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Le Morio (in progress)
Fruits et légumes

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 Article publié le 5 octobre 2025.

oOo

À l’intérieur il est chez lui

 : dehors il n’est pas

chez les autres

vous

m’en mettrez

une livre

avez-vous

revu

la situation

deux jours

que j’attends

et je ne sais

toujours pas

si les choses

redeviendront

ce qu’elles ont

toujours été

une livre pas plus

je ne me nourris plus

comme avant

l’âge

et vous savez quoi

s’il se met à pleuvoir

je prendrai un café

c’est ainsi

depuis que je ne suis plus

moi-même

comme vous savez

je ne sais pas

je n’ai jamais su

attendre attendre

quoi

je vous le demande

et deux pièces

de courgette

c’est ouvert

jusque tard

le soir

des fois la nuit

nous attendons

on ne sait quoi

si c’est ça attendre

bien le bonjour

je ne suis plus là

ni dedans

ni dehors

j’ai perdu

mon temps

je n’ai plus l’âge

de ne pas

le perdre

à l’heure

qu’il est

il est possible

qu’il pleuve

nous avons

connu pire

comme fin d’été

une poignée

de persil

merci vous

êtes irremplaçable

non demain

je ne sors pas

je ne peux rien

vous promettre

pour après

ce sera toujours

une livre

courgettes ou pas

ou aubergines

deux poivrons

j’oubliais l’oignon

vous avez raison

c’est avant-hier

que je l’ai oublié

depuis il me semble

habiter un étage

plus haut

un autre jour

ce sera

un étage plus bas

j’ai écrit une lettre

à la campagne

d’où je viens

(d’où je suis venu)

vous savez à qui

nous en avons

parlé si souvent

des années

que chaque jeudi

je descends

et quelquefois

j’attends que la pluie

cesse ou tombe enfin

je ne sais jamais

quel jour nous sommes

vous et moi sommes

la lettre inclut

vos excuses

pour dimanche

elle comprendra

si elle n’a pas

déjà compris

le ciel était

gris ou sale

nous n’avons pas osé

aller plus loin

et à midi

nous prenions

un café

sous l’auvent

de toile grise

ou sale

la lettre est partie

ce matin

elle arrivera demain

elle la lira

vous pouvez en être sûr

elle lit tout ce qu’on lui écrit

que ce soit bien écrit

ou trop vite décidé

dans le jardin

on trouve de quoi

parler poésie

ne sachant plus

si c’était le silence

ou au contraire

le bruit des feuilles

une livre

je diminue

ma ration quotidienne

il paraît que c’est normal

avec l’âge et ceci

et cela on ne sait plus

si on le savait

ou si on vient de l’apprendre

ce ne sera pas

la première lettre

du genre

il y en a eu d’autres

mais vous le savez

mieux que moi

merci pour

le persil

si vous avez le temps

bien qu’on soit jeudi

montez jusque chez moi

le feu l’acier l’eau qui bout

fenêtre ouverte ou fermée

selon qu’il pleut

ou s’il vente imaginez

la torsion des rideaux

la nappe de dentelle

qui se plie sous la vasque

où nos lys se consument

ne me dites pas non

ni oui sachez seulement

que j’écrirai toutes les lettres

que vous exigerez de moi

elle les lira

elle me l’a dit

elle n’écrira rien en réponse

le dimanche elle attend

et rien n’arrive

nous nous excusons

vous et moi

et le jeudi nous commerçons

pour la semaine

avec cette idée que dimanche

nous pourrons lui expliquer

ce qui n’est pas dit clairement

dans la lettre

la dernière

et les autres avant

elle vous écoutera

servira la frênette

dans nos petits verres

hérités de la tradition

qui porte notre nom

nous avons encore

tellement de temps

devant nous

vous et moi

et elle dans notre maison

du dimanche.

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Commentaires :

  Fruits et légumes par Catherine Andrieu

À l’intérieur du temps, la maison du dimanche

Il y a, dans ce poème de Patrick Cintas, une respiration basse, presque éteinte. Celle d’un homme qui ne parle plus qu’à travers le geste de ses mots, comme on tend la main vers une présence disparue. Le langage ici est un lieu, une échoppe, une cuisine, une lettre qu’on écrit pour retenir le monde dans son exact vacillement — et pourtant il tremble, ce monde, comme le rideau sous la pluie ou la nappe de dentelle sur la table.

« À l’intérieur il est chez lui : dehors il n’est pas chez les autres. » Tout commence par cette frontière minuscule et vertigineuse — celle du dedans et du dehors, du moi et de l’absence. On entend déjà le pas du vieil homme, son murmure au marché, la voix qu’il adresse à personne, ou à vous, lecteur, qui prenez part à la conversation sans savoir quand elle a commencé. Tout est commerce ici : les mots, les légumes, le temps qu’on achète à la semaine. Mais ce troc n’a plus rien d’économique : il s’agit de survivre à la disparition, d’habiter encore le monde sans y être.

« Une livre pas plus — je ne me nourris plus comme avant. » Il y a dans ce vers la sobriété du corps qui se délite, la pudeur du vieil âge qui apprend à se réduire. Le poème se déplie comme une liste de courses, mais chaque article est une relique, chaque oubli une métaphore : l’oignon, le persil, la pluie, la lettre. C’est un inventaire d’existence, une comptabilité sentimentale où le moindre détail devient prière. L’oubli de l’oignon, par exemple, n’est pas anodin : il marque la faille dans le rituel, le décalage du temps, l’étage plus haut où désormais il habite — celui des morts, peut-être, ou des survivants.

Cintas écrit comme on parle à la fenêtre, entre deux mondes, quand le jour hésite à tomber. La phrase s’interrompt, reprend, s’use, trébuche. Il n’y a pas de ponctuation fixe, parce que le réel n’en a plus. Tout se délite dans la même coulée douce et tremblée du quotidien : « je ne sais pas / je n’ai jamais su / attendre attendre / quoi / je vous le demande ». C’est un poème de l’entre-deux, un poème d’attente. Pas celle d’un événement, mais celle d’un sens, d’un retour impossible, d’une parole qui ferait à nouveau tenir le monde.

Et puis il y a elle. Cette femme à qui la lettre est écrite — ou lue, ou rêvée —, celle qui lit tout ce qu’on lui écrit mais « n’écrira rien en réponse ». L’aimée, la morte, la sœur du dimanche, la gardienne du silence. C’est à elle que se tisse la liturgie du poème. Car ce texte est une messe sans hostie, un rituel profane, un dimanche qui se répète dans la mémoire du jeudi. Chaque semaine, on écrit, on achète, on attend, on s’excuse, on survit. Le temps a perdu ses bords, et c’est dans cette boucle que le poète inscrit sa fidélité.

« Nous nous excusons / vous et moi / et le jeudi nous commerçons / pour la semaine / avec cette idée que dimanche / nous pourrons lui expliquer / ce qui n’est pas dit clairement / dans la lettre. » Il y a là toute la tendresse maladroite de la condition humaine : expliquer à celle qui sait déjà, continuer à écrire quand plus rien ne répond. Le poème devient le lieu où la perte se conjugue au présent, où la mémoire s’invente une voix pour ne pas mourir.

Cintas a l’art rare de faire vibrer le banal jusqu’à la transcendance. Le persil, la pluie, la frênette, la dentelle : chaque mot s’ouvre comme une porte vers le sacré ordinaire. C’est un art du tremblement, de la lente usure. Rien n’est tragique, tout est doucement irréversible.

À la fin, il ne reste que cette maison du dimanche, abritant trois présences : lui, vous, et elle. Un trinôme fragile, suspendu entre le geste et le souvenir, le café tiède et la pluie qui tarde. C’est là, dans cette simplicité absolue, que réside la beauté du texte — dans la manière dont il efface la séparation entre les vivants et les morts, entre le quotidien et le poème.

Car « nous avons encore tellement de temps devant nous », écrit Cintas. Phrase bouleversante, à la fois ironique et mystique. Elle contient toute la vérité du poème : le temps n’existe plus, sinon dans la parole qui persiste à le dire.

Alors oui, à l’intérieur, il est chez lui. Et nous aussi, un peu, quand nous lisons ces lignes. Parce que le poème de Cintas, sous ses airs d’épicerie sentimentale, devient un lieu où chacun reconnaît sa propre fatigue, son attente sans objet, son besoin d’écrire à quelqu’un qui ne répondra plus. C’est un texte d’après — d’après la vie, d’après l’amour, d’après la pluie.

Et pourtant, au cœur de ce dépouillement, quelque chose s’illumine : un reste de chaleur, un feu d’eau, une voix douce qui persiste à dire merci, encore, pour « une poignée de persil ».

Catherine Andrieu


 

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