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Hypocrisies - Égoïsmes *
Alfred Tulipe 95

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 Article publié le 29 octobre 2023.

oOo

Elle communiqua sa ptéridomanie à Hélène. De la fenêtre de ma chambre, je pouvais observer leur manège dans le solarium. L’une allait de vert, l’autre de jaune. Casquettes avec cadogan et visières cloutées. Roger Russel entrait et sortait aussitôt, chassé par les mottes qui laissaient des impacts merdeux sur sa chemise blanche. Puis il montait au premier et s’enfermait dans la pièce qu’avait longtemps occupée le petit salon égyptien. Je n’avais aucune raison de monter. Dans ma chambre, la caisse de bois blanc servait de support à un ready-made de mon invention et le guéridon me rappelait que je n’avais pas toujours été sujet à la mélancolie. Le manuscrit qu’il recelait était celui de mon Guéridon Damasquiné ou bien ses feuillets ne contenaient-ils rien et mon récit, déjà connu du public que la comtesse avait elle-même choisi parmi la domesticité, croupissait dans un tiroir ou sous un matelas ou servait de repère à un stellionataire qu’il me revenait de maudire aux antipodes de la poésie. Trajet qui ne me déplaisait pas d’ailleurs, comme il m’arrivait d’entendre la valetaille vouer à la damnation la populace ouvrière qui se vantait de produire et d’avoir les moyens d’accéder à la propriété sans génuflexions ni flatteries. Pendant ce temps, je regardais la télé et consultais les pages internautiques afférentes. Mon visage de nature chlorotique cherchait à bronzer à la lumière électronique. J’y gagnais en myopie et en indétermination rétinienne. Chaussé d’un instrument optique de ma composition, j’observais moi aussi de près les cryptogrammes à ma disposition. L’enfance m’apparaissait comme le fruit d’une exigence de hasard, mais la connaissance disait le contraire. Personnages sans multiplication, reproduits par une autre opération à mon avis du saint esprit.

« Nous irons pêcher pendant ce temps, dit le comte. Vous cesserez alors de compliquer nos conversations. Naguère, mon vieux, nous évoquions les regrets du passé et les promesses du présent, nous tenant à distance du futur tant que faire se peut. Mais depuis votre accident de bicyclette, vous avez subi des changements tels que votre personnalité même en est affectée. Ai-je le pouvoir de changer ça, je vous pose la question… ?

— D’accident il n’y eut pas… Mais vous ne me croirez pas si…

— Moi je trouve qu’elle tient Hélène loin de notre Roger. Pourtant, si j’ai bien compris, c’est sa sœur… Taillée dans le marbre d’un Goujon. Avec cerf et chienchiens. On ne sait plus où poser son regard, qu’elle soit assise, en marche ou penchée sur quelque objet qui a retenu son attention. On imagine ce qu’elle en ferait s’il avait le bonheur de nous appartenir. Brrrr ! Le printemps est de retour. Allons fouiller la terre du bout de nos bâtons. Justement, Madeleine m’a rapporté le mien. Je taillerai le vôtre dans du noisetier. Vous n’avez pas de bâton, n’est-ce pas ? Pourtant, avec votre jambe…

— Elle va bien, merci ! Arrrhg ! Pourquoi ne se passe-t-il rien ? »

J’aurais pu retirer le Guéridon Damasquiné de sa cachette depuis longtemps déflorée et en ouvrir le contenu pour le pénétrer jusqu’à assouvir mon désir de n’exister que pour moi. Mais la crainte de découvrir une supercherie me retenait par la culotte. Situation qui me condamnait à jouer au cygne d’autrefois. Mon encre s’était évaporée pour cause de couvercle négligemment laissé ouvert. Inutile de mimer le plongeon de la plume dans cette sorte de crasse. Ce modus operandi finirait par me trahir.

« Je ne veux pas être là quand le taxi arrivera pour l’emporter Dieu sait où, dit le comte. Ce Pedro Phile n’est pas clair. Il me semble que notre policier nous en a touché un mot, mais je ne sais plus lequel… Un cigare ? Cubain, non. Injection de cristaux au cœur. Ne le malaxez donc pas comme ça ! Tenez, le feu…

— Sa sœur, dites-vous… Voyage-t-on avec sa sœur quand on a passé l’âge de mentir effrontément… ?

— Il travaille beaucoup… Mais enfin, vous avez récupéré votre Guéridon Damasquiné. On en parle beaucoup. L’écran est commun, quoique notre interface soit privée. La leur aussi d’ailleurs. Nous ne communiquons pas. Nous jetons un œil chez les autres et quelquefois nous préparons le lit ou la table parce qu’on a fini par s’emmerder. Jeune, j’en rêvais, consultant la table ASCII comme s’il était possible de se limiter à ce nouvel alphabet. Mais je n’écrivais pas. Tout le monde écrit, sauf moi ! Je choisis la promenade, les sorties digestives, les escapades naturistes et les effractions ourdies pour le seul plaisir de forcer une serrure. Vous me croyez ?

— À quel art ce Pedro Phile a-t-il pensé pour lui ? Il ne sait même pas de quoi il est capable. Il a peur de l’eau et des toitures. Je l’ai vu fuir devant la volaille, pas même sautant le ruisseau. N’attendons pas le taxi. Et profitons du beau temps. Ces cristaux s’en prennent aux verticales…

— Attendez de voir ce qui attend les horizontales ! »

Passant non loin du solarium, nous entendîmes les rires. Le nabot avait une valise à la main, porte ouverte derrière lui et des fétus voletaient juste devant. Hélène semblait avoir achevé la morose récitation des conseils et maintenant elle répondait aux chatouilles de sa compagne en riant, mains courant partout où l’autre exerçait son art. Le nabot demeurait impassible, valise au bout du bras et tenant son bonnet à pompon contre son estomac. Il savait ce qu’il quittait. Plus personne ici ne s’intéressait à lui, son papa étant mort. Circonstances de la mort du père à revoir. Vertige auquel je soumets ma mémoire approximative des faits. Alice encore congelée dans les draps. Biroute comme une virgule au milieu d’une phrase inachevée. La tignasse en désordre sur les yeux. Pas le genre de souvenir qu’on laisse à la maison. Bagage lourd de sens. Il initiait seul un voyage sans retour. Elle allait se marier avec Roger Russel et la sœur de celui-ci était amoureuse d’elle. Il partait avant que ça se termine mal. Les tragédies naissent de la sédentarité. On espère du voyage une comédie de l’attente. La mort n’est pas une fin tragique dans ces conditions. Et pourtant, il ne prenait rien pour déformer la réalité. Il ne voulait pas se perdre. Savait-il ce qui l’attendait avec Pedro Phile ? L’apprentissage du funambulisme ou de l’acrobatie. L’art du clown ou du risque. Chiquita en ballerine équilibriste et contorsionniste. La queue toujours tendue dans le slip. À l’affût de l’assouvissement toujours possible sans la main ou le mannequin. Le comte, qui devinait la tempête rien qu’en me caressant le crâne, finit par empoigner mon avant-bras flûtiste, coupant net la circulation qui commençait à peine à inspirer ma main. Il dut aussi retenir le cigare que j’étais sur le point de balancer contre les vitres embuées du solarium.

« Allons-y ! dit-il. Si c’était l’été, on irait piquer une tête dans la Mouise, mais c’est le printemps et ce sont nos pieds qui nous serviront à penser. Venez ! »

Je tendais l’oreille, comme on dit à propos des chiens. Le taxi produirait un bruit de friction sur le gravier jaune de l’allée principale. Un coup de klaxon peut-être. Le freinage et les pas rapprochés du nain qui change de monde. Rapides et rapprochés. Je me représentais ce pointillé sur le plan, interrompu par la masse du taxi qui recule alors en ligne droite et emporte ce qui n’existe déjà plus. Le comte avisa un noisetier et sortit son Opinel. Le tronc ne fit pas long feu, puis il s’appliqua et façonna un bâton sur lequel il grava mon nom.

« Ne le perdez pas cette fois, » dit-il.

Bien en main. Je fouillai la fougère encore naissante. Il sourit.

« Continuons. »

À l’approche de la rivière, les grincements de la grande grille me paralysèrent sur place. Le comte avait pris de l’avance. Il stoppa lui aussi. Il souffrait autant que moi.

« Faut-il le laisser partir ? murmurai-je comme si je ne souhaitais pas être entendu.

— C’est vous qui voyez, mon ami… Il ne reviendra pas.

— C’est quelque chose qu’on ne peut pas affirmer aussi simplement ! Tout peut arriver.

— Il en sait autant que vous sur le sujet. Même douleur. Elle lui a tout dit en temps voulu. Il était temps ! Mais pourquoi en tirer les conclusions qui s’imposent pourtant ? Vous auriez dû lui parler.

— Il ne sait pas que je sais. Il ne peut donc pas m’en vouloir.

— Erreur, mon ami. Ce qu’il sait, c’est qu’elle est capable de mentir. Il vivra avec ce doute insupportable : Vous a-t-elle parlé ?

— Il sait ceci : Il n’y a pas de nain chez les Surgères, aussi loin qu’on remonte dans la généalogie. Il n’y en a pas non plus chez les Labastos, même si la roture ne le garantit pas. Par contre, les Tulipe font état de divers cas d’achondroplasie, dont un poète turc qui est resté célèbre.

— Il le prendra alors en exemple. Je connais mon… petit-fils. Vous avez raison : c’est lui qui a subtilisé le Guéridon Damasquiné. Il n’y a pas d’autre explication à cette disparition…

— Comment diable savez-vous qu’il a disparu ? Moi-même je ne…

— Jamais vérifié l’état du prétendu manuscrit, n’est-ce pas ?

— Pas trouvé la force…

— Il a fini par céder à la tentation. Ou c’est elle qui le lui a remis. Elle était la maîtresse des lieux, après tout. Et ce guéridon dénotait dans cet environnement égyptien. J’opte pour cette solution, mon vieux. Il est actuellement en attente du taxi, car contrairement à ce que nous venons de craindre dans un seul élan, il n’est pas arrivé. Ce que nous entendons, c’est la turbine du barrage. Ce bruit nous interdit de percevoir autre chose que ses ondes. Il est peut-être encore temps pour vous de tenter une approche… Je dis bien : une approche. Ne vous lancez pas dans des travaux plus périlleux ! Je vous connais… Le Guéridon Damasquiné est-il dans sa valise ? Est-il le voleur ou bien c’est elle qui l’a mis dans ce pétrin ? Car c’en est un, pétrin, n’est-ce pas ? Il ne l’a peut-être pas encore lu. Ou elle le lui a lu… qui sait ? depuis l’enfance. Que de fils à tirer alors que le temps change de camp ! Elle ne peut pas vous mentir autrement maintenant. Vous ne saurez jamais ce qui s’est passé, à part le fait que vous êtes le…

— ADN ! J’exigerai…

— Il sera loin alors. Elle compte sur Pedro Phile pour le mettre à l’abri de vos recherches en paternité. Elle a tout manigancé. Il vous faudra prévoir un chapitre pour expliquer en quoi consiste sa relation avec ce pédophile notoire. Vous n’en avez pas fini avec…

— Chut ! »

Accroupissement, le bâton de noisetier coulissant dans la main. Il plie ses jambes lui aussi, prenant appui non pas sur son makila mais sur le tronc voisin. Son cigare s’est éteint, pas le mien. Il peste, souffle sur la cendre, en vain. Ce qu’on entend, c’est en effet la turbine. La passe aux poissons aussi, ces ruissellements rapides. Les galets de la berge, comme des coquillages vides se heurtant dans l’écume laissée par la tempête. Front touchant le compost sous l’arbre. Recroquevillement avec d’autres crustacés. Mais eux ne souffrent pas : ils se protègent de mon éventuelle intrusion dans leur domaine. Un K. hors de sa chambre. Est-ce ainsi que tout doit s’achever ? Je ne veux pas partir sans eux. Le monde doit finir avec moi. Mais quel monde ? Le mien ? Ou celui qui superpose à l’infini ses strates labyrinthiques ou cristallines ? Téléphone vibre :

« Je suis à la gare. Venez me chercher ! »

 

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