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Il suffit parfois d’un nom pour fissurer la réalité et laisser affleurer un autre monde. Drusilla. Trois syllabes antiques, levées dans la poussière des pupitres comme trois colonnes blanches dressées contre l’oubli. Trois coups frappés dans l’air, et la salle de classe se mue en temple. La banalité se dissout, l’étude se transmue en liturgie. « Les trois syllabes romaines se dressent promptement, dès lors que son nom est prononcé à voix haute » (p. 9). Et voici qu’une élève, silhouette banale entre d’autres, devient prêtresse, statue vivante, incarnation de l’archaïque dans le présent. Sa voix, « lisse comme du métal » (p. 9), se détache comme une lame affûtée, tranchant la densité de l’air, glaive sonore qui perce les chairs invisibles du cortex. Elle ne récite pas, elle sacre. Chaque mot est un glaçon d’acier, une étincelle d’alliage. Drusilla n’entre pas dans la narration, elle surgit hors du temps.
C’est ce surgissement qui fait loi : Drusilla n’est pas personnage, mais apparition. Elle ne progresse pas, elle se diffracte. « Chaque paragraphe fonctionne à la manière d’une facette de kaléidoscope » (p. 11). Voilà l’architecture : non pas fil linéaire mais prisme tournoyant, non pas progression mais éclatement, rotation du cristal où chaque angle révèle une nouvelle figure. Drusilla n’est pas identité, mais champ de variations.
D’abord, elle est lycéenne, jeune fille disciplinée, apparence docile sous l’autorité scolaire. Mais cette docilité est déjà masque : derrière la posture, une intensité antique affleure, une gravité démesurée. Puis elle est amante, « se voit triphasée, maintenant, dans cette pièce intime de forme cubique » (p. 28). Trois corps dans une chambre qui devient polyèdre. L’érotisme prend ici la rigueur d’une figure géométrique. Les gestes sont axes, les regards diagonales, les respirations angles vifs. Rien de flou, rien de diffus : mathématique charnelle, architecture voluptueuse. Le cube devient théâtre, partition, diagramme de désir. Dans ce cube, le corps n’est pas relâche mais tension extrême. La volupté est science exacte, l’incandescence naît de la précision.
Mais Drusilla glisse encore. La voici cuisinière hiératique, silhouette aux talons martelés, prêtresse du cuivre et du fer. « Le cliquetis des talons continue sa chorégraphie » (p. 33). Chaque casserole est cloche, chaque couteau est lame sacrificielle. La cuisine devient sanctuaire. Le sang de la viande et le bruit du métal se confondent. Ce n’est plus préparer un repas, c’est célébrer un rite. La banalité culinaire s’embrase en liturgie.
Puis elle se rétrécit. « Oui, c’est une Drusilla en miniature qui accapare la Ville » (p. 37). Figure minuscule dans des avenues titanesques, mais paradoxalement souveraine. La petitesse est un pouvoir. Même rétrécie, elle règne. La disproportion devient instrument de domination.
Elle se fait employée sage et fidèle dans la demeure du Narrateur (p. 35), incarnation d’une rectitude presque inquiétante. Dans l’obéissance même, elle conserve une puissance hiératique. Elle est rubis, « aux yeux métalliques » (p. 37), gemme incandescente, regard dur comme une braise froide. Et elle est enfin manuscrit, posé sur la table d’un laboratoire désert : « un portrait narratif dont l’intitulé n’est autre que… Drusilla » (p. 41). Le corps devient encre, la femme devient livre. La boucle est close, mais l’éclat demeure.
Elle n’est jamais la même, toujours multiple. Lycéenne, amante, enfant, prêtresse, secrétaire, pierre, manuscrit. Kaléidoscope vivant. Non pas identité mais succession d’épiphanies. Elle est partout, et dans cette omniprésence se tient son mystère.
La forme suit cette logique. Blocs, éclats, sections. Pas de transitions, mais une cohérence sous-jacente. Pucheu le dit : « Il n’y a pas de transition mais une continuité » (p. 52). La continuité est énergétique, non narrative. Ce qui semble chaos est ordre invisible. Ce qui semble mosaïque est architecture secrète. L’écriture n’avance pas par chemin, mais par surgissement. Chaque fragment est pavé incandescent, et leur juxtaposition forme un édifice.
L’érotisme, loin d’être relâche, devient discipline. La scène triphasée est d’une rigueur architecturale. Les corps se disposent comme figures géométriques, les regards sont tracés, les mains vecteurs. L’érotisme ici est équation. Il ne libère pas, il structure. Et c’est dans cette structure que s’embrase la jouissance, non dans la perte mais dans la forme.
Mais l’érotisme n’épuise pas Drusilla. Elle est aussi enfance, elle est aussi nourriture, elle est aussi lecture. Elle est totalité. Elle est métaphore de l’écriture elle-même : polymorphe, insaisissable, inépuisable.
Et voici Jean-Michel Guyot. L’entretien est le second souffle. Il n’explique pas, il révèle. Il ne commente pas, il amplifie. Guyot n’est pas questionneur extérieur, mais compagnon de route. Ses questions sont torches allumées dans les cavernes du texte.
Il demande : écrire, est-ce contenir ou libérer ? (p. 43). Pucheu répond : ni l’un ni l’autre, mais hybridation. « Le mouvement de ma narration est composite ou hybride, fait de sensations, d’idées, de fantasmes, de spéculations » (p. 44). Grâce à la question, nous comprenons que Drusilla n’est pas récit mais excès hybride.
Guyot interroge l’incipit : cette suite de substantifs, est-ce flottement ? Réponse : « C’est la douce affirmation d’un climat annoncé » (p. 46). L’opacité devient atmosphère, la masse de mots devient climat. Là où l’on pouvait voir hésitation, il faut voir affirmation.
Guyot souligne la discontinuité. Pucheu répond : l’unité est ailleurs, dans les « allers-retours entre le passé et le présent. Ainsi que le futur » (p. 52). Ce qui semblait dispersion se révèle être un ordre temporel.
Et Guyot ouvre la voie à la phrase manifeste : « La littérature abstraite n’est pas une littérature cathartique, c’est une littérature de spéculation ou de construction » (p. 47). Voilà l’essence. Drusilla n’est pas confession, ni exutoire, ni thérapie. Elle est édifice, spéculation, empire. Non pas ruine mais socle. Non pas cri mais cathédrale. Non pas plaie mais architecture.
Ainsi, l’entretien est œuvre à deux voix. Pucheu écrit Drusilla ; Guyot la révèle. Ensemble, ils font un diptyque : narration et critique, apparition et dévoilement. Sans Guyot, l’œuvre aurait gardé son mystère. Avec lui, elle gagne sa dimension spéculative. Il ne détruit pas l’énigme, il la magnifie.
Et Guyot formule le projet : « Rien moins que contribuer à renouveler la littérature d’expression française en explorant des possibles jusqu’alors négligés » (p. 17). Drusilla est ce projet. Refus du plat, refus de l’autofiction, refus du divertissement aseptisé. Elle est fruit inattendu, « rien d’exotique ni de familier » (p. 19). Elle est goût nouveau, matière inédite.
Ainsi, Drusilla est plus qu’une héroïne : elle est la métaphore de la littérature quand elle ose. Elle est la voix d’acier dans la salle de classe (p. 9), le rubis aux yeux métalliques (p. 37), l’amante triphasée dans le cube (p. 28), la cuisinière au cliquetis de talons (p. 33), l’enfant minuscule qui accapare la ville (p. 37), la lectrice silencieuse (p. 38), le manuscrit final (p. 41). Elle est tout cela, simultanément. Elle est la littérature vivante.
« Mon langage abstrait ouvre le champ des possibles, et aussi le psychisme du lecteur » (p. 51). Voilà la clé. Drusilla est ouverture. Elle est promesse. Elle est preuve que la littérature n’est pas morte, qu’elle peut encore diffracter le désir, bouleverser la perception, faire trembler le réel. Elle est empire de langage, cathédrale de fragments, feu dans la nuit contemporaine.
Drusilla est nom, vibration, incarnation. Elle est livre, corps, mythe, gemme, manuscrit. Elle est l’évidence que la littérature, lorsqu’elle ose, demeure feu souverain. Et dans la lumière croisée de Stéphane Pucheu et de Jean-Michel Guyot, elle s’impose comme apparition intempestive, une des plus radicales, des plus nécessaires de notre temps.
Seule réserve : la couverture fige Drusilla dans l’image univoque d’une femme banale, verre à la main, comme sortie d’un cliché publicitaire ; c’est d’un goût douteux face à l’intensité du texte. Car Pucheu offre une figure mouvante, kaléidoscopique, insaisissable — et non ce réalisme plat qui réduit l’éclat du mythe à une posture sans mystère.
Catherine Andrieu |
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Lecture et musique électro acoustique. https://youtu.be/bGaXLHS0XzQ?si=x4lsbhrw4nQ9zUHq