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Au matin, la campagne riante. Monte dans l’air frais une de ces odeurs puissantes, bouffée de graminées fraîchement coupées, vrai bol d’aire qui secoue les sens dans tous les sens de qui s’y expose, aire riante qui ne paralyse aucun de nos sens, les dynamise plutôt, les mettant sens dessus-dessous, sans jamais pousser celui ou celle qu’investit une telle mer de sensations à entreprendre dans l’instant quoi que ce soit de précis, mais à prendre part à tout ce qui, ici, vit et meurt, s’érode et pousse, sèche ou éclot, pierres, roches et terres comprises. Au loin, en un après-midi lumineux, j’aperçois le Mont Poupet qui surplombe Salins-les-Bains, Ivrey et Saint-Thiébaud. Visible depuis la colline où j’ai ma maison en surplomb de L’Ognon, le Mont Poupet pointe à l’horizon haut de ses modestes 851 mètres. Nous ne sommes pas dans les Alpes ; ici, pas de vertige mais une lente ascension du regard posé sur les soies mouvantes de l’horizon bleuissant. Depuis ce petit bout de Haute-Saône bénie des dieux, posant mes regards vers l’Est sur les crêts noyés dans les lointains, c’est toute l’ancienne Haute-Bourgogne, terre d’Empire, avant la conquête française, qui me revient en mémoire. Rudes époques ! Au crépuscule, tard le soir en juin, la campagne exhale. Fraîcheur bienvenue de la nuit à venir. Etoiles vacillent dans le ciel. Je les contemple quelques secondes, content d’être sur terre. Un ballet d’étoiles filantes n’est pas rare par ici. A la nuit tombée, je pense à toutes celles et tous ceux qui vécurent ici et alentour il y a maintenant plus de deux mille ans : que voyaient-ils, que ressentaient-ils, immergés qu’ils étaient eux-aussi, dans cette campagne généreuse au pied des Monts de Gy, œuvrant dans cette villa gallo-romaine sur les terres de laquelle, en 1756, on mit au jour ce beau taureau tricorne dans la commune d’Avrigney - Tarvos trigaranus, divinité celto-romaine - désormais visible au musée des Beaux-Arts de Besançon. Blé, seigle et vignes y prospèrent depuis plus de deux mille ans. Béatrice 1ère de Bourgogne, seconde épouse de Frédéric Barberousse, possédait ses terres anciennement gallo-romaines ; les vins blancs de Charcenne avaient les faveurs de la cour de Frédéric et de son épouse comtoise. Où que je regarde, ramené je suis dans un passé désormais fort lointain qui de ce pays fit ce qu’il est maintenant, et je remercie les générations de femmes et d’hommes de ce pays qui se sont succédé jusqu’à moi. Rendre augmenté ce qui fut donné, dit en substance un poète que j’aime : voilà un adage auquel j’attache volontiers mes pas. Il faut être à la page, suivre les modes, épouser les tendances, dit la doxa à laquelle, volontiers, j’oppose la vulgate païenne de mes ancêtres.
Jean-Michel Guyot 20 juin 2025 |
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Dans les lointains, le souffle du monde
Il y a dans le texte de Jean-Michel Guyot une manière rare de regarder : non pour voir, mais pour se laisser traverser. Dans les lointains n’est pas une évocation bucolique de la campagne, ni un exercice de mémoire érudite. C’est un texte qui respire. Il commence au matin, quand l’air frais monte avec l’odeur puissante des graminées coupées, et déjà, les sens s’inversent, s’élargissent, s’ouvrent à plus vaste qu’eux. Rien ici ne pousse à faire, mais à être. À faire corps avec le vivant — même celui des pierres.
L’écriture suit ce rythme d’alliance, sans forcer, sans habiller le réel. Le regard se lève doucement vers le Mont Poupet, « modeste » sommet qui surplombe un territoire inscrit dans une longue histoire. La modestie est d’ailleurs l’un des traits de cette prose : elle laisse l’orgueil à d’autres, et choisit la fidélité. Fidélité au sol, au souffle, aux siècles, à cette Haute-Saône qui fut terre gallo-romaine, bourguignonne, comtoise, avant de devenir ce qu’elle est aujourd’hui — une mémoire en actes.
Car Guyot n’écrit pas pour retenir le passé, mais pour l’habiter. Ce qu’il évoque, ce sont les plis de l’Histoire enfouis dans le paysage, les traces invisibles des vies humaines, les gestes anciens que la terre a gardés. Un taureau tricorne exhumé à Avrigney, les vins blancs de Charcenne goûtés par Béatrice de Bourgogne, les sillons du seigle depuis deux mille ans : ce ne sont pas des anecdotes, ce sont des strates de présence.
Et lui, depuis sa colline, les accueille sans nostalgie. Il regarde, contemple, remercie. Ce n’est pas un repli : c’est une pensée debout, une pensée lente, enracinée. Il oppose à la doxa moderne — à ses injonctions de vitesse, d’oubli, de mode — une vulgate païenne, douce, tenace. Une fidélité à ce qui fut donné, et qu’il s’agit non de répéter, mais d’augmenter. Dans ce mot, tout est dit : augmenter, non en grandeur, mais en justesse.
Là où beaucoup parleraient de patrimoine ou d’identité, Jean-Michel Guyot parle de silence, de lumière du soir, d’étoiles qui vacillent, d’un regard posé longtemps sur les crêts bleutés. Il ne convoque pas les morts, il les écoute. Il ne dresse pas un portrait du pays, il l’habite de l’intérieur. Ce qu’il nous donne, c’est une parole simple, offerte, qui fait de la contemplation un acte de transmission.
Dans Dans les lointains, tout est là : l’amour d’un lieu, la fidélité d’une langue, la mémoire d’un peuple, et ce refus discret mais absolu d’être ailleurs que là où l’on a ses racines.