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Le Morio (Patrick Cintas)
Histoire des aspirateurs de civilisation

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 Article publié le 25 février 2024.

oOo

Comment vas-tu ?
Question triviale.

Bob Mandale n’en fera pas d’autres. Comme l’inspiration lui fait toujours défaut au moment de concevoir son prochain film, il redevient journaliste et braque ses feux sur l’actualité, ce qui l’éloigne de ses désirs et le rapproche d’un public qui en commentera sans retenue les aspects les moins distants de sa capacité à comprendre ce qu’on lui dit malgré qu’on le lui montre sans fards. Rien n’est moins artiste que la clientèle des lieux de culte, surtout quand il s’agit de culture. Cette fois, il m’a invité à goûter aux inventions culinaires d’une de ses fréquentations mondaines et nous voilà cinq ou six assis autour d’une table à peu près ronde, n’était un angle où prétend trôner cette chère comtesse de Vermort, qu’on orthographie Gisèle ou Giselle, je ne sais plus. Mettons. Nommons-là la Comtesse, avec une majuscule pour ne pas déplaire à l’assistance qui a hâte de toucher en connaisseur à ses mets délicats, selon l’épithèque que leur a attribuée Bob.

— Alfred Tulipe ? Le poète… ?

— C’est que je ne suis plus…

— C’est la première fois que je vous vois, mon cher poète, et comme je souhaite vous entendre, rapprochez votre siège du mien et posez votre coude dans ma proximité. Bob, je ne sais comment vous remercier…

— Sauf qu’il n’est plus…

— Là ! Là ! Là ! Laissez-moi donc me distraire comme je l’entends, Bob. Votre dernier film est d’un ennui ! Et non seulement on s’y perd, mais on n’y comprend rien. Là ! Là ! Là ! Je ne vous demande pas de m’expliquer. Il est trop tard !

Pourtant, le sujet de ce navet m’avait d’emblée paru digne d’intérêt. Bob Mandale se proposait de comparer le système de production cinématographique hollywoodien à celui que la toute nouvelle démocratie ukrainienne venait de mettre en place avec une première production qui reprenait, sans toutefois le plagier, le thème que la production américaine avait déjà exploité.

— N’est-ce pas que ça ne peut être qu’intéressant ! s’était écriée la Comtesse avant la projection.

— Boudiou ! ne pus-je m’interdire de proclamer, bien que je ne fusse plus poète depuis trois jours.

— Vous allez voir comme je suis inspiré… heu… cette fois… balbutia notre Bob.

Le mot fin n’interrompit pas les effets nauséeux de notre déception. Pourtant, si je vous dis en quoi consiste ce film, vous le trouverez vachement intéressant.

— C’est meilleur avec de la sauce, souffla Bob dans mon oreille, car j’étais assis entre lui et la Comtesse.

— Tu ne dis pas quel genre de sauce, Bobby. Veux-tu que je me renseigne auprès de notre hôtesse ?

— Surtout pas ! Elle est capable d’en concevoir une nouvelle, du genre qu’on n’a jamais entendu parler ! Mange et cesse de m’ennuyer, Fredo !

— Mais c’est toi qui…

— Des messes basses ? siffla la Comtesse dans mon autre oreille. Je suppose qu’entre artistes…

— Je ne suis plus…

— Que penseriez-vous d’une sauce pour accompagner ce morceau ?

— Oh ! Mais c’est que c’est déjà du Mozart, chère Comtesse ! Pourquoi en rajouter ?

— Vous avez raison, Bob. Comme toujours. Sauf quand vous jouez au cinéaste. Je ne vous aime qu’en commentateur de mes propres passions…

— Oh ! que voilà un sujet prometteur ! gloussai-je sans le vouloir, mais en mâchant ce morceau de coq je ne pouvais me passer de me sentir poule.

— Vous voyez bien, monsieur Alfred, que vous êtes toujours poète. Vous avouez vous-même ne pas pouvoir vous en priver, de la p…

— Poule… Poète… On hésite… ricana Bob qui écrivait dans la chair du coriace et imbattable coq.

Mais revenons à nos moutons. Le film de Bob Mandale commença bien, mais dès la fin du générique, on ne pouvait pas s’empêcher de penser qu’on allait s’ennuyer. Mais où donc cet imbécile de Bob avait-il été chercher cette idée ? En Amérique ? En Ukraine ? Pourquoi pas en Russie si…

— En Russissiquoi… ?

— Je ne vois pas mon ami Bob en barbouze…

— Mais c’est que je le vois, moi ! Là ! Là ! Là ! Je dis ça pour rire ! Ne vous offensez pas, Bob chéri ! Vous imagine-t-on seulement en espion ? Que chacun autour de cette table y réfléchisse en toute honnêteté. Une minute ! Rien qu’une minute !

Laquelle minute se passa sans rien dans la bouche. À peine si nous avions songé à en humecter les parois passablement fragilisées par l’esprit de combat de notre coq commun.

— Voilà, c’est fait ! dit enfin la Comtesse. Quelqu’un a-t-il quelque chose à ajouter à ce silence… ? Non… ? Bien. Continuez, monsieur le poète qui prétend ne plus….

Faut-il que je raconte le film ? Pas celui de Bob Mandale. Le film américain intitulé « L’aspirateur de civilisation ». Avec quelques vedettes inévitables au générique et des conditions techniques irréprochables, ce qui sauve quelquefois de la médiocrité du scénario ou en tout cas de la banalité de son sujet. Je passe sur les interprétations, toutes professionnelles, voire justes, avec ce qu’il faut d’invention ou de confirmation pour ne pas inspirer la critique négative.

— Venez-en aux moutons, monsieur Alfred…

Voilà, voilà ! J’y viens ! Sans moutons, mais avec un aspirateur venu du ciel. Et même de plus loin que le ciel, car comment concevoir sans en rire un ciel à ce point industrialisé ? Cela viendra, dites-vous ? Je vous laisse dire, car ces aspirateurs (il y en avait plusieurs et même des tas) venaient de plus loin que le ciel, c’est-à-dire de l’espace. Les plans innombrables qui décrivaient cette invasion (allez donc faire un film angoissant sans invasion ! commenta Bob) n’entraient pas dans les aspirateurs. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Peut-être que les auteurs avaient pensé qu’il est plus difficile d’entrer dans un aspirateur que dans une soucoupe volante. On ne distinguait aucun hublot, ce qui suggérait un automatisme, avec ce que cela suppose, de nos jours, d’intelligence artificielle. Les aspirateurs produisaient le même style d’aspiration que nos aspirateurs ménagers, peut-être même plus proche de ceux qu’on voit passer dans les hôtels, poursuivis par des domestiques zélés et quelque peu perturbés par la complexité de leur tâche. Et si le récit parlait clairement d’aspirateurs, ce n’est pas du tout parce que ces machines ressemblaient à des aspirateurs, mais parce qu’elles aspiraient. Le Président, informé de cette particularité qui distingue toujours l’aspiration du crachat, surtout quand on évoque le canon et ses fusées, tournoyait sans rond dans son bureau ovale. Il ne comprenait pas et montrait à quel point il n’en savait rien, malgré la présence toujours gluante des services de renseignements et d’action secrète.

— Alors comme ça ils tirent pas… ? objecta-t-il alors que personne ne disait le contraire.

— On a la vague impression qu’ils… qu’ils…

— Kill ! Kill ! Vous ne savez dire que ça et vous n’en faites rien !

— C’est que… hésita un général taillé dans le roc de ses Appalaches, on n’a jamais vu de mémoire d’homme un système d’aspiration de cette taille et surtout conçu pour aspirer !

— Montrez-moi ça ! hurla le Président.

On lui montra (j’utilise le prétérit afin d’éviter de passer pour un nouveau romancier). C’est d’ailleurs un choix technique du director. Quelqu’un exige ou demande poliment qu’on lui montre et le plan suivant montre. Nous, on avait déjà vu. On était mieux informé que le Président et peut-être même que ses services secrets. Les aspirateurs avançaient dans l’espace noir et sans fond, noir parce qu’il est sans fond et sans fond parce qu’on n’en sait rien.

— Vous les voyez aspirer, vous ! protesta le Président.

— C’est après qu’ils aspirent, mister President !

— Mais qu’ils aspirent donc ! Et qu’on en finisse !

Cette parole du Président, sortie de sa bouche avec une nette nuance de désespoir, glaça toute l’assemblée qui s’ovalisa un peu plus. Je ne sais pas où va l’ovale quand il y va, mais on sait déjà qu’un cercle qui se réduit finit par ressembler à un point, c’est-à-dire à une figuration du rien. Ça leur fichait une angoisse destinée à être partagée avec les spectateurs. Nous, on n’y était pas, à la projection du film hollywoodien. On n’avait à supporter que le documentaire incertain de Bob Mandale. Mais en y réfléchissant avec lui, on angoissait aussi et ça n’empêchait pas les aspirateurs de civilisation de se rapprocher de notre triste et gentille planète habitable que c’est peut-être la seule et qu’on n’a nulle part où aller en cas de pépin.

— On a aussi un plan où les aspirateurs aspirent, continua le général qui en fait n’avait pas cessé de s’exprimer pour prendre la parole.

— Et bien coupez ! Mais coupez donc !

On coupa. Gros plan sur un aspirateur. Il aspirait. On savait qu’il aspirait, mais il aspirait quoi ?

— Un travelling ! Un travelling ! Un travelling ! scanda toute l’assemblée d’une seule voix.

Et la caméra entreprit un travelling arrière (que c’est quand même plusse mieux qu’un zoom à la mode de Jesús Franco, dit Bob Mandale revenu à son morceau de coq sans sauce). Alors là… le premier Russe passa en trombe dans le tuyau, épouvanté par ce qu’il lui arrivait, dont il accusait l’Occident de ne pas l’avoir prévenu et même de le prendre, ou plus précisément de l’aspirer en traître. Il tournoya ensuite dans une masse d’objets qui ne pouvaient être que des samovars. Une sorte de déglutition épouvantable acheva son discours slavophile, ce qui attira du monde, tous des Russes, des Russes de toutes les époques, avant et après l’Émancipation, et même après la Révolution…

— Surtout après la Révolution, jubila le Président, parce qu’avant, hein, on s’en fout !

— Coupez !

Un panneau publicitaire annonça l’entracte. Tout le monde respira. On avait besoin de reprendre son souffle. On sait que ça va bien se terminer, surtout si tous les Russes sont aspirés, mais en attendant on perd son souffle et on éprouve le besoin de manger quelque chose, n’importe quoi pourvu que ce soit d’inspiration américaine. Les boissons noyèrent enfin le poisson et la projection reprit, non sans cris, car à ceux que poussaient les Russes dont l’interprétation était quelque peu exagérée s’ajoutaient les hurlements de terreur de toute l’Humanité qu’on voyait en transparence parce qu’il n’est pas possible de la représenter sans les moyens des mathématiques qui ne sont pas conçues pour aider à la compréhension du récit en cours.

On était donc en train de se tranquilliser doucement, pas trop vite parce que la peur s’y connaît autant en plaisir que l’amour. Après tout, si ces aspirateurs venus d’un infini probablement divin aspiraient la civilisation russe, on n’était pas concerné et on se disait que même si c’était du cinoche, ça valait la peine d’être vécu, quitte à tomber nez à nez avec un Russe au réveil ou en allant acheter ses croissants. À vrai dire, le rythme du film se ralentissait et on ne se demandait plus ce qui allait se passer si ça continuait, sauf qu’il n’y aurait plus de Russes sur la Terre et que ça serait sans doute très rentable de les remplacer par des Américains, des Blancs avec un peu de noir mais pas trop, en se méfiant toutefois des Chinois qu’on voyait rire comme des flans sur la place Tian’anmen. Cependant, on se demandait si on était arrivé à la fin du film ou si on allait assister pendant l’heure qui restait à la souffrance du peuple russe, tant attendue depuis des siècles que la logique nous le promettait et que ça n’arrivait pas, ni mathématiquement ni en rêve. Dans la salle, les gens commençaient à s’impatienter, d’autant qu’il n’y avait plus de Russes à aspirer et que le film n’entrait toujours pas dans les entrailles des aspirateurs pour qu’on puisse voir à quel point les Russes souffraient en passant dans le filtre à poussière, sans doute réduits à cette poussière. On pouvait prévoir que dans le prochain épisode, si celui-ci tenait ses promesses marchandes, les extraterrestres, ou Dieu lui-même, accompagné de son fils, de ses prophètes et de ses houris toutes plus désirables les unes que les autres, cultiveraient leurs jardins avec cet engrais et on verrait alors sortir de terre, si c’était de la terre, de nouvelles croyances et des rites encore plus bandants.

Pourtant, au grand dam de chacun, un Occidental, Texan de surcroît, passa. D’abord, on ne l’entendit pas crier. On pouvait voir à quel point ses yeux n’y croyait pas. Il semblait dire : « Non, pas moi ! Je suis de Dallas ! Pas de Pétersbourg ! » Puis le cri arriva, dans toutes les langues, sauf le russe. Il fut suivi d’une foule occidentale considérable. Un mélange de toutes les couleurs, de toutes les idées, bonnes ou mauvaises. Et l’angoisse reprit sa place dans les poitrines, avec cette pensée exaspérante : « C’est notre tour ! Dieu ne se satisfait pas de l’engrais russe. Il ne vaut rien l’engrais russe. D’ailleurs comment vaudrait-il quelque chose ? C’est notre chair qui va nourrir les prochaines plantations divines, là-bas on ne sait où, mais on y va alors qu’on n’y est jamais allé ! »

Un vacarme que je vous dis pas ! La polyphonie en enfer ! Les murs s’écroulaient et rejoignaient les corps dans les tuyaux. Le Métal rougissait. On craignait la fonte. Voyons voir s’il y a des Chinois dans le tas. Il y en avait ! Ouf ! Nous ne serons pas seuls ! Nous ne serons jamais plus seuls ! Une idée de Dieu qu’on ne sait pas où il a été la chercher, mais l’a trouvée ! Ça devait bien finir par nous arriver.

— Oh ! Oh ! dit le vrai Président, pas celui du film. On est à Hollywood ou on n’y est pas, hein ? Voyons ce que nos excellents scénaristes ont trouvé pour nous sortir de là. Il est temps de mettre fin à notre angoisse artificielle obtenue sans le recours aux substances interdites. Vive Hollywood ! Je vous passe le micro, amis du cinéma universel !

En effet, pouvait-on imaginer un film où toute l’Humanité disparaît à cause des Russes ? On ferait quoi en sortant du cinoche ? Tout aurait-il disparu ? C’est impossible. Inimaginable. On n’arrive même pas à imaginer la disparition totale de tous les Russes sans exception. Alors vous pensez, l’Humanité. Avec son Occident qui fait du cinéma qui rapporte. Non, non et non ! comme s’écrie le papa dans le film de Tati (qui était Russe, nom de Dieu !)

— Chers scénaristes américains avec ce qu’il faut d’émigrés pour que ça marche, trouvez la solution de ce putain de film, comme disait Cromwell, sans tuer tous les Russes, parce que c’est impossible, et surtout en nous réservant le beau rôle, celui qu’on a envie de rejouer. Je vous fais confiance, amigos !

Il avait raison, le vrai Président, de faire confiance à ses meilleurs ouvriers du divertissement que les mauvais esprits (opprobre sur eux !) confondent avec l’abrutissement. Non, non, il n’y aura pas de microbe ni de virus pour détruire ces maudits aspirateurs venus, après tout, d’on ne sait où. Il ne serait pas raisonnable de penser en finir avec des machines en leur injectant nos meilleures maladies. Les machines, c’est avec des bugs qu’on les neutralise. On n’a même pas envisagé le canon ni la bombe, à cause de retombées dont il est impossible, en mathématiques et ailleurs, de calculer les effets sur ce qu’on sait de nous-mêmes.

— Il nous faut des bugs ! s’écria le premier scénariste.

— Un seul nous suffira ! brandit le deuxième selon le processus hollywoodien.

— Oui mais lequel ? objecta Woody Allen. Un bug américain ? Vous n’y pensez pas ! Quelle honte ce serait ! Imaginez…

— Voilà un bug russe, dit un estropié ukrainien en s’avançant dans la grande salle des scénarios hollywoodiens. Je l’ai pris en pleine poire. Depuis, je vais de traviole, mais je vais. Si l’Occident dont je rêve avec Tourgueniev même s’il est russe n’y voit pas d’inconvénient, le voici.

Il déposa le bug sur l’ancien bureau de Harvey Weinstein. Les scénaristes, qu’on ne comptait plus, s’approchèrent prudemment, redoutant un piège russe, même si dans le film tous les russes ont été aspirés. C’était bien un bug. Un comme on n’en avait jamais vu. Pour la première fois dans l’Histoire de la Grande Russie, cette civilisation avait inventé quelque chose d’utile à l’Humanité, à part le samovar, encore que la théière arabe nous ait mieux inspirés. Et c’est ainsi, chers spectateurs prêts à avaler les couleuvres américaines, que le bug russe détruisit les aspirateurs de civilisation, lesquels s’écroulèrent dans nos déserts après avoir subi les outrages de notre atmosphère qui ne fait pas de cadeau à tout ce qui tombe du ciel.

Et voilà comment tout le monde sortit des salles obscures, le cœur joyeux mais surtout soulagé, car on ne pouvait plus accuser l’Occident d’avoir applaudi à la disparition de la civilisation russe, il en restait encore quelques-uns, pas beaucoup, mais assez pour espérer que leur Histoire s’en trouverait changée, enfin ! Cependant…

Cependant, car cette histoire n’est pas terminée, personne ne remarqua, dans la foule qui s’égaillait par les rues de Kiev, un petit homme pas comme les autres, car il était aussi, comme Bob Mandale, un cinéaste. Le film hollywoodien lui avait plu. Il ne pouvait pas dire le contraire. Il est toujours agréable au cœur et à l’esprit d’un Ukrainien d’espérer que la fiction devienne réalité un de ces jours. Il était d’accord avec lui-même sur ce plan-là. Il se mit à réfléchir aussitôt sorti du cinéma. Il marcha avec les autres, puis les rues se vidèrent assez vite et il se retrouva seul. Cette fin hollywoodienne, pompée sur H. G. Wells, n’en était pas une. C’était même une tromperie, car dans la réalité qui commençait à renaître dans l’esprit de cet homme, les aspirateurs de civilisation étaient assez intelligents pour ne pas se laisser avoir par un bug. Et un bug russe ! Comme si un bug russe était de taille à sauver l’Humanité d’une terrible aspiration qui ne laisserait sur Terre aucune trace de l’Homme ni de son génie.

— À mon avis, pensa cet homme presque égaré dans la nuit de sa capitale, on ne peut même pas imaginer un Américain capable de croire à une pareille fable. À tous les coups, ces scénaristes se sont laissés infecter par un espion venu de Moscou sous la forme d’un Ukrainien, un espion avec cette idée d’un incommensurable bug de totale invention russe, une invention supérieure à celle du samovar et aux saveurs du kvass. En fait, cette destruction des envahisseurs est totalement illusoire. Et la suite que promet Hollywood n’a rien à voir avec les jardins de Dieu. Il n’y aura jamais d’autres croyances que celles que nous ne partageons pas.

Et, gravissant quatre à quatre les marches de l’immeuble en ruines encore fumantes où il logeait malgré l’absence de fenêtre, il empoigna au passage, entre son lit et la table, un crayon qu’il s’employa, avec une extrême patience, à tailler en pointe, une pointe digne d’une fin que peut-être personne en Occident n’accepterait sans rire ou injurier, mais une fin tout à fait dans la ligne de ce qui reste de l’espoir quand on n’a plus rien pour le partager.

 

— Vous voulez dire… s’écria la Comtesse, que… que…

— Quoi queue ?

— Que… poursuivit-elle avant de se laisser dépasser par sa pensée, que l’Ukraine a gagné la guerre !

Les invités, toujours en lutte contre le coq de leur assiette, se figèrent.

— Allons… Allons… Vous badinez, cher poète…

— C’est que le film de Bob n’est pas achevé, couinai-je en me protégeant la nuque. Je veux dire…

— Tu veux dire que je n’ai pas conclu… J’ai toujours eu du mal à conclure… Je me demande d’ailleurs si j’ai conclu une seule fois… Voyons…

Et voici notre Bob Mandale, cinéaste inachevé, parti dans ses réflexions qu’il n’est pas utile de transcrire ici, ni en joycien ni en russe. Voici la fin que je proposai :

— Notre cinéaste ukrainien, qui fut guerrier, et blessé jusque dans son âme, suivit pas à pas le scénario américain, mais cependant avec plus de logique, plus finement ou pour le dire clairement : plus proche de la réalité qu’il connaissait sans doute mieux que ses homologues américains. L’idée du bug russe imparable ayant été écartée d’un revers de main, il poussa la logique aussi loin que son esprit l’invitait à demeurer maître de la fiction en question. Et bien sûr, comme c’était à prévoir, les aspirateurs de civilisation aspirèrent tout. Il ne resta plus rien. Même l’atmosphère fut aspirée, l’eau, les montagnes, toutes les formations géologiques, les traces, quelles qu’elles fussent, tout a disparu je vous dis ! cria le cinéaste ukrainien à travers le trou qui avait servi hier à accueillir une adorable fenêtre sur la vie et le bonheur d’être en vie.

— Voilà, conclut-il, la différence entre notre civilisation, qui doit beaucoup à la Russie, et celle de nos amis américains : nous ne croyons pas aux aspirateurs de civilisation ! 

 

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