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V - ALBA
Frank Chercos

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 Article publié le 4 février 2024.

oOo

Les images de ces enfants lascivement virevoltants se décomposeraient en autant d’ions et de molécules, effectuant la catharsis que réclame nécessairement cette tragédie : la corruption des innocents. John Kennedy Toole, La conjuration des imbéciles.

Une journée ordinaire de l’hiver andalou, au bord du désert de Tabernas, on entend les tirs de Clint Eastwood et la grosse gueule d’Anthony Queen, mais c’est à la télé, Léona a invité ses petites amies, elle invite beaucoup de petites amies depuis que son surnom de Toscona a été changé pour celui de Tortillera. Ma petite jambe, celle qui me reste, a pris une teinte grise, dans les bleus autour du genou, plutôt violacée ailleurs, je ne me chausse jamais. Roger Russel, son fantôme, fidèle à son poste et à la tradition fantastique, vient me hanter toutes les nuits, à heure fixe, je l’attends donc, mais sans impatience, écrasé par le poids qu’il fait peser sur mes épaules, celui d’une terreur qui finira par emporter ma raison dans une malebolge de ma connaissance. Tout le monde a oublié la corde du pendu. Et c’est moi seulement qu’il hante. Je vous prie de croire que ce n’est pas facile à vivre, de voir ce que les autres ne voient pas. Vous voyez ce qu’ils ne voient pas et ce que vous voyez vous voit peut-être dépérir de jour en jour. On ne parle plus de Meñique, ni de Shana, Joaquín se fait rare, une fois par semaine il embarque Violette sur sa moto et ils reviennent à pied, lui poussant la moto, elle devant, soufflant comme vieille locomotive, les sacs de commissions sont attachés solidement sur le siège de la moto, sur le réservoir et sur le guidon. De ma terrasse privée, je me demande s’ils se sont mariés ou si c’est en projet. Les filles se mettent à bruire et se précipitent dans les sacs pour en retirer pipas, bimbos et autres dulces de leche o de mierda. Une des fillettes, en bikini façon Raquel, me monte mon flacon de Mono. Le budget ne permet plus le Machaquito. La fillette me propose un bimbo qui coule sur ses petits doigts déjà léchés. Je mords dedans, elle mord aussi, ça la réjouit, ça ne m’amuse pas, demi-érection.

— Tu as oublié l’eau fraîche, Pepita…

— Elles me l’ont pas dit ! (moue) Je savais pas.

— Tu ne leur as pas bien demandé.

— J’ai rien demandé ! Elles m’ont obligée !

— La prochaine fois, n’oublie pas l’eau. L’eau bien fraîche !

— Y aura pas de prochaine fois !

Je l’ai vexée juste pour la voir s’éloigner en tortillant ses petites fesses que ne contient pas le slip. Sur ses hanches, deux petits nœuds papillons jaunes qui battent de l’aile. Cheveux au vent qui ne sait plus s’il doit venir de la mer ou de l’intérieur. À cet endroit tourmenté par les reliefs, personne ne sait d’où va venir le vent. On s’attend à le voir emporter chapeaux et linges mal pincés sur les cordes toujours dansantes. Je n’ai pas envie de crever ici. Mes poupées d’argile ont durci. Léona leur montrait tout à l’heure qu’on ne peut plus les remodeler, mais elles cassent. Violette, rouge comme si elle venait de sortir du four, monte une carafe, sans torchon, mais elle n’a pas oublié le verre. Joaquín ne boit plus. Shana ne l’épousera pas. Il en bande encore et ça lui file de sacrés maux de tête. Il en tape les murs. Mais il ne pense plus à la corde du pendu. Quelquefois ça revient dans la conversation, comme la goutte de vin qui s’épanche sur la nappe, mais Violette veille. La question est : qui va se mettre à la recherche de cette maudite corde ? Qui ne m’aime pas assez pour ne pas comprendre que ce fantôme est en train de me rendre fou ? Personne sous la main. Un automate est en projet, mais les circuits intégrés ne prendront jamais la place de l’anéthol, surtout que je dois maintenant me contenter du Mono, mais vous savez quoi ? Il est aussi savant en la matière que Machaquito lui-même. La poussière s’est élevée au-dessus du chemin, le vent attend, mais il attend quoi ?

— Les flics ! s’écrie Joaquín qui a un frère dans la Guardia civil.

— Qu’est-ce qu’ils te veulent ? dit Violette.

Joaquín n’en sait rien. Pourquoi viennent-ils le chercher ici, chez nous ? Pourquoi pas chez lui ? Ou ailleurs ? Les filles augmentent le rythme des ouvertures de pipas, leurs langues accélèrent leur introduction dans les coquilles, elles ont cessé de jouer avec la bite de Ken ou l’une d’elle l’a avalée, des fois que la loi interdise les simulacres sucrés. Je suis entré dans l’ombre, non pas pour m’y cacher, mais pour mieux observer, scruter, deviner le fin fonds. J’ai toujours eu besoin de cette distance discrète. Sans elle, je n’écris pas ce que je sais, ni ce que je pense, je m’égare dans les récits de la télévision. Ils sont quatre. Qu’est-ce qu’ils cherchent ? Qu’est-ce qu’ils veulent ? Plus haut, il n’y a plus personne depuis longtemps. Ils ne redescendront pas sans quelqu’un. Cinq. Mais Violette, qui était rouge, pâlit. Elle me montre du doigt. Deux autres doigts se joignent et touchent la visière et dessous deux yeux me regardent, la bouche agite ses lèvres et comme Joaquín paraît soulagé, les quatre flics lui tournant le dos, je me dis que les ennuis commencent. On va m’éloigner de l’endroit où Roger Russel, le fantôme, s’emploie à détruire ce que j’ai déjà fait de mon existence. Appellerais-je cela suerte ?

— Monsieur Balada ? fait le flic.

C’est le gradé de la troupe. Sa peau est brune comme l’olive verte qui commence à mûrir. Il se penche, haleine de Celtas ou de Ducados, j’hésite, de Bisonte non. Comme je n’ai pas de chapeau, car je suis à l’ombre, je ne salue pas. Et comme je ne suis pas debout, je ne claque pas les talons. Je viens de chier. Une odeur d’anis s’est répandue, en lutte contre les indoles, scatoles et autres thiols. Et j’en passe. Je ne lui explique pas ce phénomène. Vous avez lu Kant ? Je secoue la tête pour dire non, mais il insiste :

— Monsieur Balada… ?

Ça me tombe dessus. Ça m’est déjà tombé dessus. Ou j’ai mis les pies dedans. Je ne me souviens plus. C’était avant Violette. J’ai un mal fou à dire oui avec la tête. Ma petite jambe atrophiée s’exhibe à l’horizontale. Il recule bien un peu, mais il en a vu d’autres.

— Oui, oui, dit Violette qui a fait l’effort de monter. C’est bien monsieur Balada. Qu’est-ce que vous lui voulez… ?

Le flic se pare d’un sourire plein de dents soignées. Sa peau s’étire sur les joues. Il va finir par paraître beau s’il continue.

— Un monsieur venu de France voudrait vous voir, monsieur Balada…

— Pourquoi qu’il monte pas… ? grogne Violette. Il est trop gros ?

Le flic baisse les yeux pour ne pas évaluer la masse que Violette soumet à la gravité.

— Non, non, il n’est pas gros. (avec le pouce et l’index) C’est un tout petit Français… Vous voulez que je vous explique, ¿señora ?

— Si c’est pas trop vous demander…

— Peut-être que ces messieurs accepteraient un rafraîchissement ? (intervention de Joaquín qui paraît léger comme l’air qu’il respire maintenant, alors que le temps est lourd)

Le flic recule en agitant ses menottes. Son sourire se remplit d’autres dents plus blanches encore. Et sans désigner le flacon de Mono il dit :

— Pas en service ! Pas en service !

— Moi, dit Violette essoufflée comme si elle arrivait tout juste, quand je remonte, je me vide un porrón tout entier !

Le flic rejoint ses lèvres en cul de poule comme s’il allait siffler. Sans ses dents, il est moins beau. Il faudrait demander aux filles. À cet âge, elles sont parfaitement compétentes. Il se raidit dans son treillis poussiéreux, les mains sur la couture, chemise ouverte comme un légionnaire, poilu sans exagération, on dirait même qu’on lui en a arraché une poignée…

— Nous sommes venus à quatre pour le transport… dit-il, soignant la ponctuation. Mais nous sommes cinq. C’est mieux cinq, n’est-ce pas, Joaquín ?

— J’allais le dire, fait Joaquín qui sent une petite contracture au niveau de la nuque.

— Le chemin est très rude, dit le flic. Il n’a pas changé depuis que les ancianos sont partis.

— Ils sont tous partis, dit Joaquín d’une voix moins claire. Certains se sont contentés de descendre, mais d’autres sont allés si loin que beaucoup d’entre eux ne sont pas revenus. Moi je suis revenu.

— Tu n’es pas si vieux, Joaquín, pas si vieux, ¡hombre !

— J’avais l’âge en tout cas !

Ce qui s’appelle parler d’autre chose alors que mes testicules tentent une remontada qui me triture les entrailles. J’aime bien parler du vieux temps et de ses personnages, mais rien que le fait de m’appeler Balada, ça me rend nerveux. Le type qui veut me voir est français et il connaît ma véritable identité. Je suis presque aussi angoissé que Violette. Elle fait signe aux filles d’aller jouer ailleurs. Elles constituent une distraction. Or, aucune distraction ne distraira mieux que moi ces roussins qui sont venus me chercher dans le cadre d’une mission. Ça les amusera de me descendre. Mais le gradé, un sergent au moins, dit qu’on ne descendra pas, on montera, et il montre le chemin qui monte.

— Pourquoi ? s’étonne Joaquín en tant que représentant des personnes présentes sur le terrain que cette mission a défini apparemment avec une précision d’enfer. Vous êtes déjà montés, messieurs. Pourquoi monter encore ? Il n’y a rien là-haut ! Ils sont tous partis ! Les Morenos. Les Cintas. Les Galvez. E tutti quanti. Un tas de cousins à moi…

Le flic se met à rire sans secouer ses larges épaules ni trifouiller dans sa toison thoracique.

— L’hélico ne va pas tarder à arriver… On sera là-haut avant lui.

— Je n’ai pas de slip, dis-je sans intention dilatoire.

— Je vais vider le pot, dit Violette. On ne sait jamais comment ça vole un hélicoptère. À l’endroit. À l’envers.

Tous le monde rit. Même les filles derrière la clôture en planches. Le flic fait un signe dans l’air, comme un chef d’orchestre.

¡Basta de broma ! (se tournant vers Violette avec cérémonie) Si Madame veut bien préparer monsieur… Nous attendrons, mes hommes et moi.

— Vous voulez vraiment pas vous rafraîchir ? (Joaquín, tirant la langue)

— On n’emporte pas la chaise, dit le flic.

Un de ses sous-fifres se tapote la poche latérale.

— On a un brancard. Un brancard américain. Ça se plie. Et ça tient dans la poche. Vous verrez (cette dernière parole m’étant destinée, je la reçois avec toute la reconnaissance supposée)

Violette arrache la chaise à la terre où j’avais enfoncé mes racines. Dans la chambre, elle me sermonne.

— Ça devait arriver. Tôt ou tard. Le passé nous court toujours après.

— Tu ne sais pas tout.

— Mais je ne vais pas tarder à le savoir. Et je ne m’en porterai sans doute pas mieux… ¡Ay !

Le brancard est déployé. Il claque au vent entre des mains expertes. Le flic et Joaquín me soulèvent, le pot est vide, il sent la Javel. Mon corps martyrisé se pose dans ce qu’ils appellent un brancard et qui a plutôt l’air d’un linceul, sauf la couleur, un vert kaki d’oie digne de toutes les patries que l’esprit américain enflamme à travers le monde, un monde de plus en plus étroit et invivable si on n’a pas de quoi payer. Croire ou payer, c’est la question du siècle. Mais ce n’est pas celle que je me pose en entrant dans ce linceul aux couleurs de l’herbe trépignée par les bottes et les chenilles. On me propose un voyage en hélicoptère. La dernière fois que j’ai volé en hélico, c’était en Mongolie. Impossible de me souvenir du nom que je portais là-bas. Et tandis que nous nous élevons, Joaquín fait des signes vers le bas, j’imagine Violette entourée des filles, sans Shana, mais avec Pulgar qui est le seul être vivant à savoir où se trouve la corde du pendu que me réclame son fantôme. Les fantômes sont-ils enchaînés au lieu de leur mort ? Je ne vais pas tarder à le savoir. Si ce Français qui veut me voir m’en laisse le temps. Yalgadas !

 

*

 

Frank Chercos n’a pas changé. Pourtant, dix ans, à partir d’un certain âge, ça vous change un homme. Chauve, il l’était déjà. Pas grand, mais pas petit non plus. Maigrelet, un cou de courlis, le nez en faux, barbe sur les lèvres, les joues se remplissent quand il sourit et ça lui soulève les yeux, gros sourcils, beaucoup plus gros qu’il y a dix ans. On ne va pas discuter de mes propres changements. Il ne regrette même pas mon fantôme, celui de ma jambe, l’autre n’existe que pour moi, je n’en ai parlé à personne, pas fou le Ben, son Fredo à Violette, et pour d’autres faut que je fasse un effort de mémoire, sinon je me goure. Je me suis compliqué. La faute à personne. Un truc à moi. On m’a installé dans une chaise roulante qui mérite le nom de fauteuil. Ya même un joystick pour aller où on veut, dans tous les sens, sauf vers le haut, vers le bas on m’a pas dit mais ça me pend au nez, plus tôt que prévu, mais la peine de mort n’est plus au programme des divertissements publics garantis par le gouvernement. Et juste au moment où je vais dire, relativement à la loi 81-908 et des poussières, que je n’ai jamais tué personne, ce bon vieux Chercos remet ça et :

— J’ai la preuve que Mimosa ne s’est pas jetée par la fenêtre…

— Alors elle est tombée sans le vouloir, parce que moi, Frankie, je l’ai pas voulu. Je l’aimais comme vous pouvez pas savoir…

— Qu’est-ce que vous savez que je ne sais pas… ?

— Je ne sais pas en quoi consiste cette preuve, mais elle ne dit pas que je l’ai poussée. Elle dit…

— Elle dit qu’elle n’est pas tombée parce qu’elle le voulait. Voilà ce qu’elle dit !

— Et c’est pour me dire ça que vous me payez un tour en hélico ? Vous êtes dingue, Frankie !

— L’idée de l’hélicoptère n’est pas de moi… Mes collègues espagnols…

— Vous les critiquerez plus tard !

Je profite d’un instant de silence pour allumer un cigare, j’en ai toujours un dans la poche, mais seulement un, et je ne le coupe jamais en deux. J’aime empuantir les endroits dans lesquels je ne me sens pas chez moi. En principe, on m’y a amené contraint et forcé.

— Je n’ai rien demandé, dit-il en soufflant sur mes volutes. Je savais où vous créchiez. Mais on m’a dit que vous pouviez être dangereux. Ce qui m’a paru raisonnable.

— Je n’ai jamais tué personne ! Et dans l’état où je suis, comment voulez-vous que…

— J’avais un oncle qui se plaignait d’être harcelé nuit et jour, été comme hiver, par un fantôme. Mais lui, c’était le bras. Vous connaissez la nouvelle de Maupassant ?

— Je l’ai connue, mais je ne m’en souviens pas. J’ai lu beaucoup plus que vous, Frankie, ce qui explique que ma mémoire me joue des tours…

— Vous prétendez avoir oublié que vous avez poussé Mimosa… ?

— Ah non ça mec, je m’en souviens : je ne l’ai pas poussée. Maintenant, vous dire si elle s’est jetée ou si elle a glissé, je n’en sais fichtrement rien.

— Sur quoi a-t-elle glissé… ?

— Je vous dis que je ne sais pas si elle a glissé et conséquemment je ne sais pas sur quoi elle aurait pu glisser.

— Ce n’est pas logique…

— En quoi ça serait pas logique, qu’elle glisse et que je sache pas sur quoi… ?

— Elle a glissé, dites-vous…

— Non, je ne l’ai pas dit ! Mais je conçois que si elle a glissé, c’est sur quelque chose. Vous voulez qu’on examine sa chute sans glissement, juste pour raisonner… ?

— Sans glissement, sans pousser, sans rien…

— Et en musique, connard ! Vous me prenez pour un cave ?

— Vous m’avez demandé de réfléchir avec vous, je réfléchis donc avec vous. Mais sachez que j’ai déjà réfléchi sans vous…

— Et qu’est-ce que ça a donné… ?

— Vous avez tué Mimosa.

— Comment que je l’aurais tuée, mec… ?

— Vous l’avez poussée. Ou empoignée et jetée par-dessus la rambarde…

— Y avait des géraniums sur la rambarde. J’aimais les géraniums. Je les aime toujours. Avec Violette, on a cueilli des tas de boutures dans la Judería à Cordoue.

— Elles ont pris ?

— Toutes crevées ! En arrivant à Tolède, j’ai vu qu’elles avaient crevé.

— La raison ?

— Violette n’a pas la main verte. Elle ne comprend rien au soleil. Si vous ne comprenez rien au soleil, ne jardinez pas. Je le lui ai dit.

— Et que vous a-t-elle répondu ?

— « Prends un échantillon de l’eau du Tage. »

— Elle est biologiste de formation, je crois… ce qui explique…

— Demande-le à Sénèque, parce que la poussière…

Le soleil s’éclatait derrière la fenêtre. Elle était fermée à cause de la climatisation. Peut-être pas à cause d’elle, mais sans climatisation, on crève dans ces bureaux étroits qui sentent la Javel et le ciment en décomposition. Vous avez déjà reniflé un ciment en décomposition ? Venez par chez nous et mettez-y le nez dedans n’importe quel ciment. Vous constaterez qu’il se décompose. On n’a pas idée de construire en ciment dans ces pays où l’eau est aussi rare que le ciment à l’état naturel. Les vieux ont toujours construit en pierre. Et s’ils avaient bâti leurs charpentes dans la même pierre, les murs ne se seraient pas écroulés et il y aurait encore du monde pour les entretenir, à l’intérieur comme à l’extérieur.

— Ok ! Ok ! fait Frank Chercos en tapotant son écran. On ne va pas écrire ça.

— Et pourquoi qu’on l’écrirait pas ? C’est trop compliqué peut-être… ?

— Au contraire ! C’est simple. Simple comme cette existence que vous évoquez avec vos moyens d’étranger à cette terre pas si nourricière que ça, m’a-t-on dit. Mais…

— Mais quoi ? Vous avez peur de relire ?

— J’ai peur de m’égarer dans vos… Ah ! je ne suis pas venu pour ça !

— Si vous êtes venu pour me coincer parce que vous l’avez en travers de la gorge, vous pouvez retourner d’où vous venez. Vous êtes dingue, Chercos. Vous l’avez toujours été. Vous vous rappliquez en terre étrangère sans preuve ni rien de nouveau à soumettre au récit et vous pensez que je suis impressionné par ce foutu hélicoptère ! J’en ai vomi, de cet enlèvement !

— Enlèvement, enlèvement… c’est vite dit. Vous connaissez le prix de l’heure d’hélicoptère, assurance comprise ? Je ne vous ai pas fait enlever, voyons ! J’allais monter…

— Sur la moto de Joaquín… ?

— Exactement. Il me l’a gentiment proposé et…

— Quel cabrón celui-là !

— Mais le Chef est arrivé à ce moment-là et…

— C’était OK pour l’hélico. Je sais comment ça se passe. J’ai œuvré là-dedans…

— En Mongolie, m’a-t-on dit…

— Mimosa n’existait pas encore.

— Elle avait pourtant votre âge, à quelques mois près…

— Elle n’existait pas parce qu’elle n’y était pas, en Mongolie. Et comme je ne savais pas où elle était et que j’ignorais qu’elle existât parce qu’on avait le même âge, vous comprenez que de mon point de vue, le seul qui compte chaque fois que j’ai quelque chose à raconter, elle n’avait pas plus d’existence que mon frère jumeau.

— J’ignorais que vous aviez un frère jumeau… Intéressant…

— Je n’en ai pas, sinon ce que je viens de vous dire au sujet de Mimosa n’aurait aucun sens !

— Si nous revenions à nos moutons… comme dans Patelin… ?

— Je ne vois pas en quoi ma relation sentimentale avec Mimosa relève de la farce…

— Je n’ai pas dit ça…

— Vous avez affirmé que je l’ai tuée.

— Je ne l’ai pas affirmé. J’ai seulement supposé qu’ayant, nous, justice au fond, la preuve qu’elle n’est pas tombée ni par accident ni par sa propre volonté, nous pouvons en déduire sans risquer de nous tromper qu’elle a été poussée et comme…

— Comme j’étais seul avec elle avant que ça lui arrive, je suis le pousseur.

— Vous ne niez donc pas que vous étiez seul avec elle…

— Je n’en sais rien. Quelquefois, on se croit seul et on ne l’est pas.

— Je n’ai pas dit que vous étiez seul…

— Je ME sentais seul. Même si elle était là et si, par hypothèse, elle était seule dans sa tête. Tout ceci n’est que spéculation.

— Nous avons le mobile…

— Vous l’avez peut-être, après dix ans de recherche, mais moi, je ne l’ai plus. Ainsi, je ne peux que me soupçonner. Rien de plus.

— Vous admettez que vous auriez pu la tuer…

— Elle aussi aurait pu me tuer. Mais elle ne l’a pas fait. Elle a préféré se tuer elle-même. Point barre.

Là, les petits doigts de pianiste frustré cessent de tapoter les touches du clavier. Frank Chercos les tient au-dessus du clavier, les doigts dans la position qu’ils affectaient au moment où son cerveau a décidé d’abandonner ou d’interrompre, je ne sais pas ce qu’il me veut.

— Reprenons, dit-il.

— Vous avez dit : revenons à nos moutons. Il n’a été question à aucun moment de tout recommencer ! D’ailleurs je ne me rappelle pas le début…

— Vous vous moquez de moi depuis le début !

La voilà, la véritable motivation qui anime cet esprit policier non pas par goût de l’aventure de la raison, mais par fierté d’appartenir à un corps d’élite qui ne fait pas rêver tout le monde, loin s’en faut. J’en avais mal au cul, mais la chaise que l’administration espagnole m’avait assignée n’était pas équipée d’un pot. Après quelques palabres et exercices de la discrétion prévue dans cette circonstance particulière, on me transporta dans les toilettes où, soutenu par deux sbires en treillis réglementaire, je vidai mes contenants, prenant le temps de me reprocher de m’être mal préparé à cette audition, le trajet en hélicoptère n’avait pas duré une heure. À combien ça vole, un hélicoptère ? Si je continuais de l’ignorer, je me priverais du rayon d’action qui me dirait, sans autre précision, en quel endroit de cette géographie je me trouvais. Une heure de vol, ça peut faire beaucoup de kilomètres. J’essayais d’imaginer une île en pleine mer, genre Baléares, les Gymésies, les Pityuses, qui sait si en sortant d’ici je ne pourrais pas prendre un verre avec une célébrité du cinéma ou de la politique.

— Ça va mieux ?

La question qu’on pose à qui a failli se faire dessus à force d’attendre ou d’être empêché.

— Ça m’aurait fait mal de saloper ce cuir…

— Et votre slip, donc.

— J’ai aussi enfilé un pantalon.

— J’ai remarqué que vous êtes toujours aussi bien monté…

— Vous n’avez pas pu vous empêcher… !

— J’ai regardé par le judas. Il n’y a rien ici sans judas. Même les tiroirs sont équipés d’un judas.

— Vous déconnez.

— Mais je déconne bien, Ben. Tandis que vous, Ben, vous déconnez mal.

— Si je savais où je suis…

— En lieu sûr…

— Je n’en doute pas.

Je n’en doutais pas. Ils m’avaient arraché à ma terre d’adoption. Cela pour me faire cracher le morceau. Mais était-il nécessaire de mettre en jeu tant de moyens stratégiques pour me faire passer à table ? Que voulaient-ils savoir ? Et pourquoi Frank Chercos ? Maintenant je savais qu’il se moquait de savoir si j’avais tué Mimosa ou si j’avais tenté de la dissuader d’en finir.

— C’est la mer qu’on entend ?

— Il y a une tempête. L’hélicoptère a eu du mal à se poser, après avoir essuyé un grain, mais vous dormiez, Ben.

— Piquousé ! Vous m’avez…

— Vous n’avez pas dormi longtemps.

— Que va penser Violette ?

— Tout le monde pense la même chose à votre sujet, Ben.

— Je vais finir par savoir ce qu’on pense de moi ? Vous m’en direz tant ! Mais si j’avais su, je serais venu plus tôt. Et par mes propres moyens…

— Vous ne disposez d’aucun moyen, Ben. Vous êtes…

— Allez-y ! Dites-le ! Ce que je possède. Ce que je suis. Ajouté à ce que les autres pensent de moi, je vais obtenir une chaire schopenhauerienne dans au moins une université toulousaine !

— Calmez-vous, voyons.

— Que je me calme alors que je ne sais pas où je suis et que vous savez ce que je possède, ce que je suis et ce que les autres pensent de moi ?

— Vous allez passer quelque temps avec nous… Vous savez si quelque prend un s… ?

— Il n’en prend pas, bordel de merde !

— Calme, calme. Comme la palme. Le napalme…

— Il n’y a pas d’e à napalm.

— Merci. (un temps, celui de sauvegarder une copie du rapport d’audition en cours) Café ? Chocolat ? Je sais que vous aimez le Earl Gray…

— Puisque vous le savez…

(dans l’interphone, Frank Chercos)

— Un Earl Gray et une Mahou. Mmmmm… Taloa eta xingar. Birentzat, mesedez.

— Nous sommes au Pays Basque !

— Froid. Froid polaire, nire laguna.

À un moment donné, ils ne vous demandent pas si vous avez sommeil ou si vous avez envie de faire un paseo sur la plage, de chiringuito en gelateria. L’un d’eux vous saisit sous le menton, un autre serre tout ce qui peut être serré et le dernier vous injecte le rêve qui manquait à votre imposture. Je ne sais pas combien de temps j’ai dormi. Le jour était à la fenêtre quand ça a pénétré dans ma veine, comme si j’en avais. Et il y était encore quand j’ai ouvert les yeux, croyant échapper aux circonstances d’un rêve que j’ai aussitôt oublié, ce qui m’a rendu amer comme le fiel qui coulait de ma bouche. Le premier que j’ai assaisonné m’avoua qu’il ne se sentait pas concerné par mon histoire personnelle. Le second, que j’ai insulté parce qu’il me pinçait la peau du ventre, n’était pas au courant et me renvoyait à une hiérarchie dont il ne connaissait que le premier échelon, le sien. Le troisième, c’était Frank Chercos, et il fumait un gros cigare emprunté à Samuel Fuller dont il collectionnait les affiches. Il prit place sous la fenêtre, sur une méridienne usée jusqu’à la corde. Il croisa ses jambes et continua de fumer et moi je parlais, que je n’avais pas tué Mimosa, que j’avais tout fait pour la sauver, que je connaissais des gens qui avaient un vrai mobile et non pas un faux comme celui qu’il prétendait opposer à mon désir d’innocence et que si je voulais je ne dirais rien d’autre.

— Qui a tué Mimosa si ce n’est pas vous, Ben ? On a déjà fait le tour de la question, vous et moi. On les a tous accusés, puis innocentés, même si certains demeurent dans le collimateur de l’instruction. Et une fois tout ce temps perdu, on se retrouve vous et moi, après dix ans de séparation. Vous avez changé d’identité, vous avez raconté un tas d’histoires à vos amis et à vos proches. Vous avez même publié des ouvrages de fictions que je n’ose appeler romans, des fois que ça fasse rire. Je déteste qu’on se marre quand j’ai fini de parler. Pas vous ?

— Si vous avez besoin de sperme, ya qu’à demander !

On est sorti. De dehors, ça ressemblait à un hôtel comme ceux que je ne fréquentais pas à Roquetas ou à Aguadulce, moins les autocars allemands et les Gitanes avec leur brin de romarin dans une main et un jeu de cartes postales dans l’autre. On a croisé un tas de gens. Ils disaient tous bonjour, mais ne s’arrêtaient pas pour proposer des choses comme on le fait dans les camps de nudistes. Frank Chercos manœuvrait ma chaise comme s’il s’y connaissait en chaise roulante. Même moi qui étais assis dessus j’aurais eu du mal à la pousser. Son cigare avait diminué. Le brasier frôlait ses lèvres heureusement humides. Jamais je n’aurais osé approcher de si près mes propres lèvres, tellement elles sont sèches. Je ne bois que du thé, ici. Ça me sèche la langue et sans doute tout ce que j’ai dedans. Les lèvres moins, mais elles craquèlent sous le vernis. Nez sec, cheveux cassants, je grattais un anus qui devait avoir l’air d’une figue alors que mes testicules étaient prisonniers d’un sac à l’allure d’une mandarine en fin de vie. Que me veut-il ? Que me voulaient-ils tous ? Ils savaient bien que je n’avais pas tué Mimosa.

— Vous savez bien que je n’ai pas tué Mimosa, pas vrai, Frankie ?

— Vous avez envoyé Shana à la mort…

— Mais elle n’est pas morte.

— Meñique est mort.

— C’est elle qui l’a envoyé. Pas moi.

Une allumette craque. Autre cigare. Pas la même marque. Ni la même origine. On arrive dans un petit square fréquenté par des extraterrestres. Frank Chercos pensait m’étonner, mais j’en avais déjà vu des vrais, et ceux-là c’étaient des faux.

— Par quel moyen les différenciez-vous, Ben ?

— J’ai mon secret, mec. J’ai un tas de secret que vous ne possèderez jamais parce que vous êtes un con. Je peux écrire là, sur l’instant, sans me ridiculiser comme vous le feriez parce que vous n’avez pas dépassé le stade du bonhomme qui a cinq traits inégaux et tordus à la place des doigts. Allez-y, écrivez ! Et jugez par vous-même. Jamais vous ne serez un écrivain. Comme vous n’êtes pas l’auteur de la mort de Mimosa. Vous ne savez rien de Shana. Ni de la petite bite de Meñique qui se dressait sous la soutane pendant l’Agnus Dei.

— Qu’est-ce que vous en savez, merde ?

— Où on va, là ?

On entrait. C’était une existence faite de simplicité et de raccourcis. Vous entriez et une fois que vous étiez dedans, la possibilité de sortir se présentait même à l’esprit le plus atteint par le mal. Mais vous tourniez en rond. Ça, vous le saviez. Et vous vous demandiez comment on en sort une fois qu’on est entré là-dedans alors qu’on n’a rien fait de mal

.

 

 

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