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Anacoluthes (Extrait de Rendez-vous des fées)

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 Article publié le 27 mars 2004.

oOo

Le Hanneton passa.
- J’vous ai trouvé des godasses ! dit-il en s’approchant.
Bien sûr il ne pouvait pas les mettre parce que ses pieds étaient sales de nouveau. On trottina ensemble dans le sens inverse, lui le long des rosiers, foulant la terre molle de sa tentative d’évasion, elle chevauchant le Hanneton, les chaussures tenues par le lacet tournoyaient dans l’air moite. Ensuite elle se jucha sur la margelle de la fontaine. Le Hanneton pompait en ânonnant. L’eau coulait sur les pieds. La terre disparaissait dans la grille. Les chaussures rutilaient en plein soleil. Il n’y manquait pas un clou, assurait le Hanneton. Puis son visage se contracta, exactement comme si le levier lui résistait maintenant. Il était arrivé quelque chose au paletot. Antoine pâlit.
- Sœur Paule vous remettra ce qu’il contenait, précisa le Hanneton.
Cice se pencha amoureusement sur cette colère rentrée. Elle s’appuyait sur l’épaule encore robuste du vieillard.
- Et où le mettra-t-il ? demanda-t-elle.
Le Hanneton s’attendait à la question.
- Dans un autre paletot, dit-il parce que c’était la réponse.
Cice fit son air de petite morveuse.
- Nous n’avons pas de paletots, dit-elle.
Le Hanneton curait les ongles avec une écharde.
- L’autre, dit-il.
Antoine ne réagit pas. La voix de Cice coula dans son oreille, l’autre pied, dit-elle. Oui, l’autre. Le Hanneton rinça l’écharde sous le jet.
- Il ne manquera rien, dit-il.
Cice sauta au pied du bassin.
- Ne te trompe pas de pied, disait le Hanneton.
Cice avait hésité. Elle compara les deux godasses. L’orteil avait-il formé le cuir ? Quelques gouttes d’eau se collèrent à cette surface briquée.
- J’ai compris, dit-elle et elle choisit la bonne chaussure. Ça fera un drôle d’effet, ces godasses et la culotte, dit-elle en grimaçant.
Le Hanneton grimaça aussi.
- Ce qui va bien avec la culotte, c’est des chaussons biens fourrés ! dit-il sans rire.
Le rire de Cice explosa. Il y avait sans doute un bon moment qu’il menaçait sa douceur mélancolique. Elle montrait le fond de sa gorge et pleurait. Le pied d’Antoine entra dans la chaussure.
- J’avais des bas en entrant, dit-il.
- Et vous avez des hauts en sortant, dit bêtement le Hanneton, sans doute inspiré par le rire de Cice.
- Des hauts-quoi ? demanda-t-elle.
Elle était accroupie aux pieds d’Antoine et enfilait lentement le lacet.
- Des hauts-quoi-quoi ! fit le Hanneton.
Il était définitivement bête. Maintenant il riait plus fort que Cice. Ils n’entendirent pas les sandales de sœur Paule qui trottinait dans le couloir en claquant des mains pour qu’on se tût en présence des morts. Cice fit mine de sécher le second pied d’Antoine (l’autre) dans ses cheveux.
- Scène biblique, dit le Hanneton qui maintenant avait le hoquet.
Il avait dit : bi-bli-blique. Cice cessa de rire. Ses cheveux avaient effleuré le pied mouillé d’Antoine. Il fallait dire : évangélique.
- Pour-pourquoi ? dit le Hanneton.
Pour-pour-quoi évan-gé-gé-gélique ? La robe de Cice avait glissé sur ses genoux.
- Tu devrais mourir à la place des autres, dit-elle méchamment.
Le Hanneton était superstitieux.
- Pour ce qui est d’une paire de bas, dit-il, on verra ce qu’on peut faire.
Il ne riait plus.
- Et pour les hauts ?
C’était la voix de sœur Paule. Le Hanneton s’embrasa. Elle avait ce pouvoir sur lui. Cice se releva et la robe retomba sur ses chevilles. Sœur Paule aussi avait eu ce genre de désir dans sa jeunesse. Elle en parlait souvent, empruntant à sainte Brigitte la voix claire et tonitruante et à saint Paul son nom de voleur repenti. Elle en parlait même devant des hommes ahuris qui lui promettaient de ne pas recommencer. Cice se réfugia dans son giron. En même temps elle entra en contact avec un paletot qui sentait la lavande. Les boutons brillaient dans la pâle lumière.
- Ce n’est pas mon paletot, dit Antoine qui avait posé son pied sur la margelle afin que le Hanneton pût en lacer la chaussure.
Le Hanneton se plaignait souvent du dos. Il allait ouvrir la bouche quand précisément Antoine évoqua le paletot.
- Je sais bien que ce n’est pas le vôtre, dit la sœur, vous gagnez au change.
Elle montra les boutons.
- J’ai mis vos petites affaires dans les poches.
Elle avait donc vu le boyau.
- Un peu au hasard, ajouta-t-elle, car ce n’était pas elle qui avait vidé les poches de l’autre paletot.
L’autre, c’était celui auquel Antoine tenait pour des raisons qu’il s’obstinait à ne pas évoquer.
- Il faudra lui trouver des bas, dit le Hanneton en regardant furieusement Cice qui remuait ses lèvres sans prononcer le mot hauts.
- Il ne m’ira peut-être pas, dit Antoine en s’approchant.
La sœur déploya le paletot.
- Voyons, dit-elle, est-il trop grand ou trop petit ? Car vous n’êtes ni l’un ni l’autre.
Cice ouvrit le paletot que la sœur tenait par le col. Antoine entra dedans. Il glissa mollement sur la doublure. Les épaules retombèrent exactement sur les siennes. Cice enfila un premier bouton, après avoir tiré la langue pour ne pas se tromper de boutonnière. La taille s’ajustait parfaitement. Antoine aimait le col. Il chercha l’écharpe dans la poche de droite. Elle n’y était plus. Dans la poche de gauche. Non plus. Rien à l’intérieur où il n’y avait qu’une seule poche. Il se plaignit.
- Vous reviendrez avant l’hiver, nous aurons fait provision de cache-nez, dit ironiquement la sœur.
Il avait trouvé le pli, puis tous les autres objets un à un.
- Tout y est sauf le cache-nez, dit la sœur.
- On l’a pas volé, précisa le Hanneton.
On ne lui avait rien demandé.
- Vous êtes content ? dit la religieuse.
C’est toujours la question qu’on pose au pauvre qu’on vient de combler. On ne lui demande pas s’il est heureux. Il est content.
- À part les bas, dit Antoine.
La religieuse tapa dans ses mains.
- Oh ! Oh ! fit-elle, notre Antoine est heureux !
Comment le savait-elle ? On retourna tous les quatre dans la morgue. Antoine accusa sans broncher le coup porté par les pieds du mort qui n’étaient plus nus mais chaussés de ses anciennes godasses qu’on n’avait même pas nettoyées.
- Une paire de bas et peut-être une écharpe, disait le Hanneton en comptant sur ses doigts.
Cice sautillait devant eux, à reculons, peut-être pour vérifier l’effet de ses seins sur l’esprit des autres. Sœur Paule enfermait les siens dans un bandage atrocement serré. Elle enfilait l’anneau à un crochet vissé dans le mur de sa cellule et appliquait l’autre bout sous les aisselles et ensuite elle tournait sur elle-même. Quand elle arrivait près du mur, elle décrochait l’anneau, l’ouvrait et en traversait la toile grossière de la bande. Ainsi, sa poitrine avait presque complètement disparu et les épaules trahissaient une respiration obstinée. La bouche demeurait entrouverte et on voyait la langue pointue qui explorait la face cachée des dents, petite manie qui expliquait le zézaiement qui parfois atteignait les esses. Un ictère voyageait sous les roses de sa peau. Elle pinçait les lèvres pour les blanchir et clignait rarement de l’œil, d’où l’humidité bleue de la paupière inférieure. Les ailes du nez rougissaient sous les frottements de l’index et du pouce. Elle reniflait souvent et se mouchait dans les parterres avec une précision qui arrachait des bravos au Hanneton quand il la surprenait dans l’exercice de cette toilette, mais c’était tout ce qu’il savait d’elle. Dans la baignoire, il trouvait rarement des poils et plus souvent des cheveux. Et puis il n’était jamais monté au grenier où l’on étendait les linges. Les lucarnes étaient grillagées à cause des pigeons. Elles étaient deux pour porter la corbeille, laquelle était recouverte d’un drap blanc. Il les écoutait parler, assis dans l’escalier dont il n’avait jamais franchi la marche du milieu. Cice les rejoignait quelquefois. Ensuite elle redescendait avant elles et s’asseyait près du Hanneton. Il était songeur et prodigieusement silencieux. Comment expliquait-il sa présence ? Pourquoi poser cette question au silence ? Quel songe voulait-elle mettre à jour en la posant ? De quel sommeil le réveillait-elle ? Cice se regardait dans les miroirs et dans toute surface dont le reflet était fidèle à ce qu’elle savait de sa beauté. Le Hanneton n’avait jamais prononcé le mot beauté. Il hésitait sur le mot grâce. Le mot charme était difficilement opportun et il était encore moins aisé de parler de séduction. Il pensait au mot tranquillité sans se faire d’illusion sur ce qu’on penserait de lui s’il le proposait à la femme. Cice s’examinait, toujours surprise par les autres, n’ayant pas été au bout de son expérience d’elle-même. Le Hanneton pourtant ne l’avait jamais dérangée et il n’avait même jamais pris le temps de cette seconde d’admiration par quoi recommence, il le savait par le fait d’une autre expérience de soi, le désir, mot que Cice elle-même ne connaissait pas ou qu’en tout cas elle eût eu beaucoup de mal à substituer aux explications de sa tante. Oui, elle appelait sœur Paule Tatan et non point ma mère ni ma sœur, le Hanneton ne sachant jamais bien qui était la mère et qui la sœur.
- Si tu savais ! avait dit Cice au Hanneton, comme s’il était sensé ne pas savoir, après tout elle ne l’avait jamais vu avec une femme.
Dans le cabinet où sœur Paule recevait les veuves et les orphelins pour fixer la dette des pompes funèbres, Cice entra un jour pour entendre la leçon que Tatan prodiguait aux jeunes filles de son âge. Le Hanneton balayait la terrasse pendant ce temps. Il écoutait, luttant contre le désir insensé d’assister enfin à l’effondrement de Cice qui paraissait promise à l’enfance, comme en témoignaient ses jeux stupides. Cice lui épargna cette larme. Quand elle entra sur la terrasse pour lui transmettre un ordre de la part de sa tante, il eut cet autre désir de l’empêcher de parler d’autre chose. Les oiseaux grattaient le terreau des jardinières et le répandaient sur le dallage toujours humide, et donc, si l’on pouvait sortir du cabinet par la terrasse et ensuite emprunter le petit escalier bordé d’hortensias, à cause du risque d’emporter un peu de ce terreau à la semelle de ses souliers on n’entrait pas dans le cabinet par la terrasse, Cice le savait à ses dépens, mais elle n’était qu’une enfant quand c’était arrivé malgré les cris du Hanneton qui, venant de l’allée principale, avait levé son balai pour effrayer les oiseaux.
- Je me souviens, dit Cice.
Antoine ramassa le clou qu’elle avait perdu. La sœur dit quelque chose au sujet des chaussures. Cice rougit. Elle marchait tranquillement maintenant, se retournant de temps en temps pour sourire en voyant le pauvre Antoine qu’on soutenait sous les bras parce que les souliers blessaient ses pieds nus. Il souriait lui aussi, parce qu’il avait été le père d’une fille de cet âge et qu’il l’avait tuée de ses propres mains.
- Ainsi vous faites un héritage, dit sœur Paule. Vous êtes bien pauvre en attendant.
Le Hanneton, de l’autre côté d’Antoine, dit en écho : Et peut-être malade ?
Cice s’immobilisa sur la marelle imaginaire comme si sa pierre venait de "mordre" l’Enfer.
- Vous vous souviendrez de nous quand ce sera fait, dit la sœur.
Pas facile de marcher dans des souliers dont les clous ont traversé la semelle. On s’arrêta pour constater que le mal était fait. La plante des pieds rougeoyait. Le Hanneton passa prudemment sa main à l’intérieur du brodequin. Cice attendait. Sur le dallage, les pieds nus d’Antoine frémissaient. Elle connaissait les mots suivants : marteau à battre, marteau à clouer, pince emporte-pièce, embauchoir, mailloche, crochet à déformer, roulette marque-point, râpe d’intérieur, tranchet, coupe-lacet, alènes, ébourroirs, bésigue à mailloche, chien à monter, corne à chaussure, tendeur, conformateur. Qu’est-ce qu’il connaissait, lui, du métier de son père ? Il réfléchit, puis, mentant : embrèvement, mi-bois, queue d’aronde, tenon chevillé, double tenon, enture à plat joint, enture en fausse coupe et à épaulement, enture à paume, oblique à épaulement (simple ou double encoche), tenon et mortaise avec embrèvement, enfourchement.
- Charpentier, dit-elle, ce qui laissa rêveur le Hanneton.
- Charpentier ? dit la sœur.
Elle aussi regardait dans le soulier, mais sans y mettre la main.
- C’est donc ce qu’on vous laisse ? Et où avez-vous donc passé tout ce temps ?
- Même avec les bas, dit le Hanneton, il ne pourra pas aller loin avec ces croquenots.
- Vous allez loin, dit Cice. Paris.
- Mon père était charpentier. Donnez-moi les noms de toutes les pièces qui composent un pan de bois.
- Ce n’est plus une conversation, dit la sœur.
- Moi je parlais des clous, dit le Hanneton. Mon père était jardinier : louchet, bêche nantaise, pelleversoire, bécat, rayonneur, racloir, binette, croc, hoyau, étrèpe, serfouette...
- Tu es trop bête ! s’écria Cice. Il n’y a plus rien à deviner !
- Mon père ? fit la sœur comme si on le lui avait demandé.
Elle se souvenait du coupe-foin qui était accroché derrière la porte.
- C’est trop facile, dit Cice.
- Herminette ! dit soudain Antoine.
Il avait tué sa fille avec une herminette. Il ne savait pas que c’était une herminette mais il avait vu le charpentier s’en servir.
- On dirait un nom de fille, dit Cice.
- Ou de chatte, murmura sœur Paule en rougissant. À cause de la fourrure.
Pourquoi n’avait-elle pas demandé simplement pourquoi il n’était pas charpentier lui-même ?
- Oui, pourquoi ? dit Cice.
Et pourquoi Cice, à son tour, usait-elle de l’anacoluthe ?

 

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