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La pierre qui brisa le miroir - scénario - texte intégral

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 Article publié le 21 octobre 2013.

oOo

Gisèle peignait d’étranges tableaux (ce n’est plus Sweeney qui parle, mais moi-même). À cette époque elle peignait, disait-elle, des transparences. Dans son atelier, qui était en fait une annexe de l’infirmerie qu’elle avait aménagée en forme d’atelier de peintre, le premier dans lequel je suis entré pour me rendre compte de la difficulté de peindre, elle avait accumulé un nombre incalculable d’objets dont la transparence lui avait paru, au premier coup d’oeil, peignable. D’autres objets, dont je ne saurais vous dire s’ils étaient moins peignables ou moins transparents, avaient été rejetés en marge de l’atelier, sur une étroite terrasse mangée des mousses et parcourue de courants d’air chargés d’autres signes de déclin. Dans cet atelier mal éclairé par d’obliques fenêtres qui ne s’ouvraient pas, Sweeney avait posé nu. Il ne l’avoua jamais. Nous l’avons tous taquiné sur ce sujet délicat. Il n’a jamais répondu que par son étonnement de nous entendre lui parler de sa nudité à travers ce que Gisèle, de transparences en transparences, en avait fait pour qu’elle lui appartienne tout entière une fois peinte et soumise au regard d’un visiteur qui pouvait être n’importe lequel d’entre nous. Ali s’était arrêté devant ce tableau sans reconnaître Sweeney qui s’étonnait cette fois qu’on ne le reconnût pas. Je me souviens bien de cette soirée maintenant que Sweeney a vaguement évoqué les tendances morbides de Gisèle. Rock Drill était un chantier labyrinthique et dangereux. C’était l’hiver. Il neigeait souvent, ce qui adoucissait plutôt les tentatives de la froidure. Gisèle évoquait pour Sweeney les mille et une manières de finir en beauté, comme elle disait. Sweeney avait du mal à la suivre. Il rencontrait la mort à chaque mot qu’elle prononçait pour lui. Il semblait se demander pourquoi elle lui racontait tout ce qu’elle savait de la mort justement ce soir-là où Ali avait vraiment cherché à évoquer l’ombre d’Agnès, ce qui pouvait éloigner l’idée de la mort, le cisaillement n’ayant d’autre but que d’imposer le silence verbal à toute prétention d’éternité. Il ne comprenait vraiment pas où elle voulait en venir ni par quels chemins. Pendant ce temps, Ali se livrait à l’analyse du tableau de Gisèle où le corps de verre de Sweeney demeurait une énigme à cause de l’absence de regard qui avait été peint en passant, comme c’est la règle, mais dans un trop grand souci anatomique qui nuisait à l’expression rétinienne d’un quelconque sentiment qui nous eût éclairés sur au moins la raison de cette transparence d’école surréaliste. Les leçons d’anatomie de Gisèle sont éprouvantes pour l’esprit. Ali semblait s’en accommoder. Je lui confirmai le sens de la signature. Il dit : je ne lui connaissais pas ce talent. De quel talent parlait-il ? De qui parlait-il d’ailleurs ? Je m’éloignai pour l’observer à distance. Une conversation avec pour sujet le talent de Gisèle ou même celui de Sweeney, nous aurait immanquablement amenés à parler de la mort qui était comme une feuille de verre posé sur le tableau intouchable à cause de cette fragilité. L’esprit chevaleresque d’Ali n’aurait pas résisté à cette aventure du suicide dans la forêt labyrinthique de la vie conjugale et des enfants qu’on y sème pour la socialiser. Un exécrable frisson picota mon échine d’un bout à l’autre. Jean me rejoignit pour m’offrir un verre. C’est curieux, dit-il, comme ces soirées ne contribuent pas à cette totalité relationnelle que je suis pourtant capable de créer de toutes pièces dans mes livres. Les gens vont toujours deux par deux. Regarde comment mère et Sweeney se mettent lentement d’accord sur les modalités de la mort, ils se soumettent à l’idée de la mort, lui rêvant d’insoutenables tortures. Regarde encore Ali et le tableau. Quel couple anachronique ! Cette transparence l’arrête au seuil de la porte du malheur. Regarde-nous enfin, père et fils, ou peut-être plus simplement personnage de roman et personnage d’expérimentation. C’est plus simple, ne trouves-tu pas ? Trois manières de terminer cette sinistre soirée. Sweeney, entre les cuisses de ma mère, un peu sans le vouloir, mais le désir ne s’explique pas à cette hauteur de la confusion des genres. Ali projetant au ciel de son lit l’image ineffaçable du tableau et s’endormant doucement en pensant au chemin à parcourir non sans le déchiffrer. Nous, nous irons fumer un cigare dans la bibliothèque. Entre nous, pas de confusion du style que ma mère entretient avec tous les hommes qui ne te ressemblent pas ; pas plus de rêveries au bord de la réalité sans y mettre le pied par crainte de la lenteur à la traverser de long en large pour qu’elle mérite son nom ; entre nous, du dialogue pur : des questions et des réponses, des légendes revues et corrigées, des répliques achevées jusqu’à la cadence et de la cadence au sens partagé et remis à sa place. Si nous commencions par là ?

Il m’entraîna sur la terrasse. Pas un endroit décent où s’asseoir, dit-il. Il y a de la rosée partout, même sur la murette où tu as l’habitude de revoir l’une ou l’autre de tes copies.

— Le mieux est de rentrer, dis-je. Nous allons attraper froid. J’ai trop bu.

— Non, reste ! Je veux tout savoir du froid. Je veux savoir ce que les autres finissent par savoir parce que tu as l’art de les mettre sur le bon chemin.

Il ouvrit sa chemise. Par quoi dois-je commencer ? dit-il.

— Ne fais pas l’enfant ! Nous en parlerons à l’intérieur.

— À l’intérieur de quoi ? À l’intérieur de Rock Drill ? Mais il ne fait pas froid à l’intérieur de Rock Drill. C’est à l’extérieur de Rock Drill qu’il fait un froid idéal, que dis-je ? un froid initiatique !

— Tu ne sais pas de quoi tu parles ! Rentrons !

— Je ne veux pas rentrer avant d’avoir éprouvé au moins la première morsure de l’initiation. Je suis ton fils.

— Pas ce soir. Tu n’es pas préparé.

— Préparé à quoi ? À mourir de froid à cause d’une idée de l’au-delà !

— Il n’y a aucune idée de ce genre dans ma pensée... ne m’oblige pas à te faire entendre raison de cette manière si absurde !

— Ce qui serait absurde, père, c’est de m’abandonner en marge de ces pratiques peu ordinaires.

— Tu ne sais pas en parler !

— C’est le mot ordinaire qui te fait sortir de tes gonds !

— Tu es en train d’abuser de ma patience !

Gisèle entre. Sweeney reste derrière une vitre dans la buée de laquelle il colle son nez. Gisèle est ivre.

— Ça alors ! dit-elle. Le père et le fils en plein conflit. Ali, mon chou, je peux vous offrir une tragédie quotidienne. Courez ! Mais courez donc !

Ali arrive lentement. Il entrouvre la porte et demeure dans cette étroite ouverture, sans se décider à rejoindre Gisèle qui montre des signes d’impatience pour éviter d’en parler devant moi. Il dit : ma chère, vous manquez un peu de discrétion. Vous devriez savoir qu’une mère est toujours étrangère à ces cris de désespoir.

— Mais qui est désespéré ? fait Gisèle. Le père ou le fils ?

— Les deux ! dit Sweeney à travers la vitre. Le coeur de mon père s’est arrêté à la chasse. Pandores idiotes et magistrats moqueurs !

— Oh ! Sweeney ! dit Gisèle. Vous exagérez. Vous ne comprenez jamais rien. Vous poserez demain pour moi. Cela vous calmera.

Le visage d’Ali s’éclaira. Il dit : C’est donc vous ! Sweeney hausse les épaules pour dire non. Ali dit : Je viens de m’en apercevoir !

— Ah ! Ah ! dit Gisèle. Vous venez de vous en apercevoir. Et quand donc allez-vous vous apercevoir qu’il manque une fleur à votre bouquet ?

— Allez-vous-en ! fait Jean avec un signe de lassitude.

— Pourquoi veux-tu qu’ils s’en aillent ? La voilà donc retrouvée, la totalité relationnelle chère à la composition de tes livres.

— Qu’ils s’en aillent ! Qu’ils s’en aillent !

— Jean est désespéré, dit Sweeney qui barre d’un trait horizontal la grille que les gouttes ont formée sur la vitre en dégoulinant lentement.

— Je ne vous avez pas reconnu. Pourtant, c’est bien une leçon d’anatomie. Cette précision m’a dérouté. C’est très ressemblant.

— C’est très ressemblant ! C’est très ressemblant ! mime Jean sous les yeux d’Ali qui s’étonne de se retrouver l’espace d’une seconde dans ce corps né d’une autre femme que la sienne.

— Ce n’est pas le moment de se moquer des faiblesses des autres, dit Gisèle à l’adresse de Jean qu’elle veut toujours remettre dans le droit chemin.

— Je ne suis pas faible, fait Ali en entrant dans le froid.

— Vous allez le devenir, dis-je. Moi, je rentre.

— Tu me laisses seul avec eux ! lance le nain Jean.

— Toujours cette manière insolente de parler des autres, dit Gisèle. Rien ne te corrigera jamais.

— Sweeney pourrait parler si vous tentiez de me corriger.

— Sweeney ? Parler ? Je l’enfermerais dans un tableau.

Sweeney frémit et recule derrière la vitre.

— Je ne comprends pas, dit Ali. Jean n’est pas initié ?

La question tombe dans un silence que même Jean respecte. Sweeney a disparu dans n’importe quelle ombre du salon. Ali regarde Jean, mais Jean ne répond pas. C’est Gisèle qui rompt le silence. Entre-temps, Sweeney est venu jeter un coup d’oeil sur la terrasse. Il ne reste pas plus d’une seconde derrière la vitre, juste le temps qu’Ali le dévisage encore. Il regarde Gisèle d’un air franchement admiratif mais elle parle avant lui :

— Vous ne m’avez rien dit de ce que vous pensez de mon tableau. Sweeney est un merveilleux modèle, le savez-vous ? Non. Vous n’avez jamais demandé à quelqu’un de poser pour vous. C’est une question facile. Disons qu’elle ne manque pas de sincérité. La réponse est toujours plus longue à venir. Il faut craindre qu’elle ne vienne jamais. C’est un sentiment de bonne nature. Puis-je vous la poser, cette question ?

— Vous me prenez au dépourvu. Je ne sais ce que je dois répondre.

— Ne répondez pas si c’est ce que je vous inspire.

— Ce n’est pas ce que j’ai dit !

— Qu’avez-vous dit ?

— Rien. Rien de définitif. Rien pour juger de votre... facilité.

— Vous alliez dire : légèreté.

— Je ne l’ai pas dit. Je l’ai pensé pour ne pas le dire.

— Encore une tentative de séduction, dit Gisèle. Fabrice, je te prie, conduis-moi dans ma chambre. Je veux faire ce chemin avec toi. Je vous le rends aussitôt couchée. Je n’ai pas la tête à ces frivolités, ce soir.

— Je vous demande pardon si j’ai...

— Mais non ! dis-je en emportant Gisèle. Vous n’avez rien...

— C’est exactement de cette façon que les choses sont arrivées, dit Sweeney.

Il hocha la tête rapidement au rythme de son rire intérieur. Ses mauvaises dents intriguèrent Malcolm qui passa le bout de la langue sur les siennes.

— Impossible de me rappeler celles qui ont été brisées dans l’accident, dit-il en me regardant avec cet air stupide qu’il prend chaque fois qu’il est sur le point de désorienter la conversation un peu à son avantage.

— Vous avez été victime d’un accident ? dit Sweeney. Je pensais que vous deviez ça à une guerre ou une autre.

Il tâta le fauteuil d’une main experte.

— D’ailleurs peu importe ce qui vous amène ici, poursuivit-il. Il y a des raisons à tout ce qui arrive.

— Des causes, corrigea Malcolm.

— De quoi n’avons-nous pas parlé ? dit Sweeney.

— Il veut dire que nous n’avons pas tout expliqué, corrigea encore Malcolm.

— Puisque j’ai bien achevé la description de cette soirée mémorable, puisque Sweeney lui-même le reconnaît...

— Ce n’est pas ce que j’ai dit !

— Que vous l’ayez dit ou non n’a aucune importance. Ce qui compte, c’est que l’histoire s’achève sur le départ de Gisèle pour son lit qui est une destination logique et je dirais même : inévitable.

— Ensuite vous êtes revenu, je m’en souviens.

— Puisque je vous dis que l’histoire est terminée.

— Elle ne l’est pas. Je ne dis pas qu’elle commence. Gisèle est allée se coucher avec un livre ou une bouteille et vous n’étiez pas encore revenu de sa chambre lorsque Jean a recommencé d’en parler.

— Parler de quoi ? demanda Malcolm (il songeait sans doute en même temps à la conversation qu’il entretiendrait demain après-midi avec Jean sur les bancs extérieurs de Rock Drill).

— Jean n’avait pas reboutonné sa chemise. Je regardais sa poitrine. Elle était lisse, sans poil et d’un blanc d’ivoire. Il l’avait un peu écorchée avec les ongles qui étaient maintenant durement enfoncés dans les plis de la chemise. Ali tentait de le raisonner. Je voyais. Il comprenait. Jean parlait d’une autre douleur. Je n’avançais pas, pourtant chacun de ses mots me concernait, je veux dire que j’avais la sensation de pouvoir les interpréter dans le même sens. Mais je n’avançais pas. Le froid du dehors m’arrivait par bouffées. J’évitais de les respirer. Une fois mon père m’a fait respirer cet air qui court au bord de l’étang. J’avais les pieds dans l’eau, de l’eau jusqu’aux genoux, sentant cette vase qui ne me concernait pas, j’étais l’idiot de la famille et tout recommençait chaque fois que s’ouvrait la saison de la chasse. Cette fois, j’avais un an de plus. Le fusil sentait la graisse. Mon père exhiba la cartouche. Je voyais. Plus loin, il y avait un lit de nénuphars et le silence s’était installé sur cette vieille peinture qui n’existe que par les ongles. Je pensais à cet air, à mes mains crispées sur la canne au bout de laquelle il y avait un chiffon. Mon père criait : de haut en bas, merde ! Et plus vite, merde ! Je respirais toujours cet air, la langue sur la vitre tiède, regardant le manège de Jean qui parlait de son père (il parlait de vous) et Ali tournait en rond en se frottant les mains pour les réchauffer. Il disait : Je ne savais pas que votre mère avait autant de talent. Jean répondait : Demandez à Sweeney d’en avoir plus qu’elle ! Je voyais, avançant à peine dans cette broussaille d’idées qui m’étaient toutes destinées.

— Tenez ! regardez-le qui nous espionne ! s’écria Jean en reculant d’un coup dans l’ombre à la limite de la terrasse. Ali demeurait immobile, me regardant d’un air désolé. Il n’en pensait pas moins. J’avais honte parce qu’on me traitait comme un moins que rien. Je respirais cet air avec eux et j’aurais voulu le repousser encore dans l’ombre où sa chemise avait la forme d’un V blanc et obscène. Je fermais la lettre sur mes lèvres. Faut pas lui en vouloir, dit Ali sans bouger. Il est désespéré. Sweeney, ne me dites pas que vous ne savez rien du désespoir ?

— Ce qu’il en sait est une imitation, dit Jean du fond de la nuit où seule l’ouverture de sa chemise pouvait avoir un sens.

— Ne soyez pas cruel, dit Ali doucement, presque suppliant.

— Donnez-lui un verre de quelque chose de fort et de définitif ! cria Jean.

Ali entra. Il referma la porte-fenêtre. Il me prit par le bras. Je ne pense pas que ce soit le moment de suivre le conseil de Jean, dit-il. Je ne le pensais pas. Mais ce n’est pas une pensée ! dis-je.

— Le mieux est d’en rester là, dit Ali en ouvrant la porte qui donne sur le palier, entre l’escalier et la grille qui joue sur ses gonds à cause d’un courant d’air qui vient contre ma volonté de la fenêtre qui a fait parler d’elle. Le mieux, répète Ali, c’est que vous m’indiquiez le moyen d’ouvrir cette grille. Rock Drill n’a aucun secret pour vous, je le sais.

Je montrai la clé dans la paume de ma main.

— Je vous promets d’être discret, dit Ali en prenant la clé.

— Tout le monde est au courant de toute façon.

— Raison de plus pour ne pas se priver de son usage.

Il ouvrit la grille. Je passai du palier dans le couloir sans rien dire de ce qui me pesait sur les nerfs. Il me rendit la clé après avoir manoeuvré la serrure dans l’autre sens. À demain, murmura-t-il.

— Vous avez abandonné Jean à son désespoir. Ce n’est pas mal ?

— Je vais le rejoindre. Il m’écoutera. Ne vous inquiétez pas.

C’est à ce moment-là que le cri de Jean s’est élevé dans la nuit. Ali en a été pétrifié sur place. Je voyais ses yeux. Il comprenait. Il voulait que je lui donnasse la clé. J’ai dit non. La clé ! Monsieur de Vermort a surgi sur le palier inondé d’une lumière criarde dans laquelle Jean se débattait comme un animal pour tenter de se libérer de l’emprise de son père qui avançait comme si rien ne s’y opposait. Dans l’embrasure de la porte qu’il avait ouverte avec une violence calculée, Gisèle paraissait une statue. Ali la considéra avec stupeur mais il n’osa pas se donner ainsi au jeu des explications. Il vit passer l’atroce assemblage du père et du fils. Le cri avait réveillé tout Rock Drill. Nous étions tous amalgamés devant la grille, silencieux, attentifs, graves. Monsieur de Vermort s’arrêta pour nous dévisager. Il ne me regarda pas plus que les autres. Il dit : Sweeney ! Ouvre la grille ! et je me suis mis à écouter le cri de Jean. Je ne voyais pas son visage. La bouche semblait s’ouvrir partout à la fois dans cette ombre agitée que l’ombre même de Monsieur de Vermort absorbait lentement comme une nourriture inévitable. J’ouvris la grille. Elle valsa sauvagement contre le mur avec un bruit de ferraille et de pierre qui me parut épouvantable. Nous nous écartâmes d’un coup de chaque côté du couloir pour laisser le passage à l’amalgame que Jean formait désespérément avec son père dont la détermination détruisit en nous toute velléité d’explication. Ils entrèrent d’un bloc dans l’infirmerie. L’infirmier en avait ouvert la porte toute grande, les deux battants se refermant maintenant sans que personne eût pris le soin de les verrouiller. Le cri de Jean se rapetissait. Il entrait dans la tranquillité, ce qui nous rapprocha des fenêtres, sauf celle qui avait été brisée et devant laquelle pendait une toile obscure en guise de rideau et de fermeture.

— C’est son fils, dit quelqu’un. Je l’ai reconnu. Ça lui arrive chaque fois qu’il met les pieds à Rock Drill. Je n’aimerais pas être à sa place.

— À sa place tu y es, idiot ! dit un autre.

Je tremblais. Dans ma chambre, j’ai continué de trembler. Je pensais à la complexité croissante du monde qui avance. J’étais sur le mauvais chemin. Je pouvais penser à cette lente progression mais ici, penser ne mène à rien de tangible. Il faut toujours se mesurer à cette immobilité et en crever une fois épuisée la réserve des mots. Pas d’orgie dans ce sens. Une féerie au calcul de l’économie. Jour après jour, l’usure des ressources de la grammaire. J’ai peur de cette mort. Elle me rendra fou à force d’y penser. Jean est en train de devenir fou. Il le tranquillise toujours. Il ne pense à aucun mot en particulier. Il fait usage de la drogue. Un usage savant. Gisèle retourne à son livre, à sa bouteille ou au silence que lui impose l’absence d’amour. J’y pensais. La nuit est devenue sereine. J’entendais le vent léger dans les branches des tilleuls. Un autre vent secouait les lilas, un autre encore papillonnait dans les feuilles de lierre. Dans le couloir, je ne rencontrai aucune résistance. La toile noire de la fenêtre brisée remuait un peu, sans bruit. La grille s’ouvrit dans le même silence. Je ne la refermai pas. À cette heure de la nuit, personne ne passerait par là par hasard pour s’en apercevoir. Je descendis l’escalier, superposant mes pas à ceux d’Ali qui venait de passer vite et bien pour ne pas soumettre sa nudité à ce qu’il ne savait pas être mon regard. Il me devançait de dix bonnes minutes. Paralysé par la peur de l’ombre, j’avais hésité tout ce temps avant de le poursuivre sciemment. Je l’ai retrouvé au-delà du chantier, nu et écartelé dans l’herbe que le verglas commençait à investir. Je ne l’ai pas dérangé. Il souffrait. J’ai même cru l’entendre pleurer, mais quelqu’un veillait à sa douleur. J’ai eu peur de cette ombre. Je suis lentement retourné sur mes pas. En traversant le chantier, j’ai rencontré Gisèle, entourée de laine et de noeuds. Elle me parla à travers le foulard. Elle disait quelque chose de vraisemblable à propos de la transparence de mon corps. La torture d’Ali n’effleura même pas mes lèvres.

Fin du récit de Sweeney, ce jour-là (2 juillet 1988). Maintenant, Carabas est toujours endormi dans son fauteuil. Carabin ne se souvient plus de rien à propos de l’arrivée de Carabas, sauf l’indication d’une rencontre entre Jean et Carabas demain après-midi. Il tentera d’interdire cette réunion. Il en trouvera le moyen qu’il se contentera d’appliquer à Jean. Carabas se retrouvera seul avec son inextricable désordre de moments passés pour toute compagnie, demain, dans l’après-midi, ne pas oublier de revoir cette tentative de destruction plusieurs fois avant de l’initier, pense Carabin. La porte s’ouvre. C’est Sweeney. Plus vieux, Sweeney, pense Carabin : cela fait combien de temps ? N’y pensons plus. Sweeney tient la porte d’une main et de l’autre fait entrer le chariot chargé de nourriture. Il est entièrement absorbé par ce travail. Le chariot entre. Sweeney referme la porte derrière lui et amène le chariot près de la table. Il exécute ensuite une série de travaux soigneusement pensés : nappe, couverts, fleurs, Carabin pense : ce n’est pas avec une femme que je vais dîner, puis Sweeney demande : je peux manger avec vous ? Carabin ne répond pas, Sweeney installe un troisième couvert. Enfin, Carabin dit : Malcolm ne dîne pas ce soir, et Sweeney soustrait deux couverts sur la table. Aussitôt, après un imperceptible moment d’hésitation, Carabin se dit : pourquoi ? et il ne cherche aucune réponse, écoutant les heurts de métal et de faïence sur le plateau du chariot. Sweeney est au garde-à-vous). —

Malcolm ne dînera pas avec nous ce soir, répète Carabin.

— Dans ce cas, je vais vous laisser. Dois-je l’amener dans sa chambre ?

— Restez un peu, je vous en prie. Laissons-le dormir.

— Je m’en vais, merci.

(Sweeney sort. La porte se referme sans bruit.)

— Il ne se réveillera pas, dit Carabin.

(Il soulève plusieurs couvercles, hume les fumets, fait une moue de satisfaction.)

— Sweeney est un bon cuisinier, dit-il. J’envie toujours les chimistes de la matière, plus que ceux de l’esprit. J’ai une dette envers la matière. (Il se dirige vers un miroir dans lequel il se regarde étrangement. En fait, il cherche un autre regard. Il continue :) Vous êtes toujours là ? Dure journée, n’est-ce pas ? Avez-vous tenu le coup ou vous êtes-vous endormis dans les bras l’un de l’autre ? Il y a à manger pour trois. On ne sera pas dérangés, sauf peut-être par Sweeney qui voudra s’assurer que sa chimie fait tout l’effet qu’il a imaginé pour nous. (Il exhibe une seringue, en fait gicler verticalement les premiers liquides :) Simple précaution. Il dormira comme un enfant. Il ne dérangera rien lui non plus. Si vous reveniez dans notre monde ? Hé ! Est-ce que je parle à quelqu’un au moins ? Vous connaissez le chemin. (Il rit en s’approchant de Carabas. Il l’observe longuement sans rien dire, puis il remonte la manche le long du bras valide de Carabas qui ne bronche pas. Il cherche la veine, la trouve, y injecte la chimie destinée à garantir une nuit de tranquillité.) Demain, il constatera l’existence de la petite piqûre sur la peau et de son auréole jaune et il me reprochera de recommencer. À moins de continuer ce sommeil pendant quelques jours. Demain après-midi, Jean se retrouvera seul dans le parc, avec son manuscrit sous le bras et il pensera à toute cette chimie en termes abominables de grossièreté et de douleur. (Des coups sont frappés sur la porte.) Entrez donc !

(Entrent un homme et une femme. L’homme, c’est moi. Vous connaissez ma voix didascalique, la seule dont j’use en public. Vous n’en saurez pas plus pour l’instant. La femme qui m’accompagne est Cecilia, l’épouse de Malcolm. Elle parle notre langue avec un atroce accent espagnol qui est le seul qu’elle se reconnaisse sans rire, non pas qu’elle soit bavarde ou superficielle, comme on suppose toujours que doit l’être la femme de Malcolm parce qu’il est éternellement profond et pathétique, mais elle ne semble vivre qu’à travers les sonorités de cette langue qu’elle amène avec elle partout où le monde s’entretient du monde pour lui ressembler. Nous venons de traverser le miroir dans l’autre sens. Très tôt ce matin, nous sommes passés derrière ce miroir sans le traverser toutefois, ce qui arrive le plus simplement du monde, empruntant les coulisses du vaste bureau où Fabrice cultive le jardin de sa science et les allées de son ignorance. Nous nous sommes installés dans deux confortables fauteuils, les pieds sous un guéridon chargé de nourriture et de boissons, le tout aménagé par les soins de Fabrice avec la complicité oublieuse de Sweeney qui est un bon nègre chaque fois qu’on lui demande de l’être ; autrement, c’est un personnage révoltant à force d’idées sur tout et sur rien. C’est mon opinion. Nous en avons bavardé Cecilia et moi en attendant qu’il se passât quelque chose de l’autre côté du miroir, qui est le côté réfléchissant, agrandisseur, troublant de cette histoire. Fabrice est entré le premier. Il a jeté un regard discret vers le miroir, mais sans clin d’oeil ni nuance de complicité. Malcolm le suivait. Il ferma lui-même la porte, faisant pivoter son fauteuil avec une dextérité qui m’impressionna tout de suite. Il est vrai que je l’ai connu valide, c’est à dire puissant comme il savait le montrer chaque fois que l’occasion se présentait de faire un usage public de cette force qui fait la différence entre l’homme et la femme. Dois-je préciser, pour être complet, qu’il a été le premier amant d’Anaïs ? Passons. Ce matin, c’est un homme reconstruit qui est entré dans le bureau américain de Fabrice de Vermort. C’était un homme triste aussi, de cette tristesse qui n’a rien de conventionnel, qui n’inspire pas la pitié sinon la fuite. Fabrice a demandé : si nous commencions tout de suite, Carabas ? Qu’en pensez-vous ? J’eus le désir de répondre à cette question parce qu’elle nous était adressée, à Cecilia et à moi, mais Cecilia posa sa main sur mon bras pour me signifier que son opinion importait plus que la mienne. Je n’étais là, après tout, qu’en tant que simple observateur. Je ne devais rien tenter sans lui demander son avis. De l’autre côté, Carabin, comme il se faisait appeler, tourna le bouton du magnétophone que Carabas, comme il l’appelait, regarda d’un air de reproche sur quoi Carabin greffa les préliminaires de la conversation qui allait se dérouler devant nous pendant un temps indéterminé qui pouvait varier entre les dix minutes d’une simple mise au point et les dix ou douze heures d’un épuisement du sujet garanti par le sommeil, ce qui est arrivé finalement. Dans l’après-midi, une goutte de sueur, toute de lumière et discrète comme un oiseau, descendit lentement le mollet de Cecilia. Ce fut, je crois, la seule distraction de la journée. Elle s’aperçut de ma déroute et, d’un doigt léger, répandit la goutte sur la peau de sa cheville. Aucune autre goutte ne dépassa plus la limite de ses genoux qu’elle prit soin d’envelopper dans une robe qu’elle avait sciemment compliquée dans ce sens. Le magnétophone se mit à tourner sur un signe de Malcolm. Carabin lâcha le bouton. Un regard imperceptible dans le miroir, que Carabin saisit au vol, se disant : il se regarde ; il n’a pas confiance en lui, puis la conversation entre dans le récit de Carabas tel que nous l’avons pénétré ensemble au début de ce livre. Outre la sueur de Cecilia, qui n’était plus qu’une supposition, il y avait toute l’ombre autour de nous. Des livres puants s’en partageaient la dégoûtante solitude. Je m’y suis perdu de temps à autre, revenant aux chevilles de Cecilia chaque fois qu’elle s’est éclairci la gorge sans intention de se mettre à parler. C’était un éclaircissement discret, prudent, attentif à ne pas traverser le miroir. Je pensais à des insectes en proie à l’observation. L’odeur répugnante des vieux livres me ramenait toujours à cette sensation, à la limite d’une boucle noire qui frémissait à l’angle d’un oeil que Cecilia fermait de temps en temps, avec l’autre sans doute, pour réagir en silence à un passage douloureux de l’énorme métaphore que Malcolm mettait à l’épreuve de son laminoir. Cette femme, je dois le dire, m’attire comme la lumière. Je butine toujours dans son entourage de secrets et de choses non dites, mais ce n’est pas l’amour qui la conduit dans toutes ces chambres hermétiques où Malcolm veut avoir le dernier mot. Il la reluque de plus près. Je n’ai droit qu’à son profil. Je ferme les yeux sur sa nuque, par soumission à l’idée de respect. Sa proximité, tout au long de cette indéchiffrable journée, me déroutait. Je comptais sur le magnétophone. Elle s’inquiéta à voix basse de ne pas me voir prendre des notes. Que me disait-elle exactement ? Quels mots traversés de castillan a-t-elle utilisés pour tenter de me remettre sur le chemin de l’analyse ? À Broadway, on me poserait la question. J’ai tapoté la page de mon calepin du bout de mon crayon. Elle regarda ces points avec un agacement qui en disait long sur ce qu’elle pensait réellement de moi. Ce matin, dans la salle à manger de Fabrice désertée par Gisèle, elle n’avait pas été avare de conseils. Je les avais tous écoutés à travers les craquements singuliers des flocons dans ma bouche. Il ne fallait à aucun prix que Malcolm s’aperçût de ma présence. La sienne le réjouissait plutôt. Je me demandais où était Anaïs. Je l’avais vue une dernière fois l’année de la cérémonie. Quant à sa nudité, cela remontait à plus loin, sur un vélo d’appartement où elle s’exerçait pour préparer notre séparation. J’ai pensé à elle en écoutant les conseils de Cecilia. Délicieux accent au fond. Elle chantait un peu. voix parfaite pour le chant. Sang gitan. La vision de la page de mon calepin criblé de points obscurs, l’exaspéra. Elle recroisa ses jambes dans l’autre sens. Je me mis en quête d’une autre goutte de cette sueur qui me donnait le vertige. Elle me lança un regard désespéré. Sur qui pouvait-elle compter vraiment ? semblait-elle me demander. Pendant ce temps, Malcolm faisait ses premiers pas dans un délire narratif qui allait se prolonger au-delà de nos espérances. Carabin sembla nous oublier. Il cessa de s’accouder sur le linteau de la cheminée pour nous donner le spectacle de son beau profil d’oiseau blessé. L’expression est de Cecilia. Le bec fouineur de Fabrice ne la laissa pas indifférente. D’ailleurs, dit-elle, elle n’a jamais aimé que les oiseaux. Malcolm a longtemps été un oiseau, rare celui-là, à cause de son incroyable lucidité maintenant détruite par l’incohérence des souvenirs et la tranquille impatience de son imagination. Elle a de la peine à croire que ça lui est arrivé en plein vol. Maintenant elle regarde à travers la trompeuse transparence du miroir et elle ne sait plus que penser de ce qu’elle espère pour elle et pour lui. Ce qui explique son regard et sa question inexprimée pour me confondre. Mais nous avons promis de ne faire aucun bruit. Les verres sont en plastique, il n’y a pas de couteau, aucun couvercle sur la nourriture sinon ces torchons blancs à carreaux rouges qui appartiennent encore à Gisèle. Toute cette nourriture m’écoeure un peu. Ne pas pouvoir le dire me révolte. Je prends la main de Cecilia.

— Que faites-vous ? risque-t-elle doucement, voulant dire : Que me faites-vous ? Mais elle ne tente rien pour se débarrasser de moi. Je dis : je n’ai aucune patience dans ce genre d’aventure, et vous ?

— Parlez bas ! Il va nous entendre.

— Il ne s’attend pas à reconnaître votre voix. Sait-il que vous êtes à Rock Drill ? En connaît-il les raisons ?

— Il le saura ce soir. Il saura pourquoi. Cela vous suffit-il ? Nous en avons perdu le fil de la conversation. C’est votre faute. Allez-vous-en si vous pensez perdre cette patience que vous m’aviez promise. Vous n’avez rien écrit sur votre carnet.

— Je sens que je ne vais pas me rendre utile. Puis-je vous faire la cour en attendant ?

— Revenons plutôt à ce dialogue !

Et elle y revenait, les coudes sur la table, comme si rien ne s’était passé entre nous. Je le lui dis. Elle :

— Je vous en prie, allez-vous-en ! Vous n’avez pas l’esprit au travail. Je n’ai pas besoin de vous si c’est le cas. Il vient à peine de commencer. Je ne comprends plus rien.

Carabas semblait réciter. Il venait d’instaurer le rythme de son délire, de pause en pause en peaufinant la textualité et Carabin tapotait le bord de son bureau du bout des doigts. Cette sonorité ne nous parvenait pas. Elle attira l’attention de Carabas cependant. Carabin hésita un moment, puis sa main glissa sous le bureau. Il l’éleva de nouveau pour la poser sur un document joliment gainé de cuir rouge sombre. Carabas en reluqua souverainement les reflets, comme s’il lui appartenait. Je ne l’écoutais plus. Le regard de Carabin traversa le miroir. Il me voyait. J’ouvris la bouche pour l’expliquer à Cecilia que ce regard semblait explorer. Il la regardait. Elle s’en inquiéta. Elle se confiait maintenant. Il va nous trahir, dit-elle enfin. Qu’est-ce donc que cette reliure de cuir ? Un point commun entre lui et Malcolm ? Vous savez ce qui est en train d’arriver, vous ?

— Vous n’écoutez plus Malcolm. Voilà ce qui arrive.)

— Entrez, entrez ! Fermez la porte ! Cecilia, attrapez cette couverture, là, sur le bahut. C’est sa couverture. Couvrez-le. Commencez par prendre soin de son sommeil. C’est un conseil. Hello ! John ! Rude journée, n’est-ce pas ? Regardez ce que nous a apporté ce cher Sweeney. De la viande. De la sauce. Des fruits sirupeux à souhait. Remettez donc les couverts à leur place. J’ai une faim d’enfant. Cecila, venez vous asseoir à cette place. C’est celle que Sweeney avait choisie pour lui.

— Vous lui avez joué un mauvais tour.

— Mauvais, non. Tour ? Je ne connais rien à la magie. Installez-vous et servez-vous. Vous pouvez parler. Il ne se réveillera pas avant demain matin.

— Moi qui espérais lui parler ce soir.

— Lui parler de ce qui vient de nous arriver ? Ma chère, il est trop tôt.

— Je pensais pourtant...

— Croyez-moi ! Voulez-vous que je me charge du service ? Je fais cela beaucoup moins bien que Sweeney qui est un magicien, lui. Vous lui parlerez de mes tours, Cecilia. Il adorera vous entendre. C’est un amateur de voix.

(Volubile, Fabrice de Vermort. Avec cette facilité d’adaptation qu’on lui reprochera toujours. Mauvaise langue que les langues ! Il mastique avec intérêt. C’est un spécialiste du goût à trouver aux choses réduites en bouillie sous la dent qu’il a chercheuse de trouvailles narrables et inoubliables.)

— Qu’en pensez-vous ? demande-t-il sans cesser de mastiquer. Ou bien plutôt : qu’allez-vous en penser ? Ne trouvez-vous pas qu’il est trop tôt pour en penser quelque chose ? Nous en parlerons le moment venu. Une première impression, ma chère Cecilia, mon amie ?

— Je ne sais pas trop. Je pensais lui parler ce soir. Demain matin, il sera trop tard. Il ne croira plus à ma sincérité.

— Impossible avant demain matin. Il faudra vous faire à cette idée si vous avez l’intention d’apprécier ce repas.

— Il reste quelques débris de l’autre côté du miroir.

— Les rats vont s’en charger ! lance Carabin.

— Les rats ! Quelle horreur !

— L’horreur, ma bonne Cecilia, ce sont ces livres d’un autre temps, écrits dans toutes les langues lisibles, sauf la mienne. Sweeney ne veut rien entendre. Il ne veut pas les détruire. Peur du feu ? Pas du tout. Il craint plutôt le passé. Ces livres en sont pleins. Certains sont en anglais, savez-vous ?

— Je ne veux rien savoir de ces horribles livres, dit Cecilia. Vous en parlez pour me confondre. Je ne dirai rien de plus.

— Je vous taquine, simplement. Par amour, bien sûr.

(Cecilia frémit. Elle croise aussi l’amour dans mes yeux. Elle revient d’un coup au sommeil de Carabas, par fidélité.)

— Gisèle est à Polopos, dit Carabin avec une note d’amertume qui amuse Cecilia. Où donc est Anaïs ? Vous n’en savez rien, ajoute-t-il sans attendre ma réponse. Il dit encore : bien sûr ! et il revient au contenu de son assiette, presque goulûment, ce qui surprend Cecilia au moment où elle est en train de déposer un morceau de viande dans sa bouche. Arrêt sur image le temps de m’apercevoir qu’elle s’est arrêtée pour écouter la première déglutition de Carabin qui dit en suivant :)

— Je vous comprends au fond.

— Qu’est-ce que vous comprenez, mon cher Fabrice ? dit Cecilia qui suspend le destin du morceau de viande en attendant la réponse de Carabas.

— Excusez-moi, Cecilia. Je m’adressais à John. Il n’aime pas parler de la fugue d’Anaïs au pays des hommes. Cette idée le rend furieux quelquefois. J’ai assisté à l’une de ces crises. N’est-ce pas, John ?

— Une crise de désespoir, dis-je rapidement. Rien de plus qu’une tentative de donner un sens à ce qui a été vécu pour rien.

— Pas même pour le plaisir ? dit sournoisement Carabin.

(Cecilia est offensée. Elle aime bien Anaïs, mais elle n’entreprend pas de la défendre. Elle ne me regarde pas. Elle préfère consacrer ce besoin de regard à Malcolm qui dort comme un enfant. Carabin émet un petit bruit de dents pour exprimer la dérision du présent.)

— N’en parlons plus, finit-il par dire. Ou plutôt : mettons que ma question s’adressait à vous, ma chère Cecilia.

— Votre question ? Je ne comprends pas.

— Je disais à John : je vous comprends, et j’ajoutais : au fond. Que diriez-vous si cette question vous était destinée ?

— Ce n’est pas une question, dit Cecilia faussement amusée par l’outrecuidance de Carabin qui n’agit jamais autrement avec les femmes au moment de les cueillir pour en observer sereinement le flétrissement et la réduction au silence.

— Répondez tout de même ! dit Carabin.

— Je ne comprends pas votre irritation à mon égard !

(Carabin sourit. Il soulève un coude et trempe son nez dans un nouveau fumet. Il attend de s’être servi puis il dit :)

— Gisèle a la même manière de m’agacer. Ce point commun me détourne du plaisir.

— Je regrette que ça vous arrive, fait Cecilia amèrement.

— Non, vous ne regrettez rien qui me touche de toute façon malgré vous. Finissez de manger, je vous prie. Je n’ai pas la patience qu’il faut pour être agréable aux femmes que je désire.

(Cecilia n’a pas pu s’empêcher de rougir.)

— Vous ne dites rien, John, constata-t-elle. Je vous aime bien, vous.

— Vous avez plus de chance que moi, John, fait Carabin.

— Toujours rien à dire, rien à penser, rien à donner ? Voulez-vous aussi que je m’en aille au diable ?

— Je n’ai pas dit cela, commente en souriant Carabin que la nourriture remplit d’autres satisfactions maintenant. Restons-en là. Ce jeune homme est lunatique. Je le connais mieux que vous.

(Cecilia retrouve ses couleurs naturelles.)

— Donnez-moi un exemple de votre fidélité, John ?

— Il y a longtemps qu’Anaïs m’a quitté.

— Elle ne vous a pas quitté, dit Carabin. Vous ne savez pas où elle se trouve.

— Je voulais parler de votre fidélité par rapport à moi, continue Cecilia. John, ne faites pas semblant de ne pas comprendre.

(Carabin s’arrête de manger. Il cherche le regard de Cecilia. Je me tais, touchant vaguement au contenu de mon assiette. Cette absurde journée du 21 juillet 1988 ne s’achèvera donc jamais. Il y a encore des choses à dire et à taire. L’amalgame est infini. Carabin dit :)

— J’ai perdu ma pipe ce matin dans le parc. Que croyez-vous qu’il est arrivé ? Eh oui, quelqu’un l’a retrouvée entre l’herbe et le gravier d’une allée. Comment s’appelait ce jardinier que je ne vois plus depuis des années. John, aidez-moi à retrouver ce nom. John, où êtes-vous ?

— Je vous écoutais, dis-je.

— Vous m’écoutiez seulement ? Sans accorder le moindre sens à mes paroles ? Cecilia, mon amie, veuillez me rapprocher de cette saucière.

— Vous n’avez pas coupé le magnétophone, dit calmement Cecilia.

— Comme vous êtes observatrice ! Non, je ne l’ai pas... coupé. Il tourne encore. Il va tourner jusqu’à la fin de la nuit. Mais peut-être avez-vous perdu toute la patience que je vous supposais en commençant cette journée ? Non, ce n’est pas une question. Recommençons, si vous le voulez bien.

— Recommencer cette sinistre comédie ? Vous n’y songez pas !

(Carabin hausse les épaules. Il communie avec la nourriture. Il ira en enfer. Cette pensée m’enchante. L’enfer des autres est l’entrée du paradis. On y devine un commencement de définition de l’éternité qui n’est qu’un infini futur au passé hérité de la tradition, ce qui est un conte. Cecilia mange sans se presser. Elle ne regarde plus Carabas. Elle a envie d’entendre Carabin. Elle rêve pour moi. Carabin s’arrête sur des morceaux qui le transportent au-delà de l’espoir. Il ne veut plus rien dire dans le sens que Cecilia veut imposer à la conversation.)

— J’ai commencé aujourd’hui mon journal intime, déclare Cecilia sans lever le nez de son assiette.

— Encore un coup bas, dit Carabin. Qu’en pensez-vous, John ?

— Rien, puisque c’est un journal intime, dis-je.

— Vous voulez dire que vous ne faites pas partie de cette intimité ? Vous avez moins de chance que moi.

(Cecilia rougit. Elle me regarde pour me le reprocher.)

— Vive l’intimité ! dit Carabin. Encore un peu d’intimité et on sera quatre au lieu de trois. Il ne manquait plus que ce journal. C’est le commencement d’une trahison. Mais après tout, est-ce que je ne la mérite pas ? Hein ?

(Il a continué de manger. Il semblait parler d’autre chose. Je surveillais le sommeil de Malcolm, en proie à une douloureuse inquiétude qui me berçait d’illusions depuis le matin, avant de traverser le miroir pour nous rendre compte de l’état de délire où Malcolm achevait piteusement sa vie. Ce matin, un muscle s’était contracté sous mon oeil droit. J’avais observé ce nouveau masque dans le miroir, verre regardant à force d’être regardé. L’eau froide du robinet en avait accentué la crispation douloureuse. Au toucher, cela semblait un corps étranger, une intrusion maladive à la limite extrême de ma personnalité qui ne rencontre les autres que sur le terrain de cette mesure maintenant déchiffrée à cause d’une crampe absurde et significative. J’ai couru dans le froid avec l’espoir de la soumettre à plus définitif que ma propre colère. Le souffle m’a manqué. À cet endroit de mon visage, la peau avait rougi. Le coin de ma bouche restait en suspens dans un demi-sourire qui n’était que la moitié de ma plainte. De retour dans ma chambre, j’ai pincé cette douleur entre le pouce et l’index. Elle était dure, précise, parfaitement définie, greffe sinistre, bien visible, presque irréparable et je songeais toujours à la détruire par le feu. Cette idée de chaleur était sur le point de me rendre fou. Je ne pouvais même pas crier, à cause de l’angoisse qui est une autre idée du feu. Cecilia est entrée sans frapper. Il était temps !)

— Avez-vous lu La Connexion ? demanda soudain Carabin.

(Cecilia me regarda dans l’attente d’une réponse. Ses yeux ont cette clarté dont Malcolm empoisonne ses livres. Elle sourit.)

— Curieuse fiction que cette Connexion, continua Carabin. Je m’en sens un peu responsable. John l’a écrite d’un jet au début de son premier séjour parmi nous. N’est-ce pas, John, que j’y suis pour quelque chose ?

(Il en attendait la confirmation, mais je ne lui donnerais pas ce plaisir, pas devant Cecilia qu’il avait l’intention de faire souffrir dans cette intimité qui ne s’ouvrait pas à mon propre rêve parce que Cecilia me destinait à une autre crucifixion.)

— Pourquoi la Connexion ? dit légèrement Cecilia, à peine occupée à traduire en sentiments personnels les jeux que Carabin exhumait pour me réveiller du mauvais rêve hérité de Malcolm, ou plus précisément de Carabas.

— Oui, pourquoi ? balbutiai-je entre deux gorgées de vin.

— C’est une idée étrange, explique Carabin. L’idée est de raconter une histoire sans présent et donc d’établir la connexion entre le passé et le futur, sans qu’il soit question de traverser un présent dont l’existence est niée par les faits. Vous entendez ? Niée par les faits ! J’en ai un exemplaire dans la bibliothèque. Ne vous dérangez pas. J’y vais moi-même. Profitez-en pour entrer ensemble dans cette intimité dont je parlais tout à l’heure. Il s’agit de ne pas m’en exclure. Promis ?

(Il se lève, volubile, et s’extrait de la table avec la difficulté que suppose sa gourmandise. Il traverse les tapis, ouvre une porte, la laisse entrouverte et notre silence se brise à cet endroit. Cecilia me parle la première des bruits qui courent. Elle n’en pense rien. Malcolm est très fâché contre moi. Il ne veut pas oublier. Non, elle n’a pas lu La Connexion mais si elle la lisait, elle n’aurait pas de mal à y reconnaître la langue de Malcolm. Elle comprend que cette langue me fasse rêver. Pourquoi avoir fabriqué ce livre ? Carabin est-il complice de cette absurdité ? Elle me pose ces questions sans en attendre aucune réponse. Je ne sais plus si j’ai écrit La Connexion ou si j’en ai simplement recopié le texte pour l’adapter à mon besoin de romanesque. Je comprends la douleur de Malcolm. Ce n’est pas une anecdote. Carabin en parlera en temps voulu. Cecilia se tait maintenant. Les pas feutrés de Carabin s’annoncent par d’autres chuchotements. Il agrandit doucement l’ouverture de la porte et s’étonne de notre silence. Pourquoi n’avoir pas profité de son absence pour en parler ? Mais de quoi parler si Cecilia pose les questions ?)

— Voilà le terrain de toutes ces années d’amitié, scande-t-il en revenant s’asseoir avec nous.

(Il écarte l’assiette et les couverts, vide le verre et le pose à l’écart. Le livre à couverture de cuir rouge refait surface. J’en ai observé toute la sinistre croissance. C’est Malcolm qui l’a amené ce matin. Il l’avait sur les genoux en entrant. J’ai tout de suite reconnu ces angles de cuir rouge. Ils étaient de ma fabrication lente. J’ai amené la preuve dont je vous parlais hier, commença Malcolm et tout de suite j’ai cru à un procès. Ma présence derrière le miroir venait de se justifier. Je serrai le coude de Cecilia entre mes doigts humides. Elle me lança un regard désespéré, un de ceux qu’elle me réservait en cas de tentative de viol. Ne dites rien, chuchota-t-elle sans se débattre pour me contraindre à moins de proximité. Ne rien dire à travers le miroir ? Fabrice reluquait le livre que le doigt péremptoire de Malcolm désignait comme le corps du délit. Je ne comprends pas, se contentait de répéter Cecilia. Ses doigts entraient dans les miens pour en dénouer la transe. Dire que j’avais désiré un autre commencement ! Cecilia ne s’y étonnait pas de cette manière attentive et secrète. Au contraire, elle arrivait pour donner un sens à ma présence à ses côtés derrière le miroir que Carabin avait savamment intercalé entre les revendications de sincérité de Malcolm et les angoisses récréatives que j’opposais non moins sincèrement à tant de certitude et à si peu de clarté ! Cecilia, en quelques mots, me demanda de lui parler de ce livre. Mais pourquoi, puisque Malcolm allait le faire lui-même ? Elle avait l’air sournois. Pendant ce temps, Fabrice s’était emparé du livre en question et l’avait posé sur son bureau, à la vue de tous mais hors d’atteinte. Sur une question, Malcolm avait recommencé, pour la nième fois cette année-là, le récit incohérent de la cérémonie qui eut lieu le lendemain du 25 décembre 1986, en plein dans la forêt de Bélissens. À travers les imperfections du miroir, j’eus du mal à lire le titre du livre. J’en reconnaissais les habiles cadeaux. Ils étaient de ma main. À l’intérieur, j’avais enfermé le génie de Malcolm en dépassant les bornes de l’écriture. Ç’avait été le seul moyen de le déposséder de mon enfance. Il s’en était servi pour refaire surface à ma place. Maintenant, l’idée de cette réécriture le rendait fou. Il ne pensait même plus aux excuses qu’il me devait.)

— Une lecture ? dit Cecilia en pliant soigneusement sa serviette. Pourquoi pas une lecture ? J’aime tant votre voix, Fabrice.

— C’est une flatterie, Cecilia ! Vous n’avez pas la permission de vous en servir.

— Je me contenterai de vous en menacer !

(Ils recommençaient avec leurs mondanités d’européens cousus d’histoire ! Leur jeu était clair. Au centre du pentagone tracé par le doigt magique et un peu sorcier de Fabrice, il y avait cette intimité et mon attente de la pénétrer de toutes les ressources du langage. C’était une tentative digne de ma pensée. Ensuite, le premier angle était occupé par le miroir qui coupait en deux tout le plan mental exigé par l’impatience de Fabrice. Le deuxième angle était tout entier contenu dans la description de cette journée, laquelle pouvait être approfondie grâce au parallèle de ce que la bande magnétique avait enregistré sans interruption. Le troisième angle du pentagone pénétrait dans la profondeur de cette cérémonie dont Malcolm n’a parlé que pour ne rien en dire. Au quatrième angle, on avance jusqu’au lendemain de cette journée de juillet 1988 où Fabrice est en attente de conversation convenue par Jean et par Malcolm. Enfin, le cinquième angle est une fiction dont je me propose d’être l’auteur, par esprit de sacrifice : La Connexion. Tel était le jeu à jouer ce soir-là. Je m’en sentais capable. Je ne sais pas ce qu’en pensait Cecilia. Son attention était tout orientée vers la lecture que Fabrice s’apprêtait à nous faire de La Connexion. Il soulève le volume de cuir rouge à la hauteur de ses yeux. Il l’ouvre au hasard. Il s’écrie :)

— Encore raté !

— Quel est encore ce mystère ? fait Cecilia avec lassitude.

— Il n’y a pas de mystère, dit Fabrice. C’est un jeu inventé par Malcolm. Voulez-vous savoir en quoi il consiste ?

— Je ne vous cache pas que oui. Et vous, John, vous voulez le savoir ?

— Il veut tout savoir de Malcolm, dit Carabin. En réalité, il en sait plus que moi. N’est-ce pas, John ?

— Que pouvez-vous savoir de si important, John ? dit Cecilia.

(Rien, me dis-je. Je n’ai jamais su mentir. Pourquoi mentir à cette femme qui parle de son intimité avec amour ?)

— Voyez-vous, continue Carabin sans attendre une réponse dont il connaît la justification, ce livre est formé de deux parties distinctes dont l’une n’est pas la suite de l’autre, et vice et versa. C’est un milieu occupé par la disparition du présent. Le jeu consiste à ouvrir le livre sur ce présent, s’il existe malgré les précautions prises pour le faire disparaître de la fiction.

— Je comprends, dit Cecilia encore en proie à cette légèreté qui est voisine de l’oubli ou de la paresse.

— Vous ne comprenez rien, bien sûr ! dit Carabin en refermant le livre. La lecture doit commencer par là. Le voulez-vous, John ?

(J’avais quelques objections à exprimer mais j’avais bien le temps d’y penser, même à l’unisson de la nuit que Fabrice avait programmée pour nous dérouter encore. Je quittai ma chaise pour un fauteuil. Cecilia nota ce manque d’élégance, mais sans m’en vouloir. Elle était déjà ailleurs. Elle adorait, disait-elle, qu’on lui fît la lecture à cette heure de la nuit, qui est la première si je ne m’abuse pas, ajouta-t-elle sans même poser un regard sur le corps céleste endormi de Carabas. Maintenant, elle lui tournait le dos, oublieuse je crois. Fabrice s’assit en face d’elle. Ils sont assis l’un et l’autre de chaque côté de la cheminée sans feu. Moi, face au miroir, je regarde la cheminée, j’examine les motifs de métal repoussé dans le rideau baissé de la cheminée sur le linteau de laquelle le miroir renvoie l’image neutre du plafond et de ses ombres. Malcolm respire si lentement que je me surprends dans l’attente de ses expirations. Sa chaleur me parvient. J’ai besoin de cette communication. De l’autre côté de cette installation provisoire de mon attente, Fabrice et Cecilia ont repris le cours de la conversation. L’odeur d’une sauce stagne entre les fauteuils. Je repasse ce décor. C’est le théâtre de mes illusions. Tout tourne autour de cette intimité. Je regrette l’absence de Gisèle. Elle a toujours compris mes vertiges, mais elle n’est pas là pour les reprocher à Carabin qui commence la lecture de ce qui lui est toujours apparu comme étant la fiction d’une autre fiction moins redoutable. Il y prend toujours les mots avec des pincettes. Ce matin, de l’autre côté du miroir, l’apparition du mince volume rouge et noir m’avait faussement annoncé un procès où Malcolm était le demandeur à cause d’un plagiat que j’avais déjà reconnu justement pour qu’il ne fît pas de procès. Plagiat ou réécriture, la question ne se posait plus. Malcolm la remettait pourtant sur le tapis, entre Carabin et moi interposant sa colère d’écrivain et surtout d’auteur. Mais Carabin n’avait pas voulu de ce faux départ. Il en connaissait les risques. Je pouvais à tout moment retraverser le miroir pour m’expliquer. Ce n’était pas du tout ce qu’il attendait de ma présence à Rock Drill. Vers neuf heures, Malcolm commença à entrer dans sa mémoire, annonçant une cérémonie dont, au bout du compte, il n’a rien dit. Douze heures plus tard, ou peu s’en faut, il dormait comme une souche dans la même pièce où il avait commencé son rêve. À la même heure, Carabin avait ouvert le livre pour nous faire la lecture de son contenu. Cecilia avait attendu ce moment toute la journée. En fait, elle n’avait vécu cette journée que dans l’optique de cette lecture. Je me demandais quels avaient été les premiers mots de son journal intime. Elle prétendait l’avoir commencé ce matin même, ce qui était improbable, à cause de l’existence d’un autre journal qu’elle avait entrepris au moment où Malcolm avait fini par acheter la maison Godard, au mois de décembre dernier, si je ne me trompe pas. Elle mentait toujours pour être surprise en flagrant délit de mensonge. Carabin, je m’en souviens, avait tiqué en me regardant furtivement. Il connaissait le contenu du premier journal, qui était peut-être à ce moment-là le dernier d’une longue série de mensonges dont l’aveu n’avait jamais été entendu par personne. Maintenant il lisait La Connexion, s’arrêtant de temps en temps pour en commenter les obscurités et les non-sens qui y florissaient joyeusement comme autant d’indices de plagiat. Cecilia murmura deux fois : j’ignorais que Malcolm eût écrit cela. Carabin répondit deux autres fois : l’écriture est de John, ne vous y trompez pas. Deux fois encore, j’ai failli m’expliquer sur cette enfance qui n’était pas celle de Malcolm qui n’avait plus d’enfance pour se souvenir de son passé. N’avais-je pas eu le droit de remettre les pendules à l’heure ? Mais je me taisais, je n’entrais pas dans cette intimité où rien n’est imaginé en dehors de la nudité des protagonistes devant le feu. J’ai rêvé ce bûcher. D’où cette grosseur nerveuse au-dessous de mon oeil droit ce matin. Cecilia est entrée sans frapper. Elle m’a surpris devant le miroir, un autre miroir beaucoup plus simple, pendu comme une estampe mais au-dessus du sinistre lavabo où je venais de cracher un peu de ma douleur. J’ai camouflé le détail apparent de ce désespoir dans un coin de serviette humide. Pendant ce temps, elle regarda mon profil dans le miroir. Elle se mit à parler à ce profil.

— Fabrice vous a expliqué pour le miroir ? demanda-t-elle en s’approchant encore de mon vertige. Je n’ai pas le souvenir qu’il en ait parlé devant vous hier au soir. Étiez-vous bien avec nous après le repas ?

Elle parlait toujours à mon profil. Elle était victime d’une illusion d’optique. Je tombai le masque. Elle s’intéressa tout de suite à ma crampe faciale qui pourtant n’apparaissait pas dans le miroir lequel ne rendait compte que de mon profil valide et sociable.

— Une crise d’angoisse ? fit-elle simplement pour ne rien dénoncer de mon désarroi. Je comprends ça.

Rien de plus que cette compréhension. Immédiatement, elle revenait à sa précédente question. Je marmonnai une réponse. Elle n’y accorda que l’importance relative au côté du miroir qu’elle ne comprenait plus depuis qu’elle en avait rêvé, deux fois dans la nuit. Une première fois, il fallait s’y attendre, il s’est brisé et Malcolm l’a regardé avec cet air stupide qui est toujours la première manifestation de sa colère. Elle s’est réveillée avant qu’il n’explosât. Elle a fumé deux cigarettes avant de retrouver le sommeil, un sommeil à la surface du rêve, agité d’avertissements, et même de sentences. Cette fois, le miroir a pivoté. Son image lui est apparu d’un coup, sinistre et terrible, l’image d’un corps tremblant d’où rien ne sort qu’un regard désespéré, encore ce regard qui est le double nécessaire de son regard de tous les jours. Elle avait à peine eu le temps d’apercevoir le corps désarticulé de Malcolm qui devait parler avec cette voix monotone qu’il accompagne du grincement de ses ongles sur l’acier un million de fois poli de ses inévitables roues. Le rêve s’achevait pourtant sur sa propre image. Elle avait pu dormir jusque-là. Elle s’était regardée se regardant avec terreur. Cela avait duré le temps de s’imaginer la première seconde de ce qui s’était passé de l’autre côté après le pivotement inattendu du miroir. Elle ne prononça pas le nom de Fabrice. Elle n’avait pas couché avec lui cette nuit. Il avait dormi nu dans le couloir. Il aimait manifester publiquement ses désirs. Celui-là, avait-il proclamé, méritait plus que les autres une manifestation publique. Sweeney avait refusé de le regarder dormir, comme il le lui avait demandé. S’agissait-il de veiller sur son sommeil ? s’interrogeait Sweeney en traversant le corps des autres.

— Est-ce douloureux ? dit-elle en revenant au présent qui par dérision m’acoquinait avec la libre manifestation de mon tonus musculaire.

— Douloureux ? Non, fis-je, toujours plus grimaçant.

— Y a-t-il un moyen de s’en débarrasser ?

Elle pensait à autre chose, de toute évidence. Je trempai encore le bout de serviette dans l’eau froide. Elle continua :

— C’est de l’eau ?

Elle voulait dire : seulement de l’eau, étonnée que je ne connusse aucun autre remède à ce malheur matinal. Je pensai à une érection.

— Ce n’est pas sérieux, fit-elle enfin.

Elle souleva le bout de serviette. Je dis : C’est rouge. Je voulais dire : un peu dégoûtant, non ? Elle continue : Cela vous arrive souvent ? Comme ça, le matin ? Vous avez rêvé à des femmes ?

Elle rit. Quel rapport avec ce muscle absurde qui m’éloigne d’elle dans le miroir ? J’ai l’air moqueur, à cause des pliures de la peau sur mon nez. La lèvre soulevée montre une dent et le bout de la langue. Ses yeux sont à ma portée. Elle a dû se mettre sur la pointe des pieds pour examiner le durillon musculaire. Elle n’ose pas y toucher. Que sait-elle de cette relique onirique ? Rien, précisément.

— Alors à quoi bon vous rincer l’oeil ? dis-je, agacé par la tranquillité de son regard.

— Encore un peu d’eau froide vous fera du bien.

Elle trempa la serviette dans le lavabo et me l’appliqua tout entière sur l’oeil et sur la partie déconcertante de mon sourire bloqué dans une posture qui m’éloignait de la joie. Avec l’autre main, qu’elle posa délicatement sur ma nuque, elle fit jouer toute ma tête dans cette humidité. Il doit bien avoir un moyen, murmura-t-elle dans mon oreille.

— Je ne connais que celui-là.

— Il me paraît bien dérisoire, dit-elle. Non vraiment, une serviette et de l’eau froide, à notre époque !

Le moment était venu de constater tout l’effet du remède sur ma blessure intime. Était-ce bien une blessure, cette absence de sang ? Cecilia laissa tomber le paquet de serviettes et d’eau. Est-ce que ça vous fait mal ? demanda-t-elle avec une moue inquiète. Le problème, ce serait la douleur. Répondez ! Vous ne dites plus rien. ¿Qué pasa ?

— Rien, à vrai dire, bégayé-je. Je ne pensais pas à la douleur.

— Cela vous fait donc mal ! C’est atroce !

Atroce n’était pas le mot. Je posai un doigt prudent sur la crampe. Dans le miroir, je vis que le problème était plus exactement cet absurde soulèvement du coin de ma bouche et cet incurable entrebâillement des lèvres qui laissait apparaître de non moins inénarrables dents sur quoi un reflet s’accrocha. De quoi avais-je l’air ? Mais Cecilia n’y pensait plus. Elle était en train d’ouvrir les fenêtres. Sweeney les refermera, dit-elle.

— Sweeney ne s’occupe pas du ménage, précisai-je.

— Bien, pourquoi Sweeney après tout ? Toujours Sweeney ! Sweeney par-ci ! Sweeney par-là ! Il ne fait même pas partie de la famille !

C’était une remarque idiote. Je n’en faisais pas partie moi non plus. Elle ne pouvait pas l’ignorer. Elle m’offrit un regard d’excuse. Ma crampe vibrait au rythme de ses yeux. Nous descendîmes. Dans la salle à manger, Fabrice discutait déjà avec Malcolm. Ils nous saluèrent de loin, Fabrice d’un coup de tête, Malcolm élevant les irrépressibles tremblements de sa main valide. Cecilia lutta une seconde contre un frémissement. Elle me donna la main. Malcolm s’absenta dans cette union facile.

— Il n’est pas tard, dit Fabrice. Prenez le temps de vous ravitailler. Mon Dieu John ! Qu’est-ce qui vous arrive ?

Un peu plus tard, il est sorti dans le parc. Il y avait oublié sa pipe la veille, quelque part au détour d’une ornière savante de ses discours aux autres, ou simplement au pied d’un arbre où il avait redit tout ce qu’il savait de la prosodie ou de n’importe lequel des sujets de conversation qui animaient toujours sa flamme. Sweeney va chercher Malcolm pour la douche. Il était amical, Sweeney, et Malcolm le lui rendait bien. Ils parlèrent d’abord d’un ami commun, atteint d’une absence totale de coordination des membres supérieurs, ce qui donnait à toutes ses conversations un aspect hallucinant. Sweeney évoqua cet ami commun avec humour et respect. Malcolm l’écoutait en hochant la tête pour exprimer sa soumission à tant de clarté de la part d’un fou qui prétendait savoir à peine lire et écrire. Puis Sweeney poussa le fauteuil en direction des douches. Cecilia réussit à contenir toutes les larmes que lui avait inspirées ce court dialogue où l’homme qu’elle aimait jouait le rôle de Narcisse. Elle ne sortit pas son mouchoir. Elle ne me laissa pas le temps d’en parler. Ses doigts se posèrent encore sur ma troublante apparence. Je fermai les yeux.

— Il me semble que c’est plus petit, dit-elle.

Elle me montra l’écartement de ses doigts. Entre le pouce et l’index qu’elle immobilisait pour me plaire, elle comprenait le diamètre de ma crampe qu’elle venait de mesurer avec fidélité.

— Avec exactitude, corrigeai-je. Dans une heure, ce ne sera plus qu’un méchant souvenir.

— Dans une heure, il sera trop tard.

Je m’étonnai. L’inquiétai-je à ce point ? Elle ne m’avait posé aucune question sur les crises précédentes. Elle s’étonna à son tour.

— Il y a eu d’autres crises ? Cela explique votre résistance.

C’est elle qui l’expliquait de cette manière. En fait, elle revenait à ce miroir pour me dire à quel point elle comptait sur ma patience. J’exhibai un carnet. Elle était rassurée.

— Le magnétophone de Fabrice n’enregistrera que la matière brute, commentai-je aussi rapidement que me le permettait la dissymétrie de mon visage. Je prendrai des notes au vol, conclus-je.

Y aurait-il un vol ? me disais-je en même temps. Malcolm revint seul de la douche. Il exigea de Cecilia un profond baiser sur la bouche et, sans m’adresser la parole ni même accorder un quelconque intérêt à ma paralysie faciale, il prétendit prendre le chemin de sa chambre où il avait oublié quelque chose. Un peu plus tard, derrière le miroir, dans l’ombre du miroir qui reflétait la clarté de son côté, il montra ce qu’il avait oublié : La Connexion, rouge, tout de cuir relié, avec ses lettres cadelées et son ruban de soie noire. Il commença : Avez-vous lu les Sonnets Majeurs de Nicolá Carvajal ? Si c’est le cas, vous vous souvenez...

Cecilia éprouva sur le coup un profond malaise. Fallait-il se souvenir de ces sonnets ? Valait-il mieux oublier l’ombre fugace de Nicolá Carvajal qui nous avait éblouis plus d’une fois ? Des hommes naissent-ils seulement pour succomber à cet éblouissement ? Cecilia eut besoin de me confier la détresse de son regard. Où Malcolm voulait-il en venir en évoquant d’abord la figure monumentale de Nicolá Carvajal ? Carabin ne parut pas surpris d’avoir à entendre ce commentaire facile d’une oeuvre qui le bouleversait encore. Il s’était promis de ne pas interrompre Malcolm. Il le lui avait promis. Malcolm s’attendait cependant à une interruption au moment de prononcer le nom de Carvajal. Sa voix avait traîné sur ces syllabes aux sonorités lointaines. Mais Carabin n’avait pas bronché. Il était tranquille. Malcolm était en train d’écrire un livre. Il en parlait pour commencer. Ensuite, il se laisserait aller dans le fleuve de son roman. Et, comme il l’affirmait dès le départ, ce n’était vraiment pas un livre sur Nicolá. Cecilia parut soulagée de l’entendre. Elle me sourit longuement. Au bout de quelques secondes de ce sourire, j’ai cru qu’elle m’aimait.

— Ce n’était pas le cas bien sûr. Vous pouviez vous y attendre. Elle n’a jamais donné aucun signe d’amour. Vous le saviez.

— Je savais qu’elle ne pouvait pas y croire, c’est tout.

— D’où l’idée, qui vous est venue, de tuer Malcolm.

— N’y songez pas ! Je ne suis pas un assassin.

— Vous êtes sur le point de le devenir.

— Par jalousie ? Je suis jaloux comme un tigre. Le tigre est un animal fabuleux. On n’en trouve pas dans la nature.

— Dans votre imagination seulement ?

— C’est curieux, cette manière que vous avez de confondre le rêve et l’imagination. Vous résumez la vie à un assemblage d’actes volontaires ou involontaires selon le cas présent. Vous éliminez le futur, ou plus exactement, votre doctrine laisse le futur à l’état de projet. Puis-je continuer ?

— Dois-je décliner mon identité maintenant ? Comme vous voudrez.

— Cecilia avait accepté le jeu du miroir sans même le discuter. Elle m’avoua, en entrant ce matin-là dans la pièce que le miroir occulte, qu’elle était un peu fascinée par la possibilité de traverser le miroir dans ce sens qui est celui du retour à la réalité quotidienne. Malcolm ne pouvait rien tenter de son côté. Il n’y penserait même pas. Son esprit était entièrement absorbé par les menus détails de la journée du 22 décembre 1986 qui n’était que le préambule de la journée suivante, celle de la cérémonie, dont nous savons maintenant qu’il n’en a rien dit. Il tournait le dos au miroir. Carabin l’appellerait Carabas au moment de lui rappeler ses origines. Je me souviens de leur comptine :

Cabaret Carabin

Carabin Carabas

Carabas Carina

Ils l’avaient chantée à l’unisson. Cecilia s’était tournée vers moi en se contentant d’ouvrir la bouche pour exprimer son étonnement. Elle agitait une langue obscène. J’ai caché ma monstruosité derrière une main tremblante. Elle faillit éclater de rire. Si vous riez, dit-elle en sourdine, vous allez réveiller la douleur, ce sera horrible, insupportable ! La douleur, en effet, me ciselait en plein visage un sourire de mort mort en pleine souffrance. Ma bouche laissa échapper un gémissement. Elle croyait que je résistais au rire destructeur de ma tranquillité. Elle dit encore :

— Vous devriez aller prendre l’air, puisque tout sera enregistré. Vous n’avez rien à craindre. Vous comprendrez tout d’un bout à l’autre. Je vous en prie, suivez mon conseil. Je vous attends avec impatience.

Dehors, je n’ai pas eu la sensation de nécessiter cette attente. Je rejoignis l’ombre sous un arbre. Sweeney s’amena. Il poussait une brouette. Je lui demandai s’il avait changé de fonction. Je pensai à sa passion pour la cuisine. Il me parla d’autre chose. Mais je ne pouvais pas l’écouter à cause de cette sinistre douleur. Il ne remarqua pas ou fit mine de ne pas s’inquiéter de la présence de cette boule de chair nouée jusqu’à la transe sous mon oeil droit. D’ailleurs, il parlait sans me regarder. Il parlait du contenu de la brouette. Puis il parla de la brouette. Il parla encore d’Ali qui l’avait laissé traîner à l’autre bout du parc. Une idée dangereuse à cause de la pluie qui s’infiltre dans le moyeu. Il me montra les paliers. La brouette, il la mettrait en évidence. Par quels moyens ? Il y avait mille moyens de désigner la négligence d’Ali. Mais d’abord, il en parlerait à Carabin. Carabin n’était jamais d’accord avec lui sur ce genre de problème. En tout cas, il ne lui poserait pas cette question aujourd’hui. Il était occupé avec Carabas. Cela lui prendrait toute la journée, la soirée et une bonne partie de la nuit.

— Vous exagérez, dis-je.

— Ça alors, s’exclama-t-il d’un coup. Qu’est-ce que vous faites dehors ? Je croyais que Carabin vous avait trouvé un emploi à votre mesure.

— Il ne s’agit pas vraiment d’un emploi. Je ne suis pas de la famille.

— Je ne suis pas de la famille non plus. Ça ne m’empêche pas de travailler. Vous connaissez le château de Bélissens ?

— Un peu, oui. En visiteur, veux-je dire. Je ne suis pas de la famille.

— Moi je ne connais que le côté Rock Drill. J’ai déjà posé la question. Mais rien à faire. Il faut que je m’enlève cette idée de la tête.

— C’est un désir profond ?

— Au moins visiter le château. La France, je m’en fous. Mais c’est une idée qu’il faut que je m’enlève de la tête. Vous comprenez ?

— À cause de ce qu’en pense Monsieur de Vermort ?

— Je suis presque de la famille. Ça oui, on peut le dire : je suis à deux doigts de faire partie de la famille.

— Combien de temps a passé, Sweeney ?

Il ne le savait pas. Il avait du mal à mesurer le passé avec l’instrument du temps. Il pouvait en raconter mille fois le recommencement d’un bout à l’autre de sa mémoire, mais quant à en mesurer le poids sur la vie, c’était une affaire qui dépassait ses compétences. Qu’est-ce que je pensais de cette sacrée brouette ? proposa-t-il.

— Et qu’avez-vous répondu à cette question ? Je vous interromps parce que je sais que cette question est une manière de chute. Vous n’avez prévu aucune réponse, je vous connais. Que pensez-vous de cette brouette ?

— C’était la brouette d’Ali. Depuis le début de l’été, Ali s’était montré particulièrement négligent avec cette brouette. Elle avait effectivement souffert de la pluie. Elle grinçait. La rouille commençait à attaquer les brancards. Sweeney était désespéré, mais cela ne me regardait pas, en tout cas pas aujourd’hui, me conseillait Sweeney. Je n’avais rien à faire dehors sinon lever le nez pour regarder passer les nuages. Est-ce que j’avais l’intention d’entrer dans la famille ? Carabin semblait me consacrer une certaine amitié, à ce qu’avait pu en juger Sweeney.

— Vous n’allez pas répondre à cette question. Je vous en prie, John, dérogez un peu à la règle. Sweeney ne va plus savoir comment vous prendre pour ne pas froisser votre fragile intellectualité.

— Il pensait que j’avais mieux à faire de l’autre côté du miroir, en compagnie de cette belle petite Espagnole qui faisait partie de la famille. On raconte, dit Sweeney, qu’elle a violé un homme dans sa jeunesse.

— Ce devait être un bien petit homme !

— Ou bien un enfant ! dit Sweeney.

Un enfant ! Cette idée le révoltait. Comme époux, Malcolm ne semblait pas s’en plaindre. Est-ce que vous en savez plus que moi sur le sujet ? chuchota Sweeney au ras de la brouette qui sentait l’ortie. Non, Malcolm était simplement un ami d’enfance. Je ne connaissais Cecilia qu’à travers cette possession. Pas facile d’approcher une femme dans ces conditions ! proclama Sweeney.

— C’est que, dis-je, je ne l’approche pas. Nous sommes seuls elle et moi derrière ce maudit miroir et il ne se passe rien d’autre...

— ... que ce que Carabin a décidé qu’il se passerait, continue Sweeney d’un air entendu. Je connais ça. Je me soumettrai moi aussi le moment venu. J’en ai le désir. Un désir qui me rend fou. Ah ! Cette lucidité me ruine la santé.

Il plongea sa main dans les orties en fermant les yeux. Cela dura une petite minute. Ensuite il retira la main du paquet d’orties coupées la veille par Ali et abandonnées par lui encore à l’autre bout du parc. C’était une négligence impardonnable, disait Sweeney en regrettant la virulence positive des orties qu’on n’a pas encore coupées et qui encombrent le passage, ce qui provoque toujours la colère d’Ali. Sweeney avait assisté à toutes ces colères. Celle d’hier avait dépassé toutes les autres.

— Mais vous avez vraiment autre chose à faire pour vous en soucier, dit Sweeney. Vous venez peut-être de rater l’essentiel. Carabin ne vous pardonnera pas cette négligence. Je le connais. Il ne faut pas le contrarier. Il est le chef de la famille. Je ne suis qu’un bâtard, allez !

Cette réflexion le fit sourire. Elle ne l’amusait pas vraiment mais il était tellement peu probable qu’il fît un jour partie de la famille. Il s’éloigna tout en continuant de parler sur le même sujet. Je le suivis, ou plus exactement, je le suivais. Nous longions la façade nord du bâtiment principal. Sweeney se rendait à l’annexe qui forme une aile au bout de ce mur. La porte en était ouverte. Ali l’attendait en riant. Sweeney ne parlait plus depuis qu’il s’était rendu compte de la présence d’Ali. Il avait accéléré le pas. Son dos s’était arrondi sous la charge. Pourtant, arrivé près des rosiers, il se retourna pour me faire un signe de tête qui m’indiquait avec précision l’une des fenêtres du premier étage. Elle était ouverte. Carabin me regardait d’un air étrange, appuyé à la rambarde, un pied dépassant de la balustrade. Sweeney reprit son chemin vers Ali. Je monte, dis-je à l’adresse de Carabin. Curieusement, un rideau semblait s’être noué à son bras. Un vent léger en agitait les clochettes. Il ne dit rien. Il se contenta de me regarder avec cet air étrange comme si ma présence dans la cour l’avait interloqué pour toujours. Il secoua le rideau, en rejeta les plis par-dessus son épaule, puis la fenêtre se referma sans bruit. À ce moment, Sweeney se retourna encore vers moi pour m’indiquer une autre fenêtre. Derrière les reflets, on pouvait deviner le visage de Cecilia. Sweeney hocha la tête pour exprimer sa déconvenue. De loin, Ali le héla.

Je me retrouvai donc seul derrière le miroir. Cecilia n’avait laissé que son odeur de tabac et le léger parfum de ses cheveux. Dans le miroir, Carabin continuait de me regarder avec cet air étrange hérité d’un sentiment ou d’une pensée dont je n’avais pas la moindre idée. Je fus même enclin à penser que ma présence derrière ce miroir ne se justifiait plus pour une raison qu’il n’était pas difficile de s’avouer. Comment le savoir ? Je voyais Carabin, par définition et dans l’autre sens il ne me voyait pas. Ce regard était-il un message d’erreur ? Pourtant, Carabas ne paraissait pas affecté par la présence du miroir qui se trouvait maintenant de son côté gauche. Il parlait en regardant sa main valide qui jouait avec les peluches de la couverture sur ses genoux. Je ne pensais plus. Je m’approchais du miroir. Avec un peu de chance, avec cette obliquité de la lumière qui venait de la fenêtre, Carabin apercevrait peut-être le fantôme de mes yeux. Cela lui inspirerait-il une réponse ? Pourquoi Cecilia avait-elle quitté les lieux ? La porte s’ouvrit derrière moi, une porte secrète ou inconnue que Cecilia avait peut-être empruntée pour sortir. Je m’étonnais d’y reconnaître Sweeney. Il y avait combien de portes dans cette antichambre ? Il chuchota quelques mots qui retournèrent aussitôt au silence. Il venait chercher quelque chose. Il avait oublié quelque chose. Il reviendrait s’il gênait. Etc. Son corps griffait l’obscurité d’une accumulation d’objets au pied d’une fenêtre fermée. S’il y avait quelqu’un pour m’expliquer ce qui était en train de se passer, c’était bien Sweeney. Je l’attendis près de la porte. L’idée ne me vint pas de jeter un coup d’oeil par-dessus son épaule. Sur le palier, Cecilia fumait une cigarette. Que cherchait donc Sweeney dans cette ombre infinie ?

— Il ne cherche rien, dit Cecilia. Il cache.

— Il cache ? Sweeney fait des cachotteries à Carabin ? Cette nouvelle m’étonne un peu. Je ne vais pas changer maintenant d’opinion sur Sweeney qui n’a pas de secret pour son maître vénéré.

— J’ai fouillé moi-même pendant votre promenade. Je n’ai rien trouvé.

J’avais posé une question de trop. De toute façon, Sweeney revenait dans la lumière. Il était bredouille. Cecilia fit claquer la langue dans sa bouche. Il doit bien être quelque part, fit-elle, agacée par l’indécision de Sweeney qui se taisait, incapable de proposer un autre lieu de recherche.

— Mais que cherchez-vous à la fin ?

Sweeney frissonna. Le mot complot demeurait encore dans le silence de sa tête. Cecilia redescendit les escaliers. Sweeney s’excusa avant de refermer la porte. Je comptai jusqu’à trois. Il y avait trois portes, au moins. Des livres et des boîtes s’empilaient au pied des murs. Je reconnus de la paille sous la poussière. Les restes d’une vieille lampe à carbure gisaient dans un fauteuil éventré. Au plafond, la douille portait une ampoule noire de crasse et d’insectes. J’avais fait le tour de cette pièce en une minute. Maintenant, je revenais au miroir, par habitude.

— Une mauvaise habitude, vite acquise au gré des circonstances qui d’ailleurs ne l’éclairent pas. Où en étiez-vous par rapport à La Connexion ?

— À travers le miroir, il n’était pas question de La Connexion. Le livre était toujours à plat sur le bureau de Carabin. Carabas n’y prêtait plus aucune attention. C’est du moins ce que je croyais.

— Et bien sûr, vous vous trompiez. On s’attend toujours à une erreur de votre part. D’abord cette crampe stupide, que rien ne justifie...

— J’avais passé une très mauvaise nuit.

— Et maintenant cette recherche que Cecilia conduit pendant que Carabin est occupé ailleurs. Elle a toujours su ce qu’elle faisait, celle-là ! En tout cas, vous voilà de nouveau seul du mauvais côté du miroir.

— Pourquoi mauvais ? Carabin n’avait aucun moyen de contrôler notre présence dans cette antichambre de l’aveu complet. Il m’avait aperçu dans les allées du parc avec une certaine stupeur. Je ne sais pas si Cecilia avait échappé à ce regard inquisiteur. Il ne se doutait peut-être même pas qu’elle avait d’autres intentions que de se laisser aller à écouter des heures durant le monologue labyrinthique de son invalide d’époux. Que voulez-vous ? Cecilia avait d’autres projets ? Je n’en faisais pas partie. J’assurais la garde de sa conformité aux idées péremptoires de Carabin. On ne lutte pas contre cette traîtrise, Monsieur. J’ouvris donc un de ces livres poussiéreux.

— Un vieux livre, je suppose. La poussière parle pour lui. Un traité du voisinage ou un essai hasardeux sur la vie pratique. Non, laissez-moi deviner ! J’y suis. Un exemplaire fané de La Connexion. Avec votre signature sur la couverture et une dédicace qui vous déshonore ?

— Plus simplement l’Encyclopédie d’Hist Nat du Dr Chen. Connaissez ?

— Pas vraiment. Continuez.

— Il me fallait bien passer le temps. J’étais sur le point de m’endormir quand Cecilia est revenue, sans Sweeney. L’attendait-il sur le palier ?

— Il est en train de se disputer avec Ali au sujet d’une brouette. Alors ? Racontez-moi, dit-elle en s’asseyant au lieu de me donner une explication conforme à ma solitude.

Combien de temps avait passé ? La voix de Carabas traversait à peine le miroir. Carabin avait appuyé sa tête sur l’index de sa main droite. Il jouait, de l’autre main, avec le capuchon d’un stylo. Ce tapotement régulier était la cause du déclin de la voix de Carabas. Derrière Carabin, le rideau flottait comme une voile.

— Allez-vous me dire ce que vous cherchiez ?

— Oui, va-t-elle vous le dire enfin !

— Le destin de Malcolm a-t-il fini de vous intéresser ?

— Il est en train de parler de son passé. Qu’espère-t-il de cette nouvelle tentative d’être lui-même depuis la naissance de sa mémoire jusqu’à ce point où nous sommes et qu’il est incapable de qualifier pour lui donner au moins le sens d’une initiation ?

— Que savez-vous de l’initiation de Malcolm ?

— Vous n’êtes pas de la famille.

— Sweeney non plus n’est pas de la famille. Vous venez de le mêler à vos recherches interdites. Que dois-je en penser ?

— Et qu’en pensez-vous en réalité ?

— J’étais loin de cette réalité. Il y avait tellement longtemps que Malcolm avait cessé d’être mon ami.

— À cause de La Connexion ?

— À cause de l’enfance qu’il tentait de me voler par le moyen du texte. Je n’ai rien changé non plus, surtout pas le sens.

— Mais l’idée lui appartient, n’est-ce pas ?

— Ce n’est qu’une idée, une tranche de philosophie tout au plus. Je n’ai pas l’impression de lui avoir donné de l’importance.

— Ce que Carabin est en train de lire est votre... version. Tiens ? Il vient de s’arrêter de lire. Nous ne l’écoutions plus vous et moi. L’envers de ce miroir est tellement sinistre, ne trouvez-vous pas ? Je ne parle pas des chaises. Quelle idée que ces chaises ! Le seul fauteuil est occupé par cette lampe crasseuse. Cette odeur de carbure m’écoeure. C’est pourtant le seul moyen d’éclairer cette pièce. Les fils électriques ont été arrachés à une époque déjà lointaine. Rassérénez-vous, John. De l’autre côté du miroir, côté réfléchissant si on ne s’attend pas à le traverser, vous êtes en train de commenter un passage de La Connexion pour Cecilia qui a buté sur un mot inconnu. Carabin a refermé le livre sur son index. Fermez-la.)

— Quelqu’un a-t-il frappé ? interrompt soudain Cecilia.

— C’est vous, Sweeney ? demande Carabin.

— Vous allez réveiller Malcolm, dis-je. Je ne crois pas qu’il sera content de me voir si ça arrive. Un peu moins de bruit, je vous prie.

(J’ouvre la porte. C’est Sweeney. Carabin embrasse le bout de ses doigts pour exprimer toute la saveur du repas qu’il vient de terminer avec nous. Sweeney rougit. Il dit :)

— Vous avez mangé vous aussi ? Ce n’était pas prévu. Aujourd’hui, continue-t-il en entrant (il pousse le chariot en arrivant sur lui, le fait pivoter, s’applique à ranger les couverts et les restes ; Carabin le regarde faire avec cet air affectueux que lui arrache toujours Sweeney quand il se livre à des travaux de sa compétence) aujourd’hui rien n’est arrivé comme je pensais que ça arriverait.

— Vous n’êtes pas le médium que je me suis choisi pour avancer dans l’inconnu, Sweeney, dit Carabin pour décevoir Sweeney.

— Je ne comprends pas ça, se contente de répondre Sweeney.

— C’est ce qui explique, Sweeney, que vous ne fassiez pas partie de la famille. Vous ne comprenez pas que j’ai besoin d’un médium à chaque pas que je fais dans cette obscurité qu’est ma propre vie.

— J’ai vu Ali tout nu dans la neige le jour de son initiation ! s’écrit Sweeney en secouant son doigt.

— Ce n’est qu’un témoignage, Sweeney. Je vous l’ai déjà expliqué. Vous n’êtes pas fait pour cette nudité. Gisèle ne peint que des transparences. Maintenant, dépêchez-vous de débarrasser les lieux. John était en train de nous commenter un passage particulièrement ardu de sa Connexion. Vos bruits d’assiettes nous dérangent, vous vous en doutez, Sweeney. (Sur un mouvement de Sweeney :) Non ! vous ne pouvez pas rester. Cecilia n’a pas l’habitude de votre présence.

— Je suis témoin de sa nudité ! s’écrie encore Sweeney.

— Ah ! fichez-nous la paix avec votre nudité ! Sortez !

(Je viens de pousser Sweeney et son chariot dans le couloir. Avant de refermer la porte, j’ai soufflé dans l’oreille de Sweeney ces quelques mots : Derrière le miroir, Sweeney ! Ni Carabin ni Cecilia n’ont rien entendu de ce conseil amical. La porte est fermée. Je suis de nouveau assis à côté de Cecilia sur le sofa où Carabas a laissé sa légère odeur d’excrément. Carabin ouvre le livre et retire son index de la page qu’il a marquée d’une goutte de sueur. Je continue ? demande-t-il. Cecilia n’y voit pas d’inconvénient. Elle ne se rappelle plus pourquoi il a interrompu sa lecture. Sweeney es muy molesto, dit Carabin.

— Ce n’est pourtant pas lui le coupable de cette modeste contribution à l’art de l’interruption.

— Je n’avais même pas terminé mon commentaire !

— Vous en parlez à l’imparfait, John ! Dites plutôt : je n’ai même pas terminé mon commentaire. John, le présent existe encore. Dans une seconde et des poussières, Sweeney va frapper à cette porte. Il ne me reconnaîtra pas derrière ce masque. Il ne se posera même pas la question de savoir qui je suis.

Sweeney ne frappe pas à la porte. Il entre sur la pointe des pieds. Quatre, me dis-je secrètement. Cette quatrième porte n’avait aucun sens particulier. Je redoutais la présence d’une cinquième porte, et pire, d’une sixième, d’une septième, d’une... Sweeney interrompit ce décompte :

— Vous n’êtes pas seul à ce que je vois.

— Vous n’êtes pas surpris non plus, Sweeney.

Je l’invitai à s’asseoir. Il choisit le fauteuil. Il posa la lampe à carbure sur une pile de livres. Le réflecteur s’en détacha mais il l’attrapa au vol. Il était satisfait de son adresse, Sweeney. Il s’enfonça dans un nuage de poussière traversé de grincements qui étaient à la fois ceux des ressorts et celui, plus plaintif, des tenons et des mortaises. Qui est-ce ? dit-il. Il se reprit : Qui êtes-vous ?

— Taisez-vous, Sweeney. Vous allez nous trahir. Écoutez plutôt ce que vous a interdit d’entendre Carabin. Dites-moi, Sweeney, que cherchiez-vous ce matin pour le compte de Cecilia ?

— Chut ! fit Sweeney. Ceci m’intéresse.

De l’autre côté du miroir, je venais encore...

— John ! Le présent existe encore. Je vous en prie. Ne vous laissez pas aller à ce vertige. Dites plutôt : de l’autre côté du miroir, je viens encore de lever le doigt pour indiquer à Carabin qu’un commentaire s’impose, du moins à mon esprit. Cecilia se tourne vers moi, attentive et séduisante, dans l’attente que je mette fin à cette nouvelle interruption qui n’est pas non plus dans le goût de Carabin, est-ce que je m’en rends compte ? Elle sourit pour alléger le poids de la critique.)

— C’est que vous n’avez pas écrit tout ce que vous vouliez écrire, dit Carabin. Je ne vois pas d’autres explications à la nécessité de commenter ce qui est déjà un commentaire de l’acte d’exister.

— Dites ce que vous avez à dire, John ! fait Cecilia.

— J’adore le son de sa voix, commente Sweeney. Elle ne peint pas ma nudité transparente. Elle en parle. En avez-vous écrit le commentaire ?

— Taisez-vous, Sweeney ! Ils vont finir par découvrir le pot aux roses. John ! veuillez fermer cette maudite)

— Ce que je n’ai pas dit dans La Connexion, commenté-je pour Cecilia, c’est qu’à l’époque de vivre cette Connexion, j’écrivais un journal parfaitement intime que personne n’a lu.

— J’ai commencé le mien ce matin ! fait Cecilia.

(Elle mentait, je l’ai déjà dit.)

— Qui écrivait ce journal, vous, ou Malcolm ? dit Carabin sans me regarder, ayant refermé encore une fois le livre sur son index humide.

— Cette réponse (elle existe, vous le savez bien !) ne fait pas partie de mon commentaire. Cecilia, je vous en prie : écoutez-moi !

— Mais vous ne dites rien !

— Je vous parlais justement de ce journal intime.

— Vous n’avez pas dit qui en est l’auteur véritable. Commencez par là !

(Elle vous en veut, John. Vous avez tort de l’aimer. Elle va vous rendre fou. Regardez comme elle sait ce qu’elle vous fait. Elle est revenue tout entière à la parole de Carabin.

— Ce n’est pas la sienne, c’est la mienne !

— Vous m’empêchez d’écouter, fait Sweeney dans la poussière, les ressorts, les tenons et les mortaises.

— Parlons bas, John. Sweeney a besoin d’en savoir plus sur La Connexion.

— Il en sait déjà quelque chose ?

— Vous a-t-il révélé ce qu’il cherchait ce matin dans ce fatras ?

— Cecilia refuse de m’en parler. Une affaire de famille, je suppose.

— D’ailleurs, quand vous lui avez posé la question de ce qu’elle savait de l’initiation de Malcolm, elle vous a répondu que vous n’étiez pas de la famille, ce qui était la seule manière de vous remettre à votre place. Vous n’avez pas insisté outre mesure pour obtenir une réponse plus à la portée de votre entendement. Vous avez parlé de Sweeney. Vous avez reproché à Cecilia de le "mêler à ses recherches interdites" et vous posiez la question : Que dois-je en penser ? Nous en étions là de votre commentaire. Continuons-le : Cecilia n’a l’intention de répondre à aucune de vos questions. Elle s’assoit, soulève un torchon (un de ces torchons Vichy que Gisèle collectionne) et grignote une rondelle de saucisson, ce qui vous agace.

— Cecilia, dites-vous, vous ne pouvez pas me laisser dans cette attente.

— Écoutez plutôt les balivernes de Malcolm. Carabin semble s’en régaler.

— Ne regardez plus ce maudit envers de miroir, je vous en prie !

— John ! Vous avez crié !

Mais de l’autre côté du miroir, personne ne vous a entendu. Carabin venait à peine d’entrer dans la voix de Malcolm pour des raisons personnelles. Cecilia vous livre cette remarque pour vous donner à penser. Mais vous êtes loin de la forêt de Bélissens. En réalité, vous êtes à Rock Drill. Vous avez accepté cette invitation il y a deux jours à peine. Vous vous remémorez la voix de Cecilia à travers le téléphone, une voix suppliante, presque un cante jondo. Vous n’avez pas résisté à cette vibration. Elle vous a transporté jusqu’à elle. Elle vous a reçu avec gentillesse d’abord, un peu lointaine mais reconnaissante. C’était hier. Elle ne vous a pas parlé tout de suite du miroir. Elle avait du mal à vous remettre sur le chemin de cette conversation. Vous reveniez toujours à la vôtre, qui parlait d’autres miroirs, mais c’étaient des miroirs aux alouettes.

Cela se passait dans le minuscule appartement que Fabrice et Gisèle occupent au centre géométrique de Rock Drill. Gisèle étant absente, et Malcolm nécessitant tout l’espace de sa chambre, Cecilia dort dans le même lit que Fabrice. Tout le monde ferme les yeux sur cette comédie. Tout le monde sait aussi que Gisèle ne dort pas seule. À Polopos, elle partage l’amour avec Lorenzo, qui est en quelque sorte le beau-fils de Cecilia. Carina pense à un troisième enfant. Elle séjourne pour l’instant chez votre ami Mike, le poète, qui a épousé Amanda. Peut-être en compagnie d’Anaïs. Saïda est morte depuis longtemps maintenant. On ne parle plus de la mort de Saïda. Ali s’occupe des jardins de Rock Drill en pensant à elle. Voilà où nous en sommes de la comédie, hier matin, quand Cecilia vous reçoit dans le hall d’entrée de Rock Drill. Vous baisez sa bouche par habitude. Elle vous prend le bras et vous conduit dans l’appartement qui sera le sien jusqu’au retour de Gisèle à la fin de l’été. Elle est aimable, tranquille, elle verse le thé du matin en parlant simplement de son arôme. Au téléphone, elle ne vous a expliqué que la moitié de son projet. Elle a ajouté à cette moitié qu’elle ne pouvait pas parler de l’autre moitié, non pas qu’elle craignît une écoute clandestine de la conversation, mais parce qu’elle ne trouvait pas le courage de tout dire.

Le courage de tout dire. C’était exactement sur ces mots qu’elle avait conclu cette conversation téléphonique. Elle avait raccroché sans votre permission mais vous aviez répondu oui au début de la conversation. Cela l’avait tellement rassurée qu’elle en avait oublié d’être polie. Elle s’en souvient maintenant en versant le thé. Elle s’excuse. Vous balancez dangereusement la tasse qui verse un peu de son contenu dans la soucoupe. Au lieu de parler, comme tout le monde, vous avez eu ce geste pour atténuer son impolitesse et donner une autre importance à ses excuses. Elle vous plaît. Jamais elle ne vous a plu autant qu’hier matin au moment du partage du thé et des petits gâteaux. La confiture a dégouliné. Elle est restée au fond de la tasse. Vous osez la prendre du bout de la cuillère pour vous en régaler. Elle sourit à cet abandon qui est aussi un signe de proximité. Elle vous propose une cigarette que vous refusez. Le moment est venu de vous parler du miroir.

À midi, vous savez tout du miroir et de son usage. Dans le parc, où vous vous promenez seul, vous haussez les épaules en y pensant. Vous vous dites que Malcolm ne mérite pas mieux. Ce que vous ignorez, à ce moment, c’est que Cecilia n’accorde aucun intérêt à ce voyeurisme. Vous vous imaginez le contraire. Vous ne pouvez pas imaginer qu’elle a besoin du miroir pour tromper la vigilance de Fabrice. Dans quel but ? C’est ce que vous êtes en train de vous demander. Toutefois, vous ne vous posez aucune question sur la nécessité de votre présence. Elle se justifie pourtant aussi. Mais revenons avec vous dans le parc, hier vers midi, peu avant ce déjeuner qui vous a réuni non seulement avec Cecilia mais aussi avec Malcolm et Fabrice. Le repas est servi par Sweeney, c’est la règle. Précisons que ce repas a été consommé dans l’étroite salle à manger de l’appartement de Fabrice et non pas dans son bureau, comme l’a été celui de ce soir. Fabrice a tout de suite parlé du magnétophone.

— Il y a aussi un magnétophone ! vous êtes-vous écrié.

Cecilia vous a regardé d’un air étrange tandis que Fabrice feignait de s’intéresser à la découpe d’un morceau de viande dont Malcolm venait de dire, pour qu’on le comprît sereinement, qu’il était écoeurant de fibres et de sang. Cette viande vous a pourtant mis en appétit, d’où l’entrain qui vous caractérise quand vous ajoutez le miroir secret au magnétophone à quoi Fabrice prétendait limiter la conversation. Cette ouverture, imprécise mais inacceptable de votre part, vous met soudain mal à l’aise. Vous vous lancez dans un inventaire d’objets dont la présence vous paraît probable compte tenu de la nature de Rock Drill, inventaire auquel il manque le miroir en question, ce qui vous rassure, et qui se termine assez naturellement par l’objet magnétophone dont vous précisez que vous ne l’aviez jamais vu mais que l’existence vous paraît nécessaire. Malcolm s’esclaffe.

— John apprécie particulièrement les moyens mécaniques de la copie conforme. Il a écrit un livre sur le clonage, le savais-tu, Cecilia ?

— Je ne sais à peu près rien sur John.

— Il faut que vous lisiez La Connexion, dit Carabin.

— Une autobiographie ? J’adore cette écriture. Je la jalouse. Elle me rend folle chaque fois que j’y pense. Vous avez de la chance, c’est tout.

— Mais c’est qu’il ne s’agit pas d’une autobiographie.

— Vous ne précisez pas qui vient de parler.

— En tout cas vous parlez trop fort pour que je puisse entendre un traître mot de ce que Monsieur de Vermort est en train de lire, dit Sweeney.

— Je ne me souviens plus de qui est la réplique. De vous-même ?

— Cela n’aurait aucun sens. Pourquoi aurais-je éprouvé le besoin de justifier le sens de mon écriture ? D’autant que La Connexion n’est pas une autobiographie. C’est un conte. Une fiction.

— Je ne pense pas que Malcolm ait pu être l’auteur de cette réplique. À ce moment-là, il répugne de parler d’un ouvrage qu’il considère être le sien, et non pas le vôtre comme l’affirme Carabin deux répliques plus haut. Il faut que vous lisiez La Connexion.

— La Connexion ? demande plutôt Cecilia sans y penser.

— Il y a de meilleurs endroits à fréquenter, vous empressez-vous de révéler à Cecilia qui fait mine de ne pas comprendre votre saute d’humeur qui vient de se manifester pour lui proposer un choix.

— Que puis-je lire de vous pour vous découvrir ? fait Cecilia toujours sur le même mode, légère et intranquille, s’éloignant.

— La première tranche pour le blessé de guerre ! s’exclame soudain Carabin qui soulève cette tranche entre la fourchette et le couteau.

— ¡Madre mía ! fait Cecilia, c’est à peine cuit !

— Une critique injustifiée, dit Sweeney qui émerge de ses coussins poussiéreux traversés de ressorts.

— Je vous en prie, Sweeney, ne m’interrompez pas. J’ai eu un mal fou à me concentrer sur ce premier repas, hier, à une heure de l’après-midi. À cette heure-là, John n’a entendu qu’une version du miroir, celle de Cecilia qui l’a convaincu. Il se moque de cette profondeur qu’elle lui décrit avec les mots de Carabin mais John est persuadé qu’elle a le don de ces mots qui lui paraissent les plus exacts possible.

— Pourquoi vous adresser à moi pour en parler, dit Sweeney. Adressez-vous à John. Moi je veux tout savoir de cette Connexion dont vous n’avez peut-être pas idée. Carabin ne sait pas lire comme les comédiens. Je ne veux pas dire qu’il récite une leçon bien apprise. Son attention est partagée entre la lecture du texte et l’observation de ses auditeurs dont l’un connaît d’ailleurs peut-être ce texte par coeur, tandis que l’autre, moins crédule, est tout simplement en train de me reprocher mon incompétence quant à l’affaire qui nous a occupés toute la sainte journée, pendant que Carabin en quelque sorte nous tournait le dos pour faire face au récit de Carabas. Regardez-la ! Elle n’écoute rien de cette Connexion. Demain, elle sera incapable d’en parler. À côté d’elle, John tente de mesurer les effets de sa littérature sur l’esprit de sa compagne de sofa. Il est sur le point de l’abandonner à sa légèreté à cause de ce qu’il vient de penser d’elle au sujet du rôle qu’elle a voulu qu’il jouât toute la journée pour qu’elle pût comploter à son goût contre l’idée que Monsieur de Vermort se fait de son pouvoir de châtelain. Je pense. Il ne veut pas s’avouer sa défaite. Il n’aime pas cette idée d’avoir été vaincu par une femme-objet du désir. Elle s’est servie de lui. Il ne sait pas pourquoi. Que cherchait Cecilia dans l’accumulation poussiéreuse de ces vieux documents de papier ? Je pouvais répondre à cette question.

— Pourquoi ne pas le faire, Sweeney ? Avez-vous juré de vous taire ?)

— Ainsi se termine la première partie de La Connexion, intitulée le plus simplement du monde : Passé. C’est bien du passé qu’il s’agit. Qu’en pensez-vous, Cecilia ? John est impatient de se soumettre à votre critique. Ce serait celle d’une lectrice.

— Mais je n’ai rien lu, dit Cecilia sottement.

(John revient alors à ce sentiment d’avoir été trahi par la femme de ses rêves.

— Je vois. Rappelons-nous un peu des faits. Je ne veux pas dire par là qu’il ne faut rien oublier. Les détails n’ont pas l’importance des point de non-retour. Hier donc, après le repas, John et Cecilia sont allés dans la bibliothèque de Rock Drill. Son usage est interdit aux pensionnaires. Seuls le personnel et les invités peuvent user et abuser de ce service typiquement rockdrillien. À deux heures de l’après-midi, il n’y a personne dans la bibliothèque. C’est une règle. Les fenêtres sont toutes ouvertes parce que c’est l’été. L’air est moite, agréable, propice au sommeil, à la digestion, aux conversations hors sujet. Cecilia ouvre la porte en prenant soin de ne faire aucun bruit. John la suit sans se soucier de cette absence de bruit qui est pourtant un avertissement. Il pense à des livres, à la chair de Cecilia, au miroir, au magnétophone, aux jambes de Cecilia dans l’air du lit, au couloir du premier étage qu’ils viennent de traverser en long, à l’odeur de vieillerie de la bibliothèque dont aucun livre ne paraît neuf, ni même récent, au ventre de Cecilia dont le souvenir s’imprécise en plein centre d’un désir qui est la suite logique du rêve, John pense encore en calant sa cuisse droite sur le rebord d’une fenêtre, les mots ne lui manquent pas pour décrire les mouvements incohérents de l’air qui traverse, qui agite, qui revient, l’air le long des murs, à travers les grilles, dans les feuillages, partout cet air qu’il est venu chercher parce que Cecilia le lui a demandé. C’est du moins toute l’idée qu’il se fait des intentions de cette femme. Elle s’assoit de la même manière, mais sur le bord d’une table, les mains croisées sur un genou, le regardant presque sans cligner des yeux, ce qui le met mal à l’aise. Il change de position et se retrouve le cul sur le rebord de la fenêtre, et du coup son dos s’arrondit, sa poitrine se creuse, son menton décline doucement. Il vient de baisser les yeux. Elle inspire longuement l’air poisseux de la bibliothèque et recommence à parler du miroir et de ce qu’il évoque de trahison. John reçoit ce mot sans lui donner aucun sens précis, relatif, autre que celui qu’il peut comprendre de la part d’une femme qui est sur le point d’observer son homme sans que celui-ci ait donné son accord. Ce mot n’a pas été une flèche. Il a traversé l’esprit de John sans laisser de trace. Maintenant, de l’autre côté du miroir, le mot est devenu la flèche que son coeur n’attendait pas. Cecilia vient d’avouer qu’à aucun moment elle n’a été lectrice de La Connexion, contrairement à ce que vous affirmiez, Sweeney.

— Ai-je dit le contraire ? John, qu’ai-je dit exactement de l’attitude de Cecilia respectivement à La Connexion ?

— Vous avez pensé que Cecilia était un peu sotte de croire qu’elle n’avait pas lu le Passé de La Connexion en même temps que Fabrice et surtout que moi-même qui en fait le relisais pour la nième fois. Je ne crois pas que ni Fabrice ni moi n’ayons relevé cette prétendue sottise pour remettre Cecilia sur le chemin de La Connexion. Elle ne s’attendait pas à l’exigence d’un saut dans le futur dès le moment que le passé avait été consommé par la lecture. Elle était ailleurs. Elle était où je ne savais pas la trouver. Elle avait cherché ce lieu toute la journée, et je n’avais aucune idée de sa description exacte. Je trahissais Fabrice en ne le mettant pas sur la piste du mensonge de Cecilia. Il ne semblait pas s’y trouver malgré moi non plus. Aucun signe de doute sur son visage de fin lecteur. Il chercha mon approbation, disant : Ai-je bien ralenti la cadence dans les dernières pages ?

— C’est ce qu’il vient de vous dire, John ! Et vous répondez, un peu interloqué parce que vous pensiez à toute autre chose.

— Je crois que c’est exactement ce qui manque à ce texte, mon cher Fabrice : ce ralentissement dont j’avoue devant Cecilia que vous êtes l’inventeur. Vous finirez par l’écrire à votre manière, cette Connexion.

— Aux Dieux ne plaise ! Carabas m’écorcherait tout vif. Ne vous a-t-il pas un peu écartelé dans un tribunal, naguère ?

— N’en parlons plus. J’ai eu mon compte.

— Je regrette, fait Cecilia en baissant la tête.

— Elle était sincère.

— Je n’ai jamais mis en doute sa sincérité de femme traquée par le désir de tout recommencer. La mémoire de Malcolm est une tragédie qu’elle joue chaque jour d’un bout à l’autre. Sans parler de Carina qui vole l’amour pour le refaire chaque fois avec un peu plus de fatalité. Elle était sincère, je vous dis. Elle regrettait amèrement ce qui s’était passé entre Malcolm et moi.

— Chut ! fait Sweeney en retournant dans le fauteuil de son choix. La lecture du Futur va commencer. Je ne veux pas rater ça. Remettons à plus tard cette analyse du caractère de Cecilia.

— D’accord avec vous, Sweeney, pourvu que vous ménagiez l’enfer sonore de votre fauteuil. Cela fait un bruit de tous les diables. John ? (l’interprète qui pose cette question et dont nous avons caché jusque-là l’identité et l’apparence, se penche amicalement sur l’épaule de John qui déteste ce genre de familiarité. Il pense : la vieillesse n’est pas la bonne excuse pour séduire la jeunesse. L’interprète secret continue :) Que s’est-il passé hier après-midi dans la bibliothèque ?)

— Quelle étrange question, Fabrice ! dit Cecilia. Je me vois très étonnée de vous entendre parler de cette manière.

— N’exagérons rien, ma chère Cecilia. Si je vous pose cette question, c’est pour vous exprimer à quel point j’ai du mal à supporter vos infidélités.

— Oh ! fait Sweeney de l’autre côté du miroir. Il a encore suspendu la lecture de La Connexion. John, faites quelque chose.

— Que puis-je faire, sinon ne rien dire pour sauver Cecilia des griffes de Fabrice qui promet de se montrer cruel ?

— Il faut mettre fin à ce dialogue, dit Sweeney. Laissez-moi aller déranger leur dispute au beau milieu du commencement d’une explication. Vous verrez. Ils changeront de sujet. Ce sont des bourgeois. Ils s’en tiendront aux apparences. Je prétexterai le besoin irrépressible de leur servir un alcool de leur goût. Ils adoreront ça. Cecilia frémira dans sa robe blanche et bleue. John cessera de rougir. Il allumera une cigarette pour se donner un air de maturité qui pour le moment lui fait cruellement défaut.

— Vous vous trompez. Je ne fume pas.

— Alors c’est elle qui fume. Monsieur de Vermort a ouvert la fenêtre avant qu’elle ne craque l’allumette dont l’embrasement a surpris John dans une attitude de découragement qui en dit long sur ses possibilités de faire face à l’agressivité naturelle de Monsieur de Vermort. Voulez-vous que j’entre à ce moment-là ou préférez-vous attendre un moment plus propice au continu romanesque que votre rêve s’efforce de retrouver, John ? Je pense.

— Mon Dieu, Sweeney ! Entrez et qu’on n’en parle plus.

— Cecilia frémit dans sa robe blanche et bleue. J’ai un amour particulier pour les toilettes de Cecilia. Il y a toujours un bijou inattendu mais inspiré à la confluence des plis. Je pense. Je pense. Il faut que je pense. Je parle à Sweeney comme s’il n’était pas moi. Sweeney pense. Cecilia vient de frémir dans sa robe blanche et bleue. John paraît soulagé par mon arrivée. J’ai coupé la phrase que Monsieur de Vermort distillait pour faire mal au plus profond de l’être, là où se rejoignent d’autres plis qui sont ceux avec quoi le temps converge. Cecilia a allumé une cigarette. La fenêtre est ouverte. En ouvrant la porte, j’ai créé un courant d’air qui éteint la flamme de l’allumette. Quelqu’un dit :

— Sweeney ! Veuillez fermer cette porte.

— J’ai pensé à des boissons exotiques, dis-je pour affrioler.

On me regarde. On s’attend à une description. Je déçois.

— Nous nous servirons nous-mêmes, dit Cecilia qui ne connaît pas les traits de mon caractère et je m’assombris.

— Pas du tout ! intervient Monsieur de Vermort. Sweeney a raison de penser à nous. L’idée d’un verre est une bonne idée.

J’ouvre le bar. Les verres tintent. Je jette un oeil discret dans le miroir. Dire que nous sommes là derrière tous les trois, pensé-je sans y penser, vous, John et moi réunis pour assister à travers le miroir aux effets de mon intrusion dans ce début de dispute. Je souris à Cecilia en arrangeant les verres sur un plateau. Je lui montre l’étiquette d’une bouteille. Elle est d’accord. C’est elle qui choisit. Je remplis les verres. Ma main ne tremble pas.

— Au passage, vous introduisez le goulot dans votre bouche et verticalité d’un coup la bouteille dans l’autre sens. Cela la dégoûte. Elle ne boira pas le contenu de son verre. Elle avait pourtant estimé ce besoin d’alcool. Vous la décevez. Elle vous en veut. Une fois le service accompli, pourquoi ne pas revenir parmi nous ? Poser délicatement la bouteille sur la table de salon, entre les pieds de John et le paquet de cigarettes de Cecilia.

(— Je vous en prie, Fabrice, continuez cette lecture, qu’on en finisse une bonne fois pour toutes.

— Pas avant de savoir ce que vous avez fait dans la bibliothèque hier après-midi. J’ai vu John y entrer, à une heure où personne ne lit, en tout cas pas à Rock Drill. De l’allée du jardin où je me trouvais, j’ai pu vérifier votre présence, Cecilia. Vos jambes croisées m’ont inspiré de l’amertume. Cette chaussure se balançant sur la pointe de votre pied. L’autre chaussure couchée sur le côté à vingt mètres de l’autre pied. Votre regard attentif à ne pas quitter vos mains croisées sur vos genoux. John était en attente. N’est-ce pas, John ?

— Que dois-je répondre ?

— Répondez par une autre question. Posez-lui la question qui vous brûle les lèvres. Elle finira de le détruire.

— Loin de moi l’idée de trahir Cecilia. C’est elle qui doit m’apprendre ce qu’elle a cherché toute la journée. Comment pouvez-vous croire que c’est dans le seul but de nuire à Fabrice ?

— Demandez-le à Sweeney. Il peut vous donner la clé de tout Rock Drill si c’est ce que vous demandez.

— À quel prix ? (Et je répète, plus fort, au risque de supprimer les effets du miroir qui ne tient qu’à ce fil :) À quel prix, Sweeney ?

— Je n’ai jamais cherché la confrontation avec vous, Monsieur Vicarenix. Dieu m’est témoin que je n’ai jamais cherché à vous battre sur votre propre terrain. Pas si fou, Monsieur Vicarenix.

— Mon propre terrain ? fais-je un peu tristement.

Sweeney est si vieux, pensé-je. Il me regarde avec cet air de défi qui ne lui ressemble pas. Je connais ses préférences. Je n’ai jamais été un bon compagnon pour lui. Il est tellement l’ami de Malcolm. Évidemment, je pourrais négocier cette autre amitié dont il ne veut pas, mais je connais trop le prix des exigences de Sweeney. De l’autre côté du miroir (à ce moment-là, l’absurdité de ma situation commence à m’apparaître et je lutte contre un vertige) je n’ai pas posé la question à Cecilia et de ce côté du miroir, Sweeney m’en félicite : Regardez comme Fabrice est en train de l’asticoter parce qu’il veut savoir ce qu’elle vous a donné d’elle-même hier après-midi dans la bibliothèque. Rendez-vous compte de ce que vous provoqueriez si vous révéliez les calculs de Cecilia tout au long de cette journée. Lui parleriez-vous aussi de ma complicité ? Je l’ai offerte à Cecilia pour qu’elle en fasse ce qu’elle voudra. Croyez-vous qu’elle est en train d’en faire quelque chose ? Elle ne regarde même plus Fabrice. Je me dis qu’elle l’a aimé plus d’une fois. Cette idée me chagrine. Toutes les idées me font cet effet si le vent de la trahison souffle sans vergogne sur ce que j’ai construit. Ils sont là tous les deux pour régler son compte à l’amour clandestin, elle, menteuse et prête peut-être à m’accuser, ce que j’accepterai de toute façon si c’est ce qu’elle veut de moi, et lui, sûr d’avoir raison sur tous les points d’une trahison qui n’est pourtant que le fait de son imagination. Hier après-midi, vous n’avez pas touché ce corps, vous n’en avez même pas eu l’idée, rien ne vous a inspiré cet amour qu’elle était venue chercher pour s’assurer de votre courage. Elle n’a pas tiré le rideau dans le but d’occulter la scène d’amour que Fabrice redoutait, parce qu’il en attendait l’évènement, caché dans l’ombre d’un tilleul dont les arômes vous arrivaient à travers les fibres du rideau légèrement tremblant. Au lieu de l’amour, à la place de la physique de cet amour donné par Cecilia et repris par Fabrice, vous avez interposé vos questions relatives au miroir dont vous avez déclaré l’onirisme désenchantant. Cecilia ne comprit pas l’expression. Elle ne chercha pas à en retrouver le sens par une autre question qui vous eût mis mal à l’aise. Elle connaît vos fragilités pour en avoir éprouvé les conséquences une nuit à Huang. Vous étiez à Huang cette nuit-là, ne le niez pas. Votre vie est devenue un mensonge à partir de l’aube qui a suivi et que vous avez baptisée du beau nom tragique de : Alba Serena. Ne vous mettez pas à pleurer, surtout pas de ce côté du miroir. Que gagnerez-vous à trahir notre présence dans la position du voyeur couché ? Fabrice entrera dans une de ces colères qui pèse toujours plus d’une semaine sur le fonctionnement de Rock Drill. Vous avez déjà vécu une de ces colères le jour où Gisèle n’a plus caché l’amour qu’elle éprouvait pour vous, malgré elle, avait-elle déclaré pour augmenter la valeur du défi. Certains ont témoigné en sa faveur parce que vous aviez fui avant la fin de la nuit. Je n’ai pas mangé pendant une semaine. Gisèle pleurait à cause des coups qu’elle recevait. Elle n’acceptait pas cette infériorité. Sa rage, elle en a crayonné la transparence sur mon corps dénudé pour la circonstance, mais vous n’étiez plus là pour vous en convaincre. Maintenant c’est Cecilia qui va être battue jusqu’au sang. Elle ne le sait pas vraiment. Et vous ne pouvez rien pour elle. D’ailleurs, vous n’êtes plus de ce côté du miroir. Votre reflet ne s’impose plus. Ils sont seuls maintenant avec leur compte à régler. Les mots ne suffiront pas. Les coups non plus. Ni l’abandon, ni la révolte, ni la gêne, rien ne s’arrangera. Vous regardez la scène à travers le miroir sans tain et vous n’en croyez pas vos yeux. Mais comment pouviez-vous espérer vous trouver des deux côtés du miroir à la fois ? Et dans quel but ? Non, vous êtes bien à mes côtés, tournant le dos à l’interprète secret qui ne dit rien, qui attend les premières violences dans l’espoir qu’elles marqueront la fin de la nuit, ne sachant rien du jour suivant, n’ayant aucun projet précis à y développer dans l’optique du roman. Mais enfin, John (me permettez-vous de vous appeler par votre petit nom ?) John, réfléchissons un peu. Le miroir est possible, je vous l’accorde. Je vous accorde encore que la présence de Cecilia derrière ce miroir, en complicité avec vous, avec l’accord de Fabrice, et plus proche de moi encore, dans le dos de Fabrice cette fois, je vous accorde que cette présence est une nécessité du récit, autant que le sommeil artificiel de Malcolm qu’on ne réveillera pas pour le mettre au courant. Mais voilà, John, vous vous êtes mis à rêver et en rêvant, vous vous êtes absurdement situé des deux côtés du miroir, ce qui, je vous l’accorde encore et encore, vous a permis des économies non négligeables du point de vue de la littérature, qui est celui qui nous occupe ici. Croyez-vous que vous avez choisi là le meilleur moyen de répondre aux deux questions qui vous approchent du suicide ? Je veux parler de ce que vous ne savez pas de Cecilia dans son rapport amoureux avec Fabrice, premièrement ; et deuxièmement, de ce que vous ne savez pas plus de Fabrice dans sa connaissance des rapports amoureux qui vous lient à Cecilia depuis de si longues années. John ! vous n’avez pas fait le tour du problème de cette manière. Vous avez inventé un conte labyrinthique et cohérent, presque réel, mais si peu crédible à cause d’une erreur d’interprétation, John : ce dédoublement n’est qu’un jeu, facile à mon avis, malgré votre habileté à le ficeler d’un bout à l’autre pour que ça ait l’air au moins allégorique. Réveillez-vous, John ! Vous dormez au moins depuis douze heures que dure la lecture de cet essai de ne pas dormir. Ah ! au fait, John, en vous réveillant, ne cherchez pas à justifier ce qui s’est passé dans votre tête. Ne lui cherchez pas non plus l’excuse de cet endormissement dont vous n’êtes pas l’auteur. Un conseil, détournez le regard de ce derrière de miroir où se déroule la dernière scène du rêve :

— Je vous en prie, Fabrice, ne profitez pas de l’absence de John pour me faire mal à cause d’une minute d’extase.

— Ce lâche n’a pas résisté à ce besoin de fuite qui le sauve chaque fois qu’une femme a besoin de lui pour la défendre. Il a encore profité d’une porte ouverte. Tenez, qu’est-ce que je vous disais ? Il n’a même pas trouvé le courage de la fermer. Cet oiseau s’est envolé aussi facilement qu’un oiseau. Comment avez-vous pu lui donner ce que vous appelez une minute et qui dure des heures parce que c’est un lâche ?

— Vous allez réveiller ce pauvre Malcolm. Ce n’est pas le moment de parler ni de John ni de ce qu’il m’a demandé pour me plaire.

— Il avait aussi l’intention de vous plaire ? Vous me décevez, Cecilia. Une demande n’est jamais qu’une question à laquelle il ne vous était pas difficile de répondre non. Non. Ce n’est pas si difficile quand on est une femme. Il vous écrit des lettres ?

— Tous les hommes que je connais m’écrivent des lettres, mon cher Fabrice. Je n’ai pas cédé qu’à leur charme.

— Vous vous moquez de ma patience.

— Imaginez que ce miroir soit sans tain.

— Une bonne idée ! J’installerais un dispositif de prise de vue de l’autre côté. Savez-vous ce qui se cache de l’autre côté de ce miroir ? Un regard, celui que je n’ose jamais jeter au fond des yeux de mes patients. Mais je n’oserais pas leur jouer ce tour de votre sac à malices, Cecilia. Alors, oui, j’imagine qu’il y a quelqu’un derrière ce miroir. Et après ?

— Vous n’imaginez pas avec toute la conviction qu’il faut pour donner un nom à ce regard.

— Vous m’intriguez. Puis-je m’asseoir ? J’aime vous savoir un peu plus près de moi quand vous vous livrez au jeu des devinettes. C’est dans ces moments dramatiques que j’ai le plus peur de vous perdre.

— Ne vous faites pas d’illusion sur ce point là.

— Est-ce un regard connu ? Je veux dire : de vous et de moi ?

— C’est un regard qui vaut bien mieux que tous vos enregistrements. Je constate d’ailleurs que le magnétophone tourne toujours.

— C’est qu’il existe bel et bien, lui.

— Le miroir devrait pouvoir exister dans votre imagination avec la même facilité. Laissez-vous faire, Fabrice.

— Dois-je fermer les yeux ?

— Si cela peut vous aider. Vous y êtes ?

— Cela dépend de vous. J’imagine.

— Vous êtes en train de penser à autre chose, je le devine.

— Vous lisez à travers mes paupières ? J’aime cette chaleur.

— Ce voyeur n’a pas de nom.

— Vous venez de dire le contraire !

— Il s’imagine que nous allons faire l’amour.

— Est-ce que le miroir ne diminue pas un peu la luminosité des choses et des êtres ? Vous devriez tout savoir de ce genre de pouvoir, Cecilia, vous qui fréquentez des magiciens en dehors des heures conjugales. Et puis je déteste l’idée de cette exhibition.

— C’est un regard imaginaire.

— Oui, mais il traverse le miroir tandis que nous, ma chère, nous sommes réduits à l’état de réflexion.

— Malcolm dort comme un enfant.

— Il faut bien que quelqu’un dorme. Ce sommeil est nécessaire, veux-je dire, à cause du miroir. Sans ce sommeil, pas de miroir. Vous ne comprenez pas, bien sûr. Je vous fais peur.

— Rien ne m’empêche d’imaginer ce miroir, je vous assure. Il a très bien pu exister pendant votre conversation avec Malcolm, qui a duré du matin jusqu’à la tombée de la nuit.

— Je vous imagine derrière ce miroir, témoin de toute l’aventure. Je vous réduirais au silence si c’était le cas. L’idée de ces images virtuelles, là, dans votre cerveau, me répugne.

— Mais je n’étais pas derrière le miroir. John non plus n’y était pas. Savez-vous pourquoi, Fabrice ?

— Parce que ce miroir ne se traverse pas, même dans le sens que vous vous plaisez à imaginer pour me faire rêver. Que vient faire John derrière ce miroir ? Expliquez-vous, Cecilia !

— Il faut bien lui trouver un endroit où exister. L’envers du miroir est la première idée qui vient quand on y songe un peu. Où en êtes-vous de votre sommeil briseur de miroirs ?

— Je n’ai pas dit que c’est de cette façon qu’on le brise, le miroir. On le brise à la fin de la nuit parce que c’est une bonne idée, comme une coupe qu’on vient de vider pour se souhaiter le bonheur. Je vous fais peur ?

— Quelle idée, cette idée de peur que vous ne m’inspirez pas parce que je vous aime trop ! John a eu une bonne idée de s’en aller, ne trouvez-vous pas ?

— Il n’a pas eu une bonne idée de vous rejoindre dans la bibliothèque hier dans cette après-midi que je n’ai pas supportée.

— Vous m’aviez promis de ne plus en parler.

— Je ne tiens jamais mes promesses. Vous le saviez en entrant ici.

— Je ne dis pas le contraire. Mais n’allez pas vous imaginer...

— Ah ? Il n’est donc plus question d’imaginer.

— Revenez donc plutôt de ce côté du miroir.

— Hier après-midi, vous avez tiré le rideau, intentionnellement, cela va de soi.

— Qu’auriez-vous vu sinon ?

— Ce que je peux m’imaginer.

— Ne recommencez pas. On va s’y perdre.

— Se perdre dans cette binarité enfantine ! Je ne crois pas, non. Ce rideau tiré m’a désespéré. Vous étiez pieds nus. Je l’ai noté au moment où vous arriviez sur la fenêtre pour tirer ce malheureux rideau.

— Vous ne lui en voulez pas. J’aime ce malheur.

— Vous parlez de mon coeur, Cecilia. Vous savez que je peux trouver la force de vous y emprisonner. J’aime assez l’idée d’une prison où vous conserver le temps de me lasser de vos jeux. Cela finit toujours par arriver, vous le savez ?

— Je suis savante avec cette patience qui vous a séduit une bonne fois pour toutes. Vous ne parlez plus de Gisèle.

— Vous l’avez dit : Malcolm dort comme un enfant. Et John s’en est allé au diable pour vous abandonner. Même le voyeur du miroir n’existe plus. Qu’attendons-nous pour revivre ensemble ?

— Mais rien, Fabrice. Nous n’attendons pas.)

Cette remarque semble désappointer Fabrice. Il tenait la main de Cecilia dans la sienne. Il s’en sépare maintenant et se lève pour aller observer durant une minute le sommeil de Malcolm.

(— Vous me sidérez un peu, Cecilia, finit-il par dire.)

Elle ne dit rien. Elle a failli répondre à cette tentative d’éloignement de Fabrice qui se regarde maintenant dans le miroir. Il la regarde aussi peut-être. Elle ravale les mots : s’il fallait attendre, si c’était la condition du plaisir avec vous, je déserterais Rock Drill avec la ferme intention de ne plus y remettre les pieds. Fort heureusement, je ne crois pas à cette attente. Vous vivez trop du temps qui passe. Voilà comment vous faussez votre jugement. Cette impatience vous coûtera le plaisir. Cette fois, c’est vous qui me demanderez de partir.

(— Vous voilà plus pensive qu’à l’ordinaire, Cecilia.)

Elle sursaute.

(— Je n’y pensais pas , dit-elle curieusement.

— Vous voulez dire que je vous surprends en pleins calculs ?

— Des calculs ? En ce moment ? À quoi pensez-vous ?)

Il ne répond pas. Il scrute la profondeur du miroir, songeant sans doute à sa réversibilité. C’est une idée de Cecilia. Il n’y avait jamais pensé lui-même. C’est ce qui arrivait quelquefois : elle se mettait à penser pour lui. Mais c’était une idée cruelle : il ne cachait pas le magnétophone. Il se servait même de cette circularité en mouvement. Les voyants aussi avaient leur utilité. Visible, une caméra ajouterait son regard à l’ombre de ces sonorités. L’idée d’une caméra était une idée inquiétante. La voix est acceptable dans l’ombre. Elle la traverse pour redire la même chose, même si le temps en éclaire les difficultés. Un regard est une trahison. Si encore il théâtralisait ce que la voix énonce. Mais non, il filme, outrageusement, et provoque l’apparition des masques avec lesquels commence le jeu maudit de la littérature, bonne ou mauvaise. Cecilia a raison. Il faut cacher ce regard. L’idée du miroir est presque un rêve, un calcul incontrôlable, une démonstration de force. Il sourit à cette pensée :

(— Vous me voyez ? demande Cecilia.

— En partie seulement.

— Et si j’enlève les coussins ?

— C’est mieux.

— Comment me trouvez-vous ?

— Délicate. Et précieuse. Inventive aussi.

— Pas si vite, Fabrice ! Laissez-moi le temps de tout noter.

— C’est enregistré de toute façon.

— Je ne crois pas que je perdrai du temps à écouter cette bande interminable. Me permettez-vous de fumer ?)

Il ne répond pas. Il se dit : Elle ne saura pas à quoi je pense. Elle ne saura pas non plus si je l’autorise à fumer. Mais ce n’étaient pas vraiment des questions de sa part. Une manière de ponctuer la conversation, tout au plus. Je souhaite qu’elle s’en aille maintenant.

(— Qu’avez-vous donc murmuré, Fabrice ? Quelque chose que je ne dois pas entendre ? Vous parlez à votre reflet. Il parle en même temps que vous.)

Elle rit. Il revient s’asseoir près d’elle. Elle le soupçonne de vouloir terminer cette longue journée avec tristesse et mélancolie. Comment le lui reprocher ? Elle attend qu’il lui prenne la main pour tenter de la congédier avec des mots inoubliables.

(— Malcolm a si peu parlé de vous, dit-il.

— Il a tellement parlé de lui ! dit Cecilia sans attendre le commentaire de Fabrice sur ce silence voulu.

— Malcolm a aimé beaucoup de femmes.

— Il les a toutes aimées. Voulez-vous que je le dise : il les aime encore.

— Il ne vous aime pas comme je vous aime.

— C’est quand même de l’amour, que cela vous fasse plaisir ou non.

— Plaisir ? Attente ? Invention ? Que de questions, si l’on songe au peu de place que vous occupez dans le monde.)

Elle ne comprend pas cette évidence du rêve, se dit Fabrice qui se met une minute à la place de Malcolm pour donner un nom au désir.

(— Vous allez me parler de John, dit-elle soudain.)

Sans le vouloir, il regarde le miroir. Il pense : c’est John qui lui a inspiré ce mythe du miroir. Elle n’est pas inventive comme je la rêve. Mais à la place de qui suis-je en train de rêver la construction de cette femme que je peux toucher avec sa permission ? Elle attend une réponse. Elle sourit sans donner de l’importance à ce charme naturel. Elle prétend simplement s’approcher de mon coeur. Elle a besoin de cette existence mentale. Elle est le corps du récit.

(— Je vous parie qu’il ne dort pas en ce moment, dit-il en parlant de John qu’il imagine faisant les cent pas dans sa chambre d’invité, un verre à la main, à l’écoute des bruits de couloir qui l’inquiètent plutôt chaque fois qu’ils arrivent.

— Il m’attend, dit Cecilia.)

Telle est l’attente, se dit Fabrice sans vraiment se surprendre à lui donner enfin un sens. Et qu’avez-vous inventé pour lui plaire ? ne demande-t-il pas. Dois-je dire plutôt :

(— S’agira-t-il de traverser le miroir au moment de la recherche du plaisir ? Vous m’abandonnez à cette idée cruelle ?

— Je ne vous abandonne pas, Fabrice. Je prends mes distances. Comprenez-vous que je ne veux pas blesser Gisèle ?

— Vous ne reviendrez pas si je ne me mets pas à pleurer, je vous connais.

— Oh ! Ce n’est pas une question d’amour !)

Elle s’en va sans ma permission, pense Fabrice. Elles s’en vont toutes de cette manière. Leur légèreté me détruit. Elle change le sujet de la conversation, cinq minutes avant de partir :

(— Vous retournez à Bélissens à la fin de l’été ? Gisèle me retrouvera à Polopos. Vous savez comme j’aime ces retrouvailles. Elle a toujours tellement de choses à me raconter. Ce Lorenzo n’en fera jamais d’autres. Mais j’aime tellement sa beauté de statue ! C’est un rêve, compte tenu de la fidélité de ma fille. Carina n’a pas le sens de l’amour. Elle vous dépossède au lieu de s’ajouter. Je comprends Lorenzo, du moins sur ce sujet précis de l’amour et de la fidélité. Je n’ai pas eu le temps d’aimer ses enfants. Il en parle comme on évoque un passé qui n’a pas laissé de traces. Malcolm est à la recherche de cette mémoire. Comme je le plains ! Comme nous le plaignons tous au fond ! Mais où nous mènent ces lamentations bien compréhensibles ? C’est un chagrin qui n’a pas trouvé son utilité. Comment oublier qu’on le partage avec sincérité ? Vous me soupçonnez de légèreté chaque fois que je reviens à l’amour pour lui demander de m’inventer une nouvelle raison de vivre. Je m’épuise, mon Fabrice, et en cela je ne suis pas tellement différente de vous. Je vous connais à travers le mythe de l’amour. Ma connaissance traverse toujours cet envers de miroir. C’est facile. C’est possible. Et le temps passe parce que vous le faites passer, facilement, raisonnablement, sans que je puisse à aucun moment fermer les yeux pour chercher d’autres complicités. Je vous écris cette lettre au lendemain de notre dernière rencontre. Vous la recevrez avec un peu de retard : je l’avais oubliée dans le fond de mon sac. Vous savez que je suis oublieuse. Mais je n’oublie pas tout. Au fait, John s’est montré complètement, absolument et éternellement incapable de me démontrer sa théorie du miroir. Vous aviez raison. Je vous reviens toujours. Mais cette fois, je n’ai plus le désir de vous rencontrer. Il y aura des croisements, d’autres filatures, je vous connais. Gisèle ne croit pas un mot de notre aventure, du moins telle que je la lui ai racontée. Elle m’a ri au nez lorsque j’ai évoqué vos cris de plaisir. Vous devriez retourner dans son lit. Je crois l’avoir intriguée, tout de même.

21 juillet — 15 septembre. Rock Drill — Polopos.

Votre : Cecilia.

Cette lettre, il la recevra début octobre. Elle continuera leur conversation avec cette facilité. C’est bon à savoir, non ? Mais pour l’instant (celui qui nous occupe, point par point instant de tous les moments) pour l’instant il la regarde se préparer à s’en aller rejoindre John qui, contrairement à ce qu’elle affirme crânement, ne s’attend pas à recevoir ce qu’il lui a demandé du bout des lèvres au moment où le silence était le plus pur instant de leur rencontre. Elle est entrée dans ce sujet avec cette facilité. Trois minutes ont passé, et il attend encore sans rien dire de ce qui le blesse. Autre instant d’un autre moment moins clair. Puis elle se perd dans la description d’une de ses hantises : l’obscurité qui la sépare de John.

— Vous m’accompagnez ?

— Jusqu’au bout du couloir, pas plus loin.

— J’ai besoin de vous pour ouvrir la grille.

— Dans ce cas, je vais sonner Sweeney.

— Vous l’ouvrirez vous-même. Je vous le demande.

— Sweeney me détestera s’il apprend que j’empiète sur le terrain de sa fonctionnalité rockdrillienne. Vous l’ouvrirez avec moi.

— Une dernière fois ensemble.

Ils sortent. En partant, Fabrice a machinalement fermé la lumière. Il réapparaît pour remettre l’interrupteur dans sa position initiale. Malcolm n’a pas bougé. La porte se referme encore, plus légèrement. On entend leurs chuchotements, la grille heurte le mur avec un bruit de mécanique tinguelienne. Malcolm a l’impression lointaine et douloureuse d’abandonner cette machine au fond du puits d’un rêve. Il a la gorge sèche. La lumière lui arrive directement sur les yeux qu’il n’ouvre pas. Il se contente d’élever son bras valide dans l’air saturé des parfums de Cecilia. Son bras redescend pour protéger son regard de la lumière. Ses paupières sont gonflées à cause du sédatif. Un voile s’est installé devant ses yeux. Il cherche la silhouette de Cecilia et en même temps il entend sa voix dans le couloir où la grille tinguelienne continue de calculer sa décomposition lente, pièce après pièce reconstruite dans l’esprit de Malcolm qui se réveille sans Cecilia. Toute la machine vient de s’écrouler d’un coup au bout du couloir traversé pendant un moment par les cliquetis d’un dernier assemblage en point d’orgue. Puis plus rien. La voix de Cecilia a disparu en même temps que l’arrêt total de l’existence tinguelienne. Rien que le silence. Et cette lumière criarde dans les yeux. Une amertume, la mollesse de sa main, la piqûre et son auréole au creux du bras. Il se souvient d’avoir accepté ce traitement de l’insomnie. Mais à la fenêtre, aucune clarté. Je me réveille trop tôt, pense-t-il. Que va-t-on penser de moi ? Comme il a soif, il tourne les roues jusqu’à atteindre la table de salon où il a remarqué l’existence d’une bouteille à peine bue. Sa main fait le reste. C’est du vin, pense-t-il en même temps. Ces piqûres ont de moins en moins d’effet. Ou bien il n’y a pas de relation claire entre le poids de l’insomnie et la quantité de sédatif. Il pense en terme de calcul à cette relation, imagine une représentation graphique qui amuse ses sens puis revient à la bouteille, voluptueusement. Une cigarette lui ferait du bien, se dit-il en décrivant dans sa tête les mégots qui gisent dans les cendriers, froids et conformes. Sur le bureau, le Revox tourne encore. Cette activité solitaire l’arrête au bord d’une pensée. Fabrice enregistre aussi son sommeil. Il enregistre le vin, les mégots recomposés. Il ne se demande même pas où est Fabrice. Le sommeil ne reviendra plus visiter ces visions. C’est un réveil parfait, donné pour réel, durable jusqu’au déclin de la volonté de lutter contre le besoin de drogue que Carabin ne refuse jamais. Pourquoi cette acceptation renouvelée sans condition ? C’est le secret de Carabin. Il a envie de le dire tout haut pour que l’enregistrement soit complet. Il ne se souvient même plus de quoi il a rêvé. De quoi parlera-t-il si la question lui est posée de mettre à nu l’existence probable de ces rêves. Carabin s’en prendra à cette paresse qui est un trait de son caractère. Il avait bien précisé l’utilité de ces rêves, mais aucun n’existait vraiment. Il les avait tous inventés pour plaire à Carabin. Ces tentatives de séduction étaient une honte. Carabin les mettrait à jour le moment venu. Il fallait compter sur l’existence future de ce moment de rêve. La honte s’arracherait à l’amalgame de ses sentiments pour les éclairer d’un feu nouveau. En tout cas, le vin descendait dans son corps et il sentait son effet sur son coeur qui battait plus vite, plus fort, à la mesure de l’angoisse qui palpitait secrètement dans ses dents. Sa respiration suivait le même rythme. Ce réveil avait quelque chose d’anormal. Il perdait l’habitude de se réveiller dans de bonnes conditions. Au fur et à mesure qu’il se rapprochait de sa destruction complète, il lui semblait que les réveils pouvaient se passer de la lumière du jour, que le sommeil recherchait précisément cette distance dans la nuit noire. La solitude n’était qu’un effet secondaire. Il n’y avait rien à redouter de la solitude. Rien dans sa tête ne l’éloignait de cette idée. Le problème, c’était de donner le spectacle de ce tremblement grotesque qui gagnait peu à peu même les régions inertes de son corps, par contact avec le noeud de la transe dont la place semblait se réduire un peu plus chaque jour pour donner de l’importance à l’immobilité acquise à force de témoignages d’immobilité et de preuves d’amour. La crise de nerfs gagnait maintenant les profondeurs inavouables de son visage. Il grimaça contre cette chaleur, sachant qu’elle lui imposerait à la fin son masque et les significations invraisemblables de ce masque à dormir debout. Il résistait bien, Carabas. Contraint à fermer les yeux, il n’était plus le témoin oculaire de cette vibration. L’hallucination explorait maintenant les profondeurs du mal, à la naissance même du cri. Il ouvrit les yeux dans un éclair de lucidité, se sentit même capable de résister à cette violence intérieure. Mais les mots n’arrivaient pas au bout de cette plainte. Il n’y avait encore aucun sens à donner à cet évènement de la vie quotidienne. Il n’y aurait peut-être même personne pour entendre son cri, si c’était bien un cri, ce sable d’eau qui suivait l’oblique de la peur inexplicable.

— Malcolm !

— Qui parle ?

— Je pensais simplement vous poser une question.

— Quelle question ? Je sors d’un sommeil... comment dirais-je ?

— Épuisant ?

— Épuisant à cause de quoi ? Je ne me souviens plus. Vraiment, je n’ai pas la moindre idée de ce qui a causé ce réveil importun...

— Importun ? Comme vous y allez !

— Je parle avec moi-même. J’ai l’habitude.

— L’habitude d’être seul pour parler de ce qui est important ?

— J’ai eu une rude journée. Carabin ne m’a laissé aucun repos. Je me réveille et je vous hais. Il doit y avoir une raison à cela.

— Si au moins vous saviez avec qui vous parlez, mais ce n’est pas le cas.

— J’ai enjambé un rêve pour que ça arrive. Cela m’arrive chaque fois que je m’épuise à comprendre...

— Continuez ! Comprendre quoi ?

— Ce n’est pas la question.

— Comprendre qui ?

— J’évite toujours d’y penser. Mais il est vrai que je m’en approche souvent. Je ferme les yeux et elle s’en va.

— Il s’agit donc d’une femme.

— Il ne s’agit de rien si je n’y pense plus. Je suis seul(e). Carabin a dîné avec des amis. J’imagine lesquels.

— Voyons.

— J’imagine John.

— Vous imaginez bien. Continuez.

— Dans l’ombre de John, Cecilia.

— C’est en effet sa manière à lui de l’éclairer. Vous n’y voyez toujours que du feu. Ne dites pas le contraire.

— Pourquoi l’écrire ?

— Je vous le demande.

— C’était un rêve stupide et je n’ai aucune envie de le raconter.

— Encore un peu de vin vous remettra d’aplomb. Carabin ne va pas tarder à revenir sur ses pas. C’est toujours ce qu’il fait. Ce retour est une manie qui a porté ses fruits. Je m’en souviens.

— Vous vous souvenez ? Comme je vous envie ! Savez-vous qu’une douleur me menace chaque fois que je tente de me souvenir ?

— À quel endroit de votre connaissance s’applique cette douleur ? Je suis curieux de le savoir ?

— Curieux ? Je vous imaginais en femme.

— Dans ce cas, c’est curieuse que j’aurais dû dire. Voulez-vous qu’on en reste à cette correction de pure forme ?

— Nous parlions de Cecilia.

— Vous ne m’en disiez pas que du bien.

— Je n’ai aucun souvenir du mal dont vous parlez.

— Je l’évoquais seulement. À dessein...

— Cette solitude me tue.

— Ce n’est pas la solitude qui vous tue, vous le savez bien.

— C’est le désir, je sais. Il n’empêche que cette solitude...

— À y regarder de plus près, elle sert votre attente.

— Mon attente ? Vous voulez dire : mon anéantissement probable.

— Je voulais le dire tel quel, et je l’ai dit par le biais de la métaphore. C’est un tort si je considère que nous conversons. Soyons plus discrets. Continuons d’approfondir ces platitudes de l’esprit dont nous nourrissons vous et moi notre temporaire apparence. Nous changeons plus vite que ces parallélismes qui sont le signe de notre croissance. J’en arrive à votre présence inévitable à Rock Drill. Par quelle rencontre inespérée se justifie-t-elle ? Avez-vous pensé à ce rituel du retour. Nous en parlions à propos de Carabas. J’en viens à vous. Vous vous égarez, c’est tout.

— Je ne connais pas d’écrivains qui ont perdu la mémoire.

— Vous en connaissez qui souffrent de ne l’avoir pas perdue.

— John est tout ce qui me reste de ma mémoire.

— C’est un plagiaire ! Un immonde copiste ! Un esclave de la dette !

— Vous exagérez. Il n’existerait pas sans moi, c’est tout.

— Il serait plus juste de dire qu’il n’existerait pas sans le malheur qui vous est arrivé par sa faute !

— Vous exagérez encore. Je n’existerais pas en dessous de cette version des faits qui est une approximation de l’idée que j’ai de moi-même.

— J’ai cru entendre le pas de Carabin dans le couloir. Je ferais mieux de m’éclipser si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

— J’essaie simplement de remettre en place ce rêve brisé. Ce sont en effet les pas de Carabin. Il ne se presse pas pour revenir. À mon avis, il ralentit au passage des fenêtres. Il regarde dehors. Il regarde la nuit. Il pense à la nuit. Il a beaucoup travaillé aujourd’hui. Il a l’habitude de cet épuisement. Il vient de quitter une femme. Encore une femme dans sa vie. Cette nudité l’exaspère. Il ne la comprend pas. Il l’examine trop. Il en connaît tous les détails, mais l’assemblage de ces détails ne ressemble plus à cette nudité. Il s’enferme dans ce cercle vicieux. Il n’en sort que pour saluer des passants sans influence sur sa vie quotidienne. Il les salue avec un excès de politesse qui ne trompe personne. C’est un homme poli, dit-on, mais c’est tout ce qu’on dit, parce qu’il n’inspire rien que ce désir de politesse. À l’intérieur du cercle, c’est autre chose. Il recommence par manque d’imagination. La femme, la nuit, le château, sa femme, le passage éclair de l’amitié, le centre, le diamètre comme le fil du rasoir, le rayon labyrinthique par définition, les secteurs, la porte de sortie, ouverte, fermée, et la rue aux passants d’horloge et de soleil. J’essaie de tirer avantage de ces brisures. Les pas de Carabin ralentissent cette durée, par la force d’un couloir traversé de temps historique et de temps voyageur et aussi de temps provisoire. Carabin commence à exister dans cette attente que je commence une fraction de seconde avant que l’idée ne lui vienne d’en faire autant. Le ralentissement semble l’éterniser dans une fenêtre. La nuit est chaude, presque trompeuse. L’air n’y circule que par le miracle de l’attente. Je m’écoute parler. J’ai dialogué ce renoncement au silence. Des brisures de rêves m’ont ramené(e) à la réalité. Cet étirement n’est pas naturel. Les fers qui me soutiennent sous les bras pointent comme des seins sous ma chemise. Ma main valide veut caresser le sein de cette femme, mais mon coeur est fatigué de ce genre de passe-temps. Imiter le sommeil pour tromper la vigilance de Carabin qui va ouvrir la porte. Je ferme les yeux. Je calcule ma respiration. J’agis mentalement sur le rythme des battements de mon coeur. J’essaie de capter des idées au passage de cette confusion qui précède l’attente. Un mot de Carabin me réveillera, comme un claquement de doigts. Carabin tique toujours au passage de cet abandon. J’ai remarqué cette gêne. Elle est imperceptible. C’est un pont que j’emprunte chaque fois qu’il existe pour moi.

— Malcolm !

— Comment répondre à cette intrusion ? Mon coeur bat la chamade. Je ne contrôle plus cet éparpillement de mon rythme intérieur. Mes paupières sont agitées par le spasme. Malcolm ! dit-il encore en s’approchant. Je ne l’ai même pas entendu entrer ! La porte s’est refermée sans ce bruit que je lui connais depuis si longtemps. Le ralentissement arrive à sa fin.

— Malcolm ! Si vous ne dormez pas, pourquoi faire semblant ?

— Je me réveille. Laissez-moi le temps de retrouver le chemin. C’est qu’il ne fait pas jour. La nuit m’a toujours désorienté(e).

— En tout cas elle ne vous empêche pas de parler.

— Ne vous moquez pas de mes mauvaises dispositions.

— Pas si mauvaises que ça ! Je vous ai entendu parler. J’ai attendu que ça vous passe. Je m’en serais voulu de vous interrompre.

— Vous n’auriez interrompu que ma sinistre façon de tromper le temps.

— Une bien mauvaise habitude, Carabas. Vous feriez bien de contrôler ces débordements. Ils vont finir par envahir votre quotidienneté.

— Je tentais de reconstituer la fin d’un rêve.

— La fin seulement ? Mon Dieu, pourquoi la fin ?

— Pour commencer par la chose la plus simple.

— Vous vous occupez, c’est tout. Je ne vous envie pas. Il est tard. Vous feriez bien de regagner votre chambre.

— Il dit cela comme on époussette. C’est peut-être d’ailleurs une question. Veux-je regagner ma chambre pourquoi faire ? C’est bien la réponse que je me pose pour en finir avec ce vertige. Je n’ai plus sommeil. J’ai oublié la moindre brisure. Je n’ai plus rien à recomposer. Il dit :

— Je ne vous mets pas dehors. J’imagine votre fatigue un peu vite, je vous l’accorde. Mais il est vrai que vous avez dormi comme une souche.

— Il attend une réponse. Je ne dis rien.

— J’ai dîné avec John. Vous vous rappelez John ?

— Il a encore dit cela en passant. Il est en train de construire le début d’une autre conversation. Il a éludé mon sommeil, soustrait ma fatigue, introduit la présence de John et préparé l’introduction de Cecilia dans ces termes :

Nous avons peut-être dîné ensemble ce soir, elle et moi.

— Elle est l’ombre de John, ces temps-ci, dis-je, un peu blasé(e).

— Je me souviens d’avoir dîné avec lui, ce soir, mais il s’est montré avare de conversation, comme à son habitude, vous savez : sauf s’il s’agit pour lui de justifier ce qu’il n’a pas encore fini de dire. Vous connaissez l’oiseau.

Ceci n’est pas gravé sur la bande. Carabin est en train de la manipuler pour que l’enregistrement reprenne son cours. J’écris de mémoire. Voyons si j’arriverai au bout de ce voyage.

— Inutile d’aller plus loin, commente Carabin en rangeant la bobine dans une boîte. Il en compose l’étiquette tout en continuant de me parler de John : Il est arrivé comme un cheveu dans la soupe, avant-hier il me semble. Nous étions le (il plie deux doigts) le 19, oui, c’est cela : le 19 et j’essayais de me remémorer les premiers pas d’Armstrong sur la lune. Curieux que ce premier homme se soit appelé Armstrong, vous ne trouvez pas ? C’est le nom d’un joueur de jazz qui lui ne s’ajoute pas à la liste des premiers hommes. C’était un suiveur, mais quel suiveur ! Au lieu que personne n’a plus jamais entendu parler de cet Armstrong qui n’est que le fruit du hasard. Je préfère toujours l’homme ordinaire à ce genre de héros, quoique je mette les artistes et les scientifiques au-dessus de tout le reste de l’humanité. Mais je parlais de John. Je l’ai connu en 69 quelque part dans Broadway. Il avait donné un rôle à une Chinoise. C’est en 69 qu’Armstrong est devenu un premier homme. Qu’est-ce que j’étais moi, à cette époque-là ? Je prétendais devenir suiveur. Cette idée m’enchantait. Je n’avais rien à inventer. Mon imagination pouvait se consacrer à l’acte de parfaire et de restituer pour le meilleur. John revenait de la guerre. Beaucoup d’Américains revenaient de la guerre de cette manière. Il a donné ce rôle à une Chinoise de sa connaissance. Je ne me souviens pas de la Chinoise. Je n’ai vraiment aucun souvenir de son succès. John l’invitait à se saouler avec lui. Je ne me souviens pas si elle n’a jamais accepté. Je crois qu’à ce moment-là, Armstrong était déjà revenu sur terre. J’ai tellement aimé ce retour sur la terre. Et cette quarantaine ? Avez-vous déjà songé au risque microbien ? Il me passionne. En tout cas, la Chinoise était malade à cause d’un microbe bien connu sur terre, je ne me souviens pas lequel. John écrivait une autre pièce. C’était du moins ce qu’on pouvait s’imaginer. On ne pouvait pas savoir qu’il n’était que le copiste de vos oeuvres de jeunesse. Vous étiez encore jeune au moment de perdre la mémoire. Pendant longtemps, j’ai cru à un arrangement entre John et vous.

Pourquoi évoquait-il maintenant ces faits dont nous avions toute la journée évité l’intrusion dans le cours impeccable de notre conversation ? Évidemment, le magnétophone avait continué de tourner pendant mon sommeil. La bande qu’il venait de ranger sur son étagère contenait tout le cours de la conversation qu’il avait entretenue avec Cecilia tout le long du repas. John avait dû beaucoup parler. Carabin disait le contraire et il se mettait soudain à évoquer hors circuit cet arrangement rendu possible par la suite des faits, y compris le présent qui était peut-être gravé pour toujours dans cette bande qui était la dernière de la journée. Carabin n’envisageait pas de monter une autre bande. Depuis qu’il était entré, notre conversation n’était plus enregistrée. Il comptait sur sa mémoire, connaissant la fiabilité de la mienne. Depuis un quart d’heure, je crevais dans l’effet de mémorisation. Il s’en rendait compte.

— Vous n’avez rien mangé ce soir, se contenta-t-il de dire, mais je vois que vous ne vous êtes pas privé de boire mon vin. Vous l’avez bu un peu vite, Carabas. C’est un vin français. Il a de l’éducation. Il ne mérite pas qu’on le liquéfie à ce point. Voulez-vous que je débouchonne une autre bouteille ? Sweeney dort à cette heure. En tout cas, il n’est pas disponible. Vous allez me forcer à descendre à la cave où votre état vous empêche de me suivre.

— J’ai bu sans penser au mérite du vin. Je suis impardonnable.

— Ceci ne répond pas à ma question.

— Je n’y répondrai pas. Faites comme bon vous semble.

— Une expression bien française ! Je descends.

Il est descendu en effet. À la cave. Pour y chercher ce vin sans intérêt. Avec lui, il faut du temps pour boire une bouteille. Il avait l’intention de prendre tout ce temps. Il n’avait pas parlé de remettre en route le magnétophone. J’écris de mémoire. Je me trompe peut-être.

— Quelle importance, cette erreur ?

— Je suis de nouveau seul(e). Il n’a pas fermé la porte. Cette ouverture m’angoisse. Le couloir s’y résume à un rectangle d’obscurité. Je n’ai pas entendu le bruit de ses pas.

— À cause de ma voix, qui est sonore, je m’en excuse.

— Non, vous avez parlé après qu’il ait fermé la grille. J’ai entendu le bruit de la grille. Il l’a refermée pour ne pas inspirer d’autres fugues.

— Voulez-vous que je m’occupe de la porte ?

— Grands Dieux non ! Ne nous séparons pas. Continuons de parler pour peupler ce silence géométrique.

— Géométrique ?

— Il revient. La cave n’est pas si éloignée. Il remonte l’escalier. Derrière la grille, Sweeney prétend avoir perdu la clé.

— Ça ne fait rien, j’ai la mienne.

— Je regrette vraiment de l’avoir perdue. Quelqu’un d’autre l’aura trouvée. Il faut changer la serrure. Il ne faut pas attendre demain.

— Où diable vais-je trouver une serrure à cette heure ? S’il y a une fugue cette nuit, ce sera votre faute.

— J’imagine la tête de Sweeney après cet avertissement. Le pauvre fou va veiller jusqu’à l’arrivée du serrurier.

— Voilà la bouteille, dit Carabin en entrant.

— Je vous en supplie, fermez cette porte !

— À cause du courant d’air, dit Sweeney sans entrer. Cette maison est un labyrinthe de courants d’air. J’ai lu La Connexion, vous savez ?

— Non, il ne le savait pas, dit Carabin brusquement. Sweeney, pour l’amour de Dieu, entrez ou sortez, mais fermez cette porte.

— Je pensais demeurer ici avec vous, dit Sweeney, et surveiller la grille, mais si je ne peux pas ouvrir cette sacrée porte, vous boirez cette bouteille sans moi. Ce n’est pas la première fois que ça arrive.

— Ça n’arrivera plus, Sweeney, dit Carabin dont la voix s’est étrangement radoucie. Fermez la porte et venez boire avec nous.

— Qui surveillera la grille ?

— Nous parlerons bas. Si quelqu’un traficote dans la serrure avec la mauvaise clé qui est la vôtre, on l’entendra et on lui fera son affaire.

Sweeney déboucha la bouteille sans attendre. Il remarqua l’absence de bande sur le magnétophone mais ne dit rien. Il évita soigneusement mon regard. Carabin reparlait d’Armstrong, je ne sais plus lequel des deux.

— Vous ne l’écoutiez pas. Seule vous intéressait la pensée de Sweeney au sujet de l’arrêt de l’enregistrement qui ne pouvait pas être une erreur de la part de Carabin.

— Chut ! Je ne suis pas seul(e).

— Vous m’interrompiez à l’instant, mon cher Carabas. À quel sujet ? Je délirais trop solitairement à propos de cet Armstrong qui a fait date une bonne fois pour toutes, ne croyez-vous pas ?

— Il veut noyer le poisson. Ne l’écoutez plus.

— À qui parle-t-il ? fait Sweeney (J’écris de mémoire).

— Vous allez bien finir par me faire passer pour un fou !

— Soit. Je ne dirai plus rien. Il n’empêche qu’il est en train de noyer le poisson.

— Il parle de vous, Monsieur de Vermort. Il parle à quelqu’un de votre manière de faire qu’il critique dans le mauvais sens du terme. J’ai vécu ce genre de théâtre il y a bien longtemps maintenant, si longtemps qu’on n’en parle plus. Pourtant, je m’en souviens comme si c’était hier. Vous prétendez que ça n’a plus d’importance.

— C’est le vin qui vous monte à la tête, dit Carabin en souriant.

Il arrange la couverture sur mes genoux.

— Sweeney, dit-il, je vous remercie d’aller vider ce pot.

Une minute plus tard, Sweeney revient avec le pot vidé et nettoyé.

— Il ne délire plus ? demande-t-il en remettant le pot à sa place.

— Ce n’est pas un délire, dis-je calmement. Une sale habitude, tout au plus.

— Il n’y avait donc personne ? dit Sweeney ingénument.

— Avez-vous vu quelqu’un ? dit Carabin.

— Je l’ai entendu, dit Sweeney.

— Ce que vous avez entendu est ma voix !

J’ai presque crié. Carabin a secoué la tête en marmonnant des paroles que je n’ai pas comprises. Maintenant, à cause de cet excès, Sweeney n’osait plus rien dire. Il était presque immobile, assis sur le bord du canapé, et son regard jouait avec le disque parfait du vin dans son verre. Dans ma mémoire, je criais de douleur. Chaque coup de burin dans cette chair en décomposition m’arrachait ce cri de silence et de foi.

— À quelle époque avez-vous fait la connaissance de John ? dit soudain Carabin.

Il s’adressait à Sweeney.

— J’ai fait une croix là-dessus, dit Sweeney sentencieusement.

— Une croix ? ne puis-je m’empêcher de répéter.

— Une croix, dit Sweeney et d’un geste majestueux il traça la croix en question dans l’air chargé d’autres rites. De l’autre main, il éleva son verre de vin et dit : C’est comme ça que Joyce commence l’Odyssée.

Carabin souriait. Il avait l’air nostalgique, mais aucun mot ne sortit de sa bouche pour en dire l’importance. Il pensait à une messe noire. J’écris de mémoire. Je ne peux pas me souvenir de tous les détails. Un bon écrivain y cisèle toujours sa pensée. Je revois le verre de Sweeney, en l’air chargé d’un rituel auquel j’avais assisté en simple spectateur. Sweeney cligna d’un oeil. C’était exactement ce qu’il voulait dire. Si Carabin s’était soigneusement débarrassé du magnétophone, du moins de sa présence itinérante, il y avait une raison, dit Sweeney. Carabin souleva sa tête blonde.

— Bon Dieu, Sweeney ! Fermez-la ! dit-il tranquillement, certain de son effet sur l’esprit de Sweeney qui ne devait plus très bien savoir où il voulait en venir lui-même. Je n’ai pas vécu au Château, murmura-t-il en guise d’excuse que Carabin rejeta d’un geste de la main qui en disait long sur son ascendance. Sweeney murmura encore quelque chose d’incompréhensible, puis il vida le verre d’un coup. En l’air, sa croix avait disparu. Il s’en étonna pour nous amuser mais Carabin secoua la tête en signe de découragement. Nous parlions de John, dit-il simplement.

— Jean aussi s’appelle John, constata Sweeney toujours amusé par ses pitreries d’un autre âge et il ajouta aussitôt : si quelqu’un a dans l’idée de se faire la belle cette nuit, il se fourre le doigt dans l’oeil.

Cela dit pour la vulgarité des expressions choisies à dessein. En effet, dit Carabin, je pensais à ce pauvre Jean. Je l’aime parce que c’est mon fils. L’aimerais-je autrement ? Absurde question. Vous ne m’avez rien dit de votre entretien avec Jean, mon cher Carabas.

— Sans doute parce qu’il n’y a pas eu d’entretien entre Jean et moi.

— Les choses ne seraient pas arrivées que je le saurais, non ?

— Monsieur de Vermort est tellement bien informé.

— Sans doute parce qu’il vous doit ce genre d’information.

— Sweeney n’écoute pas aux portes. Il invente tout ce qu’il trouve.

— Dans ce cas pourquoi chercher à me contredire ?

— Jean m’a vaguement parlé de ce rendez-vous dans le parc.

— Dans quel parc ? Jean ne ment jamais.

— Souvenez-vous, ce n’est pas si loin. C’était au début de l’été, le jour de votre arrivée à Rock Drill, voyons : il y a deux ou trois semaines, je ne sais plus. Nous étions vous et moi dans le parc, bavardant sans doute pour ne rien dire que l’agréable qui vous séduit toujours, je vous connais. Gisèle et Jean sont arrivés sur ces entrefaites. Jean était heureux de vous revoir. Vous souvenez-vous de cette chaleur, de cette confiance, de ce presque abandon à votre jugement ? Jean avait écrit quelque chose uniquement pour le soumettre à votre critique. Et vous vous êtes donné rendez-vous pour le lendemain même, dans l’après-midi.

— Vous vous en souvenez mieux que moi. Continuez.

— Carabas, je vous en prie : je ne mérite pas ces sarcasmes. Tout ce que je sais, c’est que Jean vous avait donné rendez-vous pour le lendemain après-midi et que cette rencontre effectivement eut lieu. Il était question je crois de Virginie. Le parallèle entre son écrit (un portrait de Virginie) et le portrait photographique que vous exposez sur votre table de nuit, ce parallélisme l’enchantait et je crois bien qu’il ne vous déplaisait pas. Bien sûr, il ne vous restait qu’à le lire pour en apprécier la justesse. Jean semblait vous craindre sur ce terrain. Je crois d’ailleurs que vous l’avez terriblement blessé en ne goûtant pas sa littérature. S’agissait-il de ces enfantillages auxquels il m’a habitué depuis son adolescence ? Vous avez eu droit à la primeur du texte. Je vous jalouse depuis.

— Vous avez tort. Ce fut un rendez-vous manqué.

— Il a donc bien existé. Je suis heureux de l’apprendre.

— Ce qui n’a pas existé, c’est la rencontre qui aurait dû le parfaire. Quant à ce portrait sans doute lyrique, je n’ai pas la moindre idée de son apparence littéraire. Je ne connais pas Jean à ce point.

— Pourtant, dit Sweeney en grinçant des dents, je vous ai bien vu recevoir ce manuscrit des mains de Jean qui avait l’air tout heureux de ce début de confiance. Mes yeux ne peuvent pas mentir.

— Ma langue non plus. Choisissez. Et puis quelle importance, ce portrait ?

— Aucune sans doute. La mort de Virginie nous a tellement bouleversés tous autant que nous sommes. Sweeney ne peut avoir aucune idée de nos sentiments. Cela se passait à deux pas du Château. Rien n’éclairera jamais ce drame, pas même la méticulosité légendaire de Jean. Je ne crois pas qu’il ait trouvé la clé du problème dans l’herbe folle de son imagination. Ce que vous avez lu n’a sans doute, comme vous dites, aucune importance et il convient en effet de ne plus en parler.

— (m’avançant sur le devant de la scène) Cette après-midi là, Jean ne m’avait pas caché son désespoir. À l’abri de la longue-vue de Sweeney, il s’était d’abord excusé de ne pas avoir amené avec lui le manuscrit qui, s’empressa-t-il de préciser, ne contenait nullement le portrait de Virginie. Cette idée de parallélisme lui avait d’ailleurs été suggérée par Carabin lui-même, au cours d’une conversation qui avait eu lieu à Bélissens, deux semaines auparavant.

— Cette mort, ce qu’on en dit, ce que vous avez cru, tout ce galimatias m’a intrigué au moment même où se préparait votre exclusion du Château où je ne suis moi-même, vous le savez, qu’un visiteur, par la volonté de mon père et aussi à cause de ma monstruosité. Passons si vous le voulez bien sur cette introduction des faits qui n’annonce rien de ce qui arrivera de toute façon.

— Soyez plus clair, Jean. De quoi voulez-vous me parler ? Pourquoi avoir renoncé à me faire lire ce manuscrit, même s’il ne s’agit pas du portrait de Virginie, qui reste une bonne idée, et même si je dois me passer de ce parallélisme dont vous attribuez l’invention à votre châtelain de père ? Commencez par le début, ce sera plus facile.

C’est ainsi que j’ai tenté de le tranquilliser. Carabin avait raison sur un point : cette après-midi là, son fils avait réussi à m’intriguer, au point qu’immédiatement après la fin de la rencontre, que je n’ai pas encore racontée, je me suis mis(e) à réinventer toute l’affaire construite le temps d’un été autour de la mort tragique de Virginie. Revenez donc, Felix, nous allons interpréter la fin de cette rencontre. Vous êtes Jean. Je me permets d’être moi-même, cela me semble plus facile.

— Je joue très bien les paralytiques. Voulez-vous que, conformément à l’idée que j’ai de toute cette mise en scène, nous inversions les rôles ? Vous ferez un Jean tout à fait honnête dans ce fauteuil. Je vais m’asseoir sur cette chaise pour n’inspirer aucune confusion. Êtes-vous prêt ?

— Pourquoi cette difficulté d’interprétation ? J’ai du mal à vous croire moi-même. Vous exagérez encore.

— C’est le public qui croit, Malcolm. Cessez de croire et jouez.

— Vous vous trompez si vous croyez que c’est facile de commencer par le début.

— Bien, bien, continuez. Vous faites un Jean crédible à souhait.

— Si vous m’interrompez chaque fois que je vous convaincs de ma capacité à interpréter le rôle d’un monstre, nous allons nous abîmer dans une lenteur préjudiciable à la crédibilité du spectacle.

— Gardez vos critiques pour répondre à la critique. Elle ne manquera pas de vous trouver quelque peu bavard chaque fois que votre cohérence d’auteur est mise en jeu par l’envers inavouable de la mise en scène.

— Je suis Jean. Mettons. Jean dit (autant que je m’en souvienne) : il faut d’abord que vous lisiez mon livre.

— Pourquoi ne pas l’avoir emporté avec vous ?

— C’est que : je ne l’emporte plus nulle part. Il y a ce Sweeney, toujours l’oeil vissé dans cette lunette. Il sert les intérêts de mon père. C’est exactement ce que je n’ai plus l’intention de faire.

— C’est plus exactement ce que vous avez l’intention de ne plus faire. Dois-je comprendre ce sentiment ? C’est souvent un oiseau de passage. Entre père et fils, il faut compter là-dessus si l’on veut tout expliquer.

— Je ne peux rien dire maintenant. Lisez d’abord mon livre.

— Commencez par me le donner. Il sera entre de bonnes mains. Je ne vous garantis pas d’en comprendre l’essentiel. Je passe moi aussi, comme l’oiseau que j’évoquais pour vous.)

Elle part vraiment, pense Fabrice. Elles partent toutes au moment où je n’ai plus envie de Gisèle. Je reviens toujours à elle. C’est inexplicable, ce retour à l’habitude de la femme. Est-elle partie ? Pas vraiment, si je considère qu’elle est en train de me parler. De quoi me parle-t-elle ? De tout, à son avis. Près de la cheminée, Carabas dort tranquillement. Il rêve de maîtriser le cours de son rêve. C’est son rêve préféré. Elle part, revient une minute pour vider le fond d’un verre qui n’est pas le sien. Elle rougit à cause de ce verre qui est celui de John. Elle aurait pu boire dans le mien avec la même légèreté, sans s’apercevoir de mon vertige, de l’éloquence de mon vertige qui s’arrête en haut d’une inspiration. Le martèlement de mon coeur est une ironie du sort. Elle resterait bien encore un peu mais non vraiment, elle doit partir. Elle me remercie de bien vouloir m’occuper de Carabas. Elle l’appelle Malcolm même pendant son sommeil d’homme éparpillé dans cette maudite paralysie sur laquelle personne ne veut s’exprimer. Merci encore, et surtout de résister à l’envie de tout dire, ce qui briserait le coeur du pauvre Malcolm qui dans ce genre de situation n’a pas d’autres ressources que cette tristesse désespérante qui le fait pleurer jusqu’à l’évanouissement. Elle pense à des fleurs quand elle en parle. Elle dit cela simplement pour ponctuer cette évocation tranquille des larmes que lui coûte Malcolm. Je pars, dit-elle sans partir parce qu’elle a encore quelque chose à dire. Malcolm sait tout. Enfin, il pourrait tout savoir si le témoignage de Jean lui paraissait au moins crédible. Il ne croit pas ce que Jean lui a raconté ?

— Pas un mot, dit Cecilia sur le point de partir. Il m’a confié sa tristesse de constater que Jean est, selon ce qu’il croit, un fou qui finira ses jours avec les autres fous à Rock Drill.

— Pourquoi le croyez-vous, vous ?

— Fabrice, je ne crois personne d’autre que vous !

Elle a envie de partir. Elle se tient debout et arrache du bout des dents les petites peaux de ses phalanges. Jean est un menteur.

— Pourquoi pas un fou ?

— Ça ne me regarde pas.

— En effet. Nous reverrons-nous avant votre départ ?

— Rien ne serait arrivé si vous aviez accepté l’idée de Carina.

— Quelle belle expression que cette expression d’une idée qui n’est pas la mienne ! Restons-en là, si vous le voulez bien. Ce n’est pas le moment de justifier votre départ pour je ne sais quel voyage qui n’avantage que les projets de John. Voulez-vous qu’on se dise bonne nuit ?

Elle pelote le bouton de la porte, oisive. Si c’est comme ça que les choses se terminent avant de recommencer parce que vous avez besoin de moi, dit-elle presque savamment. Cette science m’exaspère. Jean n’est pas un menteur. Il est simplement sur le point de me trahir. Nous avons tous agi comme des assassins. Malcolm est le médium idéal.

— Pardonnez-moi, Cecilia. Je perds toujours un peu la tête après une pareille journée de travail. C’est Malcolm qui a eu cette idée, vous vous en doutez. Je lui devais bien cette patience. Ne m’en veuillez pas si je ne sais plus me séparer de vous comme il vous plaît qu’on vous laisse partir.

— Vous avez oublié de couper le magnétophone (elle sourit : j’aime ce sourire parce qu’il me condamne). Vous feriez bien d’effacer cette conclusion inattendue.

— Vous avez raison, je m’égare à mon tour.

Je presse le bouton rouge. La bande s’immobilise. Êtes-vous rassurée ?

— Ce n’est pas moi qu’on rassure de cette manière. L’avez-vous beaucoup interrompu ? Tel que je vous connais, vous n’avez pas pu vous empêcher de vous introduire dans son texte. Il effacera toutes ces traces. Il n’en supporte jamais les influences. Il passera des mois à transcrire cette voix. Je le connais. Un peu ébouriffé par les genoux d’une secrétaire qui ne demandera pas mieux. Pour vous remercier de l’avoir accompagné dans cette aventure votive, il vous composera une dédicace inoubliable. Vous n’avez pas cru un instant qu’il vous placerait au-dessus du texte de sa voix ? Vous l’avez servi de la plus belle des manières : en vous taisant.

Elle ne part plus. Ce n’est plus le moment de me laisser seul. Je regarde la bande avec désespoir. Malcolm va la transformer en livre, à mes dépens. C’est ce que j’ai accepté. Il est trop tard pour reculer. Demain matin, il se réveillera pour réclamer ce fruit encore vert. Il aime les objets de sa pensée. Il les manipule toujours avec une délectation d’initié. Il ne se demandera pas ce qui est arrivé à la vérité. Dans la deuxième partie de ce livre, cette vérité va prendre des accents réalistes étrangers à la voix de Malcolm. C’est tout ce que je peux dire pour l’instant. Malcolm vient de dire son texte. Demain, il l’écrira, patiemment, jour après jour recomposant les coïncidences de sa voix avec ce qu’il sait de la réalité. J’aurai l’occasion de le voir travailler. Je gâcherai mon plaisir à cause de cette observation. L’indiscrétion est la pire des conditions du témoignage. Il n’y a pas de justice et l’espoir de justice est une hallucination. Les serviteurs sont toujours méprisables.

— Vous a-t-il confié le titre de ce nouveau scandale ? dit Cecilia qui retarde le moment de son départ pour me désespérer savamment, comme je l’ai déjà dit. C’est un champion du titre, vous savez ?

— Vous en savez plus que moi s’il s’agit de Malcolm, ma chère Cecilia. Et je ne vous en veux jamais si votre coeur balance. Vous savez tout de mon plaisir.

— Comme j’aimerais en dire autant de vous, Fabrice ! Mais vous n’avez jamais pris ce temps-là au moment où il était temps de se rendre compte de son existence. Un titre est une broutille si on le compare au texte.

— C’est que vous êtes savante et que je suis galant.

— Bref, il a songé à un titre avant de se livrer à cette expérience dont vous pouvez bien penser ce que vous voulez et je ne sais rien de ce titre comme vous ne savez rien du texte lui-même.

— Je l’ai interrompu assez souvent pour m’en rendre compte, vous avez raison, Cecilia. Puis-je vous demander de m’éclairer sur ce point ? À quel endroit du texte compte-t-il insérer le témoignage de Jean ?

— À l’endroit même où vous auriez vous-même introduit cette Connexion que John est le seul à ne pas se reprocher.

Elle n’est plus là. Je l’aime. Je l’aime comme on aime les femmes savantes, à petites doses policières, magistralement résolues. C’est fini pour aujourd’hui. Malcolm n’a pas évoqué le noeud de l’affaire. Il a pensé à lui, en termes de recherche. Je crois que nous n’avons rien à craindre de ce futur écrit. Il changera les noms des personnages et des lieux. C’est son habitude.

— Vous croyez ?

— C’est une habitude impérative, croyez-moi.

— Je voulais parler de cette crainte que vous évoquez parce qu’elle a toutes les chances d’exister. Vous prétendez le contraire parce que vous y croyez. Ce n’est pas suffisant pour me convaincre, Vermort.

— Je détruirai la bande si c’est ce que vous désirez.

— La détruire, non. Mais la recomposer à ma manière. J’y tiens.

— Vous voulez dire que ce que nous venons de lire est un arrangement et non l’original du monologue de Malcolm ?

— Je veux dire que je suis l’auteur et que je ne vous permets pas de mettre en danger le secret de notre société. J’ai tout changé. Le pauvre Malcolm va passer pour un adepte de l’incohérence.

— Il écoutera cette version et ne reconnaîtra pas la sienne. Il est capable de tout réécrire pour retrouver le son de sa voix. Il me demandera de témoigner.

— Vous mentirez.

— C’est un ami.

— Jean est votre fils. Cela ne vous a pas empêché de le réduire au silence.

— Je vous en prie ! Ne parlons pas de ce silence.

— À votre aise.

Je retourne à la lenteur. J’éteins. Le corps endormi de Malcolm disparaît d’un coup dans cette ombre. Je me dis qu’il dormira aussi bien dans ce bureau. J’ai laissé une fenêtre ouverte. Il ne supporte pas l’enfermement. S’il se réveille, il retrouvera facilement le sommeil, grâce à cette fenêtre ouverte. Je referme la porte et entreprends de traverser le couloir. Le bruit de mes pas provoque des changements de position dans les lits derrière les portes quelquefois entrouvertes. La seule lumière vient de dehors, lunaire et intranquille, facile, ordinaire. Je passe la grille presque sans bruit, je descends l’escalier qui s’arrête brusquement contre une porte à deux battants qui grince à peine. Dans le patio, une allumette craquée me ramène à la réalité. Je n’ai pas sommeil moi non plus, dit Jean. D’un coup étourdissant, je me rappelle que je ne l’ai pas encore tué. Il faudra que ça arrive avant la fin de la nuit.

— Je vous le conseille.

Les premières volutes se fondent dans mon haleine. Je n’ai pas bougé. Je n’ai rien dit. La silhouette grotesque de Jean s’irradie à chaque bouffée. Le tison décrit toujours le même arc de cercle. Enfin : je ne reconnais pas la personne qui t’accompagne, dit Jean.

— Nous avons travaillé tard ce soir, dis-je. Je suis groggy.

Jean semble vouloir achever sa cigarette le plus vite possible. Il a empli tout l’air du patio de ces volutes qui s’entredéchirent. C’est curieux, dit-il, et inquiétant, cette manière de ne jamais répondre à mes questions.

— Tuez-le maintenant !

J’ai peur. Non pas la peur du châtiment. Je frissonne des pieds à la tête. La mort n’a aucun sens. C’est terrible, cette nécessité d’interprétation. J’ajoute Dieu sans le vouloir. Jean s’est assis un peu plus loin sur le rebord d’un bassin de pierre où le jet d’eau s’est arrêté pour traverser la nuit avec d’autres ombres plus quotidiennes. Je l’ai regardé s’éloigner jusqu’à cet endroit de rêve, difforme malgré la distance, et intelligent au-delà du silence que je lui impose parce que je suis son père.

— (finale : l’auteur s’avance, traversant méthodiquement le décor où tous les interprètes viennent échanger leur rôle en vue d’une prochaine représentation. Le public est tranquille. Une vague lueur éclaire le haut de leur crâne. On distingue quelques regards, ce scintillement lacrymal qui les rapproche de la rampe au moment où le rideau va tomber. Jean Bortek tient le manuscrit de son discours roulé dans une main. De l’autre, il se gratte le nez, saluant au passage les masques qui ne tombent pas pour lui rappeler d’autres aventures. Un comédien lui tapote une épaule, un autre émet un sifflement, si bien qu’il se perd en chemin. La distance qui le sépare du public s’est peuplée d’ombres entre les objets qu’il a bien restitués au moment d’être véridique. Il se souvient de chacun d’eux en les touchant du bout des doigts. Ce sont les objets de carton sortis tels quels de son imagination. Au passage d’une femme, il reconnaît sa mère mais elle s’évanouit en même temps que ses suiveurs. Il ne sourit même pas. C’est mon oeuvre, se dit-il. Elle vient d’être jouée et je la reconnais. Je suis la créature de mes personnages. Sans eux, je n’ai plus d’existence. C’est facile. Non, c’est simple. Si je n’étais pas devenu écrivain, ce qui arrive à la totalité de l’humanité, je serais un enfant mort, léger peigneur de comètes, exactement ce que ce même enfant a tenté de ne pas rêver tout le temps de son existence qui a duré ce que dure le passé, l’espace d’un suicide.

(Cette pensée le surprend près d’une femme. Il sent cette chaleur mais il ne se souvient pas de la place qu’elle occupait dans le drame. Oubliant le public, il s’arrête à l’angle d’un minuscule jardin dont l’unique banc est occupé par son double. La femme le prend par le bras et l’éloigne encore de la rampe. Il pense vaguement à la distance qui reste à franchir. Il découvre un aspect du décor qui l’enchante. C’est une piscine de granit vert où l’eau paraît noire et profonde. La femme s’assoit au bord de la piscine, montrant des jambes musclées qui le font rêver.)

— Vous n’êtes pas obligé de me croire, dit la femme en secouant la surface morne de l’eau du bout d’un pied froidement érotique.

— Mais vous n’avez encore rien dit. Vous me faites perdre mon temps qui est aussi celui de toute la troupe et surtout du public qui n’a pas de patience, vous ne pouvez pas l’ignorer.

— Soit, dit la femme, je n’ai rien dit. Au revoir.

(Elle plonge toute nue dans la piscine et ne reparaît pas. Jean Bortek se retourne pour tenter de deviner le chemin qui est le sien dans une broussaille de chemins qui mènent autre part bien sûr. Il frémit longuement à cause de ce réseau d’incertitudes. Pendant ce temps, pendant que ce temps passe sans être compté, le comte Fabrice de Vermort est en train d’assassiner son fils Jean parce que celui-ci est sur le point de trahir un secret d’importance inimaginable. Jean Bortek n’a pas écrit cette fin tragique. Il en aurait trouvé le temps s’il avait eu l’esprit pratique. Au lieu de ça, au lieu de cette séquence épouvantable où l’on aurait pu assister à un assassinat soigneusement imité et recomposé par esprit de vengeance, au lieu de cette fin logique il avait choisi de s’aventurer dans le magma de la comédie, qui n’était autre que la boue complexe et approximative créée par l’action sur le décor d’un nombre imaginaire de comédiens soucieux de vérité. Il marchait sur les planches sans savoir où il allait, il ne demandait son chemin à personne, il avait l’impression de vivre les derniers instants de sa vie et du coup il avait mal au coeur.)

— Bravo ! dit un comédien à son passage. Il fallait l’écrire !

(C’était une bien curieuse réflexion que venait de faire à son attention ce comédien fragile et haut sur pattes qui continuait de penser tout haut mais cette fois à l’attention des autres comédiens qui avaient l’air de penser comme lui : Jean Bortek ne demanda pas son chemin. Il se perdait encore. Ses frémissements le donnaient en spectacle maintenant.)

— Par-là ! dit un autre comédien.

(Il prit le bras de Jean Bortek d’une main grosse et sale que le dramaturge se mit à regarder sans y penser.)

— Saluez ! dit encore le comédien.

(Jean Bortek était de nouveau seul. Il étreignait le manuscrit de son discours. Était-ce bien le public, ce qu’il voyait ?

— Je me souviens de cette histoire, dit Fabrice. Je ne l’avais pas aimée, à cause de cette fallacieuse description d’un assassinat qui d’ailleurs n’eut jamais lieu.

— Et puis, dit Jean Bortek, je n’ai jamais écrit la pièce que vous m’attribuez avec désinvolture et facilité de dire. Je vous ai tout de suite pardonné. Je ne me suis pas reconnu.

Ils sont tous les trois au centre géométrique du patio de Rock Drill, cette nuit du 21 au 22 juillet 1988. Jean (de Vermort) se souvient de ce conte et de cette question : était-ce bien le public, ce qu’il voyait ? Cette question n’était pas prévue par le texte. Elle était arrivée en même temps que Jean Bortek au bord de la scène envahie de fils électriques et de réflecteurs blancs. Maintenant, son père prétendait en faire le début d’une conversation dont il détenait la clé, comme à son habitude. Son père parlait souvent de ses oeuvres de jeunesse. Il ne les aimait pas. Par contre, il ne cherchait jamais à se renseigner sur ce que Jean appelait ses oeuvres futures. Ce qualificatif exaspérait son père. C’est un jeu, concluait-il toujours. Au fond, c’était ce futur qui l’incommodait. L’idée d’un futur dont une bonne partie est déjà passée et ce qui reste à peine présent, était une idée farfelue, un rêve à bon marché, une mauvaise manière de perdre le temps qui est toujours pris sur ce futur à égalité avec les autres hommes, disait son père.

— D’accord, dit son père qui en plus n’aimait pas qu’il fumât en sa présence. J’ai eu tort, comme d’habitude, de commencer une conversation en touchant un peu à la littérature, d’autant que Monsieur Bortek y est parfaitement étranger.

— Si j’étais saoul, dit Jean, je lui demanderais cette initiation qui me fait crever chaque fois que j’y pense.

— Tu sais déjà tant de choses à notre sujet.

Sur ces paroles de Fabrice, Jean Bortek n’a pas émis le moindre commentaire. Il a dit simplement : Votre père a raison. Si vous en savez autant sur notre compte, c’est bien parce que quelqu’un vous a ouvert les portes du Château. À quelles fins, on s’en doute.

C’était des paroles froides et précises qui avaient fait frémir la peau de Fabrice à l’endroit des tempes et dans le cou. Jean avait noté ces spasmes déroutants. Malcolm l’avait prévenu : il ne témoignerait pas en sa faveur si Bortek lui posait la question de sa complicité au niveau de l’enquête que Jean avait entreprise pour dénoncer la barbarie sur laquelle se fondait la communauté du Château. Pourtant, Malcolm avait lu les conclusions de Jean, cette après-midi du lendemain de son arrivée à Rock Drill et jusqu’à une heure avancée de la nuit. Il savait exactement à quoi s’en tenir. Il était lui-même initié au rituel et à travers cette géométrie de la douleur, il avait accédé à la pensée de Bortek. Mais il avait refusé d’établir la connexion entre cette pensée et la barbarie que Jean avait recomposée pour qu’on pût la lire et la dénoncer avec lui. Malcolm avait d’autres chats à fouetter. Sa mémoire lui jouait des tours, avait-il expliqué en plein coeur de la nuit la plus importante pour Jean.

— Ne l’accusez pas sans savoir jusqu’où il a pénétré nos secrets, dit Fabrice qui regrettait d’être obligé de se montrer aussi peu respectueux vis-à-vis de Bortek que cette nonchalance irritait :

— Je ne quitterai pas Rock Drill avant d’avoir personnellement éliminé cette menace d’ouvrir les portes du Château pour des raisons sinistrement morales. Jean, expliquez-vous.

Son père parlait tout seul en cherchant son regard dans la surface noire du bassin de pierre. Bortek, large et majestueux, s’interposait dans une attente calculée. Jean se souvenait de l’endroit exact où il avait caché le manuscrit de ces révélations. S’il mourait cette nuit, personne n’entendrait plus parler du Château et de ses stériles adeptes. Il avait travaillé pour en arriver justement à cette sinistre conclusion, plus probable : ce travail allait être détruit et ils lui demanderaient même de subir l’initiation, ce qu’il avait toujours souhaité pour les confondre, et qui arrivait enfin pour le réduire au silence. L’espace d’une seconde, il souhaita mourir. Comme il fermait les yeux, Bortek s’approcha de lui : Vous savez maintenant qu’on en meurt quelquefois, dit-il. Nous n’avons plus rien à vous cacher sur cet aspect du Château, qui est la moindre de ses activités.

Une demi-heure plus tard, il dira : Quel curieux endroit ! Ils seront alors tous les trois dans la chambre que Jean s’est aménagée dans un des greniers de Rock Drill. À travers les lames du parquet, là où le bouvetage s’est fendu, il voit une bonne partie de l’atelier de peinture de sa mère. Il ne l’a jamais vue peindre. Il l’a simplement vue occuper un vieux canapé de cuir noir, mordant le manche d’un pinceau avec application, le regard égayé par une peinture qu’il ne peut pas observer avec cet amusement qui est la marque de l’inachèvement. Il y a plusieurs fentes dans le parquet. Jean Bortek en éprouve l’écartement du bout du pied. Il se demande sur quoi s’ouvre cette brèche. Il ne pose pas la question. Fabrice s’est assis pour ne plus avoir à se tordre le cou à cause du plafond trop bas. Il fume une cigarette pour ne plus avoir à commenter les fantaisies de son fils. Et pour ne plus avoir à participer à la conversation qui le lie corps et âme à Bortek, il ouvre un livre de géographie sur une carte de l’Afrique. Voilà le manuscrit, dit enfin Jean. Bortek le reçoit avec gravité. Sur la couverture de carton bleu, il lit le titre : La Cérémonie, 25 décembre 1986. Cependant, il n’ouvre pas la rame soigneusement reliée par une barrette de bois noir où Jean a gravé son nom depuis longtemps. Il n’ouvre rien et installe ce silence qui brouille la carte d’Afrique et rend difficile l’attente de Jean qui espérait un remerciement. Du coup, il se met à parler. Il parle de La Cérémonie. Il n’y a décrit que les faits. Il ne se souvient plus des conversations. Il a tout oublié de l’état d’esprit des uns et des autres au moment de célébrer la mémoire de Nicolá Carvajal. Bortek tord sa bouche pour se mordre la lèvre inférieure en entendant le nom du poète mort comme un oiseau, un soir d’été à Huang, il y a tellement longtemps de cela. Jean est assez fier de cette trouvaille. Bortek ne résiste pas à ce souvenir. Il s’appuie sur une poutre pour ne pas s’y cogner la tête. Le manuscrit, il l’a mis dans la poche.

— Quel curieux endroit ! répète-t-il. Bien sûr, vous n’y vivez pas toute l’année. Ce serait de la folie.

Il parle de la folie de Jean comme si elle n’existait pas. Tout le monde parle de la folie de Jean de cette manière. Est-ce que tout le monde croit à cette folie dont Fabrice prétend qu’elle est l’invention d’une mère qui est passée à côté d’une vie créative à cause de ses prétentions sociales ? Assis, avec son livre de géographie ouvert sur les genoux, le regard encore brouillé par l’apparition du manuscrit entre les mains de Jean et surtout par sa disparition entre les mains de Bortek et l’endroit de Bortek où ce manuscrit est maintenant définitivement détruit, Fabrice ne pense plus à l’Afrique. Je sais toujours ce qui arrive à mon père, pense Jean, quand il s’est arrêté de penser à un moyen d’occuper son esprit. Jean parle encore du manuscrit, mais Bortek ne l’écoute plus, il est sur le point de s’en aller.

Encore un peu plus tard, peut-être une demi-heure de plus, par rapport au point de repère précédent, Jean est en train de demander à son père si Monsieur Bortek a quitté Rock Drill ou s’il est simplement allé se coucher dans cette chambre grotesque qu’il occupe toujours à Rock Drill quand il vient y semer les graines de son idéologie. Grotesque ? demande son père. Pourquoi grotesque ?

Et aussitôt il se replonge dans les couleurs de son livre. On entend les pas de Jean Bortek qui s’éloigne. On s’accoutume très vite au bruit de sa canne, presque aussi vite qu’à son odeur de cigare. Jean s’est assis lui aussi. Il regarde la nuit à travers le rideau. Il n’écarte pas le rideau pour regarder cette nuit où il a envie de mourir. Cette mort est inexplicable. Il se sent capable d’expliquer la plupart des morts qui arrivent parce que c’est le destin, mais sa propre mort est le lieu d’une interminable conversation avec lui-même. C’est le souhait de tous les segments de sa vie passée et future. Il ne le souhaite pas. C’est arrivé et ça arrivera encore. Le poison est le présent qu’il préfère, comme ça, d’un point de vue parfaitement théorique et sans doute sans rapport avec la réalité, mais l’étroitesse de cette relation doit bien signifier quelque chose. Il a aussi songé à la noyade. Il en parle à Gisèle, sa mère. Il lui a parlé de la noyade comme accident, pas comme suicide. Elle lui a dit détester l’idée d’un pareil accident. Cette idée pouvait la rendre folle si elle y pensait trop. Ils en avaient parlé un jour triste et languissant de pluie et de vent à Bélissens où la pluie et le vent s’installent toujours pour longtemps, pour inviter à tuer le temps, pour le peupler d’autres chimères tombées du ciel dans les ornières de l’ennui. Jean avait un souvenir impérissable de ces longueurs mesurées avec minutie pour ne pas se laisser dimensionner soi-même par ces calculs suprêmes. L’éclair, simple et véloce, le ramenait toujours à la réalité et il le regardait exister encore dans le tremblement des vitres où il promenait ses doigts au hasard d’une glissade amèrement sonore. Il n’y avait pas de poison ni dans les gouttes de pluie à l’extérieur de cette transparence ni à l’intérieur, moins transparent, où les condensations de sa langue avaient brouillé les pistes d’un désordre déjà savant et impossible. Sa mère feuilletait des revues qui s’accumulaient sur un coussin au fond d’un fauteuil qui n’avait que cette utilité. Il la regardait parce qu’il pensait à la mort. Il lui devait la vie. Cette dette était lourde à porter. Elle impliquait la mort. Il la voulait lente et sucrée, oisive, inattendue et paisible. Elle arriverait ainsi s’il avait de la chance.

Est-on le 21 ou le 22 ? se demanda-t-il pour interrompre le cours de sa divagation dans le temps de l’espoir, qui est passé. S’il se donnait la mort cette nuit, il mourrait sans connaître le jour exact de cette mort inutile et parfaitement reproductible. Mais qui se soucierait de cette différence née de l’indifférence. Sur une étagère bondée, personne n’avait jamais remarqué le flacon de poison noir et sinistre. C’était un filtre d’amour, mortel parce c’était aussi un venin, et aphrodisiaque, parce qu’il avait décidé de traverser le plaisir avant de mourir. Au moment de cette pensée pénible et sans solution, il vit son père se lever et se diriger, courbe à cause de la hauteur du plafond, et titubant suite à une crampe, vers la porte qu’il ouvrit lentement comme s’il s’efforçait de respecter ce qu’il supposait à tort être le sommeil de son fils. Jean ferma encore un peu ses paupières sur un regard que son père prit pour l’expression d’un sommeil vide et profond. La porte se referma. Jean se retrouvait seul dans sa chambre. Qu’on fût le 21 au soir ou le 22 au matin de ce mois de juillet 1988 n’avait plus aucune espèce d’importance. Cette nouvelle solitude le plongeait dans une autre douleur. Par lâcheté, il venait de sacrifier le fruit de son travail. Le Château, crédible et infini, avait cet ascendant sur lui. Il n’avait pas résisté à cette terreur profonde. Il avait noué tout son être autour de cette origine inacceptable du mal. Personne ne saurait jamais rien ni du Château ni de ses adeptes. Le nom de Nicolá Carvajal demeurerait pour longtemps le nom d’un poète mort de la mort des oiseaux. Cette poésie, universelle et bourgeoise, l’emportait sur la vérité. Bien sûr, la prose de Jean n’avait pas cette ambition démesurée. C’était une prose précise et colorée. Elle ne manquait pas de ce charme qui est la marque des grands observateurs de la vie quotidienne. Car c’est à ce niveau qu’il installait son regard, à ras de terre de cette vie quotidienne qui plaisait tant aux coups de pinceau amusés de sa mère toujours en goguette dans les salles symboliques de ce château qu’elle n’habitait que par respect des convenances. D’ailleurs, sa peinture, légère et transparente comme un rideau, n’avait pas l’importance qu’elle lui donnait dans les moments où son ivresse croisait d’autres conversations. Elle était éphémère, donneuse, menteuse, négligente, égoïste et mortelle, ce qui arrive à tout le monde. Jean la traversait en conquérant d’une autre matière où la gloire est la moindre apparence. Mais il ne rêvait plus. Il n’avait même pas vendu son silence. Il avait tout donné pour avoir le droit de vivre. Il savait exactement ce qu’il devait à l’influence de son père sur les décisions de Jean Bortek dont on disait qu’il était peut-être un membre éminent de l’épine dorsale de toute l’organisation sur laquelle reposait le Château et sa communauté d’adeptes tranquilles et fidèles comme de l’eau.

La nuit était devenue impossible, pendant qu’il la transposait. Le sommeil n’arrivait pas. Il avait mal au crâne, imperceptiblement, mais cette douleur imposait sa croissance. Je vais mourir fou, pensa-t-il. Et cette pensée l’étonna parce qu’il y définissait sa mort sans en exagérer la mesure. Il pensa au plaisir, rapidement. La vision de la nuit n’acceptait aucun changement. Il s’y conformait lentement. Avez-vous lu les Sonnets Majeurs de Nicolá Carvajal ? Si c’est le cas... récita-t-il doucement, le nez à la fenêtre. Sa mort ne résolvait rien. Tiens ? se dit-il, j’affirme encore ma mort. Je vais certainement mourir cette nuit, le 21 ou le 22, peu importe. Il me semble que je suis déjà mort. Le flacon faisait une ombre grise sur la couverture d’un livre. C’est la couverture d’un livre, pensa-t-il. C’est le livre d’un auteur. C’est l’auteur d’un langage comme je suis l’auteur de sa mort. Mieux vaut être seul dans ces moments-là. D’ailleurs, il n’y a pas d’autres solitudes. Il eut un frisson désagréable, une petite peur au fond, rien qu’une interminable question : pourquoi avoir avalé le contenu de ce flacon au goût de cerise ? Instantanément, il pensa : Une trahison est une trahison. Il n’y a rien à changer à cela. Et il s’efforça de se remémorer le visage de la femme aimée : il s’était promis de mourir avec elle, la désirant comme si elle s’était au moins une fois abandonnée à lui, ce qui n’était pas le cas. C’était un poison sucré. Il n’invitait pas à la douleur. Il se diluait lentement dans le début de décomposition dans laquelle il venait d’engager son corps, de manière un peu irréfléchie, n’étant sûr ni du moment exact du point de non-retour (fallait-il le situer avant ou après le plaisir ?) ni de ce qui immanquablement se mettrait à la place du plaisir pour le relier à la mort (pendant une période impossible à calculer et surtout à déchiffrer ? C’était une question. Il sourit, pensant : voilà le genre de question qu’il faut se poser avant d’avaler le poison de son choix sans savoir exactement si c’est un venin efficace ou une promesse d’avenir. Il était assis maintenant, torse nu à cause de la chaleur de cette nuit de juillet qui collait à la peau comme un vêtement humide. Il lécha cette peau dans les plis de sel que formait la nuit sur son épaule, fermant les yeux pour s’absorber, voyant toujours les reflets de vitres et les ombres de rideaux. Rien n’annonçait le plaisir pour l’instant. Le visage de Virginie était imprécis. Il pensa que ce n’était peut-être pas à elle qu’il pensait. Il chercha son corps nu dans une nuit d’un autre été où il l’avait poursuivie pour la violer. Elle lui avait échappé pour aller se jeter dans les roues de la voiture de Gisèle, un peu avant le pont, entre le moulin et le pont agonisant rapidement dans une douleur qui ne lui avait arraché qu’un seul cri. Il n’entendait plus ce cri. La bouche de Virginie restait ouverte, montrant les dents brisées et la langue de sang, mais cette image ne durait jamais plus d’une ou deux secondes. Il se souvenait plutôt de son doux visage et de ses mains délicates voyageant dans un bouquet où une fleur d’un rose pâle avait attiré son regard d’enfant. Il avait pris cette main pour la poser sur son propre visage et elle avait eu peur, à cause de la barbe avait-elle expliqué plus tard, mais plus certainement à cause de ses yeux qui, avait-elle deviné, ne parlaient plus d’amour depuis longtemps.

Ouvrant les yeux pour se rendre compte de l’importance que prenait, à l’approche de la mort, son délire visuel, il s’assit sur le rebord de la fenêtre, les jambes dans le vide. Le rideau, au passage, le caressa longuement. Il lui ferait l’amour tout à l’heure, si la mort lui en laissait le temps. Et il relança le moulin des souvenirs. Il joua sans doute plus d’une heure à ce jeu simpliste qui n’expliquait rien. En tout cas le temps passait, la mort approchait par définition et il semblait que le plaisir s’était éloigné pour toujours. Il tenait encore dans une main le flacon vide qu’il avait rebouché machinalement. Il le déboucha encore et renifla dans le goulot. Le visage de Virginie revint le visiter. Il se mit à rêver d’une conversation. Il écrivait tous ses livres de cette manière. Il n’y avait pas de secret pour les déchiffrer. Ils n’étaient après tout que la surface d’une musique inspirée par l’angoisse et non pas par une vision réaliste de cette partie de l’univers où il n’existait que par hasard. C’étaient des livres à lire par plaisir d’assister à distance à sa propre agonie. Ils étaient surtout caractérisés par un ennui primordial qui n’avait rien à voir avec les jeux de la banalité. Jean, comme écrivain, était un savant. D’où son charme, sa facilité, ses clins d’oeil, ses clichés doucement équivoques et la discrétion des bâillements qu’il inspirait au lecteur au moment de tourner une page. Il pensa à cette préciosité avec amertume. Mais l’écrivain qu’il n’avait pas été (il pouvait maintenant parler de lui au passé) il l’avait créé plusieurs fois de toutes pièces, jouant au miroir avec les miroirs et au vent avec les vents.

Et puis l’idée de mourir assis sur le rebord d’une fenêtre, l’idée même de son corps traversant cette verticale et surtout, l’idée d’une désarticulation sur la terre dure et infinie le fit changer d’avis et il retourna dans la chambre pour aller coller son oreille contre la porte. Rock Drill était plongé dans un silence (de mort, ma mort, pensa-t-il inévitablement, d’un mot à l’autre retrouvant le fil du vertige qui l’avait conduit jusqu’à ce finale tragique et déconcertant. Il s’aventura dans le couloir du grenier, nu et chaud, humide, songeur.))))

 

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