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Romans de Patrick Cintas
Le crucifix (nouvelle) - personnages en quête de roman

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 Article publié le 11 février 2024.

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Pourquoi ne pas demeurer ainsi, demeurer ainsi à jamais, pourquoi pareil état de félicité sans effort devrait-il jamais être modifié ? - Hermann Broch - La mort de Virgile.

 

Le plongeur quitta Puente del Río à cinq heures du matin. Son matériel avait été soigneusement rangé par son épouse dans la malle du tricycle. Il avait lui-même attaché la bâche. Maintenant le moteur peinait au-dessus du río Chico. Le plongeur était sujet au vertige. Grâce à Dieu, il n’en avait jamais été la victime. C’était un homme de trente ans, il était marié à la fille d’un pêcheur de coquillages et il était le père de deux enfants qui avaient hérité l’intelligence de leur mère. Il songeait à cette intelligence, les yeux fixés sur la route, devinant la profondeur, sa dangereuse perpendicularité. Les montagnes étaient transparentes à cette heure, une demi-heure avant le lever du soleil. À l’embranchement du barrage et de Polopos, il réfléchit. Il ne savait pas lire. Il choisit de continuer la montée. Il était parti trop tôt de Puente. Sa femme le lui avait reproché. Ses enfants dormaient. Elle n’avait pas voulu qu’il les embrassât. Il était parti de Puente (trop tôt) avec ce regret. Il arriverait à Beñinar avant le curé. Il attendrait. Attendre ne lui coûtait rien. Il ignorait tout de sa patience. Une fois descendu du tricycle, les pieds sur la terre ferme, il n’éprouverait plus ce vertige qui était un héritage familial. Il ne se souvenait plus de quel côté. Il n’avait pas connu sa mère. Il avait des frères. Il vivait de son travail. Son épouse ne se plaignait pas. Il la suivait. Elle travaillait avec son père. La barque n’était pas faite pour trois. Il attendait sur le quai. On le taquinait. C’est lui qui livrait les coquillages. Il était précis comme un mécanisme d’horlogerie. Mais le temps ne passait pas. Il ne se souvenait pas de l’avoir vu passer. Il avait été un enfant triste et sale. Deux ans au service de la Marine l’avaient un peu éduqué dans le sens des autres. À ses heures, il était plongeur, et il rendait service à tous ceux qui le connaissaient. Il avait enseigné la plongée à sa future femme. Elle avait bien voulu partager avec lui la subvention que l’État lui avait concédée pour qu’elle améliorât ses connaissances professionnelles. Ils s’étaient mariés. Son beau-père connaissait un nombre incalculable de noyés. C’était un vieil homme expérimenté. Il aimait ce bien intangible. Il en parlait souvent. Les noyés ponctuaient son discours. Il y avait aussi des femmes. Il haïssait sa patrie. Le curé était venu il y avait trois jours. Il avait mangé avec eux. Il déjeunait tous les jours chez les autres. Le soir, il se contentait d’une soupe et de pain trempé. Le matin, tout le monde le savait, il volait des fruits dans les jardins attenants à l’ermitage. Il accusait les enfants mais n’en montrait aucun du doigt. Il était venu voir le plongeur. Il l’entraîna dans une pièce voisine et dit :

— On peut plonger dans n’importe quelle eau, dites-moi ?

— Il n’y a pas de raison de ne pas plonger dans une eau propre et tranquille.

— La boue, ce n’est pas de la saleté. Les algues non plus ? Il y a beaucoup d’algues. De la boue aussi. Mais l’eau est tranquille. Vous y plongerez.

— S’il ne s’agit que de boue et d’algues, et si l’eau est tranquille.

— Elle l’est. Dieu bénisse ce qui ne peut pas être une aventure. Bien entendu, nous ne vous paierons pas. Êtes-vous d’accord ?

Il était d’accord pour plonger dans une eau boueuse et tranquille en échange d’un peu de cette considération qui était le seul but de sa vie paresseuse. Le curé l’embrassa. Ils retournèrent à table. Son épouse ne l’interrogea qu’une fois la nuit tombée. Ils étaient couchés. Il lui expliqua ce que le curé et les paroissiens de Beñinar attendaient de lui.

— Mais, dit son épouse, les seuls paroissiens de Beñinar sont les morts.

— Le curé n’est pas mort. Je trouverai ce crucifix !

C’était un défi exaltant. Il regarda sa femme dans les yeux pour qu’elle trouve dans les siens les prémices de cette nouvelle passion. Il plongerait dans le lac, il traverserait cette surface immonde. Les ruines de l’ancienne église, c’est-à-dire des pierres car lors de sa démolition, on avait récupéré toute la toiture, les portes, les vitraux, les meubles, les croix, les bobèches, les marches d’escalier, on avait vidé la sacristie de tous ses trésors et on avait oublié le crucifix, ce n’était plus un secret pour personne. Cela s’était passé il y avait longtemps. Le curé de l’époque, qui avait dirigé les travaux de démolition et qui maudissait tous les jours les entrepreneurs obscurs d’un futur qui n’était plus celui de sa foi, avait longtemps gardé le secret de cet oubli. Il n’avait rien avoué. Il avait laissé une lettre à son successeur. Celui-ci avait d’abord pensé qu’il devait garder le secret. Son prédécesseur lui expliquait dans la lettre toutes les manœuvres utiles à la conservation du secret, car les gens posaient des questions. Le mensonge s’effritait lentement. Le nouveau curé assistait désespérément à cette érosion. Un jour, il révéla le secret pendant la messe. Le village avait disparu sous les eaux du río Grande, mais toute la paroisse s’était longtemps retrouvée, presque au complet, dans la seule église du village voisin, Polopos, où ils avaient trouvé refuge et travail. Puis les gens se sont mis à mourir, à oublier, à espérer. Le curé mourut à son tour. Le jeune curé qui l’enterra découvrit la lettre dans le missel que le vieux curé lui laissait. Personne n’avait ouvert le missel. Le vieux curé ne prétendait pas obliger le nouveau à garder le secret du crucifix oublié. Vous choisirez, avait-il écrit, selon votre conscience. Dans un premier temps, le curé (nouveau) n’accorda aucune importance au crucifix, ce qui l’autorisa à négliger la portée du secret. Cela dura des années. On ne réussit pas à créer le mythe du crucifix. Personne n’en trouva les mots. Don Guillermo, qui avait été torero dans sa jeunesse et qui maintenant écrivait des chansons, ne trouva pas l’inspiration. Il était allé se recueillir sur les bords du lac et il avait franchi plusieurs fois les barrages, mais en vain. Il rouvrit la maison de famille qui était construite dans une pente au-dessus du lac. Il l’avait désertée pour des raisons différentes de celles qui avaient conduit tout le village à s’exiler à huit kilomètres de leur lieu de naissance pour tenter de vivre encore avec ce souvenir intense et effroyable pour seul compagnon de route. Don Guillermo ne se souvenait pas. C’était la seule raison de son silence. Il s’installa dans la maison familiale qui fut d’abord investie par des femmes de ménage dont aucune n’était native du lieu. Il regretta doucement cette distorsion mais une fois la maison habitable (on n’y respirait plus cet air empoussiéré qui le faisait éternuer) il retrouva vite ses vieilles habitudes. Il chercha d’abord cette enfance. Il la transporta au bord du lac. Il trouva des signes de renaissances à cause de la végétation, ou d’un chemin. Mais il n’y eut rien à faire. Il finit par avouer son échec. Il mit la maison en location. Elle fut occupée tout l’été par des touristes silencieux. À l’entrée de l’hiver, après un automne qui l’attrista quelque peu, la maison fut de nouveau habitée. Les volets du premier étage ne s’ouvrirent jamais. Seules les portes-fenêtres du rez-de-chaussée donnaient signe de vie. Le jardinier qui s’occupait du jardin n’ajouta rien aux commentaires. Le locataire lui avait payé ce silence. On le fit boire. Sur le marbre étincelant d’un comptoir, il se laissa emporter par la mort et il cracha plusieurs olives à cette occasion. Don Guillermo en écrivit une chanson mais c’était une excuse indigne du manque d’inspiration qui l’avait presque détruit au bord du lac. Le locataire accepta un verre sur la terrasse. C’était un étranger. Il aimait la solitude. Il regrettait la disparition du village. Il plaignait ses gens. Il avait besoin d’un nouveau jardinier. La chanson de don Guillermo l’émut jusqu’aux larmes bien qu’il ne comprît pas le sens des paroles. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, dit don Guillermo, n’hésitez pas à me le demander. Il y aura toujours quelqu’un pour vous aider. Je connais tout le monde ici. Don Guillermo ne connaissait pas tout le monde. Sa mémoire n’était pas aussi infaillible qu’il le disait. Indestructible mémoire, ma fille... chantait-il. Elle l’avait bien trahi au moment de traverser mentalement toute la distance de la surface au sol ancestral. Il avait seulement papillonné avec les moustiques, rien de plus. Le locataire retourna chez lui avec l’impression qu’on se moquait de lui plus que de don Guillermo auquel il rappela ses promesses de restaurer la cheminée. Don Guillermo secoua une tête vaincue. Bien, dit-il une fois le locataire parti. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de crucifix ? Quelqu’un veut-il bien me rafraîchir la mémoire ?

Voilà à quoi songeait le plongeur. Il était arrivé à l’ermitage. Il avait rangé la moto sous le porche et il s’était assis sous les eucalyptus. Le curé prendrait le temps d’arriver. En attendant, il pouvait penser à cette histoire. C’en était une, à n’en pas douter. Il ne connaissait pas tous les détails. Les détails de l’histoire, c’était les portes ouvertes sur la vie de ces gens qu’il ne connaissait que de vue, sa famille n’ayant jamais franchi le río Chico, tournant le dos aux montagnes à cause du travail dans la mer. Des montagnards, il en descendait quelques-uns les jours de marché, mais il n’en connaissait aucun personnellement. Tout le monde à Puente se reconnaissait une origine montagnarde. La montagne nourrissait ce peuplement côtier. Mais le plongeur arrivait d’ailleurs. Non : de quelque part, pensa-t-il en frémissant. Le moteur rutilait sous le porche. La bâche était agitée, presque cadencée. Il ne sentait pas ce vent léger. Les eucalyptus étaient étrangement immobiles. Il guetta les feuilles. Elles étaient noires, le ciel clair leur donnait un sens, le plongeur s’égara un peu dans ces déchiffrements. Le médecin lui avait dit que le vertige n’est en aucun cas une maladie. C’était une fatalité. Par contre, il avait lu dans une revue médicale que la peur du silence est le signe avant-coureur d’une quantité effroyable de maladies de l’esprit. Le plongeur lui avait parlé de cette peur sans vraiment vouloir la confier. Comment en était-il arrivé à en parler à un étranger ? Il n’en avait jamais parlé à sa femme. Mais la bâche claquait doucement sous le porche. Il était paralysé mais presque tranquille. Incapable toutefois de se concentrer pour surveiller le silence de la route par laquelle arriverait bientôt le curé. Il avait vaguement entendu parler du petit tableau de peinture qui avait inspiré cette recherche à presque toute la paroisse. Il était le seul plongeur de la contrée. Il était donc logique qu’on s’adressât à lui. De plus, il exigeait rarement un salaire. Cela devait se savoir aussi. Le plongeur avait un mal fou à se former une idée de ce que les autres pouvaient penser de lui. Il n’arrivait jamais au bout d’une telle réflexion toujours interrompue par une espèce de paresse qu’il savait nourrir dans un coin secret de son âme. C’était sa perversité. Il ne l’appliquait jamais qu’à ses propres raisonnements. La paresse lui inspirait d’autres paresses moins dicibles. C’étaient les sous-ensembles de son désarroi. Il n’avait vraiment aucune idée de ce qu’on pouvait en penser. Mais peut-être n’était-il que le reflet de leurs exigences, image troublante et sans épaisseur à la surface d’une eau qu’il avait fini par épouser. Personne ne lui avait adressé aucun reproche. Il n’y avait rien d’aussi douloureux à se rappeler dans sa mémoire. Mais le vertige n’était rien. Il n’y trouva jamais l’origine de ce silence qui lui faisait perdre la tête maintenant qu’il connaissait la peur imprévisible qu’il lui inspirait. Il y avait une relation entre la fatalité du vertige et la tentation du silence. La paresse était le funambule de cette trajectoire. Dessous, la profondeur est d’une exigence assassine. Le petit tableau de peinture avait été peint par les touristes qui avaient passé tout un été dans la maison de don Guillermo, quelques mois avant que l’actuel locataire ne l’y trouvât accroché au-dessus du lit dans lequel il avait choisi de passer ses nuits. Il avait décroché le tableau pour le remplacer par une croix strictement géométrique dans laquelle abstraction il eût été vain de chercher un visage et encore moins le moindre signe de la douleur partagée. Il renvoya le tableau à don Guillermo par l’intermédiaire de la femme de ménage. Don Guillermo lui écrivit un billet dans lequel il exprimait son hésitation : le tableau ne lui appartenait pas. Il supposait qu’il avait été laissé par un des locataires de l’été dernier. Il l’avait vu peindre sur les bords du lac, et c’était même la raison pour laquelle durant tout cet été don Guillermo n’avait pas pu aller lui-même chercher cette inspiration qui lui manquait tellement maintenant qu’il en avait reconnu l’intranquille voyage. Le touriste peignait dans une espèce de fièvre qui lui avait inspiré un écœurement viscéral. Il avait à peine vu le profil de ce forçat, mais les couleurs étaient celles du lac et des montagnes, même le ciel entrait dans cette toile inacceptable que la distance, à travers la lunette, pouvait rendre encore plus exigeante. Il tremblait. Maintenant, il ne se souvenait plus de ce tableau. Mais peut-être que le touriste cherchait simplement ce que tout le monde voulait trouver. Participait-il de ce désir ? De quel droit ? Quelqu’un l’avait-il reconnu ? En tout cas, le crucifix figurait bien sur la toile qu’on lui attribuait maintenant. La science de don Guillermo ne fut mise en doute par personne. Il exposa le tableau à l’ermitage, dans le cagibi qui faisait office de sacristie mais que la femme de ménage peuplait de balais étranges et faux. Cette bizarrerie inquiéta le locataire. Il revit le tableau dans ces conditions. Dans le sable, au bord du lac, le crucifix était couché, tragique et solitaire. C’était le ciel de Beñinar, un ciel inoubliable maintenant, même de seconde main. La couleur des pentes et des abrupts était fidèle, on reconnaissait le chemin jaune, les ruches bleues, et l’ombre des pins sur les berges du río Grande. La maison de don Guillermo avait bien l’air de cette tache furieuse. Le portail était figuré, à la hauteur de la route, par des hachures régulières et profondes. Le tableau n’étant pas signé, et don Guillermo n’ayant pas déclaré cette location (il en rougissait maintenant mais ne promettait pas de recommencer : le locataire voulait exhiber son contrat pour participer à l’autodafé), on ne connaissait pas l’identité civile du peintre. C’était d’ailleurs peut-être un tableau plus ancien. On trouva la peinture bien sèche pour un tableau si récent. Mais peu importaient les circonstances qui avaient présidé à son existence. Le crucifix était une réalité. Son double était apparu. On ne douta plus de sa présence au fond du lac. Le maître d’école tenta de décrire le fond de ce lac, mais personne ne l’écouta. Quelqu’un eut l’idée de plonger. On cita le chiffre approximatif de cette profondeur. On parla aussi de la surface à explorer. Le plongeur, consulté, ne dit pas non. Le nouveau curé s’était montré convaincant. On flatta respectueusement son dos pour y découvrir une bosse. On parla de la bosse du plongeur. Il dit oui enfin. Il montra le matériel. On revit pour la nième fois, grâce à une nonne qui le conservait religieusement, un Cousteau 8mm qui ne se rompit qu’une fois. Le plongeur, qui était maintenant assis sous le porche de l’ermitage à cause du soleil, sourit en se rappelant ces images merveilleuses. Il s’était renseigné sur le prix d’une caméra. Le chiffre, lentement révélé par don Narciso, qui était photographe quand son métier de camelot lui en laissait le temps, le chiffre ne rencontra aucune signification dans l’esprit du plongeur. Il n’en parla jamais à son épouse bien qu’il sût qu’elle avait le pouvoir de donner un sens à ce chiffre inexplicable autrement que par son énormité. Les images de Cousteau avaient réveillé ce désir. Le soleil inonda le patio. Il pouvait sentir l’odeur de l’huile qui s’égouttait du carter. N’avait-il rien oublié ? Il n’avait aucune envie de refaire le voyage pour une broutille indispensable. Il jeta un œil triste dans la secouette qu’il portait en collier. Le curé songerait peut-être, la voyant vide, à y mettre un peu de son tabac. Ce n’était pas beaucoup demander. Mais il ne le demanderait plus. Il avait envie de fumer. Il bourra sa pipe de feuilles d’eucalyptus et la fuma presque tranquillement parce que son esprit, ce matin, lui paraissait agile et facilement influençable. Le curé était en retard. Il pouvait monter tout seul à la maison de don Guillermo où le locataire les attendait. C’était un homme impatient, matinal et peut-être cruel. C’était tout ce qu’on savait de lui. Il courtisait la femme de ménage chaque fois qu’elle venait : il lui parlait tandis qu’elle cuisinait la nourriture qu’il consommerait pendant trois ou quatre jours (elle venait le vendredi et le mardi) en pensant à elle ; il regardait épousseter, balayer, chiffonner, lustrer, il n’y avait pas assez de verbes dans cette maison pour la décrire. C’était une femme agréable, assez jolie, qui passait le reste de son temps à paresser sur la terrasse de la maison qu’elle avait héritée et que personne ne partageait avec elle. Elle n’avait plus de famille au village. Sa famille ne lui écrivait plus. Quelquefois elle pleurait, abattue sur la balustrade tremblante, et on évitait de la regarder. Ses longs cheveux étaient censés transporter ces larmes mais personne ne songea à elle pour interpréter la Vierge, elle en avait l’âge, la beauté tragique, elle aurait même été belle en Juive éplorée. Le plongeur aimait cette femme parce qu’elle était seule et n’avait besoin de personne pour exister. Peut-être même n’avait-elle aucun désir d’amour. Le mardi, et le vendredi, elle arrivait à l’heure et elle attendait en fumant une cigarette. Il la regardait fumer à travers le rideau de la cuisine. Son épouse était en mer et les enfants à l’école. Il pouvait la regarder et la faire attendre. Elle paraissait avoir un corps parfait. Elle était patiente. Elle inclinait doucement la tête pour saluer des passants qui un infime moment se figeaient sur la rondeur de ses genoux. Lui, il poussait le tricycle dans la cour et elle se levait pour ouvrir le portail. Il lui serrait la main. Il la désirait et il avait honte non pas de ce désir mais plutôt de ne pas trouver la force de lui montrer le sens de ce désir tout entier retrouvé dans un pénis que les vibrations du siège de la moto continuaient d’exacerber. Elle était assise dans la malle et ses cheveux caressaient ses mains sur le guidon et même quelquefois, s’il se penchait, faisant pression sur ce pénis inavouable, les cheveux, leur odeur, ils étaient insaisissables, les cheveux touchaient enfin son visage et il croyait en finir avec le plaisir. Il entendait son cri. Elle avait eu peur du fossé. Elle se retournait pour lui reprocher cette imprudence. Le pénis revenait au plaisir, mais sans y toucher cette fois. Il bredouillait des excuses, se demandant pourquoi elle ne s’étonnait plus de ces recommencements. Au début, elle avait exigé qu’il arrêtât le tricycle et elle en était descendue pour exprimer sa fureur. Le pénis explorait la pression du pantalon contre la cuisse. Il prétendit avoir évité un caillou. Un caillou ? Je n’ai pas vu de caillou. Vous vous êtes endormi. Je ne peux tout de même pas monter à pied. Soyez raisonnable (et elle prononça son nom ; il ne connaissait pas le sien ; il désira le connaître). Une fois (seulement une fois) il frotta désespérément son pénis dans le coussin qui garnissait le fond de la malle et qui était l’œuvre de sa femme. Il exposa le tricycle au soleil dans l’attente du séchage de la tache. Elle avait tenté de l’humilier à propos de son inaptitude à la conversation avec les femmes. Elle avait trouvé les mots justes. Il la traita de garce, mais cela se passait dans l’extrême silence de sa tête. Il l’avait regardé ouvrir la grille du portail, celle du tableau qui expliquait en partie sa présence ce matin sous le porche de l’ermitage et cette attente maintenant fatiguée du curé qui ne viendrait peut-être pas à cause d’une agonie. Elle avait remonté l’escalier taillé dans la roche. Le locataire l’attendait sous les arcades. Il lui parlait. Elle riait. Elle avait ce petit rire qui est la porte ouverte du plaisir. Peut-être, songea le plongeur. Peut-être. Mais ce matin il était venu seul parce qu’on était lundi. Il la reverrait demain. Elle était tellement réelle qu’il eut envie soudain de n’exister que pour elle. Il ne trouva pas une rime en « in ». Peut-être « matin ». Mais comment retrouver le matin au bout de ce médiocre quatrain ? C’était une manière bien tristounette de mettre fin à un rêve labyrinthique. S’il n’avait pas eu si honte de ses propres sentiments, il aurait recherché le conseil éclairé de don Guillermo qui après tout n’était pas aussi mauvais poète qu’on le disait. D’ailleurs, qui le disait ? Les mauvaises langues ne font plus la poésie. Les bonnes non plus d’ailleurs. Il sursauta. Le soleil était en train de réchauffer sa cuisse. C’était le temps qui passait. Cela se passait entre le porche et le soleil. Cette géométrie d’ombre et de lumière le poursuivait lentement. Il recula encore dans l’ombre. Cette fois, il se rapetissait.

Le curé ne viendra peut-être pas, se dit-il. Cette idée ne l’amusait pas du tout. Il dut penser : peut-être aussi que je suis en train de rêver, pour accepter d’en sourire. Cette lutte contre le silence le détruisait peu à peu. Il n’y avait pas de remède à cette maladie. On pouvait en parler. Mais pour cela, il eût fallu accepter l’idée de quitter Puente le temps d’entrevoir enfin l’idée de guérison. Cela pouvait durer des années, disait-on. Des années loin de Puente, « au diable » comme disait son beau père que sa fille alimentait de ses propres désirs, c’était tout simplement impensable, non pas à cause de ces désirs, qui étaient effectivement destructeurs du bien-être promis, mais parce qu’il ne s’imaginait pas « ailleurs ». Le curé avait souri en entendant ce mot. Le plongeur avait frémi. Il n’avait pas vraiment la foi. Il croyait. Cette fragilité le déprimait. Il aimait sa femme. Ses enfants l’intimidaient. Voulaient-ils ressembler à leur mère ou bien ne pouvaient-ils rien contre cette expérience ? Adam et Ève se promenaient tout nus sur les murs de l’église. Les voir, c’était leur révéler ce qu’ils étaient en réalité. Il cherchait leur regard mais il ne s’approcha jamais. Il n’écoutait pas la messe. Il ne lui obéissait pas. Mais il ne traversa jamais le chemin qui le séparait de cette figuration que mille bougies animaient frénétiquement de leur multiplicité. Désirs. Seules les vieilles se signaient en passant devant ces deux corps absolument nus et désirables. Leurs mains tentaient de cacher les attributs sexuels. L’attention se cristallisait sur cette place vacante. Il revenait de la messe presque furieux, dérangeant la table sous prétexte que c’était de l’argent jeté par les fenêtres. Les enfants jetaient un œil désespéré sur la friture. Il regardait leurs mains. Il ne les aimait peut-être pas. Peut-être ne savait-il rien de l’amour. Il pouvait en imaginer les formes imprévues, mais au moment de dire « je t’aime », il se sentait étrangement vide, cette transparence l’annulait, il se réduisait encore, ne jouant qu’un rôle dérisoire à table, au lit, au travail, « ailleurs ». Souffrir à cause des autres est inacceptable. Il aurait aimé cette révolte. Il la rencontrait quelquefois dans le regard de sa femme. Mais savoir que la douleur est intime, qu’on n’existe pas sans elle, qu’on est perdu parce qu’elle explique tout, c’était tout simplement anéantissant. Il ne jouait pas. Il se voyait. Il avait ce pouvoir. Ses enfants avaient plutôt hérité l’orgueil de leur mère. Leur grand-père en était jaloux. Il harcelait le maître d’école, il était prêt à condamner les autres enfants et il ne ratait pas une occasion de s’en prendre au garde municipal s’il ne le trouvait pas posté à l’heure à l’angle de l’école et de la rue majeure du village. Tout cela irritait le plongeur, mais il était impuissant à en changer la répétition. Normalement, le lundi matin, il ne montait pas au barrage pour y attendre un curé imprévu. Le lundi matin, il revenait du quai d’amarrage. Il n’avait pas regardé longtemps la barque s’éloigner à la godille entre les digues. Il s’installait devant la cabane, n’ayant rien à faire, sinon regarder le seuil des autres cabanes et jeter un œil incrédule sur le chantier où l’on commençait à deviner à quoi ressembleraient les nouveaux baraquements. Ces alignements de murs et de trottoirs, gris et presque informes, le condamnaient au silence. Les autres en avaient fait leur principal sujet de conversation. Évidemment, on ne leur demandait pas de payer. Mais on ne leur laissait pas le choix. Ils parlaient plutôt des dimensions et regrettaient amèrement l’absence de fenêtres. Ils pouvaient fumer la pipe en attendant le retour des enfants, rendant de menus services, tristes et gauches, ayant déjà vécu et n’espérant plus rien pour eux-mêmes. Le plongeur dénotait. Un autre jeune homme figurait parmi eux. Mais c’était un fou. Il était petit et étroit. Il buvait trop de vin et il agaçait les femmes. On le surveillait du coin de l’œil. C’était un habile chapardeur. Son grand-père, assis sur un cageot, recevait ces offrandes en rougissant. On ne le lui réclamait pas. Le plongeur haïssait ce fou. Il l’aurait tué si l’occasion s’était présentée. Il songeait à ces circonstances en surveillant le manège du fou qui n’ignorait rien de cette haine. Il la provoquait toujours avec un art inévitable. Mais si une femme passait, jeune ou vieille, même enfant, il abandonnait le plongeur à son triste sort et se dépêchait de se rappeler les vers de son dernier poème. Le plongeur n’écoutait pas ces mots. Le fou avait dans l’idée de lui voler son équipement de plongée. Il avait été assez prudent pour ne plus le laisser dans la cabane. Il était sur le lit. Le fou ne pouvait pas le deviner. Il était convaincu qu’il le trouverait dans la cabane. Le plongeur avait fait acheter à son beau-père un énorme cadenas. Chaque fois qu’il entrait ou sortait de la cabane, et même si le fou n’était plus là pour l’importuner (il pouvait se cacher n’importe où dans ce dédale), il bousculait d’un coup de hanche habituée le gros cadenas qui reprenait sa course pendulaire et envoyait dans le ciel des reflets significatifs. Le fou aimait bien les reflets. Il aimait moins le cadenas. Et il détestait le plongeur. La femme du plongeur riait elle aussi. C’était elle qui fermait le cadenas. Elle emportait la clé à son cou. Le fou admirait ce long cou qui avait l’air facile, serein. Elle riait pour se moquer de l’impatience de son époux. Mais que disait-elle ? Jamais le fou ne s’approcha assez pour entendre ces paroles que le plongeur recevait sans répondre, louche et oblique au moment de les écouter. La femme lavait ses pieds dans la fontaine. Il aimait cette eau. Il la buvait, ce qui provoquait d’autres rires. Un jour, il y versa toute une bouteille de vin. Un chien lapa ce breuvage. Le fou tenta de s’y noyer. Le plongeur le tira de cet enfer par les cheveux. Le fou hurlait. Personne n’aida le plongeur. Le grand-père du fou pleurait. C’était peut-être un paralytique. Le plongeur n’avait pas pensé à cette explication. Le père du fou était un homme violent et ombrageux qui n’avait plus de femme. Il maudissait son sexe. Il maudissait le sexe des femmes. Il poursuivait les enfants de sa vindicte. Mais jamais il ne s’en prit à son fils. Il l’embrassait chaque fois qu’il rentrait. Le fou plongeait ses mains dans les cageots de coquillages. Il avait l’air heureux. Mais il avait voulu mourir à cause de la femme du plongeur. Le père du fou ne croyait pas à cette histoire. C’était son propre père qui la lui racontait. Il lui demanda de se taire, mais le vieux continuait. Le fou gisait sur un tas de filets. Il délirait. Son père était immobile entre ce délire qu’il ne déchiffrait pas et le commentaire litanique de son propre père qui ne voulait pas se taire. Le plongeur s’éloigna. Sa femme s’assit dans la malle du tricycle, à la place de la femme de ménage qu’il aimait tant. Il lança le moteur. Son beau-père posa sur ses épaules une lourde bâche soigneusement pliée. Elle sentait le goudron. Il embraya. Son beau-père trottinait à côté. Ils saluèrent le père du fou, d’une seule voix. Les cheveux de la femme s’élevèrent. Il entendit la voix de son beau-père, elle s’éloignait, il ne la comprenait plus. Sa femme tenait ses cheveux d’une main. De l’autre, elle étreignait le bord de la malle. Mais elle ne disait rien. Elle ne dit rien de tout l’après-midi. Le soir, elle s’endormit avant lui. Elle dormait nue. Elle sentait le poisson. Un touriste avait dit qu’elle sentait la marée. Son père ne lui trouvait aucune odeur. Que se passe-t-il dans ma pauvre tête, pensa le plongeur.

Il s’était endormi. N’ayant pas de montre, il se fia au soleil. Il avait faim et rien à manger. Il chercha dans une broussaille, y trouva peut-être des asperges sauvages et il les croqua sur le bord du chemin. Il scruta la vallée. Le río était sec. Même les roseaux avaient jauni. Les lauriers-roses n’étaient pas en fleurs. Il avait la nausée. Il trébucha, eut peur et revint à proximité de l’ermitage. Ces tentatives ne lui réussissaient pas. Il serait crevé pendant toute la journée. Le curé finirait de l’agacer. S’il venait. Ne l’avait-il pas promis ? Le curé avait une voiture. Il transportait l’essence dans des bouteilles en verre. Peut-être était-il tombé en panne. Le plongeur songea à redescendre. Il roulerait à gauche, prudemment, à cause de la vallée que le soleil éternisait maintenant. J’ai peur de l’infini, pensa le plongeur. Tout le monde en a peur. Je ne fais pas exception à la règle. Cette idée le ravit. Il lorgna des mandarines mais il les savait amères. Il fit le tour et trouva un coin tranquille. Il fallait se coucher pour voir le ciel. Sinon le regard était arrêté par des ruines. Il était à l’intérieur d’une cuisine. Il reconnut les restes d’un évier, y chercha une date, en épousseta un angle pour trouver la pierre. Sa femme lui reprochait toujours cette curiosité. Elle n’était pas discrète. Elle mentait avec facilité. Elle était parfaitement croyable. On ne la surprenait pas. Elle détestait les absences de son mari. Elle prétendait que c’était l’effet malsain de la curiosité. Que cherches-tu ? Il n’y a rien à trouver. Nous allons arriver en retard. Le plongeur était toujours désespéré dans ces moments de retour à la surface. Il explora la surface du corps. Il était couché. Sa femme avait plié une jambe. Elle avait l’air géante. Il ne s’aventura pas. Mais il ne trouva pas le sommeil. Il se leva bien avant le lever du soleil. Et maintenant, couché sur une murette, ayant trouvé la position idéale, il regardait le ciel entre les branches des eucalyptus. Combien de temps pouvait-il attendre ? Si le curé ne venait pas, il faudrait bien se résigner à ne plus l’attendre. Qu’est-ce qu’il attendait ? Ce moment où ses yeux rencontreraient l’improbable crucifix ? Le retour à la surface. Par paliers ? Il ne savait rien de cette profondeur. Rien de la visibilité. Il n’avait même aucune idée de ce à quoi peut ressembler un village écrasé par des millions de tonnes d’eau immobile et trouble. Pourquoi n’avait-on pas trouvé le crucifix sur les bords du lac, comme cela s’était passé dans l’imagination du peintre ? Tout le monde craignait qu’il ne l’eût emporté avec lui, l’ayant effectivement trouvé. Personne n’avait envie de parler de cette éventualité. Le peintre avait laissé le tableau intentionnellement. Quelqu’un le découvrirait. C’était peut-être là tout son projet. Y croire, c’était renoncer à plonger. Le plongeur n’y croyait pas plus que les autres. D’ailleurs, ce que tout le monde avait pris, dans le tableau, pour un crucifix, n’en était peut-être pas un. Qui donc leur avait inspiré cette idée ? C’était une idée insupportable. Il trouva les restes d’un vieux réveil de fabrication chinoise qu’on achetait aux colporteurs. Le réveil était vide. Il fit tinter la cloche avec l’ongle. Réveille-matin, pensa-t-il. Il n’y avait plus d’aiguilles pour jouer l’heure. Il le posa sur une étagère de plâtre bleue. C’était un geste emprunté savamment au quotidien. De plus, le réveil était à sa place. Il manquait la vaisselle, les pots jaunes et verts, les cartes postales, les traces de doigts aux angles, à la hauteur des enfants et des vieux. Il y avait des mouettes dans le ciel. Elles avaient parcouru toute la vallée depuis le rivage. Elles étaient silencieuses. Prenaient-elles plaisir à survoler cette terre ? Le bleu du ciel les idéalisait. Elles descendaient en spirale toute la pente. Il les perdit de vue. Pour les voir encore, il eût fallu retourner sur la route, enjamber la clôture et marcher en funambule sur une échine rocheuse dont la tête était celle d’un dragon. Elle dominait presque toute la vallée. Mais les gens n’avaient pas pensé à un dragon. Que savaient-ils des dragons ? La gueule était une grotte. On n’y trouva jamais rien que le cadavre d’un mouton égaré depuis plusieurs jours. Le plongeur connaissait ce point de vue. Il y avait passé toute une après-midi. C’était l’été. Le soleil effleurait la roche grise. Il pouvait y lire les ombres. Il n’était pas seul. Il était avec une femme qui n’était pas la sienne. Ils étaient montés pour être tranquilles. Au pied du dragon, les maisons n’étaient plus habitées depuis longtemps. Ils avaient joué tout nus à se chatouiller. Elle riait comme une folle. Cette folie l’étourdit. Il se souvenait de cette impudeur. Il croyait entendre l’effritement de la roche au fond de la grotte. Ils ne s’aventurèrent pas loin. La lumière déclina rapidement. Ils descendaient. Il marchait derrière elle. Il avait froid. Il regardait ses jambes, ses pieds, il ne distinguait pas le sol qu’elle franchissait avec une facilité déroutante. Il lui demanda de s’arrêter. Il n’avoua pas sa peur. Elle voyait les parois et les décrivait. Il avança dans ces ténèbres, la toucha, eut envie d’elle et elle se laissa faire. Elle l’observait. Ils remontèrent. Le jour l’aveugla à ce point qu’il faillit tomber dans le vide. Elle cria. C’était un cri de géante. Il résonna dans la grotte. Le dragon s’exprimait clairement. Il ouvrit les yeux. La terre touchait ces yeux. Elle ne le blessait pas. Il la craignait. Elle était grise, fragmentaire, tremblante. Il n’était pas tombé. Il l’avait cru. Elle l’aida à s’asseoir. Mais le vide était proche. Il y retourna. Cette fois, le plan s’inclina. Il ne volait pas. La chute n’avait pas de sens. Il croyait être seul. Elle comprit. Quand il revint à lui, elle s’était habillée. Elle avait l’air triste. Elle comprenait ce qui lui arrivait. Elle n’en savait rien mais elle se référait à une expérience concrète. Elle parla de sa mère, qui souffrait du même mal. Mais je n’ai jamais eu le vertige ! s’étonna-t-il. Elle lui expliquerait. Elle l’aida à s’habiller. Il tremblait. Il avait froid. Et il était fiévreux, humide et persécuté. Elle avait de la patience. Elle le démontra. Il ne voulut pas revenir par le même chemin. Il ne pouvait pas fermer les yeux. Sur la route, elle lui avoua qu’elle avait eu très peur. Elle conduisit le tricycle jusqu’à la route goudronnée. Ensuite, il attendit qu’elle s’éloignât. Il se souvenait de cet éloignement. De la douleur. De la crispation. Cela pouvait revenir à n’importe quel moment, mais elle ne serait plus là pour l’aider. Qu’en était-il maintenant de son impudeur ? Il ne l’avait plus jamais revue. Il n’avait pas été au bout de cette impudeur. Personne n’est impudique. Elle était la seule à ne plus craindre ses propres désirs. Il se souvenait vaguement du corps. Il ne voyageait plus avec lui, par crainte d’un délire irraisonné dont le sens serait percé à jour. Il eut envie de pleurer. Il donna un coup de pied dans le tronc d’un figuier de barbarie, ce qui lui fit perdre l’équilibre, et il descendit la pente sur une jambe tandis que ses bras battaient dans l’air saturé de mouches. Il s’arrêta à temps au bord d’une aire de battage où ses pieds renouèrent avec le sol une relation presque satisfaisante. Il s’assit. Le silence l’écrasa. Il songea encore à rentrer. Mais le curé était en retard. C’était la seule explication. Il ne l’avait pas oublié. Il pouvait s’imaginer cette agonie. Une agonie chrétienne plutôt que l’ordinaire crevaison d’un pneu. Le corps de Victoria l’obsédait. Le vertige des cheveux ne s’explique pas autrement. Caprice de femme. Il avait espéré une attente. Elle l’avait abandonné à son acrophobie. Il se souvenait des errances. Il ne la cherchait plus. Il espérait la rencontrer. Il se désespéra, puis l’idée lui parut absurde. Le corps s’appelait Victoria, c’était tout ce qu’il savait d’elle. Elle savait tout de son mal. Mais elle n’en avait rien dit. Maintenant, il la haïssait. Il ne pouvait pas s’empêcher de penser à elle. Il avait souhaité la connaître. Il l’aurait peut-être aimée. L’été suivant, il alla observer les allées et venues des touristes qui occupaient la maison de don Guillermo. Le dragon commençait à cet endroit. Les murs de la clôture s’élevaient dans la pente. Les touristes avaient l’air heureux de pouvoir en faire à leur tête. C’est ce que le plongeur s’imaginait. Victoria n’était pas parmi eux. Il l’aurait reconnue, même à cette distance. Un lapin provoqua sa fuite. Il dégringola jusqu’au chemin et ensuite il marcha d’un pas pressé en pensant au lapin. Quelqu’un était assis sur la moto. C’était le locataire de la maison de don Guillermo. J’ai reconnu le matériel, dit-il en se levant. Je vous attendais. Le curé n’est pas venu. Il ne viendra pas.

— Qu’en savez-vous ? dit le plongeur.

— Si vous dites qu’il viendra, dit le locataire, renonçant à la conversation aussi abruptement qu’il y était entré. Il ajouta cependant : Combien de temps croyez-vous qu’il va nous faire attendre ? Le plongeur ne savait pas. Il ne savait rien. Il avait confiance dans le curé. Le locataire n’imaginait pas autre chose pour expliquer cette attente qui commençait à l’agacer. Il n’avait pas l’habitude d’attendre. Il attendait sa femme. Elle n’était pas venue. Il comptait sur sa fille mais elle le décevait. Il était seul et l’idée de cette recherche le rassérénait un peu. Il faut que je retourne au cimetière, dit soudain le plongeur. Monsieur le curé m’y attend peut-être. Le cimetière des âmes ? fit le locataire. Évidemment, ils n’ont pas pu les déterrer. Vous en trouverez quelques-uns errant dans les ruines avant de mettre la main sur ce sacré crucifix. Ils entrèrent dans le cimetière. Les caveaux étaient vides. Le locataire fit une remarque amère sur cette géométrie. Il jeta un œil tremblant dans un caveau. Ce mur formait une ombre sur toute l’allée. De l’autre côté, la pelouse était jaune. La plaque de marbre était fendue et des fleurs poussaient dans cette brèche. Le locataire marchait sur cette pierre pour en déchiffrer les inscriptions. Tous les noms de l’ancien cimetière y avaient été gravés. L’idée de transporter les restes n’avait plu à personne. On en avait pourtant parlé. Mais l’idée de ne transporter que leurs âmes avait paru plus sage. Ainsi, les corps continuaient de pourrir sous la pression des eaux. Les âmes étaient sauves. On était prié de ne pas marcher sur la dalle commémorative. Le locataire cueillit une fleur. S’il s’était agi d’une véritable tombe, avoua-t-il en riant, jamais il ne se serait permis de respirer les parfums d’une fleur nourrie par les morts. Il évoqua ces fantômes. Le plongeur était troublé. Il n’avait pensé qu’aux ruines. Il y avait beaucoup pensé mais jamais l’idée d’une pareille rencontre ne lui était venue à l’esprit. Il ne plongerait peut-être pas aussi facilement qu’il l’avait espéré jusque-là. Le corps de Victoria revint à la surface. Le locataire venait de prononcer ce nom. De quelle victoire parlait-il ? Le corps de Victoria devenait désirable. Les mots du locataire retombaient dans le silence. Ce n’était pas un vertige. Peut-être le plaisir. Il ne faut pas réfléchir dans un cimetière. Les morts n’aiment pas les miroirs. Le plongeur sortit du cimetière. Le locataire était simplement vexé. Pendant un moment, il continua de parler mais maintenant le plongeur était trop loin pour l’entendre. Il ne l’avait pas écouté. Il ne l’avait pas reconnu non plus. Justement, il était en train de lui rafraîchir la mémoire. Il ne lui en voulait pas. Il lui était arrivé ceci : il s’était senti prisonnier de la toile tissée par Victoria mais elle ne lui avait pas donné le plaisir de le dévorer. À l’époque, il avait eu la tentation de l’aborder sur le port où il attendait, assis sur la selle du tricycle, le regard absent mais tourné vers la mer. Il avait vu la femme, assez jolie, vive, sauter dans la barque, ce qui devait effrayer tous les matins le vieux qui s’agrippait au gouvernail en rouspétant. Le plongeur ne disait rien. Il s’asseyait sur la selle du tricycle et il calait ses pieds nus dans les ailettes du moteur. Victoria en avait parlé. C’était un défi. On ne pouvait pas l’éloigner comme on l’espérait. Elle trouvait toujours le moyen de renouer avec la réalité des autres. Ces vacances s’étaient révélées négatives dans ce sens. Elle avait failli entraîner ce pauvre plongeur dans son labyrinthique repaire. Pourquoi l’avait-elle abandonné juste au moment où il allait lui céder ? Elle prétendait que c’était par pitié. Le prochain ne serait pas un plongeur. Elle viserait plus haut. Le plongeur ne pouvait pas se douter qu’il avait échappé au malheur. Que restait-il de ce désir ? Elle n’avait pris aucun plaisir. Il n’avait pas été choqué. Il paraissait ivre. Elle l’avait abandonné à cause de cette passivité. Il ne s’était pas révolté. Elle aurait aimé cette violence. Elle rêvait toujours à cet arrachement. Elle se voyait facilement emportée par ce refus. Mais il n’avait rien opposé à son vertige. Il s’était contenté de la suivre. Elle qui aurait pris tant de plaisir à le suivre sur le chemin de l’écœurement.

À dix heures et demie, ils cassaient la croûte sous le porche de l’ermitage. Le plongeur était assis sur le tricycle et le locataire était accroupi contre le mur. Ils tenaient un couteau dans la main droite. Le couteau était vertical. Ils ne parlaient pas. Un chien avait été attiré par l’odeur du jambon. Le plongeur lui lança un morceau de pain. Il l’avait humecté de salive. Le chien le renifla longuement. Il pouvait se tromper. Ce n’était qu’une bête. Les riches disent : ce n’est qu’un pauvre bougre. Ils donnent du jambon à leur chien. Mais ce n’était pas un bon sujet de conversation. Le locataire voulait parler du crucifix. Il ne croyait plus à l’existence du crucifix depuis qu’il avait découvert le tableau. Il en avait parlé une fois, au village, et l’idée avait fait son chemin. Bien sûr, don Guillermo ne tenait pas à ébruiter l’affaire. Il fit des recherches discrètes, mais en vain. On ne retrouverait pas ces touristes. C’était la seule chose à dire si on voulait évoquer ce sujet. Il se taisait. Il donna le gras du jambon au chien. Le plongeur frémit. Il ne pensait plus à Victoria. Son esprit n’avait plus cette force. Il voulut dire quelque chose. Le locataire leva la tête. Le plongeur aurait voulu éviter ce regard attentif. Il sourit. Le locataire émit un grognement. Pourquoi ce silence ? se disait-il. À la fin, il rangea les restes de jambon et de pain dans une feuille de papier journal et il plia soigneusement la feuille qui prit la forme d’une boule de papier. Il fourra cette boule de papier dans la poche de sa veste. La bouteille, il la tendit au plongeur qui secoua la main pour refuser. Le locataire exigea mollement une explication mais il ne prit pas le temps d’écouter la réponse qui ne réussit pas à crever l’écran des gargouillis que le vin provoquait dans sa gorge. D’ailleurs, le plongeur n’expliquait rien. Il disait simplement : j’ai bu « comme » ma soif. Ensuite, il entendit l’écoulement anarchique du vin. Le locataire ouvrit une bouche satisfaite. Il se cura tranquillement les dents tandis que le plongeur traversait la cour sous les eucalyptus. Le plongeur avait une jolie femme, svelte et nerveuse comme il aimait les femmes. Il avait eu une femme. Elle était grasse et maladroite. Bavarde. Triste. Elle avait disparu avec la moitié des passagers lors du naufrage du « il avait même oublié le nom du bateau ». L’autre moitié avait prié toute une après-midi sur le quai envahi par les photographes et les curieux. Cette image avait peut-être fait le tour du monde. Il en possédait un exemplaire. Il l’avait découpée dans une revue au beau papier couché. Il n’y avait jamais trouvé son visage. Il se souvenait d’avoir été triste, d’avoir pleuré même. Mais surtout, il avait été ébranlé par les chants. Ces longues phrases monotones le hantaient encore. Elles ne le réveillaient pas. Peut-être, au contraire : le sommeil s’ouvrait comme une porte gigantesque et il entrait parce qu’il ne voulait pas y entrer. Il revenait de ce voyage indésirable parce qu’il ne l’avait pas désiré. Il avait des réveils convulsifs. Il se savait malade. Mais il était secret de nature. Il n’en avait jamais parlé à sa femme. Elle était morte dans cette ignorance. Il ne l’avait pas vue mourir. Personne ne l’avait vue mourir. Il avait interrogé tous les survivants. Il avait rayé leurs noms sur une liste au fur et à mesure. Il avait arraché la liste à un panneau suspendu à la porte de la chaufferie. Il avait parlé avec le commandant du port qui lui avait parlé du futur en connaisseur. Le commandant avait fait placarder la même liste mais cette fois le nom du locataire n’y figurait plus. C’était une erreur regrettable. Une secrétaire ajouta son nom à l’encre violette. Le locataire avait cru à un signe. Depuis, il se sentait seul. Il pourrait en parler au plongeur, pour peupler l’attente. Il commencerait par son nom et par l’écriture de la secrétaire. Il finirait par la mort. Pourquoi ce silence ? se disait-il maintenant. Il voulait parler du silence du plongeur. Il ne savait pas que c’était une maladie. Il ne s’en doutait même pas. Il connaissait si mal sa propre maladie. Sur le port (il descendait trois fois par semaine et il passait ces après-midis sur le port et dans les alentours ; il buvait ; il flattait des femmes ; il...), il avait reluqué la femme du plongeur parce que brusquement il s’était mis à la désirer. Il ne se souvenait pas de ce qui avait provoqué ce désir intense. Mais maintenant il pouvait la détailler avec une précision qui devait tout à sa perversité. Il n’avait pas eu d’érection. Il n’avait plus d’érection depuis longtemps. Sa femme même le lui avait tendrement reproché. Il avait rougi, parce qu’il était jeune et qu’elle le désirait. Il évitait de penser à ce désir. Elle ne l’avait jamais aimé. C’était un fantôme maintenant. Un vrai. Un qui n’existe pas. Et non pas un de ces fantômes de pacotille qu’on évoquait en tremblant pour justifier son appartenance au monde benthique du barrage de Beñinar. Il ne savait rien du plaisir. Il n’y avait jamais goûté, même au temps de sa jeunesse, où il avait plus d’une fois caressé des filles. Il avait des érections en ce temps-là, mais sans plaisir. Aucune de ces filles ne s’était jamais étonnée. Il avait fallu cette femme pour que ça devienne un problème. Elle l’avait détruit. Elle l’aurait achevé dans ce sens si le destin ne l’avait pas écartée de son chemin. Depuis, il devinait les femmes. Il les approchait et il voulait tout savoir d’elles. Elles mentaient. Il croyait au désir. La nuit, il délirait. Une fois seulement il a enregistré ce sommeil. Il avait fixé la caméra sur une des colonnes du lit. Le lendemain matin, il a visionné cette surface incompréhensible. Il était nu, couvert de sueur et de temps en temps, il pissait. Il ne put jamais déchiffrer ces fragments d’un monologue qu’il avait rêvé d’un bout à l’autre. Puis il était revenu d’un coup à cette immobilité tranquille qui le fascinait chez les autres. Le métrage de bande magnétique n’avait pas permis de filmer le réveil. De toute façon, il n’avait plus osé retenter cette folle expérience. Il conservait la bande et ne la regardait plus depuis longtemps. Il avait filmé le port, les cafés, les femmes, l’eau, la surface de l’eau, ciel sens dessus dessous. Peut-être aurait-il le temps, ce soir, après le dîner, d’en visionner une heure ou deux en compagnie du curé, qui aimait « les images en mouvement », et le plongeur du silence, le plongeur dans le silence, le plongeur qui ne voulait pas avouer son mal mais qui ne faisait aucun effort pour en dissimuler les effets derrière cette apparence qui est la seule manière d’exister. Le plongeur revenait. Il retraversa la cour sur les mêmes pas. Il semblait souffrir. Je me fais peut-être des idées, pensa le locataire. Des idées, je m’en fais si facilement. J’aime la femme du plongeur. C’est une idée que je me fais de l’amour et de l’incapacité du plongeur à en satisfaire les exigences de surfaces. Il ne viendra pas, dit le plongeur en s’asseyant tout contre le locataire qui ne dit rien à cause de cette chaleur. Si on allait jeter un œil sur le barrage, propose-t-il. Il suffit de monter... il montre du doigt un sommet peuplé d’amandiers. S’il arrive, on entendra la voiture. De là-haut, on entend tout, ils montent.

Maintenant, ils voient le barrage, le lac, les bras, le ciel en dents-de-scie, la maison de don Guillermo et la croix plantée au bord du lac. Ils sont assis l’un tout contre l’autre. On ne s’approche pas. On regarde de loin. On voit les dos courbés, les bérets presque identiques à cause de la manière de le porter, on ne voit pas la maison, on n’entend pas la conversation s’il s’agit d’une conversation. Le mieux est de s’asseoir, se dit le curé. Je suis en retard. Je suis toujours en retard. C’est la mort des autres. Il n’y a jamais une autre explication. Nous sommes tous ses agneaux. Les agneaux des agneaux. Les agneaux des agneaux des agneaux. Cire infinie. Je n’ai même pas trouvé les mots pour leur annoncer que le crucifix est entre de bonnes mains. Ce Monsieur Byron s’est montré compréhensif. Il aurait pu négliger notre amour pour les « choses » du passé. Il y avait eu du vent toute la nuit. C’était un vent menaçant, dur, obscène. Sa fille (qui n’est pas sa fille en vérité mais c’est une si longue histoire qu’il vaut mieux s’interdire de la raconter maintenant : ) a failli mourir de peur à cause d’une fenêtre que le vent a arrachée dans un bruit d’enfer. C’est en hurlant qu’elle s’est précipitée dans leur chambre. Il était couché avec une femme (qui n’est pas sa femme, encore une histoire placée sous le signe du silence : ). La fille, qui s’appelle Victoria (ce n’est pas Victoria mais enfin, me disait ce brave homme, je ne peux pas vous expliquer : moi, je commençais à douter de son intégrité, il faut me comprendre : ), est entrée dans leur chambre en hurlant. Elle s’est couchée contre lui. Il l’appelait Victoria. Il la câlinait. Il lui parlait mais le vent était rageur et destructeur. Elle ne voulait pas se calmer. Il l’embrassa encore. Elle devinait l’autre femme (J’imagine : ), la haïssait peut-être. Monsieur Byron a décrit cette nuit avec une minutie de détails qui m’a fait perdre patience. Non. Je ne leur parlerai pas de la nuit. Il suffira d’évoquer le vent. Monsieur Byron était sorti sur la terrasse. Il avait été horrifié par la hauteur des vagues sur le lac. Il ne distinguait pas le parapet du barrage. Il s’imaginait l’ampleur des chocs, les gerbes incommensurables, ces ombres de géants. Monsieur Byron a pris un plaisir légitime à décrire la tempête où le ciel ne fut évoqué à aucun moment. Je vois encore les déferlements hystériques, le tremblement des structures, les déchirures, les ruptures, les agrandissements, les inversions. Comment ne plus les voir, ces effets de la conversation que j’ai eue avec Monsieur Byron ? Monsieur Byron est un homme aimable. Je ne connais pas sa femme. Je ne sais même pas si c’est son épouse légitime. Peu importe comment il se condamne. L’essentiel est de savoir qu’il se sait condamné. Il est venu passer l’été dans la maison de don Guillermo. Il avait besoin de cette nudité. Quand il a trouvé le crucifix, il était nu : mots.

 

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