Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Forum] [Contact e-mail]
Navigation
Les textes publiés dans les Goruriennes sont souvent extraits des livres du catalogue : brochés et ebooks chez Amazon.fr + Lecture intégrale en ligne gratuite sur le site www.patrickcintas.fr
Autres romans, nouvelles, extraits (Patrick Cintas)
Le duel (Extrait de Rendez-vous des fées)

[E-mail]
 Article publié le 7 décembre 2004.

oOo


Elle se fit servir un rafraîchissement. On l’observait. Le groupe était composé de trois femmes qui roucoulaient sous un parasol et d’un homme qui lui ne la regardait pas, occupé à lire un livre dont il ne tournait pas les pages. Elles picoraient dans le même plat. Elle était en mauvais termes avec Cecilia depuis de nombreuses années. Cette année, leurs dates de cure coïncidaient, ce qui n’était jamais arrivé, mais elles ne se consultaient plus par l’intermédiaire de tel ou tel de ces amis qui ne l’était plus ou avait fini par limiter son pouvoir discrétionnaire à d’autres questions. Agnes avait d’abord redouté la possibilité d’une rencontre, puis, comme cela n’arrivait décidément pas, elle s’était juré de faire la preuve d’une parfaite indifférence le cas échéant. On l’avait informée de la présence de sa sœur, sinon elle se serait peut-être effondrée sous le coup de l’émotion, Cecilia possédait encore ce pouvoir, ne l’avait-elle pas ensorcelée jadis ? L’information contenait le témoignage de ces charmes d’un autre temps. Elle récompensa la mauvaise langue par des flatteries, elle était désargentée en ce moment et encline à limiter ses dépenses aux plaisirs annexes des eaux qu’elle prenait peu le matin et quelquefois le soir si elle n’avait pas oublié de réserver sa place.
En vérité l’annonce de la présence de Cecilia l’avait profondément affectée. Le premier jour, elle s’enferma dans sa chambre sous le prétexte d’une migraine qui alarma un vieux médecin condamné à poireauter devant sa porte parce qu’elle était nue. Elle n’expliquait pas la nudité. Cecilia descendait du château vers sept heures du matin, en grand équipage comprenant valets et donzelles. Elle s’en allait avant la tombée du jour. Elle louait un appartement dont les fenêtres donnaient sur les jardins. Agnes, qui s’y promenait le lendemain matin de son arrivée, se souvint tout à coup de cet observatoire. Un regard dans son poudrier lui révéla que les trois fenêtres de l’appartement de Cecilia étaient toutes grandes ouvertes. Elle trouva une ombre, puis suivit le chemin de l’ombre pour faire le tour du bâtiment. Elle s’était levée tôt. Le médecin l’avait visitée. Il la surveillait depuis hier.
Il connaissait ses crises nerveuses. Elle commençait toutes ses cures par une agitation étonnée. Suivait une période de prostration, qu’il mettait à profit pour s’approcher d’elle. Ensuite seulement elle profitait pleinement des eaux et de la compagnie des autres, encore qu’elle se tînt toujours à distance des confidences et autres appels du pied. Jamais femme plus belle n’avait habité ce complexe de bains, de jardins et de salons dont le vieux médecin était le gérant avisé. Après tout il lui prenait son argent et surtout, il connaissait son corps, ce qui la déroutait.
On avait interdit le bain à Felix, parce qu’il s’y noyait. Il croyait qu’on s’en prenait plutôt à ses parasites et il exhibait des échauboulures qui avaient leur histoire. Agnes fut vite priée de mettre un terme à ces scènes. Elle se tenait à cette décision depuis des années, encore des années à ajouter aux années sans possibilité de superposition. L’incompressibilité du temps l’étonnait moins toutefois que les qualités plastiques de l’air qu’elle respirait. L’air était-il renouvelable ? Elle assistait à des leçons naturelles et prenait part à des séances de spiritisme. La mode était au magnétisme. Felix jouait avec des aimants. Sa fragilité empirait un peu plus chaque année. Elle était passée de l’agacement à l’indifférence. Des questions d’argent l’obligeaient encore cette année à revenir à ces eaux, sinon elle eût poussé plus loin, elle avait une carte, de mise à jour récente, de toutes les places thermales. Celles dont elle pouvait jouir étaient entourées d’un trait rouge.
Chaque année, à son arrivée, le vieux médecin renouvelait sa prière relative à Felix qui grandissait, précisait-elle. Sa chambre était coquette comme celle d’une jeune fille qui se prépare à agencer les ameublements de sa future résidence ou simplement à comprendre et à apprécier la philosophie d’un ameublement hérité d’une tradition fragile et impérieuse. Elle commençait par une diminution de la lumière. Son corps cherchait la tranquillité, encouragé par le récitatif du vieux médecin qui savait tout d’elle. Elle le priait de s’asseoir et on amenait sa chaise pliante dont les pieds marquaient un peu le vieux tapis d’Arabie. Cette fois, c’était sa sœur qui provoquait la crise. Il avait fait de son mieux pour éviter la coïncidence des séjours mais doña Cecilia n’avait rien voulu entendre. Avait-elle un projet ? Agnes n’en savait rien. Son instance était réduite à néant. Le médecin relativisa les effets de ce qui n’était peut-être pas un hasard. Agnes but une dizaine d’herbes calmantes et passa une nuit à peine agitée par des courses folles et sans issue. Elle transpirait un peu. Comme elle dormait nue, elle n’avait pas oublié de fermer la porte à clé. Le petit déjeuner rutilait sur une desserte au bord du paillasson. Elle ouvrit, poussa le paillasson au bout du pied, fit rouler la desserte, referma la porte, poussa encore la desserte jusqu’à la fenêtre et tira les rideaux.
Elle se souvenait confusément de ce qui l’agitait. Il n’y avait pas de courrier dans le petit plateau d’argent, ni de cartes de visite. La journée promettait d’être tranquille. Demain, deuxième jour de ses vacances si elle omettait le jour de son arrivée, elle irait voir Felix. Elle ne le voyait plus depuis sa dernière crise. On lui écrivait régulièrement pour la rassurer. Les plaies se soudaient. L’enfant ne saignait plus. Les saignements en question étaient la conséquence des tentatives de mutilation. Il avouait lui-même ne pas trouver la force nécessaire à la pénétration de la lame. Alors il coupait ou tentait de couper. L’enfant était parfaitement fou. C’était aujourd’hui un adolescent. Il portait la moustache et soignait son apparence. Même sa conversation avait trouvé un style, mais des volubilités la rendaient déroutante et même hermétique si l’on s’enferrait avec lui.
Enfant unique, il n’héritait de rien. Les cousins grandissaient dans cette optique. Elle l’avait abandonné à son destin et songeait même à l’oublier. Comme elle était veuve et que sa beauté lui paraissait inépuisable, elle songeait aussi au mariage. En attendant, elle avait des amants, plutôt parmi les hommes du peuple, parce qu’ils savaient forcément à quoi s’en tenir. Un noble de son espèce l’avait une fois conquise jusqu’à l’ivresse mais il avait assassiné sa propre épouse et on l’avait pendu sur une place avec d’autres assassins, mais ceux-là étaient de basse extraction et elle s’était sentie humiliée par le spectacle des corps suspendus par le cou, un matin, l’été embrasait le ciel. Elle ne désespérait pas, Agnes. Elle entretenait sa beauté.
Felix en était amoureux. Mais elle ne réussissait pas à déclencher les passions, elle ignorait pourquoi. On ne la courtisait pas, on la flattait. Les femmes la tenaient à l’écart, mais sans excès de jalousie. Elle n’avait jamais eu à se battre avec elle. Elle avait mauvaise réputation. Cela tenait à un fil, ou au plus aux fils nécessaires à agiter encore la marionnette de celui qui avait été son époux. Peut-être même était-elle responsable de la folie de son fils. Cecilia intervenait-elle encore dans ce débat ? Depuis qu’elle habitait l’Amérique, c’était difficilement croyable, aussi Agnes ne croyait-elle plus à ce venin, mais les effets ne s’en faisaient-ils pas encore sentir, malgré le temps et la distance ?
On vit doña Cecilia secouer son petit mouchoir. Agnes comprit que c’était à elle qu’elle adressait cet appel. Aucun domestique ne bougea. Les deux femmes qui accompagnaient Cecilia formèrent ensemble un sourire de circonstance. L’homme daigna lever les yeux. Depuis le début de ce séjour seulement désiré par son épouse, il s’amusait des petits gestes de Cecilia et même y répondait si c’était lui qu’elle visait. Son empressement irritait un peu sa tendre et éphémère Béatrice qui soignait sa beauté au lieu de la cultiver. Il connaissait Agnes depuis hier, pour l’avoir vu passer et être aussitôt tombé sous le charme. Tout de suite il avait aimé cette lenteur d’insecte. L’élégance était certes quelque peu surannée mais était-il seulement pensable qu’elle peignât autrement la rouge chevelure qui bouclait sous les peignes ?
La comtesse Giselle de Vermort l’encourageait dans ses recherches, jusqu’à l’humiliation quelquefois, mais son excessive féminité le condamnait au silence et à l’immobilité. Il se leva donc, la chaise derrière lui produisit un grincement qui les agaça toutes les trois et il fit un pas vers Agnes qui lui tendit ses doigts. Cecilia fit les présentations sans quitter son siège. Agnes dut s’incliner pour lui embrasser le front. L’homme fit encore grincer la chaise pour la rapprocher d’Agnes. Il était, selon ce qu’il disait, heureux de faire sa connaissance. Il découvrait une rare beauté, compliment qu’il étira dans le sens des trois autres femmes qui le cernaient.
- Felix est chez moi, dit soudain Cecilia.
Qui était Felix ? Giselle et Béatrice posaient des mains soignées sur leur poitrine. L’homme adorait ces cous fragiles, quoiqu’il doutât de la fragilité de Giselle, qui montait à cheval et se battait avec des hommes. Agnes ne montrait pas son cou. Il devinait une chair crispée. Béatrice était lascive ou n’était pas. Il rendait hommage à sa beauté d’écolière une fois par semaine, la nuit, elle décidait de l’heure mais changeait de parfum pour le prévenir qu’elle se sentait désirable ce soir. Giselle l’eût facilement étonné, dérouté peut-être, il ne le souhaitait pas vraiment. Quant à Cecilia, elle appartenait à un autre monde et il doutait d’avoir un jour à y mettre ses pieds de petit bourgeois argenté et parfaitement informé des dernières innovations techniques et scientifiques. Seul le domaine de l’art échappait encore à son emprise, mais Giselle lui avait donné à rêver devant une composition historique.
Agnes avait donc un fils, c’était ce blanc-bec qu’il avait vu il y avait deux ou trois jours chez Cecilia où ils avaient dîné, lui et Béatrice, en habits du dimanche, comme il disait pour plaisanter les prétentions sociales de la douce et peu durable Béatrice. Felix était apparu en chemise, un peu surpris qu’on donnât un dîner sans l’inviter. C’était un jeune homme assez sec et même grand, aux cheveux pommadés, il agitait des mains aux ongles vernis et exhibait la blessure de son poignet, une entaille qui n’avait pas affecté l’artère mais il n’y pensait plus. Il scandalisa jusqu’à l’arrivée de Cecilia. Un valet emporta le Paillasse, nom que le jeune l’homme s’était donné lui-même. Ensuite on n’en parla plus.
Béatrice se grisait comme à tous les repas qu’elle prenait chez les autres. Giselle épouvanta des hommes par le spectacle de son adresse au jeu des fléchettes qu’on lançait sur le derrière blanc d’une statue dont l’endroit était émasculé. Cette femme pouvait plaire. Le comte son époux tuait des imbéciles par le moyen du duel. Il collectionnait les pistolets. On ne l’avait pas encore vu. Giselle le promettait à des hommes circonspects. Notre bourgeois se tenait à l’écart. La féminité l’éblouissait et celle dont usait la comtesse était particulièrement éclairante. Il retournait à Béatrice, ne reconnaissant plus ses parfums et redoutant qu’elle le prît au dépourvu comme elle le désirait peut-être.
Felix revint, cette fois bien mis. Un valet le suivait, qui portait sur ses avant-bras le chapeau, les gants et la canne. Le jeune homme offrit des cigarettes. Cecilia se déplaça jusqu’à lui pour le féliciter. Il dansa avec elle, visiblement amoureux de sa tante. Elle s’amusait. Il conduisait un corps facile et souple pour son âge. Elle perdit haleine au bout de deux valses. Il se jeta dans les bras de Giselle qui se laissa emporter après lui avoir promis de résister au vertige qu’il lui inspirait. Elle était exagérément décolletée et exhibait un cou parfaitement nu. Béatrice jasait sur une chaise. Elle avait connu l’aventure et n’y reviendrait plus, du moins minou en était-il convaincu et il se comportait galamment avec les autres femmes. Il valsait sur un pied, il reconnaissait lui-même qu’il n’avait pas le sens du rythme et confessait à des dames sommaires et distinguées que son cœur penchait délicatement du côté des mélodies dont il sifflota gaiement quelques exemples.
Felix n’avait pas invité Béatrice. Comme elle était un peu partie et qu’on ne souffrait plus son humour de soubrette, elle s’accrocha à l’épaule de Giselle pour lui montrer son carnet. Felix y avait écrit son nom dans l’après-midi, elle s’en souvenait maintenant. Le bourgeois s’inquiéta. Cet après-midi ? Dans les jardins ?
- Je ne vous y ai pas vus !
Il se rappelait vaguement avoir été abandonné par le groupe des femmes qu’il suivait parce que la sienne en faisait partie et que les autres ne lui déplaisaient pas.
- Vous voyez ? dit Felix.
Et il le traita de lubrique. On craignit un esclandre. Le bourgeois ne s’était jamais battu qu’avec ses poings et Felix cherchait sa canne pour l’estoquer sur le front comme s’il s’agissait d’un valet. Cecilia se proposa de séparer les deux hommes. Elle valsa toute seule dans une jardinière. Giselle empoigna le cou de Felix. Béatrice avait perdu quelque chose de sa tournure. On retrouva un burnous et elle ne le reconnut pas.
- Nous sommes ivres, confessa le bourgeois qui s’arc-boutait sur la margelle de la jardinière.
Cecilia sortit de terre. La valetaille se marrait. On amena un Felix encore combatif, mais Giselle l’accompagnait.
- Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? demanda un homme qui descendait lentement l’escalier.
Giselle virevolta.
- Nous ne vous attendions plus, fit-elle.
Felix s’engouffrait dans une ombre, tiré par les pieds. Giselle monta quelques marches.
- Ce n’est pas un cirque, mon ami, dit-elle à l’homme.
Le bourgeois s’était calmé. Béatrice se serrait contre lui comme pour montrer à qui elle appartenait. Cecilia, qu’on époussetait avec des plumeaux, se dandinait elle aussi au pied de l’escalier.
- Mon cher Fabrice, gloussa-t-elle, nous ne vous espérions plus.
Les deux femmes l’embrassèrent. Il descendit avec elles. Visiblement, il les aimait toutes les deux et elles ne se jalousaient pas. Béatrice, dont la beauté ne pouvait pas passer inaperçue, soutint le regard de l’homme pour finalement lui avouer, avec son petit humour de garce qui éclipse les autres, qu’elle n’attendait personne.
- Nous attendons toutes le comte Fabrice de Vermort, pépia Cecilia pour donner raison à son amie Giselle.
- Toutes ? fit le gros bourgeois.
Il ricanait. Le comte eut la mauvaise impression d’avoir affaire à un homme qui couche avec sa propre fille mais Béatrice lui tendait une coupe pleine d’un vin dont elle avait percé le secret, il se laissa tenter.
- Qui était ce jeune homme ? demanda-t-il à la maîtresse de maison.
Elle pensait avoir un neveu imprésentable, mais, dit-elle, je l’aime. Giselle s’esclaffa. Ce vin avait-il vraiment des pouvoirs occultes ?
- Béatrice, mon amie, dites-nous ce que vous savez !
La soirée s’était terminée dans les jardins de cette excellente demeure qui est la résidence d’été de doña Cecilia de los Alamos quand elle séjourne en Europe. Sinon elle préfère Paris, mais nous ne connaissons pas Paris. La migraine de Béatrice durait encore quand Agnes apparut sur la terrasse. Cecilia s’était montrée hautaine comme d’habitude. Giselle aimable et distante. Béatrice vomissait en esprit. Agnes consentit à s’asseoir avec eux. Un valet transporta le petit déjeuner avec un empressement de crustacé dans un aquarium. Il ne manquait rien. Agnes reprit son repas dont l’essentiel était un rafraîchissement de sirop et de fruits en morceaux. La nouveauté était le pain azyme, qu’elle beurrait parcimonieusement avec le dos de la cuillère, montrant la qualité de ses dents quand elle le mordait. Giselle avait un goût immodéré pour la femme. Le visage d’Agnes s’animait sous l’effet d’une mastication appliquée. Béatrice voulait goûter mais n’osait pas ce que pouvait oser une Giselle en proie au désir.
- Une fugue ? fit Cecilia.
- Appelle ça comme tu voudras.
C’était tout. Et après tout, Agnes s’en fichait éperdument, que ce fût une fugue ou autre chose. Elle s’en plaignait comme d’habitude, sans chercher à approfondir la question, on connaissait ses sentiments. L’établissement où Felix soignait son esprit était une souricière. Felix y revenait en amateur de sommeil et d’explications mystiques. Ou il s’en échappait pour acheter un livre interdit ou tenter de séduire des filles qui s’appliquaient plutôt à lui rendre la monnaie de sa pièce.
- Il est venu directement chez moi, dit Cecilia comme si elle racontait l’affaire pour la première fois.
En même temps, sa main indiquait l’emplacement du ciel où rutilait une façade blanche et géométrisée par un abus de fenêtres. On voyait même les sculptures végétales qui entouraient la piscine où elle se noyait tous les jours depuis que Felix était le témoin bègue et volubile de ses bains. Giselle adorait Felix parce qu’il avait de la conversation et ressemblait à une femme. Béatrice avait cédé, mais seulement l’instant d’un baiser qui lui avait donné la mesure de sa profondeur. Le bourgeois se plaignit mollement de la légèreté de ces bavardages qui semblaient ennuyer la belle dame sortie d’un roman de chevalerie. Elle avait l’habitude des femmes, lui confia-t-elle, et ne les fréquentait plus. Il rit avec elle.
- Nous attendons le comte, confessa-t-il à son tour.
Le pain azyme avait un goût de je ne sais pas quoi, selon Béatrice qui avait mendié sa part de curiosité maladive à la très facile et non moins redoutable Giselle dont l’époux était censé revenir d’un duel. Seulement voilà, il ne revenait pas, ce qui n’était pas dans ses habitudes. Certes il prenait toujours le temps de se changer et réapparaissait en homme du monde, loquace et désarmé. La nouvelle succédait à son apparition. Une minute n’avait pas passé. Son adversaire était mort ou à l’agonie, rarement opérable. On consulta l’oignon du bourgeois ou plutôt il en imposa l’incorrigible cadran au regard des trois femmes que ce temps commençait à inquiéter. Agnes montrait, elle, la dernière galette. Cecilia avait bien connu ce juif mais le souci causé par le retard inexplicable du comte l’occupait trop pour qu’elle consentît à relever les allusions d’Agnes du piment de sa victoire passée. Le bourgeois secoua l’oignon comme s’il ne marchait plus. Agnes aperçut la miniature d’ivoire dans le couvercle, parfaite réduction du minois bêtifiant de Béatrice qui se trémoussait en posant la question du comte. On surveillait les allées et venues de la domesticité dont le regard terrifié eût précédé la mauvaise nouvelle sans doute transportée par un homme de l’espèce du comte, un de ces hommes que le regard des femmes, autre domesticité, déshabille sans pudeur et que l’espèce d’homme qu’elles ont épousé, par vice du consentement, provoque par l’effet d’un autre vice, moins définissable, qui les condamne à mourir de la main de l’homme, un peu par erreur, ou d’une maladie infernale, s’ils ont de la chance, ou même naturellement s’ils survivent à leurs épouses. Cecilia était veuve d’un homme de la première espèce de ces sous-hommes, Agnes avait perdu le sien dans un combat contre le choléra et Béatrice, que cette classification étourdissait, posait ingénument la question à son bonhomme de bourgeois sur lequel le comte n’avait d’ailleurs jamais exercé sa morgue de Grand d’Europe. Giselle, qui luttait toute nue au lieu de faire l’amour, était la moins inquiète. Encore une heure de ce temps inattendu et elle retrouverait sa bonne humeur. Le bourgeois proposa de se renseigner.
- Cela ne se fait pas ! s’exclama la douloureuse Cecilia, mais comment eût-il laissé échapper l’occasion de se séparer d’elle et des autres du même coup ?
Il s’inclina cependant pour saluer la belle dame sans mercy qui prétendait s’embourgeoiser par le mariage, Cecilia avait raconté la chose un peu vite, mais on avait compris. Il s’éclipsa enfin. Béatrice perdit un peu de son temps précieux à comparer les deux veuves qui ne s’avouaient pas vaincues. Giselle agita une clochette et l’éleva comme un diapason. Deux valets blancs emportèrent les restes du petit déjeuner ainsi que la coupe où Agnes s’était rafraîchie. Elle s’était restaurée dans sa chambre, ce qui expliquait la coloration agréable de ses joues. Béatrice se pinçait les siennes désespérément.
- Vous n’êtes pas faite pour le bonheur, lui avait dit un jour Cecilia.
- Ni pour le malheur, avait ironiquement ajouté l’espiègle Giselle.
- Mais ne vous plaignez pas, avait conclu Cecilia, vous êtes la seule dont la vieillesse est primordiale.
Felix lui avait révélé en peu de mots toute la fragilité de sa beauté. N’avait-il pas avoué une jouissance tandis qu’ils dansaient ? Elle était pompette et incapable de jugement. Elle n’avait pas encore retrouvé tous ses esprits quand une autre érection l’éclaboussa. Le jeune homme ne s’était pas levé ce matin. D’habitude, il hantait les jardins avant l’aurore. Elle se penchait à la fenêtre et il lui donnait des noms d’héroïne de roman. Elle adorait les romans, malgré son impatience. Giselle préférait le poèmede circonstance qu’elle apprenait par cœur pour ne plus l’oublier. Cecilia ne lisait plus.Agnesrelisait.Felixétaitassisdanslafourched’un arbre. Une vestale se déchaussait au bord de la piscine. Cecilia lui reprochait tousles jours cesenlèvements. Il pouvait voir la table, le parasol un peu penché, les toilettes splendides, les mains tranquilles, Agnes muette, Béatrice à la recherche d’une posture, Cecilia convulsive, Giselle était ailleurs, conquise par la perspective de la mer, une main en visière, éblouie, vaincue et finalement plus facile que les autres. La vestale entra dans l’eau. Il ne se retourna pas. Agnes l’attendait. Il désirait cette attente.
- Je serai toujours secret.
- Felix, mon ami, vous faites l’enfant ! déplorait la vestale.
N’était-ce pas un caprice d’enfant, cette exigence ? Descendre de l’arbre et entrer dans l’eau.
- Je ne suis pas un enfant ! cria-t-il.
Elle rit. À quel berceau avait-il arraché celle-là ? Il se souvenait à peine de la nuit, c’était le souvenir de la journée précédente qui l’obsédait. Cecilia lui avait annoncé l’arrivée d’Agnes.
- Elle est là, te dis-je.
Il ne voulait pas la croire. Elle tira le témoin par la manche.
- Dites-lui que je ne mens pas !
Combien de fois avait-elle prononcé cette phrase, tante Cecilia ? Et forcément devant ce témoin propitiatoire. Il le souffletait, remettait sa carte et attendait. Mais c’était un médecin consciencieux doublé d’un homme généreux.
- Vous ne pouvez pas croire ce genre de choses ! geignait-elle en refermant le cahier.
Byron en avait paraît-il écrites de semblables. Felix n’avait pas lu Byron. Mais personne n’avait lu ces pages finalement jetées au feu. L’anecdote amusa Felix. Le médecin circulait sur le tapis, les mains dans le dos, comme un de ces tristes que Felix saluait silencieusement en oubliant les faits. Les visages ne racontaient rien. Ils étaient des visages. La vestale le harcelait. Il suivait les enfants véloces. Leurs points de vue pouvaient émerveiller. Était-il l’un d’eux ? Elle le rattrapait, lui déclarant son amour, ses intentions. Les gosses montaient. On atteignait le phare. Un chien jaune vous accueillait derrière la grille.
- Elle est à vous cette casquette ?
La pelote de chiffon courait dans l’herbe. Les enfants étaient inépuisables. Il aimait leurs couleurs. Le gardien la courtisait sans passer la grille. Elle se rongeait les ongles. Le chien creusait sous le portail. Haletant, il gravissait la pente de roche blanche. Une galère appareillait, une autre accostait, le passage des Tristes était plongé dans une ombre verte, des cavaliers retenaient la foule des curieux, qui suis-je ? Qu’ai-je commis contre nous ? Elle le rejoignait. Une chute ou une glissade l’avait décoiffée.
- Je t’aime ?
Elle haïssait cette question. Felix redescendait. Les gosses étaient sur le chemin, à la recherche d’un sifflet de buis ou d’une pierre précieuse. Elle se plaignait parce qu’il la négligeait depuis quelque temps. Il avait perdu le fil de sa propre histoire, beau prétexte pour continuer son chemin avec les gosses qui ne posaient pas de questions. On se perdait dans une roselière puis on retrouvait le fil d’une eau rare. Des oiseaux ne se montraient pas. Elle apparaissait de temps en temps, hors d’haleine et échevelée, elle marchait pieds nus et le gardien du phare la reluquait à travers une lunette, l’enfance désignait cet éclat de lumière révélateur d’un autre temps.
L’estuaire commençait par les carcasses pourrissantes des navires du siècle passé. On jouait à cache-cache en se méfiant de la mousse sous le pied. Plus loin la vase ensevelissait des restes méconnaissables. La broussaille trahissait les petits animaux. On se méfiait du lézard, fulgurance verte et jaune, force incontrôlable. Le sentier débouchait sur des pontons écroulés. Des mules soulevaient une poussière bleue et rose. Les enfants jouaient en équilibre sur la digue en ruine. De là-haut, ils lançaient les cailloux dans le chenal. Elle marchait sur une langue de sable blanc. Le vent s’était élevé. La galère surgissait à l’angle de la digue.
- Tu ne les reconnaîtras plus !
Quand il arrivait en haut de la digue, il était trop tard, la galère atteignait le bout du chenal et elle virait pour entrer dans l’estuaire. Les gosses grattaient la matière noire de la digue, accroupis et bavards. Leurs ongles décrochaient des silex. Plus bas, on trouvait des coquillages. Elle arrivait la première. La nacre embellissait son cou. Elle tressait le byssus sur ses genoux. L’enfance savait percer la coquille sans la briser. On trouvait les clous dans les planches des carcasses. Les gosses formaient une chaîne debout sur les parpaings de la digue. La galère atteignait l’horizon. Les gosses agitaient leur drapeau. La petite pêche rentrait à la queue leu leu, croisant les polacres gonflées. Au bord du chenal, on fouillait la vase avec des crocs. Elle le priait de rentrer et il rentrait pour écrire ce qu’il avait vu, senti, aimé, redouté, une histoire pouvait naître de cette apparence, mais que savait-il de ces personnages ? Le médecin refermait le cahier en exprimant ses doutes quant à la qualité littéraire du texte.
- Il faudra bien que vous posiez la question, prophétisait-il.
On ne déchira pas le cahier en mille morceaux comme elle le désirait.
- Ce n’est pas moi !
Mais suffit-il de l’affirmer ? Il aurait aimé la détruire pour la reconstruire, travail de fourmi, promettait-elle en se donnant à d’autres désirs. Maintenant elle lui demandait de descendre de l’arbre où il s’était perché pour les observer. L’air était à peine brumeux. Elles portaient des chapeaux printaniers. À cette distance, il était incapable de les identifier. L’homme les avait quittées d’un pas tranquille puis il avait presque couru dans l’allée pour sortir des jardins et atteindre la rue. Felix l’avait perdu de vue au passage d’une calèche. Des valets blancs trottinaient autour d’elle. Des passants les saluaient. L’une d’elles, peut-être Agnes, devait se retourner pour répondre. Les trois autres ressemblaient à un jury, si l’autre était Agnes. Cecilia ne pouvait pas jouer ce personnage. Elle n’entrait que dans sa propre peau et encore, si le jeu en valait la chandelle. Béatrice eût trôné sur la sellette, reine d’un jour. Elle improvisait, ayant toujours oublié son texte. Giselle soufflait à merveille, sans traîtrise d’aucune sorte, mais comment l’imaginer à la barre ou sous les feux de la rampe ? Non, cette femme au chapeau fleuri qui se retournait pour rendre leur salut à des passants polis, c’était Agnes. On devinait un verre posé devant elle, son dos ne touchait pas le dossier de la chaise, tandis que les trois autres se laissaient aller, leurs mains blanches reposaient tranquillement sur les accoudoirs.
- Descends, Felix !
C’était la vestale écrasée par la perspective. Il descendit. Il ne voulait pas répondre à ses questions. Elle le poursuivit jusque dans le salon où il avait laissé la mallette contenant les pistolets. Elle parlait encore de sa peur, sa peur après coup car il ne l’avait pas prévenue. Il souleva le couvercle. La crosse d’un des pistolets était maculée de sang.
- C’est atroce ! dit-elle encore.
C’était la deuxième fois qu’il lui montrait ce trophée. Distinguait-elle l’odeur du sang de celle de l’huile et de la poudre ? Il caressa sa chevelure mouillée.
- Je recommencerai, dit-il.
Cette fois elle se tut. Tout à l’heure elle lui avait reproché sa folie. Plus maintenant. Il sonna et ordonna qu’on préparât une voiture pour le conduire aux bains. Il referma la mallette. Les armes du comte y étaient repoussées en lettres d’or. On lisait son nom dans un angle, souligné d’un trait fin qui se terminait en boucle. Il n’expliquait rien. Elle ne méritait pas cette explication. D’ailleurs comprendrait-elle ce jeu de possibilités ? Se pencherait-il sur elle pour lui demander d’imaginer avant de comprendre ? Il tourna la clé et l’empocha. Un valet fut chargé d’enfermer le bel objet dans une armoire secrète. Clin d’œil qui n’échappa pas à la vigilance de la vestale. Elle l’accompagna jusqu’à la voiture, l’embrassa du bout des lèvres et retourna à la piscine.
Ce matin il avait oublié d’avaler sa pilule et de mettre des gouttes dans sa tisane. L’angoisse le tenaillait. Derrière lui, le cocher sifflotait un air à la mode. En sortant de la propriété, le soleil les éclaboussa. La mer miroitait. Ils descendaient au pas. Les asphodèles défilaient. Il avait accepté un plaid et un cache-nez, à cause du passage de l’ubac, car on faisait le tour de la colline avant de se retrouver dans la perspective des bains. Il pensait aux premiers mots. Entre lui et Agnes, il y avait toujours eu les premiers mots. Il tenait autant qu’elle à ces fondations. Cecilia tempérait les abus de l’un et de l’autre. Giselle apprécierait pour la première fois. Béatrice n’avait pas d’importance. Dans l’ombre, le cocher ralentit l’allure du cheval. Felix plongea son nez dans la laine bleue que sa bouche aimait effilocher pour distraire l’esprit. On longea les ruines des anciennes fortifications. Le fût d’un canon avait dégringolé l’année dernière au passage d’un attelage transportant des jeunes, très jeunes communiantes. Plus de peur que de mal, avait noté Felix dans son carnet. Il y pensait parce que le fût, maintenant presque vertical, reposant dans le fossé broussailleux, pouvait passer inaperçu tant il ressemblait au tronc d’un arbre mort. Il y avait d’autres arbres morts, à cause de la sécheresse et des incendies. Le mal courait et dans cette broussaille, il l’avait rencontré et avait lutté contre lui pendant de longues semaines. Il achevait une convalescence de plus. Il y en aurait d’autres.
Une pluie de petites lueurs annonça l’adret. On était à peine au-dessus du niveau de la mer. Le fouet claqua. Felix plia le plaid et dénoua le cache-nez. Il déboutonnerait sa veste en temps voulu, peut-être en traversant le hall où il aimait retrouver des visages connus et s’adresser à des inconnues pour leur demander le chemin des bains ou des jardins. Il avait rencontré la vestale de cette manière. Elle le suivait depuis, fidèle et critique, mélancolique aussi parce qu’il la désespérait tous les jours. Pourquoi lui avait-il montré la mallette contenant les pistolets et surtout ce jet de sang propice à tous les ragots ? Elle colporterait la nouvelle au-delà de son cercle d’amis.
On arrivait. L’adresse du cocher avait de quoi étonner. On effleurait une réalité de vaisseaux, d’étroitesses, de grincements, atroce la réalité ! Felix mit pied à terre. Il reconnut la jument de Giselle.
- Je suis attendu, dit-il à la chiourme.
On le suivit jusqu’à l’entrée des jardins. Agnes venait vers lui. Elle l’embrassa longuement.
- Nous attendons le comte, fit Cecilia, son retard nous inquiète, n’est-ce pas ?
Giselle avait perdu sa contenance. Béatrice voulait la réconforter et Giselle avait répliqué : plus tard, ma chère, vous me consolerez. Cecilia en avait été réduite au silence. Le négligé de Felix était pour elle l’occasion de reprendre la conversation où elle l’avait laissée. Il prit place entre sa mère et sa tante. Béatrice luttait contre le rougissement de ses joues et larmoyait un peu. Giselle contrôlait sa respiration. Le bourgeois n’était pas revenu, sinon on aurait su à quoi s’en tenir. Le bourgeois ? Agnes renseignait son fils en lui parlant dans l’oreille. Cecilia se penchait, agréable et courtoise. Giselle ne bougerait pas de cette place où elle paraissait maintenant clouée. Felix se demandait combien de temps il résisterait au désir de leur expliquer l’absence du comte. Les pistolets aux armes des Vermort, la crosse ensanglantée, ce retard inhabituel, ces femmes, moi, cette terre d’ancêtres et de serviteurs, mon roman. Il était aux anges. On pouvait aussi imaginer le bourgeois enfin renseigné et haletant sur le chemin du retour. Autre roman. Felix en attendrit plus d’une en enfouissant son visage d’enfant dans la poitrine de sa mère. 

 

Un commentaire, une critique...?
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides. Servez-vous de la barre d'outils ci-dessous pour la mise en forme.

Ajouter un document

 

www.patrickcintas.fr

Nouveau - La Trilogie de l'Oge - in progress >>

 

Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Contact e-mail]
2004/2024 Revue d'art et de littérature, musique

publiée par Patrick Cintas - pcintas@ral-m.com - 06 62 37 88 76

Copyrights: - Le site: © Patrick CINTAS (webmaster). - Textes, images, musiques: © Les auteurs

 

- Dépôt légal: ISSN 2274-0457 -

- Hébergement: infomaniak.ch -