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Sommeils roulants
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 Article publié le 17 mars 2024.

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Sommeils roulants 1

 

Toulon, j’y vis le jour, j’y ai eu mes cachettes…

Fervoie, ferrovia… Ô mes chemins de rails,

Ô mes trains de nuit, mes compartiments-couchettes !

Gare de Lyon ! Paris, c’est Paris, ce mirail2 !

 

À cette heure indue, qui, comme une brute épaisse,

Cogne à faire sortir ma porte de ses gonds ?

Et ces cris ? On dirait qu’on dépiaute et dépèce

À vif bêtes et gens dans un cinglant jargon.

 

Je ne dis ni comment, ni où, ni quoi, ni qu’est-ce,

Suis-je mort, vraiment mort ? Mon chien conduit le deuil.

Qui déclame mes vers ? Qui bat la grosse caisse ?

Je reviens dans mon peautre à sangle en un clin d’œil. 

 

Je ne vous dirai rien de la foi débordante

Des bénisseurs de lieux, d’épousés, d’alganons,

De sceptres, de charniers, de chapelles ardentes,

De pain, d’eau, de gueusards, de troupes, de canons…

 

Cent fois, j’affronte les oiseaux du lac Stymphale3,

Plumes de fer trempé, bec et serres d’airain ;

J’entre dans les nanas de Niki de Saint Phalle4

Et meurs dans les envers des décors de Derain.

 

Je trempe dans le sang noir de l’hydre de Lerne,

Là, en Argolide, un bout d’aile de corbeau,

Là-bas, je hume et goûte un antique falerne,

Tantôt, je rejoindrai ma retraite aux flambeaux.

 

Chez mes Lucullus, en me modelant le torse,

Je rue dans les brocards, je déblatère sur

Les quarante fauteuils offerts par Louis XIV.

Encore au sein, j’avais déjà les dégoûts sûrs.

 

Je ne vois que ce qui s’offre à mon luminaire,

On dirait que Soulage a passé par ici,

Sur le pont Mirabeau les pas d’Apollinaire

Sonnent faux, mes pensers prennent des raccourcis.

 

Je suis pantelant comme un vieux chat de gouttière

Qui a pris à la bonne un ramas de souris,

Qui s’en donne à cœur joie sur les tuiles faîtières,

Toujours prêt à tenir de fantasques paris.

 

Je ne prends filles, ni forteresses de force,

J’ouvre les falbalas, prends les mâchicoulis

Toujours sans pétarder, sans brûler une amorce,

Honte ! Honte à ceux qui sonnent les hallalis !

 

Je ne veux plus savoir de quoi mes vies sont faites,

De quoi mes crève-cœur, mes tourments sont tissus,

Surtout, pauvre de moi, les lendemains de fête,

Pourtant, je m’en reviens sans cesse là-dessus.

 

On vient à mon devant, on vient à mon derrière,

On me tourne autour, mais on n’ose me parler,

Je ne suis pourtant pas au bout de ma carrière,

Je ne tiens plus à être aisé à démêler.

 

J’aurai de plus en plus regret à ma jeunesse,

Au temps où je crânais au bas du Golgotha,

Sur le Parnasse en croix entre deux larronnesses,

Sans bible ni bréviaire au sommet du Gotha…

 

Vous, vous qui vous plaignez toujours de trop de graisse,

Où allez-vous, par-là, plus vite que le pas,

Ne dites surtout pas que quelque chose presse,

Non, non, non, trois fois non, non, ne le dites pas !

 

Je ne peux émouvoir ceux qui n’ont pas d’entrailles,

Mais je peux en revanche irriter les frelons,

Un souvenir m’empoigne, une voix qui s’éraille,

Une chanson d’amour, la scie d’un violon…

 

Il peut pleuvoir à seaux, Gribouille est à la baille…

Pour toi, mon vieux soufflet, le bastringue, c’est quoi ?

Des chichis au supplice et des moules qui bâillent ?

Au guinche, au vrai guinche, on y bafouille narquois.

 

Ma muse eut tôt son prime accident féminin,

Ses poupées de chiffon en savaient autant qu’elle,

J’avais dans mon sac des tours de maître Gonin5,

Jà, les peigne-derche en voulaient à ma loquèle.

 

 

Elle a toujours quelqu’un à cheval sur le râble,

Un bougre chaud de la pince, un chaud de rognons,

Qui retrousse en chantant sa mise misérable,

La Misère a bon dos, vlan, vli, vlan dans l’oignon !

 

Je ne peux plus les voir même en caricature,

Les prophètes, les saints, les mages, les devins,

Le céleste époux, les oints, la cléricature,

Les apôtres, la Vierge et vos Êtres divins.

 

D’ordinaire à mon âge, on mâchille, on lambine,

On pissote, on crachote amer, on suce doux ;

Et l’on dodeline en dormant de la trombine,

Je mords à pleines dents et cours le guilledou.

 

Avant qu’elle s’esbigne au tournant d’une rue,

Je saute sur l’occase et la prends aux cheveux,

Je l’étreins comme un fou, mais elle est nue et crue.

La garce, non de Dieu, a refait les trois vœux.

 

Je retrouve, parfois, mes manières agrestes, 

Des coups de pied au ventre, au cul, sur le teston

Il y en a pour tout le monde et il en reste

Des coups de poing, de dents, de grâce, de bâton.

 

Plus de doute, à ce jeu, nous aurons la victoire,

Rangeons-nous en bataille et tâtons l’ennemi,

Il ne me reste plus qu’à écrire l’histoire,

Je ne me lasse pas des Saint-Barthélemy.

 

 

Les boulevards sont pleins de captifs sur parole

-N’ai pas sauvé qui traîne une chaîne, un boulet,

Une bride, un licol, des cœurs, des casseroles,

Qui porte l’uniforme et le petit collet,

 

N’est pas sauvé qui a un clan, une croyance,

Des gardes de la manche et des ange gardiens,

Des gestes, des mots, des idées sous surveillance,

Qui a à gagner son pain, son vin quotidien.

 

Picholines, œufs durs et graines de Senègre,

On trinque à nos amours en tire-larigot,

Quand le vin n’est pas bon, nous crions au vinaigre

Et nous sommes tout près de pendre le zingot.

 

Je garde par principe un recueil de combines,

Je trouvais la fève et le santon au gâteau,

J’en aurai tiré des rois à la carabine,

Troussé des reines dans les recoins du château.

 

Ménestrel de crincrin de la cour des miracles,

Je m’essaye à la mourre, aux dés, au bonneteau,

Et requinque cahin-caha les airs que raclent

La bande des vingt-trois rebecs du roi Pétaud.

 

Ce n’est certes pas un Amati que je scie,

Ni un Stradivarius, mais un méchant sabot

Qui me vient d’un quémand, qu’encor je remercie,

Qui croyait à son œil de verre, à son pied bot ?

 

 

Je pense à la flûte, à l’accordéon de Braque,

À son violon et au tien, Douanier Rousseau.

Je me prends à parler, reclus dans ma baraque,

À ton béret, à ta palette, à ton pinceau.

 

Mon métier et mon bien tiennent dans ma musette,

Je vais au bois sans glu, sans hache, sans flingot ;

Jadis nous y allions pour faire la chosette,

Ramasser des rameaux et faire des fagots.

 

J’ai pris un autobus violet sur la ligne S,

Le chauffeur avait un peu de l’air de Queneau ;

Sont descendus un jeune homme et une borgnesse,

Montés une fille en cloque et un ronchonneau.

 

Chaque fois que je casse une pipe d’écume,

Mes pleureuses sans voix me croient près d’en finir,

Je consulte en secret la sibylle de Cumes

Qui toujours me prévoit de sombres avenirs.

 

Entre son cèdre du Liban et son hysope,

Le comédien se voit mourir sur les tréteaux,

Et moi pauvre souffleur dans la bosse d’Ésope,

Dois-je attendre Beckett ou devenir Artaud ?

 

 

Robert VITTON, 2024

 

 

 

 

Notes :

 

1 - Sommeil roulant : celui des wagons-lits.

2 - Mirail : merveille.

3 - Les oiseaux du lac Stymphale : allusion à l’un des douze travaux d’Hercule.

4 - J’entre dans les nanas de Niki de Saint Phalle : en 1966, elle présente une géante couchée, les jambes écartées qu’hommes, femmes et enfants visitent en entrant par la gigantesque ouverture vaginale.

5 - Maître Gonin : faiseur de tours, homme adroit, rusé, fripon.

 

 

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