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24 - Minuit vingt-trois (Jules) & Fin de la fugue de Pierre (Pierre)
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 Article publié le 8 septembre 2024.

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____ 24 ____

 

Jules parlePierre écrit

Minuit vingt-trois

Jules

 

Vous les verriez, tous au balcon ! Et pour quoi voir ? Deux petits culs de treize et cinq ans d’âge. Sans compter mes gambettes que je nourris au blanc d’œuf et à l’extrait de foie. Putains de trottinettes ! L’une entre les mains de Bat Bat qui met à jour le moteur trois-roues et l’autre entre les miennes, qu’elle a que deux roues et que c’est pas facile de tenir dessus comme si elle en avait plus. Le patio de l’hôtel Rosa de Lima est pavé de pierre de la Rhune que ça lui donne un teint de joues fraîches et des idées que j’en ai plein le slip. Au bout de trois valdingues dans les plates-bandes de rosiers qu’en Mongolie y savent pas que nous on en a des sans épines, j’ai commencé à gueuler et c’est pas ça qui a attiré les voyeurs, que des mecs, à la balustrade style empire de leurs balcons qu’y vaut mieux pas se trouver dessous s’ils sont en crise. Ça chlingue le vomi de bière et la semence bleue. Que si j’étais dans le cinoche j’en exagèrerais les coulures. Avec les seins des jets d’eau ça serait fortiche et Mandale y m’en voudrait pas d’avoir du succès alors que lui il en a pas, à telle enseigne que je commençais à me demander qu’est-ce qu’il foutait en Mongolie avec sa Bolex et ses galettes de 16. J’y ai pas posé la question, des fois que ça le rende méfiant alors que c’était moi qui me méfiais de ses rapports privilégiés avec l’ambassadeur qui n’allait jamais aux chiottes sans quelqu’un pour lui torcher le cul, j’imagine, parce que j’étais pas là quand peut-être il se torchait tout seul. J’en étais arrivé à un point où j’arrivais pas à rien imaginer à la place de ce qui devait constituer la seule réalité à prendre en considération quand on écrit un bouquin aussi sérieux que celui que j’avais entrepris dans le style de mon arrière-grand-père que vous connaissez maintenant mieux que moi.

— T’as pas mis la sécurité ! braille Normandie en se tordant de pisse.

— C’est pas un flingue, ça, ma chérie ! Et j’ai pas projeté de tuer quelqu’un.

— C’est pourtant ce que tu vas faire si tu lis pas le mode d’emploi, ajoute Altantsetseg en secouant ses cheveux noir ivoire.

— C’est écrit en russe, merde !

— C’est du mongol écrit en russe, corrige Normandie qui est devenue franchement chiante depuis qu’elle déchiffre mieux que moi.

— C’est que c’est pas simple, une trottinette, quand il lui manque une roue, avouai-je comme si j’avais fait ça toute ma vie.

Des pages qu’il y en avait du cyrillique et du chinois et peut-être même de l’ouighour ! Yavait bien des dessins, mais vous savez, moi, la perspective… je m’en passe que j’ai autre chose à branler que ces voyeurs d’origine si diverses que c’était impossible de distinguer un Français d’un Parisien. Altantsetseg faisait de la balançoire, comme si elle savait pas qu’à son âge ça n’a plus le même sens. Ses petits genoux étaient bien serrés l’un contre l’autre, des fois queue. Normandie léchait une sucette, que ça faisait bien trois jours qu’elle la suçait et qu’elle en avait pour au moins autant avant d’en atteindre le cœur où on voyait par transparence un petit animal que je me demandais si c’était pas un dragon et qu’elle était pas d’accord et que c’était un chat qu’elle avait vu à la télé et qu’elle se demandait comment il avait fait pour rentrer dans la sucette. Maintenant, elle s’était fait un devoir de le libérer. Ensuite, elle le ramènerait à la télé pour toucher la récompense.

— Où que t’as vu qu’yavait une prime… ?

— Je fais comme toi, papy… j’imagine.

Ce que j’arrivais pas à imaginer, moi, c’était comment je fais de la trottinette alors que j’arrive pas à en faire. C’est comme que si tu essayais d’écrire un bouquin (je sais pas moi : mettons sur ton arrière-grand-père) et qu’il était pas là, comme s’il était possible d’écrire dessus alors qu’il est ailleurs et tu sais pas où. Moi je savais où était la trottinette, que j’y mettais la béquille pour qu’elle tienne debout, même un peu penchée, et que j’y mette mes deux pieds en attendant que le moteur décide de où on va et comment on y va.

— Faut plier la béquille, papy ! Sinon tu vas la péter et le Bat Bat y va pas être content que c’est moi que je vais prendre !

Elle apprenait vite, Altantsetseg. Je veux dire que je comprenais ce qu’elle disait dans sa langue maternelle que la paternelle c’est la mienne si j’avais bien compris ce que c’est l’ADN. J’avais plus besoin de Normandie pour traduire, d’ailleurs elle traduisait plus tellement elle miaulait à la place du chat qu’était dans sa sucette. Donc je plie la béquille, que si j’avais pas en même temps descendu de l’engin je me pliais moi aussi pour amuser une galerie qui verrait là un prétexte des fois qu’on se mêlerait de leurs affaires courantes.

— Tu vois, dis-je sans rigoler comme j’en ai l’air quand je suis con, ya pas moyen !

— Tu t’y prends mal, papy…

— Parce que tu t’y prends bien avec ton chat, peut-être… ?

— Ouais mais moi je la suce, alors que toi t’es pas encore dessus !

Ça s’excitait sur les balcons, tellement que Pedro Phile est sorti sur le sien, vêtu de sa gandoura aux fils d’or que ça faisait un effet divin dans le ciel mongol que si t’en vois un plus bleu c’est du lapis lazuli. Il dit rien. Qu’est-ce qu’il pensait à ce moment-là, j’en sais rien, j’ai pas appris à écrire des trucs qu’on sait pas ce qu’il pense le mec qui se met en scène alors qu’on essaie vainement de tenir en équilibre sur une trottinette qu’il lui manque une roue. Je le salue. Ça fait rire Normandie parce que je tiens debout, mais par terre, alors que mes mains sont justement en prise avec le guidon et ses commandes que je sais pas si je suis fait pour commander. Altantsetseg veut pas montrer sa culotte mongole, que des fois yen a qui se dise qu’elle en a pas. Pedro Phile me fait un signe que je saisis pas ce que ça veut dire et j’en fais un autre que celui-là y veut rien dire mais des fois on fait des signes par politesse.

Il veut que tu montes, dit Altantsetseg.

— Qu’est-ce qu’elle dit ? je demande à Normandie.

— Slurp, elle dit que tu montes…

— J’arrête pas d’y monter ! Et pour l’instant, j’en redescends avant de me péter le nez sur ce dallage couleur de fesses que tu vas les avoir pareilles si tu traduis mal !

— Je traduis bien, papy ! Slurp ! Même que je traduis mieux que ce qu’elle dit.

— Il veut que tu montes, répète Altantsetseg.

— Il veut que tu montes, dit Normandie.

— Dis-lui (à ton chat) qu’elle a qu’à se mettre dessous et que j’y ferais comme ce qu’elle voudra.

— Sir Ben ! roucoule Pedro Phile de là-haut.

Je mets la béquille, mais Altantsetseg veut en faire et aussitôt sa jupette se met à voleter autour de ses gambettes que si j’en avais des pareilles je sais ce que je ferais comme métier, nom de Dieu ! Normandie se bidonne, slurp ! Je monte. Des p’tits garçons sortent de la douche comme ils étaient sous la poire. Ça se caresse en passant et des portes s’entrebâillent. Pedro Phile a ouvert la sienne, en grand, et il m’accueille dans un fauteuil sans gosse dedans. Il a une bonne nouvelle pour moi.

— Vous n’aurez pas besoin de trottinette, sir Ben ! Quelle bonne nouvelle, n’est-ce pas ?

— Alors comment que j’y vais en 14-18… ? Sans trottinette…

— Et bien c’est désormais possible sans trottinette, figurez-vous.

— Je me l’figure, m’sieur, je me l’figure… mais permettez-moi d’espérer que ce sera pas pire que la trottinette…

— Oh mais c’est une bonne nouvelle, je vous dis !

Il prend place dans son Pomaré blanc, croise ses jambes sous sa gandoura et remet sa mèche sur l’oreille. C’est quoi la bonne nouvelle que je suis pas obligé de monter dessus ? Pedro Phile continue :

— Étant donné, comme dirait Marcel, que Bat Bat n’a pas encore reçu la fiche technique de la trottinette tricycle, laquelle est en route depuis Pékin, mais vous savez ce que c’est, et que, secundo, vos vacances tirent à leur fin, tercio, que la trottinette bicycle refuse obstinément de s’adapter à vos capacités en droit d’en posséder une, la maison a pris l’initiative de changer le mode de transport temporel pour un qui vient de sortir…

— J’veux pas qu’on me vaccine !

— Mais il ne s’agit pas de cela, sir ! Nous avons bien compris que vous souhaitiez utiliser un mode de transport longuement éprouvé comme l’est la trottinette, mais…

— Le joli moi de mai !

— Étant donné la situation, comme dirait notre ami Jean-Paul, il a bien fallu trouver une solution au problème que vous avez bien fait de soulever, à savoir un véhicule qui a fait ses preuves et qui ne soit pas un X15…

— Je vous remercie de penser à moi…

— Donc, oublions les trottinettes, les X-planes et autres aventures de l’esprit en proie à ses démons chronologiques, généalogiques et même historiques.

— Doit plus rester grand-chose en stock…

— Détrompez-vous, sir ! (triomphant) Vous irez à pied !

— À pied !

Alors là je m’écrie ! Que j’en suis presque à regretter qu’il y ait personne d’autre que moi dans le fauteuil que le mien c’est pas un Pomaré.

— À pied jusqu’en 14-18 ! Mais c’est… Mais c’est… de la folie !

— Comme vous dites, sir.

Pedro Phile remplit mon verre, mais cette fois de sa semence, parce qu’il se branle depuis le début de la conversation et il a tellement l’habitude de bien calculer son coup que ça lui sort au moment que c’est prévu pour ça. Ça vaut toutes les démonstrations.

— Buvez, sir !

Je bois. Des fois, on réfléchit plus. Et ben le moment était venu de plus y penser. Mon instinct me conseillait de boire et j’ai bu. Je savais d’où ça venait. AOC maison. La queue s’était tellement gonflée sous la pression qu’elle continuait de se donner en spectacle comme si le rideau était de l’histoire ancienne et que j’avais plus qu’à fermer ma grande gueule.

— Ça vous en bouche en coin, n’est-ce pas, sir… ?

— C’est toujours ce qui m’arrive quand je me mets à imaginer, comme dit ma Normandie…

— Et qu’est-ce que vous venez d’imaginer, sir, sans indiscrétion… ?

J’y dis pas. Vous saurez vous-même garder ça pour vous. Que ça m’a échappé et que j’ai pas pu faire autre chose que boire.

— À pied, dis-je comme si je reprenais mes esprits, ça va être long… J’ai plus que deux jours de vacances… Après, faut payer un supplément… et j’ai pas de quoi…

— Vous avez Normandie…

— Mais vous avez déjà Altantsetseg !

Je me suis même levé pour dire ça !... Pedro Phile y faisait jamais de taches sur sa gandoura. Et ça se voyait pas qu’il aurait pu en faire une. Il était tranquillement assis dans son Emmanuelle et il attendait que je me décide.

— Ça fera combien de jours en plus ? demandai-je, la gorge serrée comme si je m’empêchais de respirer pour pas puer de la gueule.

— Disons… deux semaines. J’ai des clients qui arrivent dans trois jours. Ce qui nous laisse le temps de…

— Et les deux roussins ? Vous en faites quoi de ces deux merdes de la fonction publique… ?

— Dédé le gros et Dodo le laid… L’ambassadeur les a mis dans sa poche. Vous n’avez rien à craindre, sir.

— Rien à craindre ici à Oulan-Bator ! Mais à Paris… ? Faudra bien que j’y retourne un jour, dans mon chez moi que j’ai pas choisi d’y exister mais que j’ai rien pu faire autrement tellement que je suis guignard…

— Pas si malchanceux que ça, sir… Vous avez Normandie…

— Faut que je demande à Myriam…

— Nous lui avons déjà demandé et…

— Et… ?

Je suis descendu. Sur sa trottinette, Altantsetseg était pas à poil mais elle cachait rien non plus. Elle faisait des huit pendant que Normandie se rapprochait de son chat, que ça allait pas assez vite et qu’elle tapait du pied en jurant comme un homme. Je me suis assis sur une margelle fleurie.

— J’y vais à pied, dis-je sans pouvoir dissimuler mon désarroi.

— Chouette ! s’exclame Altantsetseg. Je vais pouvoir faire de la trottinette et pas me demander si elle me reviendra pas dans un sale état.

— Elle a dit ça ? je demande à Normandie.

— Slurp ! Elle l’a dit. Elle avait très peur que tu fasses du mal à sa trottinette, tu sais ?

— Hé bé j’en ferai pas. J’y vais à pied, des jours que ça va me prendre !

— Mais t’as plus que deux jours de vacances, papy !

Des fois, la Normandie on dirait la Myriam, sauf que Myriam elle aurait jamais avalé cette histoire de chat en cavale extratélévisuelle. Je la connais, ma Myriam. Je sais aussi pourquoi elle a accepté de m’accompagner dans ce voyage que jamais de la vie elle m’a accompagné nulle part, même quand je suis resté à la maison que c’est pas une maison mais une surface habitable qu’on a même pas su rendre agréable ni à l’usage ni au regard. Dommage que j’ai pas emporté mon 38, mais depuis que ces conards d’Arabes nous emmerdent avec leur Coran on peut plus cacher un pétard ni même un cutter dans nos bagages.

— Qu’est-ce que t’en aurais fait de ton 38 ?

(question posée par un personnage que j’insère ici par nécessité stylistique)

— Je m’en serais servi, pardi !

— Ouais mais comment ?

— C’est pas le genre de propos qu’on disgresse à l’intérieur d’un roman qu’on écrit pour d’autres raisons.

Comment que je te lui cloue le bec à cet intrus que c’est peut-être une intruse si ma part de féminité augmente avec l’âge ! Restons-en là. J’avais pas mon 38 sur moi et peu importe les raisons. J’ai jamais tué personne, ni même moi. La preuve, je jouis d’une liberté que si j’avais voulu je serais pas allé en Mongolie. Deux flics aux trousses que j’avais. Comment qu’il les mettait dans sa poche l’ambassadeur ? j’en sais rien. J’ai jamais rien mis dans mes poches que mes mains et un tas de saloperies que je voulais pas jeter sans me consulter. Mais je voulais y aller en 14-18 ! J’aurais peut-être tué pour qu’on m’empêche pas d’y aller voir mon arrière-grand-père que s’il avait pas existé j’aurais pas eu l’idée d’écrire un bouquin même si on me l’avait demandé. Aux balcons, ça réservait des places pour la soirée qui promettait, Altantsetseg en faisait la pub sans esquinter sa trottinette que moi, je le dirais jamais assez, je savais pas en faire, à cause de quoi j’allais y aller à pied, en 14-18, une Time Machine qui avait fait ses preuves, depuis le temps qu’on va à pied et que des fois on y arrive, ce qui m’attendait si j’avais de la chance.

— T’en a pas et t’en auras jamais ! me dit Myriam à peine que je rentre dans la chambre.

Elle se fait une beauté en vue de la soirée. L’ambassadeur sera là. Dédé le gros et Dodo le laid l’accompagneront-ils ? Ou Bat Bat les descendra-t-il comme j’en avais une envie que si je l’avais eue dans le slip on aurait pas eu besoin des Chinois pour repeupler le Monde jusqu’à ce qu’on puisse plus bander en société. De la chance… Faut y mettre du sien si on veut pas finir par croire en Dieu.

— J’y vais à pied, dis-je.

Je la voyais de dos, comme quand on fusillait en Italie. Un dos nu et bien musclé, bronzé juste ce qu’il faut pour pas être dégoûté.

— Je savais bien que t’arriverais pas à en faire, de la trottinette à deux roues…

— Pas de pot si la trois-roues… M’en parle pas !

— Et comment que tu vas payer… ?

— Tu sais bien comment.

On est descendu au restaurant. Tout le monde était attablé. Il en manquait pas un. Ils étaient venus pour la soirée qu’il aurait fallu être con pour la rater. Les deux flics étaient encore en vie à l’heure où j’écris ceci. Ils m’ont fait un petit signe comme si que c’était de la connivence que moi j’en ai jamais eu avec personne, pas même Myriam sauf qu’elle attend un enfant. Faudra prévoir un test de paternité. Au point où on en était !

— Qu’est-ce qu’ya à bouffer ce soir ? dis-je au serveur qui était manchot pour pas arranger les choses. On est au menu, nous…

— Ben… ya l’menu…

Il pose son doigt sur le menu du jour que c’est celui de la soirée parce qu’à midi yen avait un autre que c’était presque le même avec une différence.

— Bon ben va pour le menu, rigolai-je pour pas le vexer. Un peu de gras en plus ou en moins, on est plus à ça près, pas vrai ma Myriam ?

— Ferme ta gueule et dis bonjour à sa seigneurie l’Ambassadeur que moi j’y mets une majuscule parce que j’ai des projets que c’est pas les mêmes que les tiens tellement ils sont réalistes. 14-18 ! Non mais des fois !

On a mangé du gras et sucé des os. J’en avais les doigts que si je les avais posés sur quelque chose j’aurais pas pu m’en séparer. Mais la peau de Myriam me parut inaccessible. J’ai jamais apprécié à leur juste valeur les brouhahas de salle, mélange de voix, d’ingurgitations et de chocs que ça peut servir au cinéma mais que ça n’a aucune utilité dans le cadre plus étroit d’un roman, surtout que celui que j’écrivais était du genre réaliste, avec un arrière-grand-père dedans, qui avait existé et qui était même mort. Ah la la ! L’Humanité !

— On a un dessert que des fois yen a qui considère que c’en est pas un… suggère le manchot en se grattant les fesses avec son autre main.

— Envoie toujours ! beugle Myriam qui aime le vin mongol comme s’il venait de sa propriété qu’elle en a pas sinon on serait déjà mort intoxiqué.

Puis elle ajoute en sourdine, la serviette en papier russe sur la bouche et dans la pose d’une souveraine d’Égypte qui peut plus bouger tellement ils l’ont sculptée raide :

— T’as deux flics sur le dos, chéri…

— Tu les as bien eus sur le bide…

— Ouais mais l’enfant est de toi, mon chou-rave !

Qui n’a pas rêvé d’emprunter sans intention de rendre ce qu’il ne peut acquérir selon les dispositions du Code civil ? Les tables commençaient à se vider de leur contenu. Les portes battaient et les chasseurs dinguaient entre l’ascenseur et l’escalier.

— Yen a qui prennent l’ascenseur que c’est pour le cœur qu’ils ont patraque, m’expliqua un p’tit chasseur tout bouclé que si j’avais pas su où j’étais j’aurais deviné.

— Moi c’est l’estomac, dis-je en grimaçant. Vous avez rien pour l’estomac ?

— Faut qu’je demande…

Le brave gosse. Qui sait d’où il vient ? Et où il va. En cas d’aventure, on se ficherait bien de savoir qui il est et par la même occasion qui on est soi-même. J’ai pris l’escalier pendant que Myriam s’est fait peloter dans l’ascenseur. On est entré en même temps dans la chambre. Elle voulait se repoudrer. J’en ai profité pour dégueuler, que ça me fait du bien, surtout quand j’ai la boulimie et ce soir-là j’en avais une avec l’explication, le mode d’emploi et l’envie d’en finir que si j’avais pas eu cette idée d’écrire un bouquin sur mon arrière-grand-père je serais pas là pour en parler.

— J’en ai pas envie, de cette putain d’soirée !

— Mais on est invité ! On peut pas faire autrement. Yaura l’Ambassadeur…

— Faut qu’on parle de Normandie…

— Tu vas la revoir, t’inquiète pas.

Comme j’avais mouillé mon slip, j’ai passé un certain temps à en enfiler un autre, devant un miroir que si j’avais eu Alice sous la main, j’y aurais appris à écrire des dialogues. J’ai nettoyé aussi les poils, ceux que j’ai, pas ceux qui étaient restés collés. À la brosse et au couteau, comme au bon vieux temps où qu’on avait l’occasion de montrer comment qu’on savait aimer malgré les risques de déportation.

— Qu’est-ce que tu fous ? s’impatientait Myriam.

— T’as qu’à y aller sans moi.

— Au bras de qui, conard ?

Qu’est-ce qu’elle ferait, la Myriam, sans ce bras ? J’y avais pensé pendant tout le repas, à cause du serveur dont le sien était occupé à autre chose. Tout en me brossant, je me suis demandé à quoi il lui servait quand il ne servait pas.

— Et c’est où que tu comptes y aller ?

J’ai posé la question à Miryam. Je me sentais un peu con à cet instant parce que je la lui avais jamais posée. On allait en Mongolie où elle s’arrêtait le temps que j’aille en 14-18 et que j’en revienne. C’était programmé par l’Agence et yavait rien à changer, que peut-être même on pouvait pas changer si on voulait, sauf d’engin de propulsion dans le Temps. J’avais pas pensé une seconde que Myriam elle pouvait aussi aller quelque part et sans moi. En attendant, elle se tortillait du cul en direction de la salle à manger où on a mangé comme j’ai dit plus haut. Je voulais savoir.

— Et c’est où que tu comptes y aller ? répétai-je parce qu’elle avait rien répondu.

Elle me regarda comme si j’étais indiscret. Des yeux à me brûler vif si j’étais inflammable comme la vodka qu’elle descendait si bas qu’elle pouvait plus remonter.

— Qu’est-ce que tu veux savoir que tu sais déjà afin que je confirme ? dit-elle comme si c’était la première fois qu’on en parlait. Pour Bat Bat tu sais déjà…

— Ah ben alors si c’est juste un aller retour chez Bat Bat, c’était pas la peine que j’y pense.

— C’est pas un aller retour et tu le sais.

— La Time Machine est conçue uniquement pour aller et revenir !

— J’y vais pas en TM…

— En moto… ? En trottinette… que tu sais en faire… ?

J’avais perdu ma voix et j’avais aucun espoir de la retrouver en gueulant comme je fais des fois que j’ai appris ça en famille. J’allais tout de même pas renoncer à mon aller retour en 14-18 rien que pour empêcher la femme de ma vie de vivre à trois dans une yourte.

— Et Paris ? T’y as pensé à Paris ?

Je bredouillais comme si que j’avais rien à dire et que je le disais pour qu’on m’empêche pas de parler. Une angoisse intemporelle. Elle avalait son gras sans grimacer et je suçais mes os.

— Je t’ai dit ce que je savais, mon chou.

Ah pour savoir elle savait ! Et moi je savais que si j’avais su… mais j’y tenais, moi, à en parler avec mon arrière-grand-père, de ce qui fait qu’au XXIe siècle on guerroie contre les virus et la connerie alors qu’en son temps on pouvait espérer mourir en héros comme Péguy. Elle arrêtait pas de lancer des regards mous dans les yeux non moins larvaires de l’ambassadeur qui écoutait ce que les deux flics lui racontaient, sans doute à mon sujet, et je me disais que je ferais bien d’y aller, en 14-18, et de pas en revenir, quitte à prendre une balle dans le cul histoire de plus m’en servir comme les autres. Les flics me tournaient le dos. Ils avaient soigneusement posé leurs chapeaux sur une chaise capitonnée mise à leur disposition par la direction que c’est Pedro Phile qui la dirige en attendant qu’on m’enferme ailleurs que dans ce petit paradis strictement terrestre. Peut-être que Myriam coulerait des jours heureux dans la yourte, avec mon p’tit dernier qu’aurait ma quéquette entre les jambes et qu’elle pourrait pas s’empêcher d’y penser, au bon vieux temps, en attendant qu’il ait plus l’âge de la montrer pour un oui pour un non. Sur ce, que j’y pensais moi aussi, le manchot nous amène deux verres avec des bulles dedans. De loin, l’ambassadeur lève le sien. Les deux flics se retournent pas, ni lèvent quoi que ce soit.

— Quel radin ! sifflai-je en sifflant.

— C’est déjà ça, fait Myriam, et c’est un signe.

— Signe de quoi, nom de Dieu ? On a pas assez signé depuis qu’on a mis les pied dans cette agence que je sais pas qui nous a donné l’adresse… ?

— C’est ton copain Mandale qui l’a donnée…

— Mais il y avait jamais foutu les pieds en Mongolie. Il savait même pas ce qu’il faisait en me la donnant que si j’avais su…

— Et comment que t’aurais fait pour y aller en 14-18, hein ?

— J’savais pas pour la yourte… J’savais un peu pour Altantsetseg…

— Tu savais peut-être pas que t’avais une petite fille et qu’elle s’appelle Normandie parce que t’as peur de pas la revoir ?

— J’savais pas que j’avais un fils…

— Ou une fille, conard ! Le jour où tu sauras ce que t’as…

— Schopenhauer…

— Parle français !

Remarquez que ça lui coupait pas l’appétit, le gras mongol et les bulles de l’ambassadeur. J’avais comme l’idée que Mandale m’avait trahi. Mais si Myriam voulait aller et pas revenir de la yourte, pourquoi qu’elle m’emmenait dans ses bagages ? Pourquoi que c’était pas moi que je l’avais enfoncée dans mon sac matelot que j’en avais un tout neuf ?

— Il est où, le Mandale… ?

— Pose-lui la question.

— Et comment que je la lui pose s’il est pas là et que je sais pas où qu’il est ?

— Ça va !

J’avais comme qui dirait un peu élevé la voix et l’ambassadeur avait retenu les coudes des flics qui avaient à peine frémi, comme si on les entreprenait sous la table, que c’était pas les moyens qui manquaient dans ce claque. Et rien que pour me faire mal Myriam dit :

— Si t’y vas à pied, en quoi consiste la Time Machine… ? J’aimerais comprendre à la fin…

On y était pas, à la fin, que même j’avais l’impression que j’avais pas encore commencé à me poser des questions du même genre. Une Time Machine virtuelle, c’était-y possible avec la technologie du XXIe siècle ? J’en savais fichtre rien ! Yavait rien sur le sujet dans le prospectus. À croire que mes pieds avaient de l’avance sur mon cerveau.

— Le jour où tu te poseras les bonnes questions, mon pauvre…

Qu’est-ce qu’on a bouffé au dessert ? Des trucs pleins de farine cuits dans l’eau bouillante des poêles à charbon. J’en avais la gueule empâtée jusqu’à la langue que j’arrivais plus à parler. Justement j’en avais besoin, de ma langue. L’ambassadeur venait de se déplacer, ayant saisi le dossier d’une chaise que j’avais rien mis dessus parce que je vais (et je reviens) tête nue. L’ambassadeur avait tiré sur son oreille pour en agrandir le pavillon et je parlais dedans de choses que je savais pas si c’était de moi ou de Musil. Il finit par se poser sur ce qui aurait dû être mon chapeau.

— Il est bon votre champagne, dites donc ! gloussa Myriam qui se décolletait encore un peu.

— La maison France s’y connaît, ma chair.

Il s’y voyait déjà, alors qu’elle était grosse. J’avais aucune idée de ce qui se passait sous la table, mais ça me turlupinait sans que je puisse retrouver ma langue.

— C’est le gras, expliqua Myriam. Le gras plus la farine. Une fois on a bouffé des pelotas en Andalousie et il a pas pu parler pendant trois jours. Que ça m’a fait du bien de parler pour rien dire !

Et l’ambassadeur d’éclater de rire. Il a de bonnes dents. Et il doit savoir s’en servir. C’est ce qui m’a toujours manqué, les dents. Qu’on s’en sert pour avancer, sinon on recule et on finit empalé.

— En palais… ?

Il comprend pas, le diplomate. Mais ça le tourmente pas que je m’exprime dans une langue qui doit sa complexité au gras de la cuisine mongole et à la farine cuite à l’eau du voisin Chinois. Les deux flics n’ont pas bougé. Leurs oreilles s’animent au rythme de leurs mâchoires. Ils avaient pris du retard dans l’achèvement du dîner ou c’était l’ambassadeur qui s’était hâté pour nous rejoindre à notre table et me prier implicitement de la quitter. Il insistait tellement que j’en avais envie.

— C’est la technique de l’iceberg, dis-je dans l’empâtement et la douleur.

— Vous souffrez ? dit-il. (se tournant vers Myriam) C’est le charbon…

— Ils en foutent partout, dit Myriam qui pensait à autre chose.

— Mais peut-être que monsieur Sarabande souhaite se reposer dans sa chambre…

Je sais pas pourquoi j’en avais envie alors que j’aurais dû avoir le contraire. Mais ma langue me trahissait. Après la trottinette, la langue !

— Et après la langue… ? fit Myriam.

Elle n’y voyait pas malice. C’est sa manière de suivre une conversation. L’ambassadeur suggéra une nuit de repos. Il se répétait. Il en avait plein le slip, des répétitions. Ils font que ça dans la diplomatie, répéter jusqu’à ce que ça veuille dire quelque chose que ça nous dit rien, même en y pensant comme ça nous arrive devant la télé. Mais je bougeais pas. Qu’est-ce qu’ils feraient, les deux flics, s’ils me retrouvaient dans mon lit sans témoin diplomatique ? J’en avais des poils en trop.

— Ça ira mieux demain, dis-je comme si je philosophai avec des cailloux dans la bouche.

— Vous partez demain… ?

— Dans trois jours. J’y vais à pied.

— Je vous enverrai une voiture.

Myriam me foudroya sans que ça se voie.

— Tu ferais bien d’aller te coucher, va… (à l’ambassadeur) C’est ce que je ferais si j’avais perdu ma langue, que des fois c’est pas le gras qui me la coupe…

— Qu’est-ce qu’on ferait si on n’avait pas la langue ?

— Il part dans trois jours. Et il revient, mais on sait pas quand…

— Ça vous laisse le temps…

— Ouais… le temps… la langue… et puis autre chose que je sais pas encore ce que c’est…

— Mais c’est pas toi qui écris, connasse ! (empâté)

Voilà comment on s’exclut. Le manchot est revenu des fois qu’on aurait pas fini de l’emmerder même s’il avait autre chose à faire après le boulot.

— Un p’tit digestif, je suggère…

— Moi je reste à la vodka, roucoule Myriam qui secoue la bouteille vide. Mais elle est partie !

— Vodka ! fait l’ambassadeur en mongol que j’ai compris la traduction sans l’aide de Normandie qui fait joujou en ce moment dans le salon égyptien de Pedro Phile qui s’y connaît en hiéroglyphe.

L’ambassadeur me jette un regard que si je veux autre chose il ne retient plus les flics que la justice a lâché à mes trousses.

— Monsieur Sarabande souhaite monter dans sa chambre, dit-il au manchot.

— Monsieur ne peut-il pas monter sans moi… ?

— Vous voyez bien que non !

Je monte. Je sais plus comment. Je me sentais si seul que je me suis pas inquiété de savoir si je montais seul ou si j’étais accompagné. C’était la même chambre, le même lit, les draps qui sentent Myriam et moi, la fenêtre et ses embruns de charbon, la nuit qui est une promesse de voyage, mes yeux fermés par je sais pas qui, le vide d’air qui m’aspire par la queue, les premières ombres que d’abord je sais pas qui c’est alors que j’en ai déjà rêvé et que même chaque fois que je rêve c’est avec elles, que je conçois pas la nuit sans elles et que le jour ne se lèvera pas sans leurs joyeux adieux. Faut pas leur compliquer l’existence, sinon elles se vengent. Le conseil était de Mandale. Il avait les mains dans le cambouis de sa Bolex.

— Qu’est-ce que tu fous là ? que j’y dis.

— Je croyais que t’avais la langue empâtée…

— Elle l’est toujours un peu chaque fois que Myriam m’échappe…

— Je sais de quoi tu parles, mec… Mais ça m’empâte pas la langue.

— Qu’est-ce que ça te fait à toi ?

— Tu voudrais bien le savoir !

Mais il a pas répondu à ma question qui était, je le rappelle, de savoir ce qu’il foutait dans ma chambre à une heure où il devait se trouver ailleurs. Il s’était pas trompé de porte. Et sa Bolex avait pas besoin qu’on s’occupe de sa mécanique. Il secoua un tournevis devant mon nez. Il avait l’air mécontent et je supposais que c’était de moi. En effet :

— dit-il, je pense que tu vas trop loin, mec.

— Mais j’y suis pas encore allé ! Que j’ai bien failli pas y aller ! À cause que je sais pas faire de la trottinette. L’Agence a pensé que mes pieds…

— À quel prix, mec… ?

Mécontent, le Mandale, mais triste. Le tournevis tapotait mon pif.

— Tu peux pas aller aussi loin, mec. C’est pas moral.

— Est moral ce qui me procure du plaisir. Et immoral ce qui ne m’en procure aucun.

— Parce que ça te fait plaisir… ?

Ça tapote dur et mon nez est sur le point de rendre l’âme.

— Ça te fait donc tellement plaisir que tu te fous de ce que ça fait aux autres !

— Je m’en fous pas…

— Ça te fait donc mal ?

— Un peu que ça me fait mal !

Là, je prends un air que si j’étais comédien je suis au moins nominé.

— Faut aussi que je pense à mon arrière-grand-père. Ça lui ferait-y du bien si j’y allais pas en 14-18 ? T’imagines sa douleur ? Péguy n’a pas souffert…

— Elle en est où Myriam ?

Toujours amoureux, le Mandale, que j’aurais dû le tuer dès que je l’ai rencontré à la crèche, mais que c’est pas arrivé parce que l’amitié ça s’explique pas. Est-ce qu’on s’est fait mal quand on aurait pu ? Jamais !

— Je le reconnais, dit-il. Mais avant t’y allais pas en 14-18. T’en parlais parce que t’avais de l’amitié pour les Joyce, les Woolf, les Musil, les Broch, les…

— Ça va, l’ami ! Viens te coucher. On en parlera demain quand il fera jour. Myriam se passera de ce lit cette nuit…

— Je le crois aussi, mec. Sûr que c’est ce que je crois. Et que peut-être je croirais plus à autre chose. Mais qu’est-ce que je vais devenir si tu te fiches de faire du mal à tes enfants, mec ?

— Je vais essayer d’en rêver… Couche-toi, là, que je te laisse une place que jamais j’en laisse autant à ma Myriam…

— Que c’est aussi un peu la mienne…

— N’en rêve pas trop, l’ami, que bientôt je vais revenir de 14-18 et qu’alors j’aurais l’expérience de la guerre.

Je sais pas vraiment ce que je voulais dire par là, mais Mandale a laissé tomber sa Bolex et il est venu se coucher. J’ai éteint. Ce que c’est que le noir, surtout à Oulan-Bator qu’ils en vendent à tous les coins de rue, tellement ça caille et que j’en ai marre de me les tâter sans savoir ce que j’ai dedans, d’où ça vient et comment ça va se terminer avant la fin si je fais pas gaffe aux autres, comme dit Mandale qu’est pas venu bouffer avec nous ce soir.

— T’as bouffé où… ?

— J’ai pas bouffé.

— T’as faim ?

— Ni soif. Ni sommeil.

— On rate la soirée…

— J’étais censé la filmer…

— Tu t’en fous… ?

— J’ai filmé autre chose.

— Quoi donc ?

— Ma queue.

 

 

Fin de la fugue de Pierre

Pierre

 

Il avait échoué à l’examen de mécanicien (il disait mécano) à cause de ce sentiment.

— C’est absurde, lui avait dit son ami qui entrait en propédeutique.

— Absurde ? Mais c’est un sentiment, pas un conte !

Il ne comprenait pas qu’on arrosât le charbon. Le printemps s’achevait en beauté. Il aimait les premiers jours de l’été. On s’activait dans les jardins. Ils empruntèrent au forgeron un tonneau tiré par une mule grise et lente. Ils s’arrêtaient pour regarder les guinguettes désertes. Des péniches noires passaient entre les arbres.

— Tu devrais te marier, lui dit son ami.

Il réfléchit.

— Je n’ai pas de métier, dit-il enfin.

Son ami pensait aussi qu’on ne marie pas ce genre de femme. Il avait parlé un peu vite. Il était pressé. Il haïssait ce moment de transition qu’il allait passer à étudier un métier qu’il rêvait d’exercer. L’autre imaginait facilement ces cathédrales.

— On n’écrase les foules que par la perspective.

— En attendant de savoir bien briser les atomes.

Ils étaient arrivés. Ils attachèrent la mule à un arbre sans la dételer. La maison s’éclairait. Le crépuscule était dantesque. Il n’avait pas lu la Comédie, l’ami avait lu L’Enfer, il ne savait presque rien de Béatrice. L’autre attendit d’être assis dans la salle à manger pour lui demander qui est Béatrice. L’ami ne répondit pas.

— Comment veux-tu que je le sache ?

Le mastroquet posa la cruche sur la table.

— On ne mangera pas, dit l’ami.

L’autre n’avait pas faim non plus mais il redoutait de boire sans manger, une fois il fut sur le point de perdre la tête sur le seuil d’un commissariat de police.

— Raconte.

Il raconta l’histoire. Le mastroquet, assis à une autre table, écoutait d’une oreille, l’autre était dans la main sur laquelle il appuyait nonchalamment la tête.

— Vous ne buvez pas, disait-il de temps en temps, et les deux convives levaient leurs verres en même temps.

C’était la première histoire. Il aurait voulu qu’elle fût amusante, mais elle ne l’était pas, les policiers l’avaient dépouillé et jeté sur l’autre trottoir où il fut réveillé par le jet d’eau d’un cantonnier.

— Je n’avais pas mangé, dit-il en conclusion.

— Vous mangerez ? fit le mastroquet.

L’ami ne disait pas non. La femme du mastroquet, une rougeaude aux grands pieds chaussés de sandales, apporta du pain et une terrine.

— Qu’est-ce que vous fêtez, sans indiscrétion ? demanda le mastroquet.

— Il va étudier l’architecture à Paris, dit l’autre.

Le mastroquet hocha une tête d’admirateur. Il connaissait Paris et la rue Jacob.

— On a tous eu une jeunesse, dit-il en jetant un œil vers la matrone qui coupait en tranches un saucisson au poivre. Et vous ?

— Oh ! Moi… il ne savait pas encore. Il avait pensé à devenir mécanicien. C’est un nouveau métier qui promet.

Un oncle à lui était visiteur. Il connaissait un mécano qui avait appris sur le tas.

— Le tas d’ferraille !

— Et qu’est-ce qui vous en empêche ?

Il se renfrogna. Il n’aimait pas qu’on cherchât à en savoir plus que ce qu’il voulait bien révéler de sa personne.

— J’sais pas.

Il réfléchit.

— Comme si le passé me parlait à l’oreille…

— Il te dit quoi le passé ?

Il se concentrait maintenant. Le vin était enrichi. Il en demanda un autre verre.

— Je ne te comprends pas, dit l’ami.

Le mastroquet ne comprenait pas non plus et il le harcelait.

— Cet acier ! finit-il par dire.

Il le cria plutôt. Le mastroquet recula.

— J’suis assez d’cet avis, dit-il.

— Fini l’âge de pierre, dit le futur architecte, et vive l’âge de l’acier, autre âge d’or, la littérature en témoignera.

L’autre regrettait de ne pouvoir exprimer ce qu’il avait sur le cœur. Il avait échoué et cela le rendait malheureux. Il comprenait la mécanique. L’ingénieur l’avait même félicité. Mais il le trouvait triste.

— Qu’est-ce qui te rend triste (et suspect) ?

Il décida de ne pas répondre à cette question indiscrète et on le renvoya chez lui avec une gravure encadrée et un fascicule qui vantait, après une description pointilleuse, les mérites d’une locomotive qui avait d’ailleurs fait ses preuves chez les Anglais et promettait de changer notre vision des Colonies. Il accrocha la gravure au-dessus de son lit à la place de la croix et la croix à la place d’un géranium botulinum qui n’expliquait rien, lequel il transporta dans le couloir où il trouva un clou pour l’accrocher. Une minute après, sa mère remontait avec le portrait de profil de feu son père qui avait été marin au long cours et n’en était pas revenu. Elle hésita quelques secondes devant le géranium botulinum puis, presque furieuse, s’engouffra dans la chambre de son fils, vit la locomotive à la place de la croix, la croix à la place du géranium botulinum et son fils en pleurs dans le lit où il s’était recroquevillé comme un hérisson. Elle le toucha et il se détendit. Il vit le profil sur fond de mer agitée de vents et de lumières.

— Tu lui ressembles tellement !

Il cessa de pleurer pour se mettre à gémir. Elle remit tranquillement la croix à la place qui était la sienne (en ouvrant les yeux il voyait la plante de ces pieds aux orteils si finement détaillés), décrocha le géranium botulinum pour le remplacer par la locomotive et proposa de mettre le géranium botulinum au grenier où elle l’avait trouvé dix-huit ans auparavant, la veille de sa naissance. Il ignorait ce conte. Ils montèrent au grenier.

— Tu n’y viens jamais, lui reprocha-t-elle doucement. Les enfants adorent les greniers. Nous ne pensons pas à eux quand nous les remplissons. Nous avons du mal à jeter, un peu moins à donner aux pauvres, mais tout de même, quand il s’agit de belles choses…

Le géranium botulinum n’était pas une belle chose mais un pauvre n’en eût pas trouvé l’utilité. Elle ouvrit la malle aux gravures.

— Tu n’es pas curieux ?

— Oui, dit-il, et en même temps il se demandait ce qui pouvait bien, à l’heure qu’il était, le rendre curieux au point de mettre le nez dans cette poussière.

Elle l’encourageait en gloussant. Elle glissa le géranium botulinum dans un interstice. Il se laissa berner par la lumière des lucarnes. Il lui parla timidement de ses nausées, de la fièvre et des tremblements. Le grand-père était parti soigner ces mêmes maux dans des îles lointaines dont elle avait oublié le nom. Elle le retrouverait si elle le cherchait. Voulait-il qu’elle cherchât ? Il pouvait chercher avec elle tout en poursuivant sa confession. Ce n’était pas une confession. Il décrivait l’écroulement d’un rêve d’enfant. Voilà où il en était. Tandis que son ami commençait des études. Si son rêve devait aussi s’écrouler, au moins aurait-il la consolation de n’être plus un enfant sur le point de devenir un adulte. Triste adolescence des uns et bonheur des autres, oh ! la clarté, la transparence de ce bonheur dont je ne suis pas jaloux. Il se plaignait dans un carnet, secrètement, il eût fallu le torturer pour qu’il trahît ce secret de Polichinelle. Ils ne trouvèrent rien à cause de son impatience. Elle n’insista pas et ils descendirent du grenier. Il haïssait cette poussière. Au moins était-il débarrassé du géranium botulinum. Ils passèrent devant le profil du marin. Il s’inclina. Elle ne releva pas l’offense. Après tout son père était un matelot qui avait voulu devenir capitaine. Son frère était visiteur. On demandait des cantonniers. On lui expliqua cette tâche. Des kilomètres à parcourir à pied tous les jours.

— C’est un métier. Sans métier on n’est pas un homme. Les femmes n’épousent que les hommes.

— Cette lenteur ! s’écria-t-il.

On le regarda sans comprendre.

— Ces pieds ! expliqua-t-il.

Attendre le départ ou la mort d’un serre-frein n’était pas une idée raisonnable.

— Je ne veux pas te voir traîner ici ! avait déclaré sa mère.

Il y avait l’exemple du cousin Gustave qui lisait tous les jours la légende de la prairie (plus tard celle de l’Ouest). Il avait traîné jusqu’à l’âge de quarante ans et il était devenu alcoolique et syphilitique. Ou l’inverse, on ne savait plus. Il aimait bien Gustave. Oh ! il n’avait pas de métier, le Gustave, et ce qu’il savait des femmes était indicible. Certes. Il avait vécu avec la même femme pendant plus de dix ans. Il ne l’aimait pas. Il aimait bien qu’elle fût à ses côtés. Ils partageaient un appartement à peu près également, sauf qu’elle ne mettait jamais les pieds à la cuisine. En échange, il lui laissait la salle de bain où il n’avait rien à faire sinon perdre son temps. Il séjournait dans le salon avec sa pulp-fiction. Elle jouait du piano dans la salle à manger où il ne mangeait pas. Il la regardait à travers les rideaux de la porte vitrée. Elle connaissait la musique depuis l’enfance. Sans cette enfance, elle n’existait plus. Elle invitait des amis qui étaient harpistes ou violoncellistes. Un jour il demanda à une joueuse de hautbois comment il fallait l’appeler et elle lui confia son petit nom. Il n’avait pas aimé cette confidence et il s’était réfugié dans le salon. Elles papotaient autour d’une partition. Elles aimaient le thé et les petits gâteaux. Elles venaient le chercher pour qu’il leur servît le porto. La bouteille était sous clé. Il la débouchait et promettait de ne pas oublier, comme la dernière fois, d’en acheter une autre. Elle lui donnait de l’argent. Il n’en gagnait pas. Il jouait quelquefois. Il n’avait jamais gagné. Il avait même perdu l’oignon paternel. Sa mère ne cacha pas son désespoir. Un oignon qui venait de si loin ! Il ne put pas oublier l’oignon. Il continua de vivre avec et ne trouva jamais les moyens de s’en acheter un. Il rendait visite à sa mère tous les lundis qui étaient jours de marché. Il traversait la foule, s’identifiait au passage, reluquait les filles et se faisait offrir à boire. On ne l’aimait pas. Mais on ne l’esquivait pas. On le regardait dans les yeux et on évoquait des souvenirs. Il se souvenait en effet. Pas de tout, mais les détails revenaient avec toutes leurs couleurs. Il priait pour qu’on se tût, mais l’évocation atteignait maintenant des régions violemment éclairées par des évidences dont il déclarait être la première victime.

— Tu as encore perdu ton temps ce matin ! criait sa mère.

Elle était dans la cuisine, impotente et vivace. Elle avait fourré son nez dans sa bouche quand il était entré. Elle ne le giflait plus depuis qu’il l’avait giflée et aussitôt regretté son geste. Elle le recommandait encore aux artisans, aux commerçants, aux métayers qui par politesse acceptaient de le recevoir. Il se rendait rarement à ces convocations. Ou bien il y allait par curiosité, ou parce qu’il connaissait la fille, ou le vin.

— Dieu a inventé le travail, disait sa mère (et pensait sincèrement que c’était à cause de la femme qui d’ailleurs n’était pas faite pour le travail), ce n’est pas ma faute si les hommes en ont fait quelque chose qui ne te convient pas.

Il ne discutait pas. Elle lui donnait des nouvelles de la famille. Sa sœur pondait et son frère roulait. Ils étaient mal mariés. Et lui célibataire. Elle avait entendu parler de sa concubine.

— C’est une musicienne, dit-il.

Elle se contenta de lui demander ce qu’elle jouait comme musique. Il ne savait pas. Elle jouait du piano. Elle avait des amies musiciennes.

— Une fois elles ont amené une harpe dans l’appartement. Elle est restée plus d’un mois dans le salon.

Elle l’avait d’abord installée dans la salle à manger puisque le salon lui appartenait. Mais on ne pouvait plus s’asseoir. Ce sera pour quelques jours, lui assura-t-on. Cela dura un mois. Pendant un mois, il lut des livres dans le salon en compagnie d’une harpe, presque debout. S’il ouvrait la fenêtre, le vent jouait dans les cordes. S’il la fermait, il crevait de chaud et devait s’interdire de fumer. Il étudia longuement les dimensions et l’agencement de la salle à manger mais il ne put leur donner tort au sujet des chaises. Il abandonna l’espoir de trouver une place pour la harpe dans la salle à manger. Au fond, il aimait perdre son temps de cette manière. Il était sur le point de s’habituer à la présence de la harpe quand on la lui enleva. On la remplaça par un divan où couchait une amie de passage qui revenait de loin. Il ne demanda jamais qu’on éclairât un peu cet horizon. Il ne mettait plus les pieds dans le salon et passait par la salle à manger pour se rendre de sa chambre à la cuisine. L’amie pratiquait la gymnastique. On installa un rideau parfaitement opaque. Du moins le vendeur avait-il garanti cette opacité. Mais dans certaines conditions, le corps en mouvement apparaissait en ombre chinoise et il se délectait, le menton appuyé sur le guichet de la cuisine. L’amie fut moins malheureuse au bout d’une semaine. Elle savait pour la harpe. Elle regrettait.

— C’est un bel instrument, dit-elle.

Elle avait étudié les mœurs africaines.

— Pas d’Afrique sans musique.

Il comprenait. Il lui demanda régulièrement des nouvelles de la harpe qui était en transit chez une amie violoncelliste qui avait de la place et du temps à perdre. Elle avait emporté le plumeau et l’encaustique. L’amie n’avait jamais vu de harpe. Il lui promit de lui en monter une. Il la plaisantait en lui faisant croire qu’il l’emmenait aux Objets trouvés. Elle y crut jusqu’à ce qu’il ouvrît la petite porte du Conservatoire où sa compagne donnait des cours de solfège. La harpe avait disparu. Il demanda au concierge. Le concierge demanda au secrétaire. On fit venir le régisseur.

— Quelle harpe ? dit celui-ci.

Et la recherche fut terminée. Ils rentrèrent. Il la suivait. Il regrettait pour la harpe. Il y avait bien celle avec laquelle il avait vécu mais la violoncelliste en question ne recevait pas. D’ailleurs, si on voulait récupérer la harpe, il faudrait la prévenir au moins une semaine à l’avance à cause de ses voyages.

— Elle voyage beaucoup, dit-il à l’amie qui s’était arrêtée devant une vitrine.

— Vous m’en achetez un ? demanda-t-elle.

Il fut obligé de lui confier qu’il était désargenté. Ils reprirent leur chemin. Il était désappointé maintenant. Il n’avait même pas pris le temps de regarder ce qu’elle désirait à ce point qu’elle s’était adressée à lui pour l’obtenir. Cette négligence le condamnait au silence. Ils passèrent sous des arbres noirs. Heureusement, elle exprima un autre désir en arrivant sur la place. Elle s’approcha du kiosque.

— C’est là qu’elle joue ? demanda-t-elle.

Elle brisait le silence mais ne lui rendait pas la voix. Elle monta rapidement l’escalier. Sa main avait parcouru toute la longueur de la rampe. Il appréciait cette légèreté. Elle lui demanda qu’elle était sa place exacte. Il la désigna. On installait le piano contre la balustrade. Les enfants y écrivaient des insanités qui la rendaient folle de rage. Mais elle jouait divinement. Ses amies le reconnaissaient. Mais la harpiste ne reviendrait pas. Elle avait été enlevée. Puis assassinée. L’amie gymnaste eut un haut-le-cœur.

— Assassinée ? dit-elle en grimaçant.

Il raconta l’histoire. Elle était assise sur la première marche et lui s’agitait sur le seuil du kiosque, ne voyant que son dos et ses cheveux coiffés sur l’épaule. Elle se retourna quand il eut fini. Ce visage le subjugua (note de Pierre : je préfère fasciner). Il n’eut pas le temps de voir le regard, elle se leva et se mit à marcher en direction de l’appartement. Il la suivit encore. Et il se taisait. Devant la porte de l’immeuble, elle dit sans le regarder : qu’est-ce qu’elle va penser ? Il grinça. Son automate prenait le dessus.

— Je ne sais pas, bafouilla-t-il, pourquoi penser ?

Elle monta l’escalier devant lui. Elle était puissante et légère.

— Il nous faut une explication, chuchota-t-elle.

Il réfléchit. La harpe. Le kiosque. La harpiste. Il ne s’était rien passé. Avait-elle désiré autre chose ? En Afrique, elle avait connu le bonheur. Un éléphant avait écrasé ce bonheur.

— De quoi parlez-vous ? dit sa compagne qui le rejoignit dans la salle à manger.

— Je ne veux plus parler, dit-il.

Il avait réellement l’air épuisé.

— Nous sommes allés au Conservatoire, commença-t-il à expliquer.

— La harpe ? dit sa compagne, mais tu sais bien qu’elle est chez [elle cita le nom de la violoncelliste].

Il répéta le nom de la violoncelliste un peu comme s’il l’avait oublié et que, malgré d’évidentes réminiscences, il n’arrivait pas à l’associer à la violoncelliste qui, se rappelait-il, ne recevait pas à cause de ses voyages. C’était donc la même harpe ? Il regarda l’amie pour partager avec elle une seconde de bonheur, mais elle était en train de changer le sujet de conversation.

— Le kiosque ? dit sa compagne. Nous n’y jouons plus depuis longtemps. À cause des enfants.

Elle se souvenait particulièrement de l’un d’eux. Elle avait une fois abandonné le piano pour le poursuivre. Tout le monde avait ri. Elle avait enjambé la balustrade et sauté à pied joints sur le pavé de la place. Le gosse était déjà loin. Il entrait dans une rue quand elle trouva la force de démarrer. La chute lui avait coupé les jambes. Elle cahota jusqu’au bord du trottoir. L’enfant filait comme un oiseau, il semblait savoir où il allait. Elle était blanche et échevelée quand elle entra dans la rue. C’était une impasse avec un escalier au bout et une fontaine où l’enfant buvait en l’épiant.

— Vous savez qui c’est ? demanda-t-elle à un épicier qui sautillait sur le seuil de sa boutique.

Il lui dit le nom de l’enfant.

— C’est le nom de sa mère, ajouta-t-il en tirant sur sa moustache.

Elle reprenait son souffle.

— Il paiera pour les autres, dit-elle.

Les cageots craquaient sous la pression de son corps.

— Moi, j’ai l’œil, dit l’épicier.

On pouvait lui faire confiance.

— Il me nargue, dit-elle.

Elle était enragée. L’épicier lui tendit une pomme qu’il venait de frotter dans son tablier.

— Il n’y a rien à faire, dit-il, sinon les tenir à l’œil.

L’enfant était assis sur la murette au-dessus de la fontaine, sur fond de palais de justice. Il mangeait une pomme lui aussi. L’épicier se mordit les lèvres. On a beau avoir l’œil… Il était désolé pour le piano.

— Vous devriez retourner jouer avec vos amies, dit-il.

Il aimait la musique. C’était un enchantement. Il voyait le kiosque au bout de la rue. Et vos chapeaux. Vos chemisiers. La musique le transportait. Il aurait été incapable de décrire ces lieux. Il souhaitait seulement qu’on le comprît. Elle lui rendit le trognon saisi par la queue.

— Nous ne jetons plus ces choses dans la rigole, dit-il.

La rue était propre et bien éclairée, les façades blanches aux volets laqués de vert, les reflets des vitrines, la géométrie tranquille de la fontaine. On voyait un morceau de la façade du palais de justice et sa toiture de morne ardoise, meneaux blancs des fenêtres aux rideaux rouges. Des profils circulaient derrière l’enfant. L’épicier lui parla de l’autre façade du palais, sa sévérité, ses grilles. Elle plombait sur un jardin en pente qui descendait jusqu’à la rivière. Les prévenus s’y promenaient quelquefois. Il n’allait jamais du côté du palais par peur des mauvaises rencontres. Les bas-quartiers commençaient sur l’autre berge. L’enfant traversait la rivière à gué. On avait maintes fois détruit ce gué mais ils le reconstruisaient toujours avec les mêmes pierres qu’on avait seulement éparpillées. On avait donc renoncé à se débarrasser d’eux de cette manière. Les haïr n’était pas difficile. L’enfant savait tout de cette haine, il en connaissait le risque, mais il s’aventurait, et de la fontaine où il était assis, il appréciait la perspective d’une rue où il avait aimé vivre. Non pas avec les siens, qu’il méprisait, sauf la Nanette qui était une brave femme qui lui voulait du bien et qui le prouvait tous les jours en lui fournissant l’essentiel de sa nourriture. Il eût aimé être boutiquier. Il leur enviait leur tranquillité plus que leur aisance. La fontaine murmurait sous lui. Les gens semblaient emprunter l’escalier seulement pour lui reprocher d’exister sur leur trajet. L’escalier. L’enfant. Il pouvait voir le kiosque avec ses pots de géraniums accrochés à la balustrade. La pianiste portait le plus beau de ces chapeaux. Il avait vu ses peignes de près avant qu’elle le prît en grippe. Au début, elle le laissait approcher parce qu’il s’était vanté de connaître la musique. Il avait touché le papier mou de la partition et l’avait un peu taché de saindoux. La pianiste avait failli le battre. Cette tache l’exaspérait depuis. Elle ne pouvait s’empêcher de penser à l’enfant en la voyant sur la première page de cette valse qui était un morceau de bravoure. Nanette avait trouvé le saindoux et lui avait trouvé le quignon. Il avait bu aussi un fond de thé. Nanette l’avait réchauffé sur la flamme d’une chandelle. Le verre lui brûlait les doigts. Elle avait résisté jusqu’au premier frémissement. Puis elle avait poussé un cri et elle avait précipitamment posé le verre sur la table.

— Nous avons une table et nous jouons aux cartes, confia-t-il à la pianiste.

Elle dit que c’était merveilleux. Ça ne l’était certainement pas. Nanette passait son temps à dénoncer les tricheurs et les tricheurs finissaient par se chamailler. Il retrouvait toujours toutes les cartes. Connaissait-elle ce graphisme étrange ? Elle ne jouait pas, elle ne savait pas pourquoi, peut-être à cause de cette tension exigée par le jeu, mais elle arbitrait avec élégance. On lui reprochait d’en profiter pour descendre le porto. Ces griseries la rendaient mélancolique. Elle se couchait avec le cafard et ne s’endormait qu’à l’aurore. Il n’avait jamais vu le soleil se lever. Il se promettait tous les jours de se réveiller à temps mais nous ne possédons pas de réveille-matin, dit-il. Il y avait un horloger dans la rue, juste au pied de la fontaine. Les avocats sortaient de la boutique avec leur oignon contre l’oreille et ils descendaient la rue en titubant, la tête penchée, l’autre main étreignait une serviette de cuir.

— Tu exagères, dit-elle un peu avant d’être dégoûtée par le quignon enduit de graisse.

La librairie le fascinait. Il y avait un énorme manuscrit au milieu de la vitrine. Il était ouvert à une page cruciale. Que voulait-il dire ?

— Il faut apprendre un métier et convaincre les autres de vous laisser le temps de l’exercer, ce temps est payé et les autres sont vos amis. L’idéal.

Elle jouait du piano le dimanche et enseignait la musique pendant toute la semaine. Elle allait en vacances à la montagne une fois par an au moment des premières neiges et elle revenait enchantée. Il avait vu la mer quand il travaillait dans un cirque. Il soignait les chevaux mais il s’endormait toujours avant le crépuscule. Ensuite il était réveillé par les coups de pied du paillasse et il allait donner un coup de main aux artistes. Des pieds et des mains, plaisanta-t-il. La galéjade n’était pas de lui. Il se fichait de l’emprunter pour la faire rire et il l’avouait sans honte. Elle aimait cette sincérité. Elle lui donna un calisson extrait de son sac à main et lui en promit un autre s’il réussissait à raisonner ses compagnons.

— Je ne les connais pas, dit-il.

Ils se tenaient pourtant tranquilles depuis qu’il était arrivé avec son quignon entre les dents. Ils semblaient attendre quelque chose de lui. Il les méprisait. Il exprimait ce mépris pour tenter de les anéantir.

 

 

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