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La place du mort
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 Article publié le 19 novembre 2023.

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J’étais rentré dans le jeu comme on garde ses chaussons pour aller à la boulangerie. Le jeu faisait partie de moi. C’était une sorte de trésor caché que je cultivais secrètement depuis bon nombre d’années, et où j’allais souvent puiser comme n’importe lequel des joueurs initiés aux mathématiques puise dans cet aller-retour que forme l’équation alliée à la sensibilité, pour en dégager une forme embrassant l’amour qu’il porte à la connaissance de la beauté. Oui, le jeu était beau et sa science étoilée. Sinon à quoi bon étudier une loi mathématique sans réalité à lui opposer ? ! Et cette réalité était celle du jeu où je montrais une supériorité qui s’étendait de l’hypothèse jusqu’à la conclusion. Rien ne m’arrêtait, ni la difficulté, ni les mines déconfites de mes adversaires. Bien au contraire. Parmi mes adversaires habituels, il y avait celle que j’avais baptisée « La Merteuil ». Élégante, posée, longue, la taille toujours serrée, drapée dans les plus beaux tailleurs, magnifiquement coiffée, bouclée, blonde, une sorte de jacinthe pâle étiolée, le coude plié et la main tombante, elle offrait des signes d’abandon languide que ses deux grosses lèvres toujours peintes en rose bégonia accréditaient. De plus, elle traînait ses mots, comme prise d’un soudain vœu d’obéissance à un ordre caché lui murmurant de ne rien montrer sauf quelques faibles syllabes à peine audibles qui, en effet, ne trahissaient jamais son jeu. Je l’admirais. Ses yeux bleus qui ne vous fixaient pas ou si peu et qui étincelaient au beau milieu d’un visage qui correspondait assez au type de phrases toutes faites que l’on lit dans les romans du XVIIIème siècle français : « Aucun de ses traits n’était celui que le pinceau aurait choisi mais tous ensemble avaient un agrément que le pinceau n’aurait su rendre. »

Ce soir-là, car il y a toujours un soir comme il y a toujours un matin, ainsi va la vie, elle se tenait face à moi, prise comme à l’habitude dans une pose languide qui m’aiguisait. Et elle jouait si bien l’artifice, et moi si parfaitement le benêt que l’on n’aurait pas imaginer que j’étais sous la pression de ce qu’elle entendait me faire accroire. Le temps filait, filait, filait, quand, soudain, avec la vive férocité du rapace, elle planta ses magnifiques yeux bleus dans les miens… » Je fus aussitôt perdu ! Lapin dans les phares, comme un enfant pris en faute… Défait… Rincé… Noyé… Je quittais la table de jeu complètement nettoyé … 

 

La Merteuil l’attendait, les mains sur les hanches, dans une sorte de garage désaffecté où trônait une table de cuisine.

- Déshabille-toi !

Ce n’était plus du tout la même femme languide devant laquelle il avait succombé…

- T’as ruiné ma patience !

- Laissez-moi trois jours. Dans trois jours, je vous jure.

Elle fit un signe aux trois types qui attachèrent Paul nu sur la table. Tout le monde riait. Et davantage quand La Merteuil brandit sous son nez un fer à souder...

Les flics le récupérèrent quelques jours plus tard au fond d’une impasse. Les yeux de Paul, avant de se fermer, avaient revu beaucoup de monde mais surtout la fille, dans la voiture abandonnée le long de la Somme, à Amiens. Et sa veine du cou qui battait plus fort quand il l’avait tranchée.

 

Chacun sait qu’écrire c’est prendre un chemin de paroles qui conduit inévitablement à un cercueil scellé. Tout au moins, c’est ainsi que Paul Michel considérait Paul. Et c’est pourquoi, quand il vit Paul au fond de la poubelle où les flics le trouvèrent, Paul Michel s’assit à sa table de travail. Et il se mit à écrire. Un peu. Car il faisait beau. Si beau qu’il regardait moins son écran d’ordinateur que la fenêtre ouverte devant lui par où il suivait le soleil tracer une ligne en ombre portée à la surface de l’eau. Son regard ne la quittait plus au point que ses yeux rêvaient à la place de ses yeux. Au point qu’il ne regardait plus mais qu’il se revoyait. Lui. Jadis. Penché au-dessus d’un bassin qu’on appelait le Grand Rond, un grand miroir liquide où regarder ses propres traits restait un jeu ô combien fondateur et fécond. Oui, se revoir ainsi, c’était un peu comme se parler à soi-même : « Allez ! » Il frappa dans ses mains et relut les toutes premières lignes. Le bain de siège a commencé / Il déshabille tranche mord / Détache puis avale les morceaux vitaux / « Dieu soit avec elle ! » crie-t-il / La forêt tremble / Les arbres reverdiront plus tard / Mais en attendant le vent sème la faim / Et l’assaut est vite conclu. Il l’avale en entier sous / Les horizons roses / Seuls quelques oiseaux debout / Dans leurs vieux nids fidèles / Applaudissent pleins d’une excitation / Infinie (ah le ciel !) / Ils viendront picorer les reliefs / Dans une joyeuse agitation / Leurs yeux dira un témoin n’étaient plus / Que des fentes / Lui en profitera pour en capturer quelques-uns / Et s’endormira dans la fraîcheur / De la nuit ! Il aimait habiter au bord de l’eau, suivre son bruit, se confondre aux cris des grèbes, des colverts, et, comme tout à l’heure, se regarder dans l’eau comme dans un miroir… Il avait lu quelque part que se regarder, c’était surtout faire paraître ce que le premier être parlant commença de voir dans cet autre auquel il adressait la parole. Étendue sur le sol / Devenue presque folle / Elle revient à elle en même temps / Qu’elle revient à lui qui l’attendait / Elle lui décrit ce qu’elle ressent / Ce qui a traversé son esprit / Quand on vit une chose pareille / La voix du plaisir ? Ses yeux, son visage, ses seins… Oui… Depuis qu’elle lui avait donné rendez-vous, ce matin, au téléphone… Vingt ans qu’il ne l’avait pas revue ! C’était loin d’ici, dans une ville du nord de la France où il avait enseigné la philosophie. Une ville d’eau. Comme il les aimait... Ils s’étaient donné rendez-vous au Jardin de l’Évêché. Il y a vingt ans, c’était devant la buvette de la serre hollandaise qu’ils s’étaient reconnus bien qu’ils ne se fussent jamais rencontrés. Paul avait trouvé dans un roman érotique du XVIIIe siècle acheté d’occasion un numéro de téléphone écrit au bas d’une page, suivi de cet encouragement : Appelez-moi ! Ce jour-là, il était 15 heures. Paul était en avance devant la buvette, avec ses tables en fer et leurs pieds si légèrement incurvés, comme alanguis, qu’ils donnaient l’impression d’un assoupissement général. Adossé au tronc d’un marronnier, il avait allumé une cigarette pour mieux apprécier toutes les filles dont la solitude lui paraissait supposer un rendez-vous, sans préjuger d’aucune, sachant si peu d’elle qu’il ignorait jusqu’à la région de ses cheveux. Sa voix ? Elle l’avait laissé oscillant dans une gamme ouverte de suppositions comprises entre Dona Elvira et Mélisande… Probables et possibles ne manquant pas, ni dans leur multitude ni dans ses hésitations, il opta pour se promener un court moment avant de revenir l’esprit plus clair.

Après avoir dépassé la serre hollandaise puis le Grand Rond, il alla du côté du bassin qui s’étire dans les eaux (c’était ainsi qu’il le nommait), un long bassin qui menait à une sorte de mur du fond, comme un vide visible de l’origine d’où nous viendraient les mots, un mur de tête qui est sculpté et qui monte aux pieds d’une cascade qui y glisse ses eaux : une grotte. Une grotte tout en gelée, dans les divers sens du mot, prise tout à la fois dans les stalactites qui figurent sur son front, et dans l’opposition qu’il y a entre l’eau et la pierre, dont la rencontre scintillante renvoie à un grand pâté mangé d’un tour de gélatine. Une grotte sous laquelle, nichée dans les bras d’un jeune homme, repose une jeune fille au corps de blanc d’albumine. C’est Galatée (la statue de Galatée) dans les bras d’Acis (la statue d’Acis). Galatée alanguie, les yeux clos, les sens satisfaits, calme et pleine jusqu’à l’insouciance. Livrée en quelque sorte au simple bonheur d’être là, après s’être abandonnée un instant dans les bras d’Acis. Il était 16 heures. Le temps paraissait aller beaucoup plus vite que lui qui restait à regarder le bleu du ciel passer sur les cuisses d’une femme. Une femme que tout le monde regardait déployer le fantasme prodigieux d’être l’unique femme de l’après-midi dans ce Jardin des Plantes. C’était elle ! Ça ne pouvait être qu’elle ! Des pieds chaussés d’escarpins bleu pâle jusqu’aux plus beaux cheveux du monde. Des épaules nues jusqu’à la poitrine qu’il apercevait derrière la transparence de sa robe. Paul s’assit à sa table sans même lui en demander la permission, comme pris dans une sorte de pantomime blanche imitée de lui-même sans autre expression que la pâleur de son visage. Elle, de replier une jambe sous ses fesses tout en marquant une sorte d’indifférence maniérée, faite d’inattention qu’il imagina calculée, fidèle en cela à une tradition établie qui veut que l’inattention soit le premier des défauts gâtant la conversation. Le deuxième défaut, qui est de parler plusieurs à la fois ou d’interrompre son interlocuteur, ne fut pas même effleuré : elle soliloqua devant le pendant d’humain qu’il était devenu, bouche bée dès ses premiers mots : « Un peu plus, un peu moins, lui dit-elle, tout homme est suspendu aux romans qui lui révèlent la vérité multiple de la vie. Vous ne croyez pas ? » Vingt ans plus tard, il était toujours en avance. Cette fois, c’était dans un musée qu’il tuait le temps. Il s’arrêta net devant un tableau de Goya. C’était saisissant ! C’était ça ! Oui ! Ça que cette femme attendait inévitablement... Dans les semaines qui suivirent, un corps fut déterré au hasard de travaux effectués dans le Jardin de l’Évêché. C’était elle. Quant à lui, d’aucuns aujourd’hui affirment l’apercevoir certains jours d’été marchant le long du fleuve dans l’air tiède et touffu du midi… D’autres secouent la tête sans un mot. Mourir. Tuer. Écrire : se mettre à la place du mort !

 

Jacques Cauda

 

 

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