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L'arrêt du cœur
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 Article publié le 20 avril 2012.

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Quand Max mit son cœur dans la balance, il s’aperçut que cette dernière penchait dangereusement à droite, tandis que son cœur s’obstinait à battre à gauche.

Un déchirement s’en suivit.

Sa poitrine déchirée enflait comme sous l’effet d’une bombe, alors il bomba le torse, espérant traiter le mal par le mal, mais rien n’y fit. La poitrine enflait, le déchirement persistait, indolore, mais extrêmement préoccupant.

Max menaçait de devenir une baudruche que la plus petite épingle eût fait éclater en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.

Qu’allait-il devenir ?

La balance ne pouvait mentir, et son corps non plus : il avait bel un bien le cœur à gauche, mais la balance, elle, penchait à droite.

Il avait bien essayé de rétablir l’équilibre en donnant plus de poids et même de gravité à ses propos, rien n’y avait fait : la balance penchait invariablement à droite, indiquant par là que son cœur penchait à droite, bien qu’il en eût.

Il fallut convoquer une assemblée nombreuse pour en débattre sérieusement.

En un clin d’œil, ce fut fait.

Les chers souvenirs affluaient de partout dans sa mémoire parcheminée. Si fertile, elle ressemblait aux vagues nombreuses ; chaque vague, suivie d’une autre, et ainsi de suite, vous connaissez la suite, mais aucune ne mourait. Toutes refusaient de mourir. C’était inédit et fort inquiétant.

Le colloque menaçait ainsi d’être sans fin, l’assemblée étant appelée à toujours grossir et enfler, peut-être indéfiniment, et même à l’infini. Qu’allait-il faire de toutes ces vagues ? Et surtout qu’allaient-elles faire de lui ?

Processus intriguant qu’il fallut stopper net pour éviter l’inflation des témoignages, la pléthore des points de vue, l’anarchie des souvenirs enfouis qui se bousculaient au portillon de sa conscience qui n’en pouvait mais.

Il ferma les yeux, laissa venir à lui tous les souvenirs imaginables, puis il leur dit, tandis que d’autres affluaient encore et encore : messieurs-dames, il vous faut élire des représentants, si vous voulez vous faire entendre de moi, car, enfin, je suis votre souverain.

Aussitôt, la belle assistance mouvante se figea. Le flux cessa. On vit même quelques vagues rester en suspens dans l’océan soudain gelé.

La ruse avait fait son effet.

Loin de lui l’idée de hiérarchiser ou de classer ses souvenirs. Cette valetaille ne lui disait rien qui vaille. C’était sa façon bien à lui de n’attacher qu’une importance très faible aux poids qui pesaient sur sa vie déjà longue.

Il ne s’en remettait qu’à son jugement en écoutant son cœur.

Dans ce fatras de souvenirs, il eût été bien en peine de distinguer le vrai du faux, l’image vive de la reconstruction bricolée de toute antiquité ou de fraîche date.

Son enfance sage n’avait qu’à bien se tenir. Sa jeunesse terne aussi, et son âge d’homme, si multiple, n’était pas en reste. Tous étaient perplexes. Il leur fallait s’entendre, mais comment ?

Tout ce débat, notez bien, avait lieu dans un cœur gros comme ça qui battait la chamade.

Il n’aimait pas la musique militaire, n’appréciait guère non plus la sacralisation du rythme à trois temps qui négligeait trop de possibles. Il n’aimait ni les rythmes martiaux ni les décrets émanant de puissances soi-disant supérieures, appelées par on en sait qui à régenter ses goûts en matière de musique et de saine politique.

Il lui fallait donc faire taire son cœur en lui intimant la nécessité vitale de battre tranquillement, sourdement à la rigueur, mais sans s’affoler, sans rompre les attaches avec la délicate sérénité de qui, se sachant émotif en diable, tient à se maîtriser pour ne pas tomber dans cet excès de soi qui donne de la honte.

On en resta là.

Les souvenirs, incapables de s’accorder sur un digne représentant, restèrent là à flotter, car ils étaient devenus légers comme des plumes. Désagrégées, les vagues de souvenirs, ouf.

Le froid aidant, ils poudroyaient doucement, et le vent, dans son agacement, ne tarda pas à les chasser vers des lointains qui n’intéressaient pas Max le moins du monde.

Il sentit son cœur revenir à lui. Il battait à nouveau lentement, avec la régularité d’une horloge tranquille.

Et sa poitrine respirait calmement, sans heurt ni soubresaut, privée absolument de toute inquiétude. L’inflation avait cessé, le déchirement aussi.

Bien ancré à gauche dans sa poitrine, son cœur ne penchait plus à droite.

C’est la balance qui penchait, mais cette balance, qui l’avait construite, et avec quel matériau de fortune ou d’infortune ?

C’était la question à ne pas poser. Elle désintégra la balance.

Exit la balance.

Il ne ressentait plus aucun poids dans sa poitrine. Le rythme régulier de son cœur en avait fini avec les pensées sournoises et les souvenirs trompeurs.

Son souffle égal épousait l’air environnant.

La campagne riante était rentrée en lui sans heurt. Elle et lui faisaient à nouveau jeu égal dans l’économie de l’être.

Max pouvait reprendre sa marche tranquille le long du chemin de campagne. Un arrêt du cœur n’était pas pour demain.

Jean-Michel Guyot

17 avril 2012

 

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