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3 - La mort d’Ulysse
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 Article publié le 24 juin 2005.

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MONOS - De loin, nous ne lui donnions pas d’âge. Il pouvait ressembler à n’importe qui.

UNA - Vous voulez dire : à n’importe lequel d’entre nous.

MONOS - Pourquoi lui ? Nous ne nous sommes même pas posé la question. Ce fut une belle après-midi. On ne sait rien de l’après-midi si on s’éloigne de la Méditerranée. Porte de l’Orient ! Où en étions-nous restés ?

UNA - Vous vouliez mesurer avec exactitude.

MONOS - Avec la plus grande exactitude possible. Je ne suis pas curieux de connaître ce reste ! Il me suffit de savoir que la quantité s’approche du nombre donné par la raison.

UNA - Vous avez d’abord raisonné ?

MONOS - J’ai d’abord comparé. Nous sortons tous pour explorer le réel. Nous appelons cela l’expérience. Il s’agit le plus souvent d’un voyage. Un rapport du temps à la distance. Nous ne saurons jamais ce que nous avons franchi mais nous connaissons assez le temps qu’on a perdu. Nous avons perdu de vue notre sujet. Nous y étions en plein quand il est apparu.

UNA - Resplendissant de soleil !

MONOS - Comme un arbre qui porte ses fruits. Vous vous intéressez aux hommes. Ils vous perdront, ma mie. Vous et moi...

UNA -Nous parlions de lui ! Il soulevait la poussière du chemin et on le regardait passer. Nous étions trop loin pour mesurer cette minute d’attention portée sur celui qu’on ne connaît pas. Nous parlions justement de lui. Nous l’avons peut-être inventé.

MONOS - Une hallucination collective à deux ! Je n’y crois pas. Nous étions plutôt...

UNA - ...sur le point de conclure quand le soleil nous l’a donné d’abord comme une lenteur trop persistante pour passer inaperçu. Vous veniez de me parler de la fragmentation. Je ne me souviens plus de votre introduction. En même temps, vous cueilliez les kakis et j’évoquais pour vous l’éclatement des fruits.

MONOS - C’est pourtant simple ! Dire, je dis bien "dire" que l’infini n’est pas un produit imaginaire ne veut pas mieux dire que le fini n’en est pas moins complexe.

UNA - Vous devenez abstrait. Il n’y avait pas de fenêtre et vous vous serviez des branches d’un mandarinier où des abeilles vous agaçaient. Bien, admettons que j’étais disposée à vous comprendre.

MONOS - Commençons par cette naïveté : si cet espace que je perçois et dont je ne doute pas de l’existence ni de la physique, si cet espace se finit, alors se pose la question de savoir ce qui "se trouve" (notez l’intention poétique) au-delà de cette limite extrême. S’il y a autre chose, cette chose, c’est sans doute la même chose et il nous faut alors reconnaître que nous n’avons pas atteint la limite. Mais s’il s’agit vraiment de la limite, alors ce qui se trouve "derrière" ne peut être que rien.

UNA - Mais rien, c’est encore quelque chose !

MONOS - Non, justement ! Rien, ce n’est rien. Rien, ce n’est pas "quelque chose", sinon ce n’est plus rien. Tout s’achève "quand" il n’y a plus rien. Notez les circonstances de l’expérience : la question est de savoir ce qui " se trouve" LÀ ; la réponse se réfère au temps. Cette immobilité de l’homme devant la limite témoigne de la complexité de son Chant poétique. Celui-ci n’est pas encore allégorique ou simplement exemplaire. Il est, comme on a déjà dit. Il est toujours et à l’instant. Vérité et évidence. Cette zone est un fragment. Elle touche aux limites, ou plutôt elle prépare le terrain de nos attouchements.

UNA - Et les autres fragments ?

MONOS - Vous n’avez rien compris !

UNA - Je comprends que le fragment en question est relatif à notre perception !

MONOS - Il n’est fragment que d’être approximatif et donc fragmentaire.

UNA - Le néant, c’est la mort. Nous serions plongés dans la mort si la mort était quelque chose. La circonstance de lieu demeure et c’est chacun de nous qui donne un sens au temps. Comme si le temps n’était qu’un tournoiement et que le fait de l’arrêter instaurait le lieu de notre existence. Heureusement, nous oublions.

MONOS - L’oubli est le creuset de la foi ! Nous croyons aussi, beaucoup plus qu’on ne croit ! Nous sommes construits dans la croyance et déconstruits dans l’oubli. D’où ce jeu incessant et tragique entre l’espoir et le désespoir. Où finit l’angoisse ?

UNA - C’est à ce jeu que l’Occident excelle en réponse. On ne croit plus aux vieilles recettes. Nous sommes le spectacle d’un autre paramétrage du bonheur. Il ne suffit plus de croire. Nous acceptons la possibilité d’une existence approximative. Ce que nous conservons de la religion, c’est sa nécessaire palliation. Nous pallions les plus hautes douleurs par l’exercice d’une espèce de tranquillité qui offense la fragilité de l’étranger.

MONOS - Comme vous revenez à notre sujet, ma bonne Una ! Je vous reconnais.

UNA - Il n’est peut-être pas trop tard pour lui parler. Par quoi commencerions-nous ?

MONOS - Il ne peut pas comprendre. Il ne saisit que le détail et l’accumulation de ces recherches. On ne détruit pas l’étranger par assimilation.

UNA - Vous voulez donc le détruire ! Je mangeais les fruits de vos arbres cette après-midi. Le soleil n’en finissait pas de redescendre. Ce monde circulaire se présente comme un haut qui promet ou menace de ne jamais se finir et un bas qui est notre horizon. Nous savons reconnaître ces crépuscules. La nuit est le jour et le jour est la nuit. Nous avons choisi de dormir la nuit ou quelque rythme biologique nous l’impose, peu importe après tout. J’adore penser en votre compagnie quand nous ne faisons pas autre chose. Mais nous sommes rarement seuls. Un témoin nous importune ou bien c’est nous qui crevons la surface de notre propriété quand quelque chose ou quelqu’un se signale à proximité. Vous me parliez de l’Occident, de sa leçon, de sa promesse. Je vous écoutais en mangeant les fruits de votre jardin. Ils illustraient, je crois, votre propos. Ma bouche...

MONOS - Taisez-vous ! Excusez ma brusquerie, mais quelqu’un vient de passer !

UNA - En pleine nuit ?

MONOS - Là, dans l’ombre du promontoire.

UNA - On distingue des feuillages. Quelle immobilité ! On croirait que le monde vient de s’achever comme on abandonne la toile au regard. Il semble qu’on ne peut pas aller plus loin.

MONOS - Vous ne regardez pas ! Ce pourrait être lui.

UNA - Ou un chat.

MONOS - Il nous a encore fait perdre le fil. Je n’ose imaginer où nous en serions s’il n’était pas intervenu.

UNA - Il serait plus juste de dire que nous étions sur le point d’intervenir dans son existence, remettant ainsi à plus tard des conclusions provisoires toujours moins incertaines. Je ne vois rien.

MONOS - Vous ne regardez pas assez !

UNA - Pas assez ?

MONOS - Si j’appelais un domestique, il verrait ce que je vois. Vous ne voyez rien parce que vous ne voulez rien voir. Il vous a troublée quand il s’est approché de nous. Vous vous comportiez comme une adolescente qui découvre ce que les autres savent d’elle.

UNA - Ou bien c’est la nuit qui m’indispose. Je préfère l’après-midi. Le sommeil n’y est plus le sommeil. Si je ne craignais pas le ridicule, je dirais que c’est le soleil. Mais toutes les langues...

MONOS - Je le vois ! Il porte la même chemise. Il n’a pas trouvé l’endroit qu’il cherchait. Il nous a déroutés plus d’une fois. Cette même manière de regarder de bas en haut.

UNA - Comment voyez-vous ce que je ne vois pas ? Vous inventez !

MONOS - Il est là, vous dis-je ! Si je l’appelais...

UNA - N’importe qui répondrait à votre appel. Les péripatéticiennes...

MONOS - Il ne comprendrait pas. J’aurais beau lui expliquer, prendre le temps, mettre les formes, rien n’y ferait. Il demeurerait fermé à mes calculs, à mes raisonnements, à mes comparaisons. Il n’en percevrait que la rigueur, dans le mauvais sens du terme, l’incohérence et les métamorphoses résiduelles. J’ai déjà vécu...

UNA - Vous me l’apprenez !

MONOS - Vous ne savez pas tout. Nous nous rencontrons quand tout est déjà joué. Vous êtes alors le facteur de la précipitation ou de l’attente. Je ne sais pas encore...

UNA - Je n’en saurais pas plus moi non plus. Vous le voyez toujours ?

MONOS - Comme vous ne le voyez toujours pas. Je m’étonne que vous ne m’aidiez pas un peu. Comme je prépare vos fruits, les pelant, les épépinant, les coupant, en retenant les saveurs et les coulures.

UNA - Nous ne retrouverons plus le sommeil cette nuit.

MONOS - Nous trouverons le soleil cette après-midi.

UNA - Dans notre langue. Pas dans la sienne.

MONOS - Encore lui !

UNA - Mais vous voyez ce que je ne vois pas !

MONOS - Je désire tellement ne pas voir ce que vous voyez !

UNA - Comme si je ne voyais pas tout ce que vous voyez !

MONOS - N’épuisons pas le sujet. Pas si vite !

UNA - L’aube nous révélera un massif de fleurs.

MONOS - Ou l’homme que nous recherchons.

UNA - Je ne le recherche pas ! Je ne désire plus l’approcher. Nous nous sommes presque touchés...

MONOS - Dans ces cas, les habits n’ont plus d’épaisseur, plus d’existence.

UNA - Vous êtes jaloux.

MONOS - Non. Mais je consacre de plus en plus de temps à mesurer ce qui nous sépare parce que vous me tenez à distance. Il pourrait bien servir vos projets.

UNA - À quoi pensez-vous ? Vous feriez mieux de reconnaître que vous ne voyez rien parce que je ne vois rien. Laissez votre domestique à son sommeil de pacotille !

MONOS - Vous vous emportez encore une fois, ma chère Una. Je ne voudrais pas...

UNA - ...dépasser les bornes au-delà desquelles le rien n’est pas quelque chose. Je comprends mieux l’impossibilité de diviser le zéro. Je m’imagine assez avec mon petit couteau cherchant le fruit à couper et ne le trouvant pas. Je ne couperai rien tant que je n’aurai pas mis la main dessus. Par contre, ne pas pouvoir percer cette paroi qui me sépare du néant, je ne comprends plus. Et je ne trouve même pas la force de la peupler de mythes. Je reste avec mon petit couteau en l’air, comme s’il n’y avait plus personne pour assister à mon caprice d’enfant. Je m’en souviens encore, tellement c’est proche de moi, ce moment fragmenté d’instants que je ne reconnais pas au son de votre voix. Vous préférez les leçons d’éthique à mes tourments d’oiseau blessé. La chair devient... inconsommable.

MONOS - Vous allez oublier la leçon...

UNA - Cet étranger sur la route, maintenant cette ombre que vous prenez pour lui ! On n’en finira jamais. Le monde serait donc une sphère plus ou moins exacte plongée (c’est une image) dans le néant qui n’a pas, par définition, d’infini. On comprend que la totalité de nos étrangers soient de fervents croyants !

MONOS - Croire, c’est croire que l’infini...

UNA - ...existe ?

MONOS - Que l’infini est probable alors qu’il est imaginaire. Quand je pense par où nous sommes passés pour concevoir ce que nous concevons ! Sans l’infini, pas de calcul. Mais comme on ne peut rien lui comparer, la métaphore impose ses niaiseries. Il n’y a guère que la logique qui ne s’en laisse pas compter.

UNA - Brindisi... une logique de logicien.

MONOS - Une logique de... penseur.

UNA - Nous excluons le poète ?

MONOS - C’est le poète qui pense !

UNA - Que pense-t-il de l’étranger ? Que lui destine-t-il pour perdurer dans sa mémoire d’homme de passage ou d’immigration ? Vous ne répondez plus. Notre conversation s’épuise en inachèvement ou en inaccomplissement.

MONOS - Dites que c’est de ma faute si...

UNA - Je n’ai rien dit. Je ne vois rien, du moins pas ce que vous voyez. Et je ne perçois pas dans les limites que vous cherchez à...

MONOS - Je ne vous impose rien ! D’ailleurs, je suis un spéculateur, pas un inventeur comme tous les écrivains...

UNA - ...secondaires.

MONOS - Si vous voulez...

UNA - ...être cruelle.

MONOS - Votre cruauté...

UNA - ...mon théâtre féminin.

MONOS - Vos rencontres fortuites...

UNA - ...la préparation de leur terrain.

MONOS - Si j’avais su...

UNA - ...vous lui auriez adressé la parole. Au lieu de cela, vous avez ralenti jusqu’à le perdre de vue.

MONOS - Encore une relation lieu/temps. Je m’y attendais.

UNA - Vous êtes si...

MONOS - ...attendu ? Prévisible ?

UNA - Non : égal, inchangé, comme s’il fallait maintenant s’attendre à ce que vous ne teniez plus vos promesses.

MONOS - Je n’ai rien promis depuis...

UNA - ...que je ne promets plus moi-même. Mais j’avais l’excuse de la douleur...

MONOS - La douleur ! Vous n’aviez que l’expérience du chagrin. On ne peut pas passer sa vie à s’amouracher du premier venu.

UNA - Il venait. D’où ? Nous ne le saurons plus.

MONOS - À qui la faute ?

UNA - Quand ? Nous ne l’oublierons plus.

MONOS - Vous me plagiez !

UNA - Non. je m’identifie. Comme si vous étiez le texte de ma propre aventure et que j’étais moi-même l’auteur de cette possibilité.

MONOS - Je ne le vois plus. Je ne l’ai peut-être jamais vu.

UNA - Vous l’avez vu cette après-midi. J’en témoigne.

MONOS - Vous n’en parlerez qu’à moi-même.

UNA - Et vous ne vous en prendrez qu’à moi.

 

Derniers textes publiés :

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 Poésies de Patrick Cintas - Choix de poèmes (Patrick Cintas)
 Mélanges - Théâtre de Patrick Cintas

BIBLIOGRAPHIE
A propos de livres

ROMANS - Carabin Carabas, Rendez-vous des fées, Les baigneurs de Cézanne, BA Boxon, Coq à l'âne Cocaïne, L'enfant d'Idumée, Cicada's fictions, Le paillasse de la Saint-Jean, Anaïs K., Gor Ur le gorille urinant, Gor Ur le dieu que vous aimerez haïr, caNNibales (12 romans), N1, N2, N3 (in progress, x romans), La trilogie française, « Avant-fiction », Phénomérides, Marvel, Les Huniers, Arto, Hypocrisies, Les derniers jours (mots) de Pompeo...
NOUVELLES - Mauvaises nouvelles, Nouvelles lentes.
POÉSIE - Chanson d'Ochoa, Ode à Cézanne, Chanson de Kateb, alba serena, Coulures de l'expérience, Analectic Songs, Fables, Jehan Babelin, En voyage, Grandes odes, Saisons, Haïkus dénaturés, Sériatim 1, 2 & 3...
THÉÂTRE - Bortek, Gisèle, Mazette et Cantgetno.
ESSAIS - ARTICLES - Actor (essais), Galère de notre temps (articles).
HYPERTEXTE - [L'Héméron].

Livres publiés chez [Le chasseur abstrait] et/ou dans la RALM (voir ci-dessous).
Quelquefois avec la collaboration de
[Personæ].

 

BIOGRAPHIE
A propos de ce chantier

« Le travail d'un seul homme... » - Ferdinand Cheval.
...Commencé dans les années 80, sans réseau mais avec un assembleur, basic et une extension base de données, le projet "électronique" de ce festin a suivi les chemins parallèles de la technologie informatique grand-public et la nécessaire évolution du texte lui-même.

Il faut dire qu'il avait été précédé d'une longue et intense réflexion sur le support/surface à lui donner impérativement, non pas pour échapper aux normes éditoriales toujours en vigueur aujourd'hui, mais dans la perspective d'une invention propre aux exigences particulières de sa lecture.

Le « site » a subi, avec les ans, puis avec les décennies, les convulsions dont tout patient expérimental est la victime consentante. Cette « longue impatience » a fini par porter des fruits. Comme ils sont ce qu'ils sont et que je ne suis pas du genre à me préférer aux autres, j'ai travaillé dans la tranquillité de mon espace privé sans jamais cesser de m'intéresser aux travaux de mes contemporains même les moins reconnus par le pyramidion et ses angles domestiques.

Et c'est après 15 ans d'activité au sein de la RALM que je me décide à donner à ce travail le caractère officiel d'une édition à proprement parler.

On trouvera chez Le chasseur abstrait et dans la RALM les livres et le chantier qui servent de lit à cet ouvrage obstiné. Et [ici], la grille (ou porte) que je construis depuis si longtemps sans avoir jamais réussi à l'entourer d'un palais comme j'en ai rêvé dans ma laborieuse adolescence. Mais pourquoi cesser d'en rêver alors que je suis beaucoup plus proche de ma mort que de ma naissance ? Avec le temps, le rêve est devenu urgence.

« À ceux-là je présente cette composition simplement comme un objet d'Art ; — disons comme un Roman, ou, si ma prétention n'est pas jugée trop haute, comme un Poème. » - Edgar Poe. Eureka.

 

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