finissaient leur existence à la surface du dallage or et feu. Je n’ai jamais aimé ces situations d’attente, sachant toutefois que j’étais sans doute le seul à attendre, encore que Pedro Phile fût en train d’examiner la roue de secours en compagnie des nains, dont le nabot des Surgères qui pelotait les fesses sous la jupette sans réaction de la part de leur propriétaire, si on considère que l’apparence de l’indifférence n’en est pas une. Deux femmes à la maison. J’oubliais la pompière. Et Madeleine qui s’occupait des clés et de la comptabilité. La roue de secours n’était pas en état. Crevée comme l’autre.

« De toute façon, dit Panglas, vous ne pouvez pas reprendre la route. Elle est coupée, submergée sur des kilomètres. Ce ne serait pas prudent, croyez-moi. Je connais la région. Ses gens. Les histoires. Celles qu’on fait et celles qu’on raconte. De quoi écrire un livre plus long que Pynchon et Gass réunis.

— Ah… Vous écrivez… vous aussi… dit Pedro Phile.

— Ne me dites pas…

— Oh ! Non ! Je les lis. Mais j’ai des amis qui…

— C’est fou que rien ni personne ne nous en empêche… » fit Panglas.

Il balança le mégot dans une haie qui frissonna comme si elle était habitée. Pedro Phile jeta un œil sur ses nains, des fois qu’il en manquerait un et qu’il se trouvât dans la haie. Il s’ébroua, parcouru par la fraîcheur de la lumière. Panglas avait chaussé ses bottes de caoutchouc. Il avait même prévu un parapluie assez robuste pour servir de canne.

« Allons voir où en est le pont, dit-il. C’est sur lui qu’il faut compter avant de prendre une décision…

— Vous allez prendre une décision… ? s’inquiéta le comte.

— Vous savez bien de quoi je parle ! »

Dialogue qui put paraître étrange. Pedro Phile songeait-il à la roue de secours ou à son voyage en compagnie de trois nains dont une fille qui tapait dans l’œil de notre nabot ? Il avait parlé d’autres amis qu’il avait perdus en chemin à cause de la pluie, d’une bourrasque particulièrement qui l’avait contraint à abriter sa voiture sous les arbres. Je les laissai. Dans la salle à manger, les deux acolytes semblaient négocier les dispositions d’un pacte. Julien était toujours au lit et Hélène à la cuisine pour donner des instructions aux domestiques. Des pas feutrés s’éteignirent derrière une porte. Les œufs frits avaient refroidi.

« Entrez donc ! » grogna Roger Russel sans quitter des yeux le carnet que Frank Chercos raturait maintenant.

La pompière entra, en chemise. Elle avait vaguement enfermé ses cheveux dans un foulard qui lui donnait des apparences d’épouse soumise aux concepts tyraniques de son maître. D’ailleurs, elle chaussait des babouches. Trois prêts qu’elle portait avec réticence, fumant déjà une cigarette sans se soucier de sa fumée. Elle laissa la porte ouverte, car d’autres pas s’annonçaient, semelles fermes que le tapis reçoit par écrasement. Elle prit place sur la chaise qu’elle avait occupée la veille. Le gendarme, qui entrait, stoppa juste le temps d’un salut pinçant la même cigarette. Il avait lissé ses cheveux à l’eau d’un robinet. Ses yeux témoignaient d’une activité nocturne et non pas de ce que le sommeil avait inventé pour le tenir éveillé. Il retourna sur sa chaise.

« Servez-vous donc ! maugréa Roger Russel.

— C’est refroidi, prévins-je en enserrant un broc à deux mains.

— Nous allons pouvoir partir ce matin, dit la pompière.

— Vous ne connaissez pas le pays comme je le connais, dit le gendarme. Je ne donne pas une heure au mauvais temps pour reprendre son ouvrage.

— Ça nous laisse le temps…

— Les chemins n’en disposent pas, ma… »

Le comte était pingre. Le stock d’œufs frits irait aux cochons, à moins de les consommer froids. Le café, versé avec réticence dans les bols de faïence, ne fumait pas. Le gendarme prit le temps de considérer un morceau de sucre, mais il ne le plongea pas dans son café. Il se regarda dans la cuillère comme s’il allait se parler à lui-même. La pompière se hâtait, marmonnant dans son duvet mentonnier. Avait-elle le temps d’embarquer le corps du noyé et de parcourir la boue des chemins avant que la tempête se déchaîne, cette fois-ci pour de bon ? prévenait le gendarme. Il ne prenait personne à témoin. Il savait de quoi il parlait. Il avait peut-être évoqué cette enfance au pays pendant la nuit. Comment il était revenu ? Et pourquoi ? Ces longues années d’absence. L’échec scolaire qui avait initié cette carrière de paranoïaque des analyses sociales et psychologiques. Qui était-elle ? Il y avait un parallèle entre ce couple improbable mais inévitable et la paire de comploteurs que formaient Roger Russel et Frank Chercos, lesquels m’avaient inexplicablement introduit dans leur projet relatif au passé de Julien Magloire. J’aimais moins l’hypothèse de l’assassinat de la comtesse par mes soins, mais cette histoire ne les intéressait pas, du moins pas du point de vue romanesque, tant elle relevait de la pire des banalités : la trahison amoureuse. Par contre, rien n’expliquait pourquoi Julien aurait mit fin aux jours précieux de sa compagne. Aucune trahison en perspective, ni d’un côté ni de l’autre. Ils avaient tellement bien enquêté qu’il n’y avait plus rien à glaner dans ces existences un temps réunies et soudain séparées par la mort d’une des parties. À mon avis, cependant, il y avait un lien entre cette Juliette et soit Roger soit Frank et cette histoire n’était rien d’autre qu’une manière de se venger de Julien, qu’il fût coupable ou non. Rien d’aussi dramatique du côté de la pompière qui avait perdu son pantalon dans la soirée et qui ne se souvenait pas d’avoir emprunté une chemise pour y passer la nuit. Le gendarme clignotait en considérant cette transparence toujours en activité rétinienne. Il n’avait rien perdu, lui, à part son collègue qui avait choisi la cuisine par fidélité à ses origines. Avec qui avait-il dormi ? On en parlerait dans la journée, si toutefois on pouvait compter sur la discrétion des murs, car il n’était pas question d’en sortir aussi facilement que la pompière l’imaginait. Le cadavre n’était-il pas à l’abri de la décomposition dans la chambre froide ? On entendait le diesel, signe que le réseau électrique était encore en rade. En cas de besoin (suite de la conversation au café froid sans sucre) on siphonnerait les réservoirs. Mais la pompière insistait.

« Mettez-vous d’accord enfin ! » grogna une fois encore un Roger Russel qui perdait patience mais pour une autre raison que seul Frank Chercos partageait avec lui.

La pompière se leva, trouvant l’air prometteur d’une journée à mettre à profit pour penser à soi. Le gendarme abdiqua et ralluma son mégot soigneusement écrasé dans sa cuillère. Il s’étonna de ne pas retrouver « tout le monde ». Il n’était pas au courant pour les nains. Il n’avait pas entendu le vacarme que le pneu déchiqueté avait produit dans le gravier gorgé d’eau. Il y avait eu des voix, des pas dans les couloirs, un échange d’inquiétudes, peut-être des cris… Je l’informai aussi brièvement que possible. Panglas était allé jeter un œil au pont qui a son espèce de zouave, mais je ne savais plus sous quelle forme. Le gendarme sourit : il le savait lui, mais il se réservait cette primeur pour la prochaine rencontre au lit, pourquoi pas avec la pompière qui avait perdu son épais pantalon de service. Il était temps de descendre à la cave pour récupérer le corps. En chemise ou autrement, elle s’en fichait !

« Drôle de gens, dit Roger Russel quand ils sortirent. Mais ils ont quelque chose à faire et ça leur tient à cœur. Voilà où nous en sommes…

— Vous voulez dire : vous et Frank… ? Je ne comprends pas…

— Vous ne savez pas de quoi est capable un médecin légiste, mon vieux ! »

De quoi parlait-il ? Ce suicidé m’appartenait. Il ne fallait rien changer à ce que la nuit m’avait conseillé. Surtout pas avec les moyens de l’observation légale. Mon deuxième suicidé, en comptant la comtesse. Et je n’avais rien publié sur ce que je savais du suicide. Par expérience et culture. Le laboratoire et le jardin. Où j’habite et comment je cultive. Les saisons. La clôture environnante. Tout le passé dont le futur est privé pour laisser la place au présent. Roger ricana, dantesque si on veut :

« Vos ellipses signalent autant d’hypocrisies, Alfred… Vous irez en Enfer si vous continuez de vous comporter en acteur. Vos interprétations jamais ne formeront l’œuvre pourtant promise par l’horizon. Frank et moi avons une autre idée du travail à pratiquer sur la réalité…

— Pourtant, si Julien n’a pas assassiné sa Juliette… Après tout, vous n’en savez rien. La somme de ses auditions, revue et corrigée par vos soins, ne mène nulle part et certainement pas dans les chapitres d’un roman. Relisez-vous, messieurs ! puisque vous avez retravaillé la matière brute d’une garde à vue qui valait peut-être mieux comme œuvre d’art que vos intuitions trop menacées de convictions pour paraître plus vraies que mes impressions au soleil.

— Arrrhg ! Bah ! (Frank raturant de plus belle) Ne nous disputons pas ! Pas maintenant, les amis. Nous y sommes ! Mais s’agit-il de prouver la culpabilité ? Travail de flic… C’est écrivain que je veux être ! Pour empêcher…

— Mais nous avions convenu que vous agiriez en expert ! Je n’ai fait appel à vos talents de limier que pour donner du vrai à mes tours de passe-passe.

— Tromperie, oui ! Imposture comme disaient nos pères ! Moi je dis : connerie ! Personne ne me convaincra du contraire !

— Ce que vous êtes têtu, Alfred !

— Je n’ai pas tué la comtesse. Le comte…

— L’un ou l’autre, qu’importe ? Ce n’est pas le sujet…

— Que vous dites ! Hélène…

— Ah ! Ah ! Nous y voilà… Hélène…

— Je vous interdis…

— De qui ce nabot est-il le fils ? À mon avis, Pedro Phile en sait plus que nous sur le sujet. Pas vrai, Alfred ?

— Il n’est pas là par hasard… Par contre, cet Alice…

— Mouais… Panglas a son idée là-dessus… Je l’ai vu à l’œuvre… Tenace et organisé… Méticuleux même… Capable de procéder aux réductions les plus significatives. Succès assuré s’il écrivait. Mais qui l’en empêche ? Pas vous, j’espère… ? »

Interruption. La pompière revient sur la scène, même devant. Et sans souffleur, car le gendarme ne la suit pas. Derrière elle, le couloir est illuminé par toutes ses lampes murales. Portes ouvertes en enfilade. Il y a du monde. Elle est pâle comme un linge qui sort de la lessive. Elle s’avance en tragédienne, les mains griffues expliquant les traces sur ses joues. On s’attend au pire. On distingue nettement les cristaux prisonniers des fibres synthétiques de sa chemise. Aucune voix de soprano dans sa bouche ouverte comme un puits à la margelle exsangue. Frank a refermé le carnet, comme on visse le bouchon d’un encrier pour empêcher la plume d’y faire trempette rien que pour inspirer l’imagination. Roger, pragmatique, cherche sa boîte d’allumettes. Aucun étonnement sur son visage, comme s’il avait lui-même écrit la scène. Un bref coup d’œil dans ma direction. Le café froid manque de sel. On voit passer le collègue du gendarme, vite habillé ce matin, oublié une chaussette mais il tient au poing son arme de service. Il semble s’enfuir au bout du couloir mais en réalité il prend le chemin de la cave dont revient la pompière.

« Quoi ! s’écrie Hélène apparue en marge.

— C’est fou ! dit Frank.

— Fallait s’attendre à quelque chose dans le genre… suggère Roger en maître d’œuvre.

— Descendons !

— Surtout pas ! grogne la pompière qui en perd l’opacité de sa chemise. C’est une scène de crime désormais… Reculez ! »

Je reçois la chair flasque d’Hélène alors que je viens à peine de m’asseoir après m’être levé d’un bond en apprenant la nouvelle : le cadavre a disparu ! Je pose délicatement mes mains sur les cuisses d’Hélène, ce qui suppose qu’elle est assise sur les miennes. La table s’est éloignée. La pompière sort en trombe. Heureusement qu’il ne s’agit pas de lui courir après ! Le genre de femme qui va vite. Qui vous laisse sur place. La queue entre les jambes mais pas entre les siennes.

« Était-il bien mort, au moins ? questionne Frank qui a connu un cas…

— Ne soyez pas ridicule, dit Hélène.

— Après tout cette pompière n’est qu’une pompière, pas un médecin seul autorisé à déclarer mort ce qui l’est. Et non pas le contraire.

— (Je sens qu’on va s’amuser…)

— (…ce qui nous éloigne de notre sujet…)

— S’il n’est pas dans le fourgon de la pompière, il a disparu bel et bien…

— Mais qui l’y aurait transporté s’il est aussi mort que vous dites… ?

— Panglas… C’est son père après tout… Il fait ce qu’il veut de sa chair… C’est en tout cas ce que je ferais, moi ! Quelle colère ! Je n’ose m’imaginer dans ce rôle…

— Cessez, voulez-vous ! Elle revient… »

À en juger par l’expression du visage de la pompière, le corps ne se trouvait pas dans le fourgon rouge ni dans le bleu. Mais elle n’avait pas les clés de la bagnole de Pedro Phile. Un break assez volumineux pour contenir un attirail de cirque. Elle connaissait Pedro Phile et sa troupe. Comme préposée à l’extincteur, pas plus. N’allez pas imaginer…

« Monsieur Phile est de sortie, dit Roger. En compagnie ou plutôt sous la houlette de Panglas qui tient à reconnaître l’état du pont. Au fait, vous savez en quoi consiste ce zouave… ?

— Je ne suis pas d’ici… Vous savez où est le pont ?

— Frank… peut-être…

— Non… C’est le pont neuf dont vous parlez… À l’époque, seul le pont romain traversait le ravin… Mais depuis… (il faut que je note ça, Roger… Et je ne sais pas pourquoi !)

— Demandez à Madeleine…

— Madeleine… ? 

— Elle tient le trousseau… »

Je suivis la domestique en question. Beau fessier rebondi à souhait. Des mollets d’alpiniste. Sa nuque toute nue recevait quelques boucles rebelles, noires et luisantes. Elle connaissait le chemin et ses reliefs de confiance, sautant d’un pied sur l’autre d’ornière en talus, éclaboussant mes pantalons de velours côtelé. C’était un raccourci. Si je tenais à savoir en quoi consistait le zouave, j’avais intérêt à m’activer, selon elle. La pluie revenait nous rendre visite. Elle désigna la masse nuageuse. Une colonne à la verticalité noire et traversée de lueurs électriques. Devant le même avertissement, Panglas avait dû inviter ses suiveurs à rebrousser chemin. Et s’il rebroussait, ce serait par là. On allait le rencontrer, mais on ne lui parlerait pas tout de suite.

« Il se demandera ce qu’on fabrique vous et moi… rétorquai-je sans cesser de perdre mon souffle.

— Vous ne direz rien et puis c’est tout ! Ce sont les ordres de Madame. Je n’en sais rien, moi, pourquoi… !

— Il posera la question… Je le connais… Il m’a entendu suite au suicide de Madame… Vous a-t-il entendue… ?

— Dépêchez-vous ! Vous traînez ! On en parlera plus tard, si c’est ce que vous voulez savoir… D’ailleurs, il y a longtemps que je veux en parler avec vous… Attention à cette branche ! Je la lâche ! »

L’orage s’approchait. Des gouttes arrivaient à l’oblique. Les feuillages perdaient leurs feuilles et leurs oiseaux. Le pont neuf se situait « beaucoup plus loin » que le vieux. On n’aurait jamais le temps si je n’y mettais pas du mien. Sa jupe noire était remontée à mi-cuisse. Elle portait des collants moirés aux filigranes végétaux.

« Vous les voyez ?

— Nenni ! Je ne vois même pas le pont… À croire qu’il n’a jamais existé…

— Ne dites pas de bêtises !

— Vous avez peur ? »

Question du pêcheur au poisson hameçonné mais pas encore sorti de l’eau qu’il renonce à fouetter de sa petite queue déjà morte. Elle me montra la butte qu’il s’agissait maintenant de gravir. Là-haut, m’apprenait-elle, le point de vue est magique. Toute la chaîne d’est en ouest. Et ce Sud qui me tenait tellement à cœur. Comment savait-elle cela ? Je n’avais jamais rien publié… Et dans ma chambrette, mes manuscrits étaient sous clé. À double tour. De quoi était-elle capable devant une porte fermée ? Posez-vous la question avant de fréquenter les domestiques de votre hôte. J’aurais pu m’accrocher à sa ceinture, mais je n’ai jamais été accusé de viol. Ni soupçonné. À peine si l’idée d’une comtesse assassinée plutôt que suicidée avait-elle traversé l’esprit laborieux de Roger Russel. Et dans ce cas, le comte avait sa préférence, m’avait-il confié au clair de lune dans un nuage de fumée strictement cubaine, l’humidité appartenant tout aussi rigoureusement à l’Écosse.

« C’est que je ne voudrais pas être dehors avec ce qui arrive ! »

Elle me passait les branches pliées. Je me laissais emporter par elles. La question du zouave avait son importance, mais je reconnaissais qu’il était inutile de risquer nos vies pour cette cause qui ne valait pas ce que nous savions de notre capacité à aimer et être aimés. Quant au cadavre d’Alice, elle n’avait aucune idée de ce qui avait pu lui arriver. La pompière avait tout mis sens dessus dessous. À en devenir folle. Attendez… Cette branche ne nous sera pas utile… Prenez celle-ci plutôt. Et laissez-vous porter. L’élasticité. La pliure contenait toute sa force et celle-ci l’emportait sur la masse que je représentais à ses yeux. J’avais connu, et même apprécié, quelques femmes fortes, mais pas de cet acabit ! Le sommet semblait pourtant s’éloigner, comme si j’étais censé pousser une pierre qui n’avait pas l’intention de l’atteindre. La pluie enfin la découragea :

« Trop tard ! dit-elle en essuyant son visage du revers de la main. Il va être trop tard. Nous avons le temps de rentrer. Ce sera plus facile de descendre. Je reste derrière vous au cas où… »

 

« Celui-ci s’achèvera brusquement, non point par épuisement du sujet, qui doit donner l’impression de l’inépuisable, mais au contraire, par élargissement et par une sorte d’évasion de son contour. Il ne doit pas se boucler, mais s’éparpiller, se défaire... »

 

Ensuite (voir annexe), nous reprîmes (elle et moi) notre chemin, car l’éclaircie promettait de durer. Le ciel, du moins vu à travers les branches presque nues, paraissait sans nuages, ce qui ne l’étonnait pas et elle marcha devant, frappant la broussaille encore humide avec son bâton (du moins celui qu’elle avait trouvé dans le pavillon et dont elle avait dit qu’il ne serait pas inutile en cas de mauvaise rencontre). Ces gouttes retombaient comme la pluie sur ma visière. Je n’avais pas emporté le fusil et elle avait reconnu que ces mauvaises rencontres se limitaient le plus souvent à des galanteries sans attouchements, la parole prenant la place du geste. Ne connaissait-elle pas tout le monde ici ? Elle y était née et le touriste, dit visiteur, s’en tenait à ce qu’il savait du châtiment réservé aux violeurs et autres profiteurs de la faiblesse naturelle des femmes. Quoiqu’elle fût née solide comme un roc. Elle avait aussi appris à se défendre, y compris à mains nues (le bâton décapita une fougère). Profitant de la beauté d’une fontaine giclant d’une roche verticale, elle dévissa le pommeau et, saisissant le bâton par son extrémité inférieure, estoqua la glaise environnante qui perdit son manteau de mousse. J’étais impressionné et ne m’en cachais pas. Puis elle caressa les motifs de sève polymérisée, m’invitant à en observer la fidèle façon de faire. Cependant sa main dissimulait le nom du propriétaire de ce prodigieux bâton de néflier. Elle revissa le pommeau d’argent et sauta le ruisseau, atteignant l’autre berge par réception d’un seul pied qui pivota et elle me tendit la main. Rien d’enfantin chez elle, ni de masculin d’ailleurs. Une force que je n’avais jamais observée chez la femme, du moins chez celle rencontrée au cours de mes douces pérégrinations méditerranéennes. Elle m’emporta littéralement par-dessus l’eau qui courait dans les galets aux reflets métalliques. J’avais connu la femme-enfant et, en cas de disette, la femme-au-foyer, grasse le plus souvent et sentant la sueur inhérente aux tâches ménagères. Jamais rien de si justement conçu entre l’enfance et le mâle de la pornographie. À peine plus haute que moi, plus large d’épaules, la poitrine nue sous le chemisier, rebondissante et pourtant parfaitement adaptée à la caresse des yeux.

« Nous aurions pu aussi bien nous retrouver sous la pluie, les pieds dans l’eau et l’un courant plus vite que l’autre pour ne pas disparaître corps et âme comme cela est arrivé à cette pauvre créature… Voyez comme elle revient… Voici le petit marais en question. »

Elle en désigna les joncs et surprit une grenouille postée sur une racine en forme de e minuscule. Cependant l’animal ne fuit pas. Le bâton ne lui était pas destiné ou elle connaissait cette passante de longue date. Il m’est arrivé la même aventure inexplicable avec une tourterelle sur les hauteurs de Brindisi. Retours inopinés sans saison à la clé. J’y pensais comme si j’en revenais alors que depuis la mort de la comtesse je n’avais pas quitté le château.

« Elle en sait plus que nous sur ce qui se passe dans la tête de la pauvre créature qui se noie sous ses yeux.

— Je n’écrirai jamais rien là-dessus… Je ne crois pas que le règne animal interface notre propre royaume.

— Je n’y comprends rien ! Vous avez perdu votre casquette sans vous en rendre compte !

— Tiens ! C’est vrai… »

Comme elle était montée sur le talus, jambes solidement arrimées dans l’herbe couchée par les ruissellements, elle jeta un œil sur les environs, broussailles et taillis en apparence dépeuplés, mais sans apercevoir les couleurs criardes de ma coiffure d’enfant. Ma calvitie ne lui était pas inconnue. J’y passai une main experte, regrettant en même temps de n’avoir rien à fumer.

« Il y a de quoi dans le pavillon. Monsieur prévoit ce genre de chose. Mais avec les inondations, on trouve des bouteilles dans les bois et tout ce qui se fume a disparu, dissout, éparpillé ou je ne sais quoi. Vous avez des allumettes et pas de quoi fumer… »

Elle possédait une gorge musclée qui me semblait garantir l’ample tessiture de sa voix qu’elle avait dû hériter d’une tradition populaire enfouie sous ses habits de domestique. Ce noir et ce blanc que la chair animait de promesses. Les manches retroussées témoignaient d’une saine habitude de l’effort. Le bois nous contenait, environné de ciel impeccablement bleu et de vignes aux rangs alignés comme les strates révélées par un coup de pioche dans la terre natale. Il y avait de quoi fumer dans sa poche. Elle prit le temps de bourrer une petite pipe de verre puis l’alluma en gonflant les joues comme si elle soufflait dans un cornet. Ses yeux pétillèrent aussitôt, alors que je les connaissais jaloux de leur regard, comme s’il était interdit de la pénétrer autrement que par la voie naturellement conçue pour jouer avec le feu dans un monde où rien n’est laissé libre ni à la portée des voleurs, sauf par négligence coupable, tel le père qui tourne le dos à sa fille. Elle me souffla la fumée au visage, me demandant si elle était de mon goût ou si j’avais d’autres exigences. J’embouchai le tuyau brûlant. Elle tenait toujours le foyer, moins solide maintenant, comme si j’allais rêver avec elle. La cloche de la mairie sonna midi.

« Vous allez nous mettre en retard, dit-elle en me privant de sommeil. Hâtons-nous avant qu’il arrive quelque chose…

— Que voulez-vous donc qu’il arrive… ? Vous avez des nouvelles de la météo ?

— Nenni ! Mais si vous levez un peu le nez, vous sentirez l’air de la pluie. Faites-le ! »

Elle avait raison, la garce ! Ses cuisses reprirent leur activité de mécanique puissamment habituée aux exercices les plus éprouvants pour le corps qui s’emploie à en imiter le rythme. Des gouttes de boue rouge de bauxite maculaient mon visage, soulevées par ses semelles aux forts crampons, et le bâton taillait et estoquait dans la ronce et la bruyère. Nous montions vers le ciel et le bleu se distinguait maintenant des feuillages gris qu’elle fendait en ahanant.

« Un dernier baiser… ? proposai-je dans un couac.

— Oui, mais alors rien qu’un baiser…

— Je ne savais pas que je tomberai amoureux aujourd’hui…

— Un jour si triste en effet… »

Ma main tenta de remonter le long de la cuisse mais la sienne s’y opposa non sans douleur pour la mienne. Jamais femme ne m’avait contraint avec autant de force. Le pommeau tapota mon crâne nu.

« Ils vont se demander ce que vous avez fait de votre casquette… dit-elle en se séparant de mon étreinte.

— C’est en effet un objet de raillerie… Mais contrairement à ce qui se raconte, je n’y tenais pas. Je la trouvais seulement pratique. J’en achèterai une autre…

— Oui, mais sans l’enfant que vous avez été…

— Vous les écoutez trop, ma mie ! »

Le ciel nous éblouit. Je regrettai aussitôt les moiteurs de la forêt où nous avions connu le plaisir à défaut de bonheur. Il n’y a pas de bonheur sans une connaissance parfaite de ce qui l’inspire. Or, je ne l’avais jamais fréquentée d’aussi près. Sa masse rubénienne avait à peine attiré mon attention. Il est vrai que je n’avais d’yeux que pour Hélène. Et Roger Russel comptait là-dessus pour pousser Julien à me faire du mal. Je n’étais pas dupe de ses manœuvres de soi-disant écrivain à la recherche d’une vérité que son acolyte semblait prêt à manipuler pour avoir raison. J’avais surpris cette conversation entre les deux comploteurs. Ma mort était annoncée par un scénario aussi improbable que banal. Encore que si l’enquête en cours leur donnait raison et aboutissait à la mise en examen de Julien pour l’assassinat de Juliette, j’aurais des raisons de m’inquiéter pour ma survie aux évènements venus déranger ma tranquillité de simple observateur de l’hypocrisie des uns et des autres sur le terrain du romanesque qui finirait par nourrir, en cas de succès de librairie ou même seulement critique, les conversations des amateurs de biographie et de croupissement perpétuel comme ersatz de la mort infligée pour l’exemple.

Elle atteignit les abords du château avant moi. Je la vis trotter dans l’allée aux ibiscus puis gravir les trois marches de la terrasse. J’entendis les claquements de ses grosses semelles. Elle se dandinait un peu pour ne pas glisser sur le dallage noir à cette distance. Le soleil frappait la baie vitrée de plein fouet, renvoyant un complexe de reflets qui formaient un léger arc-en-ciel au dessus du gazon. Je la vis stopper net, joignant ses jambes et peut-être un peu soulevée sur la pointe des pieds. Elle porta ses deux mains sur son visage et l’enferma ainsi. Elle semblait paralysée par l’apparition d’un petit animal rampant surpris de se retrouver nez à nez avec une créature aussi monstrueuse. Je courus pour la sauver d’un probable évanouissement. Je n’avais jamais eu l’occasion de retenir une femme en cours de chute pour cause de perte de connaissance, mais comme elle tenait toujours le bâton, elle le brandit, sans toutefois l’asséner sur l’objet de sa hantise. Le comte sortit dans un reflet de vitre. Il lui adressa un signe et elle disparut dans le même reflet. Au passage, il lui avait confisqué le bâton et maintenant il le secouait dans ma direction en beuglant comme si quelque folie lui travaillait le cerveau. Une fois assez près de lui pour constater qu’il avait quelque chose à me dire, tandis que je cherchais à comprendre les raisons de son bizarre comportement, Roger Russel et Frank Chercos apparurent à leur tour, porteur chacun d’une valise et de lunettes de soleil.

« Où étiez-vous passé, bon Dieu ! rugit le comte. Ces messieurs s’en vont. Ils n’ont plus rien à faire ici, je suppose. Vous allez tomber des nues, mon pauvre ! »

Roger Russel me regarda comme si j’étais la cause de ses pertes au jeu. Frank Chercos baissa la tête et, en passant, me flatta le bras que le comte tirait pour me forcer à rentrer avec lui.

« Dommage que ça se termine comme ça, dit Roger Russel. Mais qu’y puis-je… ?

— Même mort, il n’en reste pas moins coupable, dit Frank Chercos.

— Certes, continua Roger. Mais c’est ainsi que ça se termine pour moi.

— Qui est mort ? Un autre noyé… ?

— Julien s’est suicidé, dit le comte. Et ce n’est pas tout. Venez. Au revoir, messieurs. Bon voyage ! »

Nous entrâmes. La salle à manger n’avait pas été débarrassée. Quelques chaises renversées témoignaient d’une scène au moins tragique. Pas de sang. Des couverts disposés comme d’habitude après un petit-déjeuner. Pas de traces de domesticité. Le comte me tenait par la manche. Dehors, le gravier crissa sous la pression des pneus. Roger Russel renonçait-il définitivement au projet qu’il avait conçu, avec la complicité involontaire de Frank Chercos, pour me faire du mal ? Julien étant mort, Hélène devenait accessible sans risque d’en payer le prix dont sa Juliette avait été la victime avant moi. La chambre de Julien était violemment éclairée par le soleil. Il était couché dans son lit, blanc comme les draps et fripé comme eux. Il gisait sur le dos, nu jusqu’à la ceinture. Qui donc lui avait passé un pantalon ? Le comte me poussa avec le pommeau de son bâton. On ne pouvait pas tout voir si on ne s’approchait pas. Voyez… Dans la ruelle du lit. Ce corps exsangue. Un autre corps aux petits seins encore figés par la congélation. Un angle du drap couvrait son bas-ventre, mais le visage s’offrait nu, tourné vers le plafond. Je regardai autour de moi. Personne d’autre que le comte.

« Que faut-il en penser ? dit-il, presque sanglotant.

— Je… Je n’en sais rien… Comment s’est-il… ?

— Ce n’est pas la question, mon vieux ! Panglas est au lit, à mon avis dans le coma…

— Lui aussi s’est…

— Que non ! Il n’a pas supporté ce… cette… Comment appelez-vous ça dans votre jargon ? Ils sont tous à son chevet. Il délire maintenant. C’est trop pour un seul homme. En moins de vingt-quatre heures ! Vous n’auriez pas imaginé ça !

— Ce n’est pas dans mes cordes…

— Je me demande ce qui va se passer maintenant… qu’il n’est plus là pour nous casser la tête avec sa littérature impubliable… Vous saviez pour sa relation avec Alice… ?

— Rien ne dit qu’il y en eut une… Il ne s’agit peut-être que d’une mise en scène…

— Comme vous y allez, Alfred ! »

Il avait l’air presque joyeux maintenant. Qu’est-ce qu’il imaginait à propos d’Hélène et de moi ? Je finirais bien par accepter de publier mes ouvrages et par en récolter les fruits toujours bons à servir au dessert des repas entre amis des Surgères dont Hélène serait la maîtresse. Maîtresse des repas. Je souris, mais sans excès, vu la situation. Ce que le comte ignorait, alors qu’il programmait mon futur avec Hélène, les repas, les librairies, les prix et autres signes de reconnaissance indiscutables, c’est que je venais d’échapper à la mort que promettait le prochain roman de Roger Russel où Julien Magloire assassine Alfred Tulipe.

 

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