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Le Morio (in progress)
Fruits et légumes
![]() oOo À l’intérieur il est chez lui : dehors il n’est pas chez les autres
vous m’en mettrez une livre avez-vous revu la situation deux jours que j’attends et je ne sais toujours pas si les choses redeviendront ce qu’elles ont toujours été une livre pas plus je ne me nourris plus comme avant l’âge et vous savez quoi s’il se met à pleuvoir je prendrai un café c’est ainsi depuis que je ne suis plus moi-même comme vous savez je ne sais pas je n’ai jamais su attendre attendre quoi je vous le demande et deux pièces de courgette c’est ouvert jusque tard le soir des fois la nuit nous attendons on ne sait quoi si c’est ça attendre bien le bonjour je ne suis plus là ni dedans ni dehors j’ai perdu mon temps je n’ai plus l’âge de ne pas le perdre à l’heure qu’il est il est possible qu’il pleuve nous avons connu pire comme fin d’été une poignée de persil merci vous êtes irremplaçable non demain je ne sors pas je ne peux rien vous promettre pour après ce sera toujours une livre courgettes ou pas ou aubergines deux poivrons j’oubliais l’oignon vous avez raison c’est avant-hier que je l’ai oublié depuis il me semble habiter un étage plus haut un autre jour ce sera un étage plus bas j’ai écrit une lettre à la campagne d’où je viens (d’où je suis venu) vous savez à qui nous en avons parlé si souvent des années que chaque jeudi je descends et quelquefois j’attends que la pluie cesse ou tombe enfin je ne sais jamais quel jour nous sommes vous et moi sommes la lettre inclut vos excuses pour dimanche elle comprendra si elle n’a pas déjà compris le ciel était gris ou sale nous n’avons pas osé aller plus loin et à midi nous prenions un café sous l’auvent de toile grise ou sale la lettre est partie ce matin elle arrivera demain elle la lira vous pouvez en être sûr elle lit tout ce qu’on lui écrit que ce soit bien écrit ou trop vite décidé dans le jardin on trouve de quoi parler poésie ne sachant plus si c’était le silence ou au contraire le bruit des feuilles une livre je diminue ma ration quotidienne il paraît que c’est normal avec l’âge et ceci et cela on ne sait plus si on le savait ou si on vient de l’apprendre ce ne sera pas la première lettre du genre il y en a eu d’autres mais vous le savez mieux que moi merci pour le persil si vous avez le temps bien qu’on soit jeudi montez jusque chez moi le feu l’acier l’eau qui bout fenêtre ouverte ou fermée selon qu’il pleut ou s’il vente imaginez la torsion des rideaux la nappe de dentelle qui se plie sous la vasque où nos lys se consument ne me dites pas non ni oui sachez seulement que j’écrirai toutes les lettres que vous exigerez de moi elle les lira elle me l’a dit elle n’écrira rien en réponse le dimanche elle attend et rien n’arrive nous nous excusons vous et moi et le jeudi nous commerçons pour la semaine avec cette idée que dimanche nous pourrons lui expliquer ce qui n’est pas dit clairement dans la lettre la dernière et les autres avant elle vous écoutera servira la frênette dans nos petits verres hérités de la tradition qui porte notre nom nous avons encore tellement de temps devant nous vous et moi et elle dans notre maison du dimanche.
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À l’intérieur du temps, la maison du dimanche
Il y a, dans ce poème de Patrick Cintas, une respiration basse, presque éteinte. Celle d’un homme qui ne parle plus qu’à travers le geste de ses mots, comme on tend la main vers une présence disparue. Le langage ici est un lieu, une échoppe, une cuisine, une lettre qu’on écrit pour retenir le monde dans son exact vacillement — et pourtant il tremble, ce monde, comme le rideau sous la pluie ou la nappe de dentelle sur la table.
« À l’intérieur il est chez lui : dehors il n’est pas chez les autres. » Tout commence par cette frontière minuscule et vertigineuse — celle du dedans et du dehors, du moi et de l’absence. On entend déjà le pas du vieil homme, son murmure au marché, la voix qu’il adresse à personne, ou à vous, lecteur, qui prenez part à la conversation sans savoir quand elle a commencé. Tout est commerce ici : les mots, les légumes, le temps qu’on achète à la semaine. Mais ce troc n’a plus rien d’économique : il s’agit de survivre à la disparition, d’habiter encore le monde sans y être.
« Une livre pas plus — je ne me nourris plus comme avant. » Il y a dans ce vers la sobriété du corps qui se délite, la pudeur du vieil âge qui apprend à se réduire. Le poème se déplie comme une liste de courses, mais chaque article est une relique, chaque oubli une métaphore : l’oignon, le persil, la pluie, la lettre. C’est un inventaire d’existence, une comptabilité sentimentale où le moindre détail devient prière. L’oubli de l’oignon, par exemple, n’est pas anodin : il marque la faille dans le rituel, le décalage du temps, l’étage plus haut où désormais il habite — celui des morts, peut-être, ou des survivants.
Cintas écrit comme on parle à la fenêtre, entre deux mondes, quand le jour hésite à tomber. La phrase s’interrompt, reprend, s’use, trébuche. Il n’y a pas de ponctuation fixe, parce que le réel n’en a plus. Tout se délite dans la même coulée douce et tremblée du quotidien : « je ne sais pas / je n’ai jamais su / attendre attendre / quoi / je vous le demande ». C’est un poème de l’entre-deux, un poème d’attente. Pas celle d’un événement, mais celle d’un sens, d’un retour impossible, d’une parole qui ferait à nouveau tenir le monde.
Et puis il y a elle. Cette femme à qui la lettre est écrite — ou lue, ou rêvée —, celle qui lit tout ce qu’on lui écrit mais « n’écrira rien en réponse ». L’aimée, la morte, la sœur du dimanche, la gardienne du silence. C’est à elle que se tisse la liturgie du poème. Car ce texte est une messe sans hostie, un rituel profane, un dimanche qui se répète dans la mémoire du jeudi. Chaque semaine, on écrit, on achète, on attend, on s’excuse, on survit. Le temps a perdu ses bords, et c’est dans cette boucle que le poète inscrit sa fidélité.
« Nous nous excusons / vous et moi / et le jeudi nous commerçons / pour la semaine / avec cette idée que dimanche / nous pourrons lui expliquer / ce qui n’est pas dit clairement / dans la lettre. » Il y a là toute la tendresse maladroite de la condition humaine : expliquer à celle qui sait déjà, continuer à écrire quand plus rien ne répond. Le poème devient le lieu où la perte se conjugue au présent, où la mémoire s’invente une voix pour ne pas mourir.
Cintas a l’art rare de faire vibrer le banal jusqu’à la transcendance. Le persil, la pluie, la frênette, la dentelle : chaque mot s’ouvre comme une porte vers le sacré ordinaire. C’est un art du tremblement, de la lente usure. Rien n’est tragique, tout est doucement irréversible.
À la fin, il ne reste que cette maison du dimanche, abritant trois présences : lui, vous, et elle. Un trinôme fragile, suspendu entre le geste et le souvenir, le café tiède et la pluie qui tarde. C’est là, dans cette simplicité absolue, que réside la beauté du texte — dans la manière dont il efface la séparation entre les vivants et les morts, entre le quotidien et le poème.
Car « nous avons encore tellement de temps devant nous », écrit Cintas. Phrase bouleversante, à la fois ironique et mystique. Elle contient toute la vérité du poème : le temps n’existe plus, sinon dans la parole qui persiste à le dire.
Alors oui, à l’intérieur, il est chez lui. Et nous aussi, un peu, quand nous lisons ces lignes. Parce que le poème de Cintas, sous ses airs d’épicerie sentimentale, devient un lieu où chacun reconnaît sa propre fatigue, son attente sans objet, son besoin d’écrire à quelqu’un qui ne répondra plus. C’est un texte d’après — d’après la vie, d’après l’amour, d’après la pluie.
Et pourtant, au cœur de ce dépouillement, quelque chose s’illumine : un reste de chaleur, un feu d’eau, une voix douce qui persiste à dire merci, encore, pour « une poignée de persil ».
Catherine Andrieu