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La lettre de Bagdad (novelette de Patrick Cintas) par Catherine Andrieu
Une lettre venue d’un gouffre : la nuit sans fond de Bagdad
C’est une lettre qui ne partira pas, un texte qui ne se délivre pas. Et pourtant, tout y est cri d’envoi, appel muet, geste suspendu entre deux rives : celle de la mémoire et celle de l’irréparable. La Lettre de Bagdad de Patrick Cintas n’est ni lettre ni récit, ni roman ni confession. C’est une traversée. Un très long fleuve où des cadavres d’amour flottent dans les remous d’une conscience en dérive. Le lecteur, pris dans ce flux, en ressort sali, bouleversé, mais étrangement éclairé. Car dans cette obscurité poisseuse, Cintas parvient à faire passer, comme une écharde de lumière, la question brûlante : qu’est-ce qu’un homme ?
La voix qui s’adresse à Kateb, ami imaginaire ou frère d’exil, est celle d’un narrateur qui se pense libre dans l’asservissement d’autrui. Il achète une femme, qu’il nomme Saïda, parce qu’elle n’a pas de nom. Il croit posséder un corps, et ne perçoit pas qu’il est lui-même l’objet de ce qu’il décrit — traversé, affecté, disloqué par le regard, le silence, la résistance invisible de l’autre.
« Je l’ai achetée, je l’aime, je la bats, et elle ne dit rien. Que pourrait-elle dire ? » (p.8)
Rien. Et pourtant, tout dans La Lettre de Bagdad est dit. Mais de biais. Par le corps des chats, par la lettre en perse qu’on ne peut pas lire, par le morceau de cuir sans fonction, par les objets silencieux. Toute parole échappe, et c’est dans cet écart que s’infiltre l’obsession du narrateur. Ce qu’il cherche, ce n’est pas la femme, ce n’est pas l’amour, ce n’est pas même la vérité. C’est une expiation. Une clarté dans le chaos.
« Je voulais simplement écrire la vie des autres. Eh bien non, je me trompais. Je vivais ma vie malgré celle des autres. » (p.13)
Mais cette vie qu’il découvre en lui, elle est fêlée. Elle est bâtie sur l’illusion de pouvoir dominer, nommer, frapper, posséder. Et chaque page révèle davantage cette béance, cet effondrement intérieur qui ne dit pas son nom, mais qui pulse comme une plaie. Ce n’est pas une histoire d’amour, mais une histoire de pouvoir et de dépossession. La femme, ici, n’est pas un être, elle est ce qui résiste à l’être, ce qui rend le narrateur fou par sa douceur, sa réserve, sa manière de se taire sans se soumettre.
« Elle lit ce que j’ai envie d’écouter. » (p.7)
Elle lit, donc elle existe. Elle parle, mais à travers d’autres mots. Elle est dans la bibliothèque interdite, elle est dans la chambre de l’autre, elle est dans le nom qu’elle n’a pas choisi. Et c’est peut-être cela, au fond, le cœur du texte : cette tension entre la nomination et l’effacement, entre l’amour et le viol, entre la tendresse et la frappe.
La prose de Patrick Cintas est à la fois ample et tranchante. Elle circule dans des spirales sensuelles, s’interrompt brutalement, revient avec ironie, dérive dans des souvenirs, rebondit sur des objets, des animaux, des lettres mortes. Elle prend le lecteur dans une gangue de chaleur et de désespoir, comme un fleuve lent qui sent le sang et le musc.
Il y a dans La Lettre de Bagdad une triple crucifixion : celle de Saïda, lapidée contre un mur ; celle du narrateur, rongé par un désir sans paix ; et celle du lecteur, obligé d’assister à tout cela sans pouvoir détourner les yeux. Car la phrase, toujours splendide, ne permet pas la fuite. Elle oblige. Elle enveloppe. Elle dénude.
« Ce n’est ni le sang ni les grimaces ni même le cri… je ne sais pas ce que c’est. » (p.6)
C’est peut-être cela, justement : l’irreprésentable. La lettre, comme texte, met en échec la représentation. Elle ne peut pas montrer. Elle dit qu’elle ne peut pas dire. Mais en le disant, elle montre. Et ce qui s’imprime en nous, ce n’est pas seulement la violence, ni la beauté, ni même la honte — c’est cette conscience aiguë qu’une parole peut devenir supplice. Non pas pour celle ou celui à qui elle s’adresse, mais pour celui qui la profère.
« Pourquoi tuer ce qui est sans solution ? » (p.17)
Cette question, lancée comme une pierre dans l’eau noire du récit, résonne longtemps. Pourquoi tuer une femme qu’on ne comprend pas ? Pourquoi faire taire ce qui ne dit rien ? Pourquoi chercher dans l’autre ce que l’on a déjà perdu en soi ?
La figure de Saïda devient, au fil du texte, de plus en plus insaisissable. Elle est corps, puis voix, puis absence, puis souvenir, puis silence. Et dans cette dilution, elle s’incarne avec une force mystique. Elle est la martyre d’un amour qui n’a jamais su dire son nom. Elle est la déesse anonyme de tous les récits masculins, réduite au rôle de miroir, puis brisée par trop de reflets.
« Je ne suis pas son maître parce que je l’aime. » (p.12)
Et si aimer, c’était cela : renoncer à tout pouvoir sur l’autre ? Le texte semble tourner autour de cette idée comme un fauve blessé. Le narrateur frappe parce qu’il aime, puis doute, puis désire, puis regrette. L’ambivalence est totale, sans résolution. Et c’est là que Cintas touche au plus juste : dans cette impossibilité d’un salut qui viendrait de l’écriture. Car rien n’apaise ici. Ni la lettre, ni le récit, ni la fuite vers Damas. Le sang ne sèche pas. Il tâche la page.
Mais il y a aussi des instants de grâce. Fragiles, inattendus. Un chat qui passe. Un rire étouffé. Une lecture à haute voix. Une rose contre la joue d’un prince noir. Un vieux qui marche pieds nus. L’écriture de Cintas, dans ces moments-là, prend feu. Elle irradie, comme un vitrail éclaté.
« Je la frappais un peu, pour le spectacle que je donnais à qui voulait s’y repaître. » (p.14)
Cette phrase est peut-être la plus terrible. Elle dit le théâtre de la domination, la cruauté sociale, le désir de performance dans la violence. Mais elle dit aussi, en creux, le vide qui pousse l’homme à cette mise en scène. Le vide d’un monde sans amour. Un monde où le seul reste de poésie est contenu dans une lettre qu’on ne comprend pas.
Dans La Lettre de Bagdad, tout finit par s’écrire. Même la mort. Même la honte. Même l’agonie d’une femme lapidée pour avoir dansé.
« Elle a dansé… Je voulais me glisser le long de sa jambe… Pourquoi tuer ce qui est sans solution ? » (p.17)
La beauté de ce texte tient à son ambiguïté, à sa cruauté sans fard, à sa lucidité. Il ne prétend pas faire justice. Il ne cherche pas à sauver le lecteur. Il nous fait entendre une voix qui ne sait pas, qui s’enfonce, qui saigne. Et qui, parce qu’elle accepte de s’écrire dans ce désordre, ouvre une brèche. Une brèche pour le silence, pour la lumière, pour une vérité qui n’aurait plus besoin d’être tue.
C’est peut-être cela, la grandeur de cette lettre inachevable : faire de l’écriture un cercueil de lumière. Y déposer ce que l’humain a de plus innommable — et le regarder en face, sans ciller.
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Une lettre venue d’un gouffre : la nuit sans fond de Bagdad
C’est une lettre qui ne partira pas, un texte qui ne se délivre pas. Et pourtant, tout y est cri d’envoi, appel muet, geste suspendu entre deux rives : celle de la mémoire et celle de l’irréparable. La Lettre de Bagdad de Patrick Cintas n’est ni lettre ni récit, ni roman ni confession. C’est une traversée. Un très long fleuve où des cadavres d’amour flottent dans les remous d’une conscience en dérive. Le lecteur, pris dans ce flux, en ressort sali, bouleversé, mais étrangement éclairé. Car dans cette obscurité poisseuse, Cintas parvient à faire passer, comme une écharde de lumière, la question brûlante : qu’est-ce qu’un homme ?
La voix qui s’adresse à Kateb, ami imaginaire ou frère d’exil, est celle d’un narrateur qui se pense libre dans l’asservissement d’autrui. Il achète une femme, qu’il nomme Saïda, parce qu’elle n’a pas de nom. Il croit posséder un corps, et ne perçoit pas qu’il est lui-même l’objet de ce qu’il décrit — traversé, affecté, disloqué par le regard, le silence, la résistance invisible de l’autre.
« Je l’ai achetée, je l’aime, je la bats, et elle ne dit rien. Que pourrait-elle dire ? » (p.8)
Rien. Et pourtant, tout dans La Lettre de Bagdad est dit. Mais de biais. Par le corps des chats, par la lettre en perse qu’on ne peut pas lire, par le morceau de cuir sans fonction, par les objets silencieux. Toute parole échappe, et c’est dans cet écart que s’infiltre l’obsession du narrateur. Ce qu’il cherche, ce n’est pas la femme, ce n’est pas l’amour, ce n’est pas même la vérité. C’est une expiation. Une clarté dans le chaos.
« Je voulais simplement écrire la vie des autres. Eh bien non, je me trompais. Je vivais ma vie malgré celle des autres. » (p.13)
Mais cette vie qu’il découvre en lui, elle est fêlée. Elle est bâtie sur l’illusion de pouvoir dominer, nommer, frapper, posséder. Et chaque page révèle davantage cette béance, cet effondrement intérieur qui ne dit pas son nom, mais qui pulse comme une plaie. Ce n’est pas une histoire d’amour, mais une histoire de pouvoir et de dépossession. La femme, ici, n’est pas un être, elle est ce qui résiste à l’être, ce qui rend le narrateur fou par sa douceur, sa réserve, sa manière de se taire sans se soumettre.
« Elle lit ce que j’ai envie d’écouter. » (p.7)
Elle lit, donc elle existe. Elle parle, mais à travers d’autres mots. Elle est dans la bibliothèque interdite, elle est dans la chambre de l’autre, elle est dans le nom qu’elle n’a pas choisi. Et c’est peut-être cela, au fond, le cœur du texte : cette tension entre la nomination et l’effacement, entre l’amour et le viol, entre la tendresse et la frappe.
La prose de Patrick Cintas est à la fois ample et tranchante. Elle circule dans des spirales sensuelles, s’interrompt brutalement, revient avec ironie, dérive dans des souvenirs, rebondit sur des objets, des animaux, des lettres mortes. Elle prend le lecteur dans une gangue de chaleur et de désespoir, comme un fleuve lent qui sent le sang et le musc.
Il y a dans La Lettre de Bagdad une triple crucifixion : celle de Saïda, lapidée contre un mur ; celle du narrateur, rongé par un désir sans paix ; et celle du lecteur, obligé d’assister à tout cela sans pouvoir détourner les yeux. Car la phrase, toujours splendide, ne permet pas la fuite. Elle oblige. Elle enveloppe. Elle dénude.
« Ce n’est ni le sang ni les grimaces ni même le cri… je ne sais pas ce que c’est. » (p.6)
C’est peut-être cela, justement : l’irreprésentable. La lettre, comme texte, met en échec la représentation. Elle ne peut pas montrer. Elle dit qu’elle ne peut pas dire. Mais en le disant, elle montre. Et ce qui s’imprime en nous, ce n’est pas seulement la violence, ni la beauté, ni même la honte — c’est cette conscience aiguë qu’une parole peut devenir supplice. Non pas pour celle ou celui à qui elle s’adresse, mais pour celui qui la profère.
« Pourquoi tuer ce qui est sans solution ? » (p.17)
Cette question, lancée comme une pierre dans l’eau noire du récit, résonne longtemps. Pourquoi tuer une femme qu’on ne comprend pas ? Pourquoi faire taire ce qui ne dit rien ? Pourquoi chercher dans l’autre ce que l’on a déjà perdu en soi ?
La figure de Saïda devient, au fil du texte, de plus en plus insaisissable. Elle est corps, puis voix, puis absence, puis souvenir, puis silence. Et dans cette dilution, elle s’incarne avec une force mystique. Elle est la martyre d’un amour qui n’a jamais su dire son nom. Elle est la déesse anonyme de tous les récits masculins, réduite au rôle de miroir, puis brisée par trop de reflets.
« Je ne suis pas son maître parce que je l’aime. » (p.12)
Et si aimer, c’était cela : renoncer à tout pouvoir sur l’autre ? Le texte semble tourner autour de cette idée comme un fauve blessé. Le narrateur frappe parce qu’il aime, puis doute, puis désire, puis regrette. L’ambivalence est totale, sans résolution. Et c’est là que Cintas touche au plus juste : dans cette impossibilité d’un salut qui viendrait de l’écriture. Car rien n’apaise ici. Ni la lettre, ni le récit, ni la fuite vers Damas. Le sang ne sèche pas. Il tâche la page.
Mais il y a aussi des instants de grâce. Fragiles, inattendus. Un chat qui passe. Un rire étouffé. Une lecture à haute voix. Une rose contre la joue d’un prince noir. Un vieux qui marche pieds nus. L’écriture de Cintas, dans ces moments-là, prend feu. Elle irradie, comme un vitrail éclaté.
« Je la frappais un peu, pour le spectacle que je donnais à qui voulait s’y repaître. » (p.14)
Cette phrase est peut-être la plus terrible. Elle dit le théâtre de la domination, la cruauté sociale, le désir de performance dans la violence. Mais elle dit aussi, en creux, le vide qui pousse l’homme à cette mise en scène. Le vide d’un monde sans amour. Un monde où le seul reste de poésie est contenu dans une lettre qu’on ne comprend pas.
Dans La Lettre de Bagdad, tout finit par s’écrire. Même la mort. Même la honte. Même l’agonie d’une femme lapidée pour avoir dansé.
« Elle a dansé… Je voulais me glisser le long de sa jambe… Pourquoi tuer ce qui est sans solution ? » (p.17)
La beauté de ce texte tient à son ambiguïté, à sa cruauté sans fard, à sa lucidité. Il ne prétend pas faire justice. Il ne cherche pas à sauver le lecteur. Il nous fait entendre une voix qui ne sait pas, qui s’enfonce, qui saigne. Et qui, parce qu’elle accepte de s’écrire dans ce désordre, ouvre une brèche. Une brèche pour le silence, pour la lumière, pour une vérité qui n’aurait plus besoin d’être tue.
C’est peut-être cela, la grandeur de cette lettre inachevable : faire de l’écriture un cercueil de lumière. Y déposer ce que l’humain a de plus innommable — et le regarder en face, sans ciller.