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Puissance de l'énigme
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 Article publié le 8 juin 2012.

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De ligne en ligne s’étalerait le paradoxe, grossier ou fécond, d’une pensée asymptotique aux prises avec un corps qui impose durablement sa règle de conduite aux échappées belles que, dans un seul et même élan, la pensée s’autorise et que le corps absout ou condamne, accompagne ou refuse.

La pensée, à elle seule, détiendrait la clé de l’énigme qui habite le corps, le hante, l’abîme ou l’anime.

La petite histoire dans la grande, censée donner des clefs pour comprendre la grande, serait donc la mise en mots - la mise en énigme - d’un jeu de miroir ascensionnel où la pensée aurait toujours le dernier mot.

C’est trop beau pour être vrai.

Cette fallacieuse mise en abyme - expression mise à la mode de manière bien hasardeuse par André Gide, et qui a fait florès - reflèterait le processus littéraire micro- et macroscopique qui lie corps et pensée.

Ce processus erroné, on aimerait l’appeler animation - mise en abyme de la pensée dans le corps animé - terme le mieux à même de traduire la mise en abyme réciproque du corps agissant et de l’esprit pensant qui aboutit à leur énigmatique confluence dans la parole, la gestuelle et l’action.

C’est ainsi que tout un courant de la pensée, à la suite de Merleau-Ponty et de Pierre Bourdieu, a pu faire état, au niveau phénoménologique et sociologique, d’un corps pensant qui pense à l’insu de la pensée réflexive, ce qui, chez Bourdieu, aboutit à un déterminisme sévère, à une incapacité pour la personne sentante et pensante de se placer au-dessus de la mêlée.

Qui ne voit le renversement à l’œuvre dans cette nouvelle hiérarchie où la pensée est disqualifiée, alors qu’il convient tout autant de ne pas affirmer trop vite la suprématie de la pensée réflexive sur le corps ?

Le corps pensant et la pensée dans un corps, c’est bonnet blanc et blanc bonnet.

Le corps serait ainsi pris dans une flux sémiologique pré-conscient qui a pour conséquence le déni du sujet. Or, l’intersubjectivité, pensée par Merleau-Ponty, interdit cette dérive : le sujet classique, certes, n’a plus lieu d’être, mais, à contrario, rien n’autorise à figer la personne humaine dans un ressenti pré-réflexif qui l’engagerait exclusivement sur la voie d’automatismes sociaux.

Qui ne voit qu’à la platitude instinctive de l’élan premier s’est substituée, par une décision sans appel chez qui tente d’écrire, une singulière volonté d’essor qui commence par le saut mortel dans l’abîme ?

Appel qui en passe en même temps par le corps et la pensée.

Le paradoxe souligné plus haut réside tout entier dans la tension heureuse qui règne entre la richesse du propos, sa luxuriance nerveuse ou son exubérance bariolée, son astreinte fixe ou vagabonde et la pauvreté méditative d’une logique sèche qui corsète le propos, comme le ferait la misère de rives qui refuseraient obstinément, si elles le pouvaient, l’apport fécondant des alluvions, des boues, des déchets organiques qui sont la vie même à l’état encore inorganique.

Mais écrire, c’est constamment déborder les cadres logiques traditionnels, c’est refuser la platitude du temps linéaire, c’est se mettre à l’écoute de son sang qui pulse, c’est prendre le pouls d’une réalité multiforme qui déborde le corps qui s’y joue, c’est se jouer de ce jeu en le retournant contre sa systématisation logique, et c’est aussi se mettre à la place d’autrui en lui offrant la place de choix, celle de l’observateur.

Les mots, ainsi, observent qui s’en sert dans la personne des figures qu’ils composent, et le lecteur est invité à s’identifier à cette personne en lui prêtant son être, son temps.

Le personnage est cette fiction qui navigue, de sa naissance littérale à sa mort verbale, entre figure de style et personne de chair et de sang.

C’est un phénomène de transsubstantiation des plus concrets : prêtant ma pensée à la fiction d’autrui - le grand autrui anonyme à qui je prête nom et situation, ascendance et descendance, anecdotes et drames - j’emprunte aux autres leur sang et leurs humeurs que je mêle à mon propre sang pour écrire selon l’humeur du Dire qui s’actualise dans une situation de parole où, de prime abord, la solitude fait rage.

En effet, les plus belles fleurs fleurissent sur le fumier.

Est-ce à dire que tout auteur, pour en bien parler - savamment, abondamment et avec la plus grande pertinence possible - doive immanquablement en passer par la fange, mettre les mains dans le cambouis, compromettre son honneur ?

Il faut se mettre en danger en s’exposant à la nudité des mots.

Dans les mots sont venus se fixer la us et coutumes, les apories et les approximations logiques rencontrées par des centaines de générations condamnée à l’à peu près de la parole quotidienne confrontée autant aux grandes énigmes de l’existence qu’à la trivialité des actes les plus banals en apparence.

C’est ce nœud gordien que la pensée qui écrit refuse de trancher.

Rendre à la banalité sa banalité, sans la surcharger de sens, mais en prenant le large de la pensée sur l’océan de l’existence, voilà le voyage au long cours qui s’offre à qui écrit.

Chemin faisant, l’écrivain attentif au rythme, à la cadence de son Dit rencontre le Dire qui ouvre sur l’insondable de deux énigmes qui se font face, se reflètent à l’infini l’une dans l’autre : c’est ce vertige qui doit être remonté, comme un nageur remonte le courant du fleuve existence, du point aveugle le plus extrême où l’image dans l’image neutralise son infini jusqu’à ce moment crucial où les deux énigmes en miroir viennent à se rencontrer pour aussitôt s’abîmer l’une dans l’autre.

Jean-Michel Guyot

6 juin 2012

 

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