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23 - Minuit Minuit vingt-deux (Jules) & Le petit frère (Pierre)
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 Article publié le 1er septembre 2024.

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____ 23 ____

 

Jules parlePierre écrit

Minuit vingt-deux

Jules

 

Notre chat s’appelait pas Bébert mais il est crevé quand même. De la maladie du charbon. Que si tu la chopes pas à Oulan-Bator t’en chopes une autre à Paris et que Silex y s’portait pas mieux rue des P’tits-Carreaux. Il était destiné à crever de pas respirer. Des fois ils t’en donnent un avec dedans une mémoire de l’Âge d’or, mais le pauvre Silex il avait pas connu ni le bronze que ça vient après. On l’aimait bien, notre Silex. On en faisait rien mais on s’y était habitué et quand il a cessé de respirer cette fois sans retrouver son souffle suite à une réanimation à l’ammoniaque, ça nous a manqué qu’y soit plus là pour bouffer, chier, pisser, miauler et perdre ses poils. Ils acceptaient les animaux à l’hôtel Rosa de Lima, à condition que ce soit des de compagnie, que c’est difficile à savoir si on a pas les papiers. Il avait un peu souffert dans la soute, bien neutralisé dans les pulls de Myriam et impossible d’en sortir ni même d’être entendu si jamais il se mettait à gueuler pour se sortir de là que j’aurais fait pareil si j’avais été un animal mais pas un chat à cause de ce que j’ai dit à propos que c’est pas facile à entretenir sans perdre patience. Mais Myriam tenait à son chat que c’est moi qui l’ai appelé Silex que je sais pas comment ça m’est venu mais ça lui a plus à Myriam et Silex s’en foutait de la préhistoire comme s’il en venait pas comme nous pauvres humains. On léchait des vitrines quand il a commencé à se gratter devant tout le monde que même en Mongolie ça fait pas l’effet que vous êtes propre chez vous. J’y ai balancé un coup de pompe dans les entrailles histoire de dire que j’étais un partisan rigoureusement attaché aux principes de l’hygiène et de tout ce qu’il faut supporter pour que ça se voie. Et ça se voyait. Silex s’est élevé dans le ciel bleu, hurlant comme si on le martyrisait islam, et ses poils se sont mélangés aux particules carbonées que les passants mongols sont tous tombés comme des mouches à vingt mètres à la ronde. Le spectacle d’êtres humains aussi attachés à leur race impériale et qui se tortillent sur le trottoir où le chat revient avec le même hurlement et la poussière qu’elle est un peu de tout se soulève en champignon que le marchand de godasses est sorti pour voir si on avait besoin de lui et de son Glock 23 3e génération. Myriam a cru qu’il voulait achever Silex et elle s’est jetée sur le Mongol alors qu’il venait yavait pas dix minutes de la chausser mongol sans que le chat s’en mêle parce qu’il était resté dehors avec moi que j’aime regarder les gens des fois qu’on ait des points communs que ça peut changer une existence en laboratoire du récit. Jusque-là, Silex y respirait comme vous et moi, les moustaches aux aguets et le regard que les souris savent ce que ça veut dire s’il cligne des yeux et que sa truffette se met à frémir comme que s’il l’avait entre les jambes. Il s’intéressait pas aux groles que c’était des mongoles parfumées à la graisse de bouc et soigneusement décorées qu’on aurait dit que c’était un message nationaliste. À peine que Myriam est sortie de la boutique, avec son marchand qui lui tenait le coude des fois que je sois d’accord, arrgh le chat s’est mis à arrgh à même le sol où les flaques étaient tellement crades qu’elles arrivaient pas à refléter le ciel bleu de ce pays qu’on se demande comment qu’ils ont fait pour tomber si bas, mais l’Arabie a-t-elle existé un jour ?

— Qu’est-ce qu’il a ce con ? fait Myriam qu’avait pas envie de s’emmerder avec les caprices d’un chat alors qu’elle venait de se faire entuber sur la qualité du cuir et la sincérité du discours sur la terre charnelle que si on avait su on serait mort avant d’y crever.

— Qu’est-ce que j’en sais qu’est-ce qu’il a ! grognai-je à l’adresse du chausseur. Il arrête pas de nous faire chier depuis qu’on l’a sorti de la valoche que les pulls de Myriam vont plus servir de pulls.

Le chausseur se mit à s’étrangler le cou qu’il avait comme un taureau et sa langue est sorti dehors en s’agitant. Il roulait les yeux que j’ai cru qu’il voulait crever avant Silex qui n’était qu’un immigré clandestin s’il avait bien compris qu’on était français et donc porté sur la resquille et ses à-côtés incompatibles avec le devoir de contribution.

— Que non ! que j’y ai dit. Nous on est pas des Français de souche mais de branche ! Et que mon arrière-grand-père avait initié une branche métisse avec une trapéziste mongole qui se produisait dans un spectacle russe.

— À l’époque ? s’étonna le chausseur.

Ça lui en bouchait un coin. Et pendant ce temps Silex agonisait et Myriam le secouait pour qu’il se vide. Même que j’ai une petite fille qui s’appelle Normandie et que je la ramène chez elle que c’est ici !

— Vous m’en direz tant ! fit le chausseur.

— Ah je me sens un peu chez moi ici !

— Il est crevé, dit Myriam.

Elle se retenait de mieux exprimer le chagrin que ça lui causait, cette histoire ! La poche contenant les bottes traditionnelles, que le touriste ramène toujours dans ses bagages sinon comment qu’on peut être sûr qu’il y est allé en Mongolie, a pas fait long feu par terre où elle est pas restée et c’était pas des Roumains qui s’en allaient avec.

— Merde et remerde ! s’écria Myriam. Tu crois pas qu’ils auraient pu chouraver le greffier ! Comment que j’vais m’ridiculiser si je rentre à Paris pieds nus !

— Justement ! Si tu te les avais mises au pieds ils t’auraient pas taxée ou alors avec toi que j’ai toujours dit que tu s’rais mieux en pute qu’en secrétaire médicale.

— Allons, allons, dit le chausseur. Ce n’est qu’un chat… Pensez aux petits Oulan-Batorais…

— Des orangs-outans maintenant !

J’avais pas envie de courir. Surtout qu’on sait jamais où ils vont et qu’on a vite fait de plus savoir où on est dans ce fatras de yourtes d’où on revient jamais avec de bonnes nouvelles. Le chausseur était retourné dans son hanout qu’on aurait dit habité et même envahi par des boucs qui savaient pas où aller, désorientés complètement par le côté labyrinthique de la ville. On a ramassé ce qui restait de Silex (j’crois qu’on dit comme ça) et on est rentré à l’hôtel où les deux flics parisiens m’attendaient, selon Pedro Phile qui avait toute juste eu le temps de couvrir ses chasseurs et chasseresses, des fois queue, me confia-t-il en ricanant comme si j’appréciais habituellement ce genre d’humour à propos de gosses qui en savent trop sur les pratiques sexuelles en usage dans le Dark Web.

— Les cops vous attendent dans le petit salon égyptien, me dit-il en poussant vers moins un petit garçon qui avait du mal à ajuster son slip à cause d’une érection que c’était pas prévu que c’était plus la peine.

J’ai suivi ce petit cucul jusque dans ledit salon qui était aussi égyptien que moi que si je l’étais je mentirais sur mes origines pour donner raison à mon arrière-grand-père. Les flics étaient assis dans les coussins opulents d’un canapé qui avait connu mieux en matière d’amour. Je les remis sans me forcer à nier l’évidence : c’était ces deux salopes que j’avais consultées à propos de ce que je savais de A et de B, sachant que Paul Auster m’avait pas encore conseillé de brouiller les pistes avec les moyens du bord. J’sais pas pourquoi il les nommait Dédé le gros et Dodo le laid alors que les deux Mongols avaient droit qu’à des majuscules qu’étaient même pas des initiales. Ils se sont pas soulevé le cul pour recevoir mon salut que je devais avoir l’air de me jeter dans la gueule du loup. Myriam était montée dans notre chambre avec le cadavre de Silex. Ils avaient ôté leurs chapeaux, mais avant le passage de cet humble cortège funèbre. Pedro Phile avait prévu une chaise pour moi, mais c’est le gosse qui s’assit dessus parce qu’il trouvait la position plus à même de résoudre son problème de slip.

— Vous venez jamais seul, ironisa Dédé le gros.

Dodo le laid se contorsionna façon beauté qui se cherche. Je chiquenaudai l’oreille tendre du gamin qui se plia en se la tenant, mais sans un cri, rien qu’une grimace à ajouter sur la facture. En haut de l’escalier, Pedro Phile nous invita à continuer une conversation que j’avais pas envie d’avoir parce que je savais pas où elle allait me mettre au pied du mur.

— C’est au sujet de ce que vous savez… fit Dédé le gros que Bat Bat n’avait pas encore envoyé dans le ciel bleu de Mongolie.

— Je sais pas tout, dis-je sans y penser, sinon j’aurais pas eu besoin de vos services. À ce propos je vous signale que les services que prodigue le maître des lieux ne sont pas gratos et que s’il fait payer quelque chose, faudra vous adresser à la CAF Île-de-France…

— Non, non… Nous ne pratiquons pas…

— Oh non ! Nous ne…

— Qu’est-ce que vous êtes venus foutre ici à part m’emmerder que j’ai un cadavre sur les bras… ?

— Qu’est-ce que vous savez de A et B ?

— J’en sais pas plus que vous qui ne savez pas grand-chose à part ce que je sais que c’est pas sûr maintenant que j’y réfléchis…

— Nous avons tout lu le manuscrit que la douane mongole nous a confié…

— Silex est crevé. Il est pas dans le manuscrit.

— Il y sera.

Comment qu’ils savaient ça, ces deux ploucs, que Silex aurait sa place quelque part où que j’aurais tout fait pour qu’on l’oublie pas ? Le gosse me regarda comme si j’étais plus con que lui.

— Bien sûr, continue Dédé le gros, on a conscience Dodo et moi que c’est pas fini, qui yen a encore et ça va s’arrêter quand vous aurez enfin baisé les joues momifiées de votre arrière-grand-père…

— Ou les os de ce qui a été ses joues, précisa Dodo le laid.

— On a aussi conscience, continue Dédé toujours aussi gros, que si on attend que ça arrive, on sera mort avant et que même nos descendants directs nous auront oubliés… On a pas les qualités littéraires de votre arrière-grand-père, nous…

— Il veut dire, dit le gosse en croisant ses fines gambettes, que c’est maintenant qu’il faut parler, pas après… parce qu’il n’y aura pas un après vu que…

Une torgnole que j’avais envie de lui mettre sur sa charmante gueule que si ç’avait été celle d’une fille je serais devenu pédophile sans réfléchir aux conséquences de mes actes (en supposant qu’un seul ne m’eût pas suffi). Mais je me retins, comme je sais le faire quand ya rien d’autre à faire. J’en avais rien à foutre que ces deux merdes de l’autorité de l’État missent en doute la technologie mongole en matière de voyage dans le temps, fût-il touristique. Je te les regardais bien en face, les deux dans mon unique ligne de mire genre Iskander que j’ai pas les moyens sinon on serait en VIe république.

— Qu’est-ce que je sais que vous savez pas ? C’est ça la question shakespearienne. D’ailleurs depuis chaque fois qu’on pose une question on joue Hamlet. Vous avez pensé à ça. Me dites pas oui parce que des flics qui lisent Shakespeare on voit ça qu’au cinéma, raison pour laquelle Mandale monte jamais.

Ils se sont levés ensemble, comme mus par le même mécanisme. Dodo jouait avec une paire de menottes, des fois que Myriam aurait trop de chagrin pour s’en apercevoir que c’est comme ça que je l’aime mais qu’on y est jamais arrivé parce qu’elle veut pas.

— Trêve de confidences, dit Dédé et Dodo approuve, si vous savez des choses qu’on sait pas, on est en vacances Dodo et moi, et cette année on a jeté notre dévolu sur le pays du ciel bleu. Heureux de constater qu’il est bleu, mais alors qu’est-ce que c’est difficile d’y respirer !

Silex en était le témoin incontestable, sauf qu’il était plus doué de la parole pour participer au débat. On entendait d’ici les larmes de Myriam qu’on pouvait pas savoir si c’était le chat ou les bottes, que des fois ça peut faire une bonne histoire.

— Bien, monsieur Sarabande… ou faut-il dire sir Ben Balada ?... savez-vous où on peut louer une moto…

— Avec side ou sans side ? demande le gosse.

C’est pas pareil question figure de style. Mais même le Kama Sutra c’est compliqué pour un flic en échec scolaire par définition. Ça m’rappelle une conversation dans l’voisinage, deux collégiens en mal de réussite :

— Qu’est-ce que tu vas faire comme boulot si tu sais pas quoi faire ?

Et l’autre imite leur prof :

— La question est mal posée : Qu’est-ce que tu vas faire comme boulot si tu sais rien faire ?

Ils avaient vécu ça, ces pauvres gamins que leurs vieux sont encore plus cons. Imagine la lignée. Pas besoin de remonter un siècle pour s’apercevoir que leur arrière-grand-père était un âne de bat.

— Et avant cet état d’âne, ils étaient quoi leurs ancêtres ?

Qu’est-ce qu’on a rigolé ! Et pendant ce temps A et B trucidaient une femme que je savais même pas qui c’était. J’avais jamais vu de femme près de chez eux, ni sur le paillasson ni sur le balcon. Que même on pensait que c’étaient deux pédés d’Asiatiques, plutôt chinois que mongols, mais aussi bien viets mais pas nippons parce que j’avais un Canon à double reflex que je savais pas encore rater mes photos mais je faisais tout pour ça.

— T’es dingue, commenta Mandale.

Il était dingue lui aussi. Dans cette société qui hésite entre liberté et égalité, faut être flic pour s’aimer sans se voir. Mandale pensait comme moi. Et si on était sorti dans la rue pour demander, on aurait été chez nous, avec ou sans baiser de Renaud qui dépose ses lèvres cuites sur les anus que ça le soulage par différence de température.

— Un truc comme ça que je l’explique, dit Mandale.

Ça faisait pas rire nos p’tits voisins en échec scolaire parce que c’était vachement compliqué comme pensée terminale qu’ils en étaient pas encore là et qu’ils avaient le temps de leur côté.

— On s’fait vieux, dit Mandale. Faut être vieux à ce point si on y va quand même en Mongolie. Tu sais rien de ces types que Paul Auster il en sait pas plus. À force de monter il arrive plus à descendre. Et qu’est-ce qu’il fout là haut maintenant qu’il a plus l’âge de changer d’échelle ?

— Tu devrais arrêter de penser, dit Myriam qui donnait à bouffer aux chats dans la cuisine. Ces pauvres gosses vont plus savoir ce que c’est un flic et ils vont finir par avoir des ennuis au lieu d’en faire. J’m’en fous de Paul Auster, de A, de B et de Paris que j’en ai jusque-là de ses Dames. J’sens que j’vais me plaire en Mongolie, même si c’est que des vacances qu’après faut retourner d’où qu’on vient et qu’on a jamais voulu y aller…

— Tu t’fais mal, dit Mandale. Toi et Juju vous arrêtez pas d’vous faire mal.

— On monte trop, dit Myriam en riant.

— On monte ou on monte pas, ya pas l’choix autrement. Ni trop ni pas assez.

— Ça va ! Ça va !

On fait un bon trio, Myriam, Mandale et moi, que si Silex puait pas autant on s’rait quatre. Mais Mandale prendrait l’avion tout seul, c’est-à-dire pas le même, à cause qu’il avait un taf à terminer, sans monter bien sûr. On a enfoui Silex dans un valoche bien serré dans les pulls de Myriam et on est allé dans cet équipage à Oulan-Bator, chacun avec son projet dans le crâne, que moi c’était A et B, sans doute pour faire mieux que Paul Auster. Myriam m’apprendrait alors qu’elle attendait un mioche de mon sexe alors que j’en avais déjà fait un, de sexe opposé, à notre copine mongole Tsetseg que Bat Bat entretenait comme si j’avais jamais existé que dans un roman écrit par mon arrière-grand-père à une époque où à Urga on enfermait les voleurs et autres assassins dans des boites que yavait juste la tête qui dépassait quand c’était pas le cul qui éjectait toute cette rage désespérée parce qu’il faut bien que ça sorte quand on n’a pas la clé et qu’ya pas la place non plus.

(J’sais plus où j’en étais…)

(Reprenez quand vous êtes remonté et que Myriam donnait des coups de pied au cadavre du chat)

Je me souviens… Elle lui en voulait. À cause qu’elle avait perdu une paire de bottes mongoles dans cette histoire. Avec l’odeur de bouc et les décorations traditionnelles qu’il paraît qu’elles ont un sens même si on les comprend pas comme si on y était né depuis des générations. Il restait plus grand-chose de Silex. Et des poils partout, qu’il en perdait plus en tant que cadavre, il en avait presque plus sur la peau. Manquait plus que les tripes. Il regardait encore, parce que personne n’avait songé à lui fermer les yeux. Ça m’a tourneboulé, ce regard mort qu’il était le même que quand il était vivant, arrogant comme un fils de harki qui se l’est fait mettre dans le cul par la république qu’il s’est battu pour elle et qu’elle a jamais eu l’idée de se battre pour lui et pour sa descendance. J’ai arrêté Myriam avant que Silex perde complètement son identité. Elle s’est jetée dans le lit comme elle le fait jamais quand j’y suis et que je dors pas. J’ai roulé Silex dans les pulls qui étaient foutus de toute façon. Myriam voulait plus les mettre si j’en achetais pas d’autres. La logique féminine.

— Qu’est-ce que tu vas en faire maintenant ? glapit-elle dans les draps.

— J’vais demander au p’tit gosse qu’arrête pas d’bander…

— C’est toi qui le fais bander, salaud…

— Qu’est-ce que tu vas imaginer, ha la la !

— Tu m’as bien trompée avec Tsetseg !

— Alors là je rectifie : c’est avec toi que j’ai trompé Tsetseg !

— C’est du pareil au même ! (un temps que je sais pas quoi faire de Silex dans les pulls) Ça te fait quoi d’avoir deux descendants directs… ?

Encore une question que si on m’en pose une de trop j’y réponds plus.

— Qu’est-ce que tu cherches à me foutre la trouille ? dis-je enfin en ficelant la momie. Bat Bat finira peut-être par me tuer…

— Pourquoi ? Parce que tu as trompé Tsetseg avec moi… peut-être ?

Je descends. Comme dans un film de Mandale. Le gosse au slip semble m’attendre. Encore un de ces devins que je veux rien savoir si c’est pour pas apprendre. Il a plus le slip où il faut. Où qu’il l’a mis ? On trouve des slips même derrière les pots de plantes grasses dans cet hôtel ! Et sans chercher. Vous l’expliquez comment, l’amour, vous… ?

— Monsieur Phile veut vous voir, sir…

Il débande jamais, le monstre ! Et de dos on dirait une fille. Ma première avait trente ans de plus que moi. C’était Myriam. Chez Pedro Phile, ça sent Bouddha. Ça m’entête aussi sec que j’entre au milieu des statues que je sais pas si c’est des vraies ou des fausses. Des petites queues bien droites et des seins qu’on dirait pas que ça va devenir des mamelles tellement ils sont mignons. Réveillez-moi !

— Je m’excuse pour ces deux… Oh ! dit Pedro Phile en se jetant presque sur moi que j’en tombe dans un fauteuil déjà occupé.

— Ya pas d’quoi ! dis-je comme si ça me faisait rien de m’asseoir dans ces conditions que je vais finir par qualifier de touristiques.

— Oh mais si ya de quoi, sir ! Tout de même ! Deux flics même pas mongols ! D’ailleurs les flics mongols ne viennent jamais m’emmerder. Au contraire…

— Mais c’est pas vous qu’ils veulent emmerder, monsieur Phile… J’voudrais pas que vous pensiez du mal de moi…

— Oh certes non ! Vous une très belle heu…

Le slip. Encore une question que si ça continue je vais plus au théâtre.

— Vous allez tout de même pas me foutre à la porte… que je bafouille.

— Pourquoi le ferais-je ? Vous êtes ici chez vous. Mais si vous pouviez expliquer à ces messieurs…

— Dédé le gros et Dodo le laid…

— …leur faire comprendre que cette maison n’est pas un lieu… de rendez-vous…

— Mais j’avais pas rendez-vous ! Ils me tombent dessus ! Alors que Silex vient de crever et que Myriam a perdu ses bottes… Arrrgh !

C’en est peut-être trop. On me transporte. Priape me turlupine alors que je suis dans un pays étranger. Ça trotte sous moi. On monte et on descend. Le ciel est un plafond avec des peintures en trompe-l’œil. Rien que des histoires cochonnes. Toutes tirées de la Bible. Ils ont pas d’histoires cochonnes les musulmans. Ils font ça chez eux comme si on existait pas. Puis la douceur des draps m’envahit par les trous.

— Où est Silex, nom de Dieu ! Qu’est-ce que j’ai fait de Silex ? De sa momie en pulls ? Et des poils que j’ai balayés. Rendez-moi mon Silex avant que Myriam vienne voir ce que je suis en train de « fabriquer » !

Une panique comme j’en ai jamais eue. Mandale filme. Il refilme pour être sûr. Sa musette est pleine de bobines. Il montera jamais. Ah ça jamais !

 

*

*  *

 

Voilà pour l’histoire de Silex comment qu’elle se termine. Vous avez pas le début ni le milieu. Moi non plus. Pourquoi ? Parce que j’étais pas là. C’est mon style. Je sais pas si je monte, mais je descends pas dans les profondeur de la chronologie ni des mœurs et encore moins de la psychologie. Je suis où j’en suis. Ce qui veut pas dire que je pense pas. On m’a ramené en brancard. Myriam les a engueulés. Des gosses qui voulaient que s’amuser. Le petit dont je parlais, j’avais la momie dans les bras et ça l’excitait cette mort que c’est plus possible de faire autrement, vous savez ce que c’est : suffit que l’occasion se présente : une petite queue qui donne raison à Mandale. J’y vais en douceur, des fois que je sois pas invité sans autorisation de la maison. Elle est chaude que ça me file une fièvre d’enfer. Et le gosse recule en criant que je lui fais mal. Je zyeute autour de moi des fois qu’on se rapplique et que c’est pas les flics mais pire. Le gosse n’ose même pas se la tenir tellement ça lui fait mal. Je le touche pas, je m’approche, j’y dis :

— Elle te fait mal ?

— Des jours que ça dure ! J’en peux plus !

— Faut en parler à Pedro. Tu veux que je lui en parle ? Il comprendra.

— Il a déjà compris.

Je sais pas ce qu’il entend par là, le gosse, mais j’y vais chez Pedro qui loge à l’étage dans un appartement que quand il est pas là l’ambassadeur s’en sert pour recevoir, donner et un tas d’autre chose que c’est de la diplomatie et que ça regarde que le président et encore, quand ça lui plaît, sinon il regarde pas et l’ambassadeur s’en porte pas plus mal. Pendant qu’il me raconte tout ça, Pedro m’installe sur les genoux d’un fauteuil et il en prend un le même sans cesser de remplir les verres que je vide. Je lui raconte à mon tour, le gosse, le priapisme, la douleur, que je sais pas ce que c’est mais que j’en ai entendu parler. Il rit.

— Il raconte des histoires, sir ! Ya d’Priape que dans son rêve, mais c’est pas comme ça qu’il jouit de la douleur. J’vais vous montrer comment on fait.

Sur ce il ouvre une porte, appelle et le gosse à poil et en forme entre et me demande si j’ai cru ce qu’il a voulu me faire croire. Ça m’fait tellement bander qu’il me l’demande que je sais pas quoi dire. J’suis pas chez moi ici, voilà ce que j’me dis et je me lève pour aller poser mon cul dans un endroit moins sujet à caution surtout quand on est aussi influençable que moi. Mais Pedro brandit le fouet. Je ferme les yeux. Le cri que j’entends dans le noir de mes paupières est-il le mien ?

— Ça, me dit Mandale un peu plus tard qu’on est en train de dépiauter des crevettes pour que Myriam puisse en bouffer sans en mettre partout vu que Silex il est plus là pour faire le ménage qu’il est pas question qu’elle le fasse vu ce qu’on a payé pour des crevettes que les Mongols, toujours selon elle, savent pas cuisiner comme nos amis et voisins espagnols que si on avait eu les moyens on serait pas en Mongolie en train de se demander pourquoi on n’est pas mieux payé dans notre propre pays, ça, dit Mandale qui dépiaute comme s’il avait fait ça toute sa vie, ça c’est ton cri, mec ! Je l’entends d’ici.

— Mais j’ai pas d’marques ! Myriam a bien vérifié. J’aurais des marques si j’avais crié, non ? C’est le gosse qu’a crié. Et j’ai tellement laissé faire que je suis tombé dans les pommes. Ils m’ont transporté, dis donc ! Myriam les a reçus comme si je méritais ce qui m’arrivait, alors qu’elle savait rien et que j’allais pas lui raconter tout en détail. Mais peut-être qu’elle résisterait pas, elle, si l’occasion se présentait. Tout le monde n’a pas la force de caractère de Gabriel que c’est pas un ange. Demande à Marie. Moi j’avais l’excuse que je savais pas ce que ça fait si ça arrive alors qu’on est pas venu pour ça, tu vois ?

— Fais gaffe que la Myriam s’y mette pas aussi. Vous avez jamais pris de vacances. Vous savez pas ce que c’est, ni ce qui peut arriver si l’occasion se présente.

C’est un sage, Mandale. Pas tous les jours, mais qui lui en voudra d’être plus con que con quand il perd le fil de son existence, que ça arrive même si on est pas en vacances, je sais ça maintenant. Myriam a bouffé les crevettes et nous on a bu le vin où elles nageaient. Comme yavait rien à la télé que des documentaires sur l’intelligence et ce qu’il y a dedans quand on en sort pour l’observer de l’extérieur, on a pris le frais sur la terrasse collective que ça peut être compris dans le prix si on en abuse pas. Ah il manquait, Silex ! Que même une voisine ça lui a fait quelque chose qu’il soit pas là pour la regarder. Elle a pas dit ce que ça lui faisait qu’un chat la regarde, ni comment il la regardait, ni pourquoi qu’on aurait bien aimé savoir, Mandale et moi, vu le niveau intellectuel de la bouteille qu’on arrêtait pas de vider. Myriam pleurait, mais la voisine savait rien des bottes. Elle savait pas grand-chose du chat, alors des bottes… Myriam parlait jamais de ses échecs devant les aléas et les nécessités de l’existence. La voisine finit par s’endormir, la tête dans son assiette, les bras ballants, et un mec en face qui caressait un chihuahua que si j’en avais un je le perdrais en route. Le type portait des lunettes de soleil à grosse monture noire. Et comme la nuit était tombée depuis des heures, j’y ai pas demandé s’il avait quelque chose aux yeux, que je connaissais quelqu’un qui réglait tout ce qu’on peut avoir de traviole avec un chat à je sais pas combien de queues que j’en avais pas les marques. Mais aurait-il pu le constater s’il était aveugle comme le supposait Mandale pour qui les yeux est un médium sans équivalent dans le domaine littéraire. Mais le type ne manifestait aucune envie de papoter avec nous. Soit il dormait derrière ses lunettes, soit son chihuahua était un fruit de la taxidermie universelle qui occidentalise l’humanité comme si on était tous blanc de peau. Drôle de voisinage, mais c’était compris dans le prix et Pedro Phile en personne vint nous rassurer sur ce point que j’avais des doutes d’avoir raison ou tort selon l’angoisse du moment.

— Et le p’tit priapounet ? demandai-je comme si j’avais pratiqué cette proximité dans le cadre d’un bonus. Comment qu’il se porte, notre athlète de l’erectio sin limitis… ?

— C’est pas compris dans le prix, fit Myriam.

Elle a cette manie de couper court ! Et Mandale qui était sur un scénar que ça lui donnait des idées qu’il avait jamais eues.

— Il y a toujours moyen de s’arranger, dit Pedro Phile qui voulait pas s’inviter à s’asseoir à notre table.

Le commercial à l’affût. Il avait le catalogue des pompes funèbres, une entreprise égyptienne qui avait ses pignons sur la rue qu’on habitait jusqu’à ce qu’on ait plus de pognon pour rêver qu’on a réussi quelque chose dans la vie. Le sarcophage coûtait rien si on comparait avec l’amour que nous avait donné Silex avant de partir avec. Mort sans respirer, ça me filait une pétoche telle que j’avais pas envie de recommencer. Je dis ça parce que Myriam avait repéré un chat encore vivant dans le même catalogue, ni momie, ni automate, ni taxidermié. Il était vendu avec son sarcophage, comme ça on avait pas à s’inquiéter si jamais on partait avant lui, que des fois ça arrive et juste quand on veut pas. Les contradictions divines, un bouquin posthume du maréchal Pétain édité par l’Église de France. Fait partie du lot. Yavait aussi un pull qu’on pouvait se mettre deux dedans sans en avoir envie d’en sortir. Myriam était aux anges. J’en avais la kippa en feu. Mandale se pencha comme il put pour me confier qu’il serait pas vexé si on lui donnait des nouvelles de Priapounet. Il avait le décor et la profondeur de champ en tête. Il avait plus qu’à déclencher le ressort infatigable de la Bolex. Même si c’était pas compris dans le prix. Comme il payait pas le même que nous, il pouvait se passer de notre approbation. Mais ça le faisait chier d’aborder le sujet avec Pedro Phile qui l’impressionnait à ce point qu’il en rêvait la nuit et que même une fois il avait saigné. J’avais plus qu’à poser la question, ou le problème, ce que je fis en me promettant de pas quitter la négociation sans un droit de regard sur les rushes.

— Toute la Nouvelle Vague a défilé ici, dit fièrement Pedro Phile. Pourquoi pas vous… ?

— Mais c’est pas compris dans le prix… insista Myriam qui intégrait pas que c’était pas nous qu’on payait mais qu’en tant qu’intermédiaire désigné par une partie et accepté par l’autre j’avais droit à un pourcentage en nature.

— En nature ! s’écria-t-elle. Jules ! Je te savais pas comme ça !

L’air de dire que si elle avait su elle aurait pas suivi un traitement pour redevenir aussi fertile qu’à vingt ans. Mandale craignit l’incident qu’avec Myriam c’est pas la diplomatie son fort.

— Tu te mêles encore de ce qui te regarde pas, enfonça-t-elle encore le clou.

— Mais, hésita Mandale, c’est à ma demande que…

Rien à faire. Elle était rentrée chez elle, qu’une fois qu’elle y est, c’est pas la peine de s’essuyer les pieds sur le paillasson. Il savait ça aussi.

— Tu peux pas être à la foire et au moulin, conclut-elle.

— Tu veux dire… ?

— C’est ton arrière-grand-père ou ce gosse qu’on sait même pas qui c’est sa mère… !

Elle était pas tout à fait rentrée chez elle. Elle se tenait devant sa porte, debout sur le paillasson. Des fois je descendais m’en vider deux ou trois chez Nunuche et des fois je dormais sur le paillasson. Et ce jusqu’à ce qu’elle ait entièrement raison.

— Qu’est-ce que nous décidons ? dit Pedro Phile qui avait l’air de s’amuser parce qu’il sort toujours gagnant de ce genre de situation.

Myriam rentre pas chez elle. Cette fois, les choses vont pas se passer comme d’habitude.

— C’est que, dit-elle comme si elle parlait avec son cul, ça commence à faire beaucoup… je trouve !

— Mais voyons ma petite Juive en sucre palestinien, t’es pas heureuse qu’on soit en vacances au pays du ciel qu’il est toujours bleu malgré le voisinage de la Chine ?

— Trop c’est trop !... Ou pas assez. Comme tu veux.

— J’y entrave queue d’ale !

Elle fait un pas en avant, quittant le paillasson qui amortissait ses effets de théâtre que c’est du cinéma, ce qui trompe personne, hein… ?

— Ton arrière-grand-père, Altantsetseg, Normandie et maintenant… Priapounet ! Et je me compte pas !

Elle avait quand même compté sur ses doigts. Et si elle s’était pas trompée, elle avait raison. Mandale faiblissait.

— Moi je veux filmer, pas plus. Après je monte pas…

— On va le savoir ! (Myriam)

— Bon ben démerdez-vous ! (moi)

Je lui en voulais pas. Elle me privait, certes, mais c’était pour la bonne cause, surtout si Bat Bat finissait pas par me tuer. Ou s’il tuait pas A et B. J’étais venu pour faire causette avec mon arrière-grand-père, et un peu aussi pour rassurer Tsetseg et par la même occasion Bat Bat qui à force d’être fier pouvait devenir dangereux. Altantsetseg saurait jamais ce qu’on savait. Sauf que Normandie savait aussi. La petite garce de cinq ans pas plus ! Et si elle la mettait au parfum, sa cousine ? Ah quelle nuit et pas un autre voyage en perspective ! C’est compliqué chaque fois qu’on met les pieds dans un roman que c’est pas çui-là qu’on voulait écrire. Si Normandie n’arrivait pas à faire de la vraie trottinette au lieu de sa fausse que je savais en faire moi aussi, ça finirait mal cette histoire, et pas avec un projet de fuite en Amérique que ça ferait un deuxième volume. J’avais plus qu’à m’agenouiller devant la réalité et à la prier de me laisser vivre encore avant de me mettre des idées de suicide dans la tête. Je suis revenu sur la terrasse, toujours pour le même prix. Pedro Phile avait quitté les lieux. À peine que j’étais assis sans la permission que j’avais pas demandé à Myriam que Mandale ne cacha pas sa joie :

— J’ai signé ! dit-il. Et sans supplément de prix.

— Ya qu’à lui qu’ça arrive, peste Myriam.

— J’vais filmer le petit autant que je veux.

— Et après tu montes pas, on sait ! (Myriam)

Sauf que j’avais plus droit à une part dans l’affaire.

— Tu visionneras avant projection, proposa Mandale qui a toujours le cœur sur la main si on lui demande rien.

— Pourquoi qu’tu visionnes puisque tu montes pas… ?

Myriam sombrait dans la critique alors qu’elle avait gagné. Elle avait le chihuahua dans les bras. Les voisins étaient allés se coucher. Ils en avaient bien besoin.

— Et ils ont oublié le clébard ! m’écriai-je comme si j’éprouvais un intense besoin de gagner même des miettes. Toujours la même histoire.

— Ils l’ont pas oublié, dit Mandale qui a envie de parler d’autre chose.

— Je l’ai acheté, fit Myriam comme si elle faisait rien.

— Et bien sûr c’est pas compris dans le prix !

 

J’vous l’avais dit que ça s’terminerait mal, cette histoire. J’ai rien dit de plus, ni même foudroyé le chienchien du regard que j’avais pas mauvais du tout d’après ce que m’en a dit Mandale le lendemain. Je suis descendu avec le sarcophage que Silex était dedans avec le prix. Mandale descendait lui aussi, mais dans un verre dont il voulait toucher le fond avant de retourner chez lui que c’était pas ici.

— Si je l’sais pas que c’est pas ici qu’on vote ! dis-je en humant ma tasse de café.

— T’énerve pas, mec ! J’suis nerveux, moi… ?

— T’es redevenu mou comme tu étais avant que je fasse de toi un dur !

— En parlant de dureté, j’vais pouvoir en parler en connaisseur maintenant…

— Tu t’caresses jamais ?

— Il s’appelle Pierre comme ton arrière-grand-père…

— Mais c’est pas mon arrière-grand-père !

Ouah ! Ouah ! Cette merde à quatre pattes veut plus me quitter. Je vais sans doute l’amener avec moi dans la Time Machine. Ou l’envoyer sans moi voir mon arrière-grand-père des fois qu’on puisse pas revenir sans payer un supplément. J’avais rien devant moi, sauf la gueule enfarinée de Myriam qui rendait visite tous les jours à Tsetseg surtout quand elle était pas là et que c’était Bat Bat qui gardait la yourte avec dedans ses biens, son poêle, son charbon et… ma fille qu’elle est pas que de mon sang et qu’il faut pas en parler sinon c’est pas A et B qui me feront la peau.

— Tu vas pas mourir, dit Mandale que je suis heureux d’amuser.

— J’suis pas venu pour ça, mais ces histoires de prix compris pas compris ah ça m’a tourneboulé le cerveau que je sais plus si j’en ai un ou si c’est pas le mien !

— Tu compliques…

— Rien à côté de la généalogie des MacCaslin. Mais j’y arrive pas avant les autres. Toujours le dernier sur la liste. J’savais même pas qu’j’étais pédophile…

— Tu l’es pas. T’as eu chaud, c’est tout.

— C’est pas comme ça que Myriam voit les choses. Je me vois rentrer à Paris sans elle. Sans Normandie. Sans rien…

— T’oublies Pépette…

— Parce qu’en plus c’est une femelle et qu’elle s’appelle Pépette ! J’avais pas écrit ça comme ça, moi !

— C’est pas toi qui écris, mec…

— C’est toi, peut-être… ?

— Non. C’est ton arrière-grand-père.

— Première nouvelle… !

J’ai jamais rien dit que je sais pas ou alors je me suis trompé. Voilà Myriam qui s’amène avec les deux fillettes qu’elles ont du sang à moi dans les veines. Mais je vois pas la trois-roues… Normandie se jette sur moi en hurlant de joie. Ça y est : elle sait en faire.

— Merde ! que je dis bêtement. Et moi alors… ?

— On te garde la trois-roues, dit Altantsetseg sur un ton professoral que ça m’en fiche du poil dressé entre les fesses. Mais faudra que tu patientes. Bat Bat doit la reprogrammer.

Je me raidis jusqu’à la queue, le cerveau en ébullition :

— Attends, attends, ma belle ! T’as dit « Bat Bat »… ?

— Sûr que j’l’ai dit ! (traduction de Normandie)

— T’as pas dit « papa »… ?

— Sûr que j’l’ai pas dit ! (traduction de Normandie)

— Pourquoi qu’il la reprogramme, heu, Bat Bat… ?

— Ordre de Palo Alto, dit Myriam.

— Je confirme, dit Pépette.

— Mais c’est MA trottinette !

— Le départ est prévu pour demain 6 heures GMT, dit Pépette que je m’en étonne pas, du moins pas pour l’instant, parce que j’ai un tas d’autres choses à faire et à penser avant d’emmener le sarcophage avec Silex dedans au Colombarium de l’Intelligence Artificielle, le CIA, que vous me ferez le plaisir, mes petites, de pas confondre avec sa grande sœur.

— Hi ! Hi ! Hi ! Hi ! Hi ! Hi ! Hi ! Hi ! Hi ! Hi !

Connasses.

 

 

Le petit frère

Pierre

 

La petite chambre que cette femme mettait à sa disposition pour le bien de son éducation (bonheur) était coquette et bien éclairée. C’était important, l’éclairement. La fenêtre donnait sur un balcon. Il l’enjamba une fois, bien après le procès, pour aller jeter un œil à travers la baie vitrée du salon où il n’avait pas le droit de mettre les pieds. Il cala ses genoux contre le jet d’eau et vissa son œil dans une déchirure du rideau. Elle parlait de lui. Toujours au même homme. Il tenait fermement son chapeau sur ses genoux et agitait ses pieds sans arrêt. Cette frénésie avait de quoi surprendre de la part d’un fonctionnaire. C’était ainsi qu’il s’était présenté au tribunal. Il avait ouvert une chemise et avait lu un rapport écrit sur des pages roses. Il sentait le thé. Il n’en buvait pas. Elle sentait l’odeur du rhé qui le caractérisait et elle lui proposait poliment une tasse, il refusait poliment et ses pieds étaient pris de frénésie.

— Je vous sers une tasse de thé ?

Il vit le visage délicat se fendre d’un sourire.

— Non, merci, je n’en bois jamais.

Elle se recula un peu, étonnée, de s’être trompée ? de se laisser convaincre ? Un peu de café alors ? Nous en avons.

Il claque des dents.

— Non, merci, je ne prendrai rien.

Rien ? Ce néant la déconcerta.

— Comment s’appelle-t-il déjà ?

Elle dit le prénom et le nom de l’enfant (qui est témoin de la scène, note Pierre).

— Ah ? fait-il, je croyais que c’était [ici un autre enfant frappé par le malheur].

— Non, dit-elle, c’est [ici l’enfant qu’elle recueille].

— Et, dit-il, monsieur… ?

Elle est parcourue d’un petit frisson et ses pommettes rougissent.

— Monsieur est en voyage.

Il s’étonne (note : je ne me rappelle pas les mots).

— En voyage d’affaires, dit la dame, il est fondé de pouvoir.

— Ah ? fait le fonctionnaire qui ne l’est pas, c’est tout juste s’il a obtenu une délégation de signature dans des cas tellement rares qu’il est encore dans l’attente, il ne dit rien de ce qu’il pense, ni de lui ni des autres, il pense que la dame est à la hauteur de la mission que l’Administration lui confie.

— Il est calme, propre et même studieux, dit la dame.

Le fonctionnaire grimace. Si c’était une sainte nitouche ? Derrière la baie vitrée, l’enfant se raisonne. Il commence à pleuvoir et il reçoit de grosses gouttes sur son dos. Je ne peux pas me mouiller, elle demandera des explications. Il repasse par la fenêtre et s’assoit sur le lit, tu ne t’assiéras pas sur le lit, le lit de sommeil, doctrine du repos, elle lui a demandé s’il parlait en dormant, il se souvient d’avoir parlé à des inconnus aux visages masqués il est fidèle à ses proches à qui ses cris sont destinés.

— Ne pense plus à ta sœur.

Il pensait à son père.

— Te souviens-tu de ta mère ?

Au loin les terrils noircissaient le vent, il pleuvait de la poussière sur les meneaux de la fenêtre de ta chambre. Triste attente. Il ne se passait rien.

— Comment dites-vous ?

— Je m’angoissais. Ah, oui, cette angoisse dont nous n’avons pas encore parlé.

— Écrivez quelque chose sur ce papier.

— Quoi ?

— Mais ce que vous voulez ! Tenez, ne pensez pas à ce que vous écrivez, écrivez-le. Nous déchiffrerons le message.

Il écrivit qu’il était malheureux parce que sa sœur n’était plus là pour remplacer la mère qui lui manquait, il était malheureux parce que son père était devenu fou et qu’il n’en avait pas l’air. Vous voyez ? Il ne reconnaissait pas les faits. Confusion.

— Écrivez confusion deux points à la ligne.

Il était assis sur un tabouret que le docteur venait d’appeler une sellette. Il connaissait l’expression mais ne l’avait encore jamais vécue. La sellette était réservée aux cas graves. Sinon on utilisait la règle sous les genoux. Ses pieds ne touchaient pas le sol. Le docteur entra dans une vaste blouse blanche et chaussa des lunettes à monture d’acier. Il était debout près de la fenêtre et regardait dehors.

— Tu ne veux pas écrire ? dit-il doucement.

Cette douceur était annonciatrice de tempête. L’enfant feignit de se souvenir de vagues sur la plage à Dunkerque.

— Écris-le ! Pourquoi refuses-tu d’écrire ?

Ils aimaient ses grosses lettres tremblantes. La plage était déserte. Nous étions seuls.

— Vous attendiez ? Écris ce que tu attendais, toi, et écris aussi ce que tu penses que les autres attendaient, ils n’attendaient peut-être pas la même chose que toi et l’un n’attendait pas forcément la même chose que l’autre mais peut-être la même chose que toi, qui était-ce ? ton père ou ta sœur ?

— Je n’ai pas dit (c’est écrit) que j’étais avec mon père.

On lit par-dessus son épaule.

— Qui était à la place de ton père ? Décris ce personnage. Un homme ? Un homme heureux, pressé ?

Il l’entraînait vers les rochers mais elle ne voulait pas.

— J’ai pensé aux vagues à cause de cette fausse douceur.

Le docteur ne comprend plus.

— Vous avez mangé les crustacés ramassés le matin ? Tu entretenais le feu. Elle aimait tes accroupissements. Entre tes jambes, le feu qui prend, le jouet immobile ou la poignée d’herbe. Parle-nous du feu, du jouet et de l’herbe. N’écris plus. Nous savons maintenant où donner de la tête. Le feu. Tu étais un expert, mais comme il possédait un briquet (mon père n’a pas de briquet) mais ce n’était pas ton père (je confonds). Confusion. Veux-tu un verre d’eau ? Dessine le jouet. Oublie la perspective pour gagner du temps. Quelle espèce de jouet est-ce donc ? Un coquillage !

Jouet du jour. Il y avait aussi les coquillages. Elle avait jeté une poignée d’herbes aromatiques dans le feu aux coquillages.

— C’est faux ! cria le docteur.

Elle était dans la salle d’attente. Elle osa ouvrir la porte du cabinet. Le docteur était pâle. Il se dressa devant elle.

— Madame, vous n’avez aucun pouvoir, vous êtes… vous êtes… il ne dit pas ce qu’elle était et elle lui dit que c’était comme si elle lui avait craché à la figure.

Elle prend l’enfant par la main, le docteur les suit, il s’excuse, il voulait dire… elle lui dit ce qu’il avait dit… « Au diable vos simagrées ! » Dans la rue, elle lui propose un cornet de châtaignes chaudes. Le brasero était à l’entrée d’un pont. Il dit oui. Elle en avait envie elle aussi. Elle acheta deux cornets et répondit joyeusement aux plaisanteries du marchand. Ils traversèrent le pont.

— Tu connais cette ville ?

Il ne connaissait aucune ville. Il était fasciné.

— Veux-tu que nous nous promenions un peu ?

L’après-midi s’achevait. La promenade ne dura pas. Ils arrivèrent au pied de l’immeuble juste avant la nuit, elle tombait quand ils entrèrent et quand il mit le nez à la fenêtre, elle était tombée, elle ferma les volets, alluma la lampe, sortit un moment, remonta avec un verre de lait chaud et le regarda boire sans rien dire. Oui, je sais ce que c’est le malheur, avait-il écrit. Elle ouvrit sa main. Apparut le papier sur lequel il avait été forcé à écrire.

— Tu peux le jeter au feu, dit-elle.

— Oui.

Ils entrèrent dans le salon. C’était la première fois qu’ils y entraient. Le papier brûla d’un coup. Elle sourit en lui caressant les joues.

— C’est comme si tu n’avais rien écrit.

Rien, pensa-t-il, comme si cette fumée avait tout anéanti, comme si c’était possible. Il dit qu’il était heureux. Il n’aurait pas aimé être forcé d’expliquer ce qu’il avait écrit. Cela aurait pu durer des jours, des semaines, pire.

— Demain tu entreras tout nu dans le cabinet du docteur et il se contentera de procéder à l’examen de tes bronches. Ce sifflement ne t’étonne donc pas ? Je ne savais plus où me mettre, dit-elle, mais il n’y avait rien à faire pour leur interdire de penser que c’était moi l’origine de cette consomption.

Qui est-elle ? Qu’attend-elle de moi ? Il n’y a rien entre nous et les autres, sauf le chemin du sinistre édifice de l’Administration où nous perdons le meilleur de notre temps. Il a fait un rêve étrange. Il ne se souvient ni du début ni de la fin. Il est dans la chambre étrangement obscure parce qu’il sait que le jour est levé, ce qui n’apparaît pas aux persiennes, il se hait parce qu’il est couché, ce n’est peut-être pas lui, mais il ne se voit pas alors qu’il pense que c’est lui bien qu’il ait le sentiment qu’il est en train d’observer quelqu’un d’autre. L’or du silence l’obsède toutefois plus que cette ambivalence qui est peut-être le fruit de son imagination, il se souvient qu’hier au soir elle lui a fait promettre de ne plus chercher à faire passer des vessies pour des lanternes, il lui a demandé une explication, elle est redevenue douce et patiente, d’où peut-être (peut-être) le châtiment imposé par le rêve, cette obscurité qui est comme une forêt vierge, il rêve qu’il est éveillé en pleine obscurité et en plein jour, ce qui explique la chambre et le silence, l’or, le vernis, les lanternes, l’angoisse inimaginable. Elle lui avait conseillé de cesser de se torturer. Il s’infligeait des douleurs quelquefois atroces. Cette grimace le masquait pour la journée. Elle cherchait la morsure et la trouvait.

— Tu ne peux pas agir de cette manière, puis : tu n’as pas le droit.

Les fonctionnaires évoquaient sans arrêt ce droit qui est celui de vivre avec les autres. J’ai le droit de vivre avec vous, non, avec nous, c’est plus exact parce que tu n’existerais pas autrement. Le docteur se contentait de désinfecter la blessure en la qualifiant de superficielle. Pas de pansement, juste une tache brune circulaire, il envoyait en l’air le tampon de coton qui retombait immanquablement dans la corbeille.

— Il ira à l’école des ânes. Le maître est un coq. Ils crachent tous dans la même soupe. Ceci : mes poumons.

Leur dispute avait été suivie d’une crise d’étouffement. À travers les larmes, il voyait le scalpel qu’elle brandissait en suppliant les puissances obscures de tout mettre en œuvre pour qu’elle n’eût pas à s’en servir. Les larmes étaient colorées par le feu de la cheminée. Elle était contenue dans une perle bleue. Je ne sens rien. Contre quoi luttait-il ? Elle le transporta dans la chambre quand il eut fini de tousser. Ce n’est rien. Cela n’arrivera plus. Enfin plus de la même manière. Un peu moins d’effort chaque fois. Elle le débarbouilla en lui parlant d’un voyage. Ils iraient ensemble. L’Administration n’y voyait pas d’inconvénient.

— Tu ne sais pas ce que c’est l’Administration ?

Il rêva de militaires, de juges, de ministres, de secrétaires. Ils défilaient devant lui. Mais ils s’étaient gravés dans son cœur plutôt que dans sa mémoire. Il ne pourrait pas en parler. Ils agissaient directement sur ses sentiments, il obéissait à ce vertige. Le défilé se noya dans un éboulement d’une matière qui pouvait être non plus sa propre chair mais les fragments de sa présence. Il se souvenait de ce moment vécu quelques jours avant cette nuit essentielle. Il avait tenté de noter tous les épisodes de sa vie. Il avait une idée assez précise des époques, sauf la première où les morts avaient beaucoup plus d’importance parce que ce n’étaient pas les siens. Il avait passé une bonne partie de l’après-midi à chercher dans sa mémoire et dans son cœur mais il avait été interrompu par l’arrivée d’un inconnu qui se présenta comme un ami du défunt.

— Vous ne pouvez pas vous souvenir de moi, dit-il, c’était AVANT.

Elle hésitait à le laisser entrer. Elle avait été violée une fois par un voyageur de commerce.

— Qu’est-ce qu’il vendait ?

— Des aiguilles, du fil…

— Ce n’était pas moi.

Elle se préparait à refermer la porte.

— Je sais que ma visite vous paraît étrange, dit-il.

Elle le regarda.

— De qui vouliez-vous me parler ?

Il recula sur le palier.

— Vous êtes [ici le nom] ? demanda-t-il.

Elle était [ici le même nom].

Dans ce cas il se permettait de lui présenter ses plus sincères condoléances. En avait-il d’autres, qui fussent imprésentables à cause d’un manque de sincérité ?

— Il ne vous a jamais parlé de moi, [ici son nom prononcé avec une extrême prudence].

Le nom lui dit quelque chose.

— Nous avons vécu toute notre enfance dans la même maison, [ici le nom de la maison].

— En effet, dit-elle, [elle prononce le nom de la maison en question].

— Remarquez bien que je ne prétends pas vous déranger, dit-il. Pour une fois que je frappe à une porte sans intention de vendre ce que j’ai à vendre [ici le nom des marchandises, une liste précise et cohérente, il faisait naître le désir dès le deuxième mot, le premier étant oublié, vous en souvenez-vous, dit-il, normalement oui puisque je n’ai pas cherché à vous vendre quoique ce soit, elle ne s’en souvenait pas].

Elle le remercia du bout des lèvres et commença à refermer la porte en souhaitant le revoir dans de meilleures circonstances, la porte était si récente qu’il lui arrivait d’en mettre en doute l’indestructible réalité.

— Je suis venu chercher quelque chose, dit-il précipitamment.

La porte s’immobilisa.

— Ah oui ? fit-elle.

— Comme je vous le disais, commença-t-il, je ne suis pas venu vous vendre ce que je vends et je suis confus de n’avoir pas trouvé les mots pour exprimer ma douleur et adoucir la vôtre.

Elle en convenait.

— Est-ce son fils ? dit-il en montrant l’enfant qui se tenait debout à l’entrée du salon, un doigt dans la bouche, très petite fille pour son âge.

Elle lui expliqua rapidement ce que c’était, l’enfant. Il comprenait. Il avait craint un moment que, n’étant pas le fils de son ami, il eût pu être celui du violeur. Il s’excusait d’être incapable de mettre de l’ordre dans ses pensées au moment de n’avoir plus rien à vendre. Il voulait dire que, pour le moment, il avait oublié qu’il était voyageur de commerce. Il salua l’enfant (qui ne répondit pas) en agitant ses doigts en l’air.

— J’aurais pu croire que c’était, je ne sais pas, un neveu, le fils d’une amie, le benjamin des cousins, je suis vraiment confus, je reviendrai un autre jour, vous me direz quand, sauf le dimanche qui est le jour où je communie avec les membres de ma famille après avoir passé la nuit en diligence.

Il pensait maintenant avoir entendu parler de ce collègue indélicat. L’affaire était parue dans les journaux à une époque où il vendait de la peinture antirouille. Il transportait des échantillons. Il était entré à l’église suivi de cette malle qu’un Turc poussait sur un diable. Un Turc dans une église ! Elle trouvait cela étonnant en effet.

— Étonnant ? dit-il en prenant l’enfant à témoin.

Une fois il avait laissé sa malle sur le parvis. Il avait demandé à un mendiant d’y jeter un œil. En sortant de l’office, il vit la malle ouverte et un chat dedans. Il vendait de la charcuterie. Il insulta le mendiant.

— S’il avait été aveugle, vous comprenez ? Mais il ne l’était pas !

Cette histoire le désespérait toujours autant. Le mendiant lui expliqua qu’on l’avait menacé.

— Menacé ? Avec quoi ?

Le mendiant était interloqué. Avec quoi l’avait-on menacé ? Que craignait-il ? Le chat avait filé. Consulté, le curé désigna un coupable possible.

— C’est lui ? demanda le voyageur de commerce au mendiant.

Celui-ci ne voulait plus répondre à des questions qui mettaient en péril sa tranquillité de rencart.

— S’il ne témoigne pas, dit le curé, vous n’arriverez à rien.

Toute la famille réunie sous le porche maudissait ensemble ce [ici le nom du voleur en puissance].

— Nous en avons parlé toute la journée.

Mais où trouver la force de frapper à la porte de ce voyou ? Il habitait une masure derrière le cimetière.

— À qui appartient le chat ? proposa-t-on. Et je suis allé frapper à cette maudite porte ! Les parpaillots me regardaient en ricanant. Vous connaissez cette rue. Vous y avez habité les premiers mois de votre mariage. Nous y jouions autrefois. Puis ils ont détruit l’ancien (très ancien) hôtel des Gardes et ils ont construit le temple. C’est peut-être là que finissent nos souvenirs d’enfance. Ce chantier où on nous interdisait de jouer. Il y avait un gardien qui prétendait d’ailleurs que son père avait été Garde avant de mourir glorieusement à Moscou. Vous vous rendez compte ? Moscou. Nous rêvions ensemble. Il habitait déjà cette rue avec ses parents et une cousine de son père qui avait la berlue. Ne me demandez pas de quoi elle souffrait exactement, tout le monde disait qu’elle avait la berlue, probablement parce qu’elle avait des visions.

— Oui, je sais, dit la dame au voyageur de commerce, il a beaucoup été marqué par les délires de cette femme. Elle a compté dans le développement de sa mélancolie. Mais c’est sa tristesse qui m’a séduite. La rue aussi était triste. On entendait à peine les cloches du campanile. Peut-être avaient-ils choisi cette rue pour cette raison. Nous ne leur parlions pas. Ils étaient polis et distants. Ses parents vivaient dans un bel appartement près de l’Hôtel de Ville. Saviez-vous qu’il avait une sœur ? demanda la dame. Je ne l’ai pas connue. Il en parlait peu. Ils allaient la voir tous les mois. Elle séjournait pour un temps indéfini dans un couvent construit avec la pierre des volcans. Il me ramena une de ces pierres. Il avait gravi une muraille de lave pour voir l’immensité dont on lui avait parlé. Imagine la mer, lui avait dit son père qui n’était pas monté avec lui à cause de sa jambe de bois, une mer qui se retire lentement, infiniment, sous la poussée d’une France qui sait déjà ce qu’elle veut. Il emporta un marteau et un burin. Il voulait que ce fût la plus haute pierre, avec un peu de ce ciel livide dans sa plus haute griffe, imagine le ciel, me dit-il (j’avais posé la pierre noire sur la commode de ma chambre). Nous étions assis sur le bord de mon lit. Il deviendrait architecte et il l’est devenu. J’avais entendu parler des locomotives. Il en connaissait le mécanisme. Ils ont besoin de chauffeurs, me dit-il. J’en rêvais sans y croire. Il me procura une gravure éloquente. Il construirait des usines et les usines construiraient le bonheur. Voilà ce qui nous arrivait. Il n’était plus question de perfection mais de bonheur. On nous avait enseigné la perfection du geste, celle de la pensée, la perfection d’un agenouillement, une mort parfaite. Il est devenu architecte mais tout ce qu’il a construit, ce sont des maisons bourgeoises, parfaites et même utiles en cas d’héritage et comment ne les hériterions-nous pas ? Je n’ai pas choisi les voyages. C’était le meilleur moyen de ne pas pourrir derrière le comptoir d’une quincaillerie. Le voyage.

— Avez-vous voyagé avec lui ?

La dame réfléchit un moment.

— Berlin, dit-elle, Londres, Madrid, Rome, nous ne sommes pas allés à Palerme à cause d’une crise de pierre qui nous a arrêtés à Naples. Vous connaissez Naples ?

Le voyageur de commerce secoua la tête en se pinçant les lèvres.

— Je n’ai pas voyagé, dit-il, dans ce sens.

La dame ne comprenait pas.

— Était-elle jolie ?

Elle avait de jolies mains, des poignets fragiles, elle ne montrait pas ses bras.

— Nous sommes allés enterrer sa sœur peu après avoir quitté la rue des parpaillots, dit-elle. Le cimetière s’étendait de chaque côté d’un ruisseau qu’on franchissait sur des passerelles de bois. Le paysage était magnifique. Nous couchions à l’hôtel. Son père n’était pas venu. Je ne m’en rappelle plus la cause. Mais sa mère n’était pas seule. Il y avait la cousine. Sa crise au-dessus du ruisseau. Elle s’est jetée sur un plan de cresson. Elle formait une tache blanche dans la verdure et se plaignait d’être mouillée. La fraîcheur de l’eau l’avait ramenée à la surface de cette réalité à quoi elle ne voulait pas croire. Le cercueil était dans l’allée, un beau cercueil blanc que nous avons recouvert de fleurs. Nous nous sommes longtemps recueillis. Il pleurait. Je ne la connais pas, disait-il. Il avait apporté un bouquet de violettes. La fleuriste y avait ajouté un peu de mimosa. Beau contraste ! Belle histoire en l’air du temps. Il déposa le bouquet au-dessus des autres. J’avais envie de lui demander s’il me connaissait. J’ai presque tout oublié de cette méchanceté de jeune mariée. J’avais perdu ma virginité et il me semblait n’avoir rien perdu du tout. Nous mangions tous ensemble dans la salle à manger de l’hôtel. Nous respections le silence. Il ne voulait pas croire à cette absence définitive et la cousine abondait dans son sens. Elle eut une nouvelle vision dans l’escalier. Le plafond s’était entrouvert pour laisser passer un être qui n’était ni ange ni démon, précisa-t-elle. À quoi ressemble-t-il ? ironisa quelqu’un. Elle le décrivit. Et que dit-il ? Sa voix changea pour imiter celle de cet être fantastique. Quelque chose se passa aussi sur son visage. Elle tentait désespérément de devenir quelqu’un qu’elle ne réussit pas à mettre à la portée de son entendement. Puis elle monta l’escalier et le plafond se referma dans un sinistre grincement de solives et de bouvetage.

— C’est atroce ! s’écria le voyageur de commerce.

Il avait lui-même assisté à l’une de ses crises, mais il était enfant et la cousine était encore une jeune fille oh ! jeune fille elle est toujours restée mais elle vieillit plus vite que les autres. Cela se passait en été. Ils l’avaient suivie. À cause de la distance qui les séparait d’elle (par prudence car elle pouvait se montrer féroce), elle disparaissait de temps en temps et ils se mettaient à courir pour la rattraper, tant et si bien qu’ils se retrouvèrent nez à nez au détour d’un chemin de traverse. Elle était en crise. Elle ne les vit pas. Ils se rapetassèrent dans une broussaille. Quand elle se fut débarrassée de tous ses vêtements, ils se rendirent compte qu’ils avaient les yeux fermés depuis le commencement du déshabillage. Ils venaient de les ouvrir parce qu’un de ses vêtements s’était posé sur le haut de la broussaille. Ils la virent de dos. Elle avait défait ses cheveux et tenait la broche dans une main. Elle parlait au chêne géant qu’on nomme l’Enchanteur. Ils comprirent alors pourquoi elle exigeait souvent qu’on l’appelât Viviane. Son véritable prénom n’évoquait que la nième version d’un martyre à mettre sur le compte de Rome sur le déclin. Les Allemands sont aux portes de cette pratique non dénuée d’intention.

— C’est du moins ce que nous enseignait notre père qui les avait combattus en pensant les anéantir, sa volonté s’en était trouvée affectée dans tous les domaines où il cherchait à l’appliquer. Qui parle ?

L’enfant se pelotonna contre les jambes de la dame. Elle avait exigé sa présence. Elle ne voulait pas rester seule avec le voyageur de commerce. Celui-ci avait promis de revenir dans deux jours.

— Cela vous laissera le temps de vous faire à ma présence.

Elle avait refermé la porte en répondant du bout des lèvres au salut emphatique qu’il lui adressa.

— Entends-tu l’ascenseur ?

Il colla son oreille contre la porte. Le voyageur de commerce empruntait l’escalier. C’était son habitude. Il se méfiait des élévateurs. Il n’aimait pas la nouveauté.

 

 

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