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Les tentations du voyage
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 Article publié le 26 janvier 2010.

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A 17 ans, pour payer mes études, je m’engage comme demoiselle de compagnie à Paris chez un couple de parents éloignés très âgés que je dois assister dans leur petite vie qui va se rétrécissant.

Leur demeure ressemble à un palais déserté, avec ses tentures poussiéreuses et ses planchers polis par des siècles de crasse. Confits dans une atmosphère rance ils s’économisent, recroquevillés, sourds aux bruits du monde et apeurés par le moindre rayon de soleil.

Je les considère un peu comme les grands-parents que je n’ai pas eus, et d’emblée ils s’en remettent à moi pour décider de tous les détails de leur vie. La compassion que j’éprouve devant la fragilité de ces ancêtres flageolants devient le moteur de ma propre vie jusqu’au moment où la démence fait chavirer leur raison provoquant en moi une angoisse insupportable.

Pour ne pas étouffer en assistant à ce double naufrage, je décide de me réfugier chez mes parents en province.

 

Je me revois sur le quai de la gare illuminée par les rayons obliques du soleil couchant : c’est l’automne et l’air humide colle mes cheveux. Noel n’est plus loin, et bientôt des bûches odorantes brûleront dans la cheminé de mes parents .Je me repais avec délectation de cette fiévreuse atmosphère des départs et j’écoute, transportée d’impatience, la voix électronique annonçant les trains en partance. La pieuvre d’angoisse qui étrangle ma gorge depuis des mois desserre ses tentacules l’un après l’autre.

 

Dans un grand soupir d’aise je me love sur mon siège de première classe. J’avale des yeux le paysage qui défile, zébré par les lumières froides le long des voies. Je veux déguster chaque seconde de ce trajet qui m’emporte sur un rythme ternaire hors d’une vie pourrissante.

Détente et Attente. Détente et Attente… Le compartiment où je suis seule me berce dans le moelleux confort d’une douce chaleur. Détente et Attente et Détente…

 

Arrêt dans une gare déserte et sombre.

Quelqu’un entre dans mon compartiment, pose sa valise dans le filet à bagages et s’assied.

Je ne suis plus seule.

Nous roulons.

Détente et Attente et Détente …

Sa cuisse contre la mienne. Une chaleur insidieuse du genou à l’aine. Mon collant semble soudain calorifugé.

Je ferme les yeux. Il ne faut pas que je bouge. Ne pas montrer que j’ai perçu cette présence, feindre l’indifférence.

Mais si je reste sans réaction c’est comme si je cautionnais cette incursion dans mon intimité.

En même temps, si je bouge, ne serait-ce que d’un millimètre, j’encourage la cuisse étrangère à mordre un peu plus sur mon espace, à s’insinuer dans ma réserve, voire à enfoncer mes défenses …

 

Nous roulons et j’essaie de m’abstraire de cette sensation indiscrète.

Contre moi, une chaleur dans son jean, sûre d’elle et rassurante, insiste en douceur.

Une étrange pulsation monte en moi, compte les coups de mon cœur et se transmet à ma gorge desséchée.

Je déglutis pour tenter de maitriser l’envie grandissante de coller ma hanche contre celle de l’autre, de celui qui m’envahit sans bruit avec détermination.

En pensée, pour divertir mon esprit ainsi que je l’ai lu dans une revue, je m’imagine au soleil sur une plage tranquille, abandonnée aux vaguelettes qui lèchent mes pieds et caressent mes mollets. Et c’est une vague de douceur, une onde de chaleur qui monte et se couche dans mon ventre, se dilate et se propage jusqu’à mon visage brûlant.

Je suis écarlate et en nage. Pourvu que l’inconnu ne s’aperçoive pas de mon trouble : de quoi aurais-je l’air, et que risquerait-il de se passer ?

Inondée par cette marée ruisselante, clouée par la gêne et dévorée par l’envie de mettre fin à cette tension qui me rigidifie, j’hésite à ouvrir les yeux.

Arrêter ce déferlement incongru de sensations palpitantes, retrouver le décor banal du compartiment de chemin de fer, me ramener à ma vie de demoiselle de compagnie auprès de vieillards moribonds, c’est la voie raisonnable à suivre. C’est simple : il faut ouvrir les yeux. Allez, ouvre-les !

Mais c’est trop chaud, c’est trop voluptueux ce contact dans la nuit du train qui file. C’est trop inattendu, trop consolant dans la grisaille de l’automne qui colle sa froide humidité le long des vitres noires. Je suis dans un nuage de coton, à l’abri du devoir et du dégoût, loin des gémissements et des larmes d’impuissance trop souvent endurés. Je suis dans un espace sans repère, et tout doucement je me donne la permission d’être ici et maintenant, présente à moi-même sans retenue et sans effort. Mes muscles se laissent aller, ma jambe se laisse entourer par celle qui l’accapare audacieusement. Je m’autorise un autre voyage dans le voyage : un aller simple en pays de simplicité.

J’ouvre enfin les yeux.

Il fait sombre ; la veilleuse du plafond délivre une maigre lueur et je la sens complice de mon nouvel état. Elle m’éclaire sans m’aveugler et respecte cette pudeur résiduelle qui entrave encore un peu ma respiration. Jamais encore je n’avais tutoyé un inconnu ni touché un étranger autrement que pour une poignée de main. Je découvre avec un étonnement ravi qu’un contact anonyme et imprévu qui s’impose dans la nuit peut être source d’une bouleversante volupté. Mon éducation ne m’a pas préparée à une telle révélation et je sens à cet instant que je suis en passe de pénétrer dans un domaine interdit.

 

Horreur, le Réel s’impose méchamment par la voix qui vient d’en haut, du haut-parleur et qui annonce mon arrivée imminente à destination.

Je détache ma jambe et un froid mortel la saisit .

Je me lève brusquement, et je saisis ma valise dans le porte-bagage.

Un corps contre mon dos, et dans mon cou un souffle tiède. … Je tremble, mes mains sont moites. Des bras autour de ma taille puis des doigts sur mes seins, légers comme des papillons…

- « Reste ». Il dit « Reste ».

- Je ne peux pas, on m’attend.

- « Reste » et la voix chuchotée se fait doucement impérieuse, « Reste »…

- Mes parents viennent me chercher, me ramènent chez moi, je ne peux pas…

- « Reste ». Il est contre moi, mon cou, mon dos et mes fesses sont imbriqués dans son corps comme les deux morceaux d’un puzzle. Cet appel insistant dur et tendre à la fois me plait jusqu’au vertige.

Je suis chaude et sucrée, humide et béante, grave et rieuse en cette nuit de novembre dans un compartiment de première classe …

 

 

Voilà, je voudrais ne jamais oublier ce fabuleux voyage et la façon dont il s’est terminé. Je voudrais emporter ce souvenir au-delà des frustrations du quotidien comme un talisman à embrasser les jours de grisaille…

 

 

Rolande.Scharf.

 

 

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