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La vallée souriante
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 Article publié le 4 novembre 2010.

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Vill’AYA était blottie au creux d’une clairière, au sein d’une épaisse et généreuse forêt de chênes, de hêtres et de conifères. Un ruisselet clair et limpide où chacun venait pêcher, se laver, s’abreuver coulait à proximité de Vill’AYA.

La Vallée Souriante était occupée par les Zigotos qui chantaient, dansaient nus les nuits de pleine lune. Certains s’adonnaient à l’écriture, d’autres peignaient de grandes œuvres aux couleurs vives et aux motifs variés. Ils chassaient et pêchaient depuis la nuit des temps à l’aide de filets et de lances. Ils pratiquaient aussi la maçonnerie, la menuiserie et toutes les activités nécessaires à la bonne marche de la collectivité.

Leur organisation sociale était fondée sur une sorte d’autogestion : le produit des chasses et des pêches était partagé équitablement entre chaque membre – actif ou non ; les décisions importantes réglant la vie de la communauté étaient prises en assemblée où tous les Zigotos adultes, homme, femme, participaient activement.

L’éducation des mômes, des adolescents était prise en charge par un collectif de sages désignés et contrôlés par les assemblées. De même pour la justice.

Les habitations simples et robustes, sans signe ostentatoire de richesse s’organisaient autour d’une vaste esplanade circulaire, au centre de laquelle s’élevait un arbre centenaire à la ramure généreuse et tutélaire. Les allées rayonnaient à partir de cet arbre, symbole de vitalité et de paix, véritable centre géométrique du bourg. D’autres rues, moins larges séparaient les demeures construites en cercles concentriques. Les plus anciennes formaient le premier cercle, sur le pourtour de l’unique place du village. Le deuxième cercle était constitué par celles de la seconde génération, ainsi de suite… On pouvait lire l’historique du village en comptant le nombre de spires, comme on peut évaluer l’âge d’un arbre abattu en comptant le nombre de cercles en partant de l’aubier.

A chaque génération, les Zigotos mâles construisaient une nouvelle ceinture, défrichant pour ce faire une bande de forêt. Les arbres coupés étaient débités en planches, en poutres, stockés, mis à sécher pour de prochaines bâtisses…

Lorsque les anciens bâtiments, vidés par le décès de leurs propriétaires menaçaient de s’effondrer, ils étaient rasés. Cela avait pour effet d’agrandir le forum qui pouvait ainsi accueillir une foule de plus en plus dense au fil de la démographie. Ce type d’urbanisation permettait d’agrandir à l’infini l’agglomération sans en rompre l’harmonie sécurisante et sans rejeter les nouveaux couples. Les Zigotos avaient le droit de circuler librement sans avoir à se justifier, et, s’il advenait que des maisons étaient abandonnées, suite à un départ, elles devenaient propriété collective et étaient soigneusement entretenues.

Les naissances compensaient largement les morts, la population des actifs ne cessait de croître… Le système de santé publique était parfaitement au point : médication performante et médecine douce, soins quasi gratuits, système de couverture efficace, activité et bonne hygiène de vie loin de toutes sources de stress et d’angoisse, prise en charges des aïeux par la communauté des actifs….

Les trépassés n’étaient pas enterrés mais incinérés et leurs cendres jetées au ruisseau ou dispersées aux quatre vents suivant le désir des descendants, en accord avec la personnalité du défunt.

La paix prolongée, le temps comme suspendu, avaient tissé, autour des activités, comme une imperceptible étamine de bien-être et rien ni personne ne voulait briser le charme. Vill’AYA donnait l’impression d’être totalement oubliée du reste du monde, les autochtones, quant à eux, ne semblaient pas avoir envie de savoir s’il existait d’autres cités analogues à la leur. Cette indifférence partagée et tacitement entretenue leur convenait tout à fait.

La langue utilisée par les Zigotos de Vill’AYA, très vivante et très riche à l’image de leurs coutumes pacifiques, ne ressemblait à aucune autre.

Afin de préserver quelques espèces animales menacées, le Conseil des Nations Policées décida, un jour de grande vacuité, la création d’une réserve touristique, au cœur de la Vallée Souriante, sur une vaste zone géographique correspondant au territoire de chasse de ceux que l’on ne désignerait plus désormais que sous le vocable de Hagards.

La zone de chasse fut interdite et gardée par des policiers et militaires lourdement armés, revêtus d’uniformes ridicules aux yeux des Hagards qui furent contraints de se fixer dans les montagnes toutes proches mais d’une aridité incroyable.

Les gouverneurs des Nations Policées entreprirent une campagne de pacification pour briser les quelques protestations et velléités de résistance. On confisqua les lances et tout ce qui ressemblait de près ou de loin à une arme.

Ne pouvant plus chasser les Hagards ont essayé, un temps, une reconversion à l’agriculture mais le sol de leur réserve se montra si ingrat que le découragement pointa rapidement le bout de sa trogne hideuse. De plus, les techniques mises en œuvres par les Hagards qui n’avaient, dans ce domaine aucune pratique, se révélèrent vite inefficaces.

Lorsque les derniers missionnaires furent dévorés, la famine s’installa et les habitants abandonnèrent les maisons une à une et partirent dans la nature à la recherche de racines à grignoter, de baies à récolter, d’une marre fangeuse… Heureux ceux qui rencontraient une chèvre car il pouvaient boire son lait ou sucer son sang sans la tuer afin qu’elle serve plusieurs fois….

Les adultes abandonnèrent les vieillards, les mères leurs enfants. Les gosses qui savaient marcher formèrent des bandes errant à travers la Montagne, se nourrissant d’herbes et de graines.

Mais rapidement, ils se séparèrent et devinrent solitaires et sombres.

Les Zigotos devenus Hagards se cachaient pour sucer une graine car, ils avaient gardé une tradition du temps où ils formaient un peuple : tout individu vu en train de manger devait partager son repas avec celui qui survenait.

Le langage à son tour disparut. Enfermée dans la solitude, la pensée n’avait plus besoin de véhicule et les seuls sons qu’ils proféraient encore étaient des hoquets entre rire et sanglots.

Une Hagard  laissait-elle tomber son enfant par faiblesse, elle hoquetait de rire, un vieillard trébuchait, on hoquetait de rire. Cependant, les vieillards chutaient rarement car ils s’étaient mis à ramper pour se déplacer, n’ayant plus la force de tenir debout.

Parfois, les enfants, lorsqu’ils en croisaient un, le retournaient, d’un coup de pied, pour jouer. Alors, le vieil homme, comme une tortue ou un insecte sur le dos, battait faiblement l’air de ses membres décharnés avant de succomber de faim et de soif, brûlé par le soleil cruel.

Souvent, les vieillards aveuglés par l’âge, tombaient en rampant dans les précipices.

Il y avait des vivants, ils sont toujours là, en petit nombre. Il y avait des êtres, il n’y a plus que des fantômes. Bientôt, il n’y aura plus personne.

Lorsque le Conseil des Nations Policées apprit qu’il ne restait dans la montagne que quelques centaines d’individus squelettiques torturés par la soif et la faim, errant nuits et jours, il s’émut. Sous la pression de l’opinion mondiale, il essaya d’étudier et d’appliquer sur le terrain des mesures humanitaires.

Les survivants refusèrent de se laisser approcher et, à la vue du moindre Policé, les Hagards  fuyaient comme des bêtes sauvages. On les captura au lasso pour les traîner dans une réserve fertile spécialement aménagée, sorte de paradis artificiel à la végétation luxuriante, aux fruits lourds et pulpeux, aux ruisseaux artificiels purs et limpides dignes du plus somptueux parc de loisirs pour richissimes oisifs.

Régulièrement et à la faveur de la nuit, les Hagards s’évadaient pour reprendre leur errance solitaire. Il fallait constamment leur donner la chasse afin de les ramener dans leur éden factice.

Dans son zèle expiatoire, le Conseil des Nations Policées décida la construction de baraques ressemblant, de loin, à celles en usage chez les Zigotos avant leur exil forcé.

La Presse policée, la Radio et la Télé émerveillées de tant de générosité contèrent joliment l’Odyssée des Bons Zigotos. Les Policés s’émurent aux larmes mais se consolèrent rapidement en pensant que les mesures adoptées allaient rapidement cautériser les plaies ouvertes par la bêtise des Nations. Ils oublièrent en préparant les fêtes de Noël.

Une dernière nuit, les Zigotos Hagards  franchirent les clôtures.

Devant tant d’ingratitude, le Conseil des Nations Policées décida de ne plus parler de cette histoire et les Zigotos  entrèrent définitivement dans l’oubli de la modernité.

Guy SAVEL

 

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