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L’état critique
La dodécaphonie et la nature

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 Article publié le 13 novembre 2008.

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Olivier Messiaen disait de Pierre Boulez : "il n’a qu’un défaut : il n’aime pas la nature". C’est un signe de ce que la musique atonale n’est pas "naturelle". On peut s’interroger sur le rapport au "naturel" qu’on trouve chez certains auteurs, touchant la musique. Le rythme et la tonalité sont les deux axes sur lesquels se fonde la critique du sérialisme : l’absence d’un rapport simple empêche la compréhension, explique-t-on ici ; l’oreille ne pouvant dégager une tonalité perd tout repère, explique-t-on ailleurs.

Benoît Duteurtre est le héraut de cette conception et en dépit de l’estime que je lui porte, je ne vois dans sa critique de l’école postsérielle ("Requiem pour une avant-garde, paru en 1995 et complété en 2000 du dossier de la polémique suscitée par sa publication) qu’un pamphlet politique ou institutionnel, s’appuyant essentiellement sur la méconnaissance qu’a le grand public de la création musicale actuelle afin de flétrir indistinctement les individus, leur oeuvre, leur carrière professionnelle. Avec pour principale cible, monsieur Boulez.

Il convient de réagir contre l’habile manoeuvre du musicien et roimancier car, si la critique de l’institution est pour partie justifiée, elle est incomplète et orientée vers une cible définie d’avance. La critique de l’esthétique, elle, n’est pas assumée en tant que telle. L’auteur prétend ne pas juger de l’esthétique des oeuvres elles-mêmes. Il ne cherche pas moins à les invalider et ce, précisément sur le plan de l’esthétique.

Pour Benoît Duteurtre et pour beaucoup de gens encore, il y aurait une frontière entre ce qui est "naturel " et ce qui ne l’est pas dans le domaine de l’acoustique. Ils en appellent au patrimoine mondial et évoquent l’universalité du principe de la gamme et de la tonalité (fût-ce un système modal). Il y a bien des à peu près dans cette vision étriquée du patrimoine mondial mais "il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre", comme dit l’adage. On vante chez les Africains le sens du rythme, on réduit l’Amérique du Sud au tango et aux rythmes afro-cubains ; on ne voit pas la spécificité du système musical indien, qui emploie couramment 22 divisions et non 12 ; on méconnaît sérieusement la musique rituelle tibétaine et d’autres traditions a-tonales, c’est-à-dire : qui ne s’appuient pas tant sur une échelle de hauteurs que sur des rapports de timbres.

Quand bien même aucune tradition n’attesterait une émancipation hors de la sphère des rythmes fixes et de la sphère d’une tonalité ou d’un mode, je ne saisis pas bien quelle interdiction cette carence de la nature représenterait, en soi. Pour bien se saisir de la fausseté de cet argument, il me semble opportun de passer de suite à l’argument suivant : la musique sérielle n’offrirait pas de repères. Je reviendrai ensuite sur les implications "philosophiques" de la série dodécaphonique, telles qu’il me semble les percevoir aujourd’hui.

On n’entend pas la série. Cette caractéristique de la musique sérielle est le point où se retrouvent nombre de ses opposants. La musiue sérielle serait un concept abstrait, mathématique, délié du fait de perception. Pourtant, à consulter les écrits des principaux compositeurs sériels, de Schönberg et Webern à Boulez et Stockhausen, on note une attention constante à la "compréhension" chez les uns (Schönberg, Webern), à la dialectique matériau et structure chez les autres (Boulez en particulier). La musique sérielle a initié une réflexion "de fond" sur la forme. Mais cette révolution acoustique, si l’on excepte quelques pages maladroites ou excessives, comporte de si belles pièces qu’on ne peut que s’étonner tant de rage s’abattre sur le principe d’atonalité. Car enfin, qui aujourd’hui contesterait la validité du Pierrot Lunaire de Schönberg ? Même Le Marteau sans maître était considéré comme une réussite par Nicolas Ruwet, qui fut l’un des opposants au sérialisme parmi les plus farouches.

Comment un système invalide peut-il produire des oeuvres valides ? Car, au-delà des questions de goût personnel, le système sériel a produit des oeuvres d’une haute tenue et qu’il est difficile (ou irresponsable) d’ignorer : Moise et Aaron, la Suite lyrique, les Chants du prisonnier, Adieu, Circle, Points on a curve to find, etc. pour ne citer qu’un petit nombre d’exemples concrets, sont des oeuvres abouties, non des monstres de laboratoire.

La problématique sérielle se trouve énoncée dans les termes les plus simples par Anton Webern dans ses conférences de 1938 : ce qui est important, explique le musicien, c’est la compréhension. La méthode dodécaphonique est le moyen d’accroitre la cohérence - et donc la compréhension - des éléments qui constituent l’oeuvre. Identifiant la cohérence à la compréhension, Webern donne à ce mot une valeur extrêmement forte. Et, à lire Webern ou même Boulez, quarante ans après le "sérialisme généralisé", on se rend bien compte que la série n’est pas un idéal structurel omnipotent mais un moyen technique.

Les choses ne s’arrêtent pas à la série. Les choses commencent à la série. Au commencement, il y a eu la série. Mais au commencement de quoi ? Un contemporain de Schönberg était Ferdinand de Saussure. On sait aujourd’hui quelle "crise" conceptuelle a traversé le linguiste, qui a voulu repenser le langage à parties de catégories nouvelles.. Au coeur de la pensée saussurienne, cette pensée a été relevée par Jean Starobinsky : "Le hasard crée ce qui deviendra significatif".

Les choses ne sont pas nées pour servir l’homme, même les choses humaines. La pensée saussurienne intègre l’accident, non comme un cas d’exception mais comme le fondement même du langage. La musique sérielle, en adoptant un système où intervient un élément arbitraire fort, s’est ouverte à l’accident.

Le compositeur en dodécaphonie n’a plus la main sur le système des hauteurs. S’il l’a, c’est toujours sous la contrainte de cette "série" qu’on n’entend jamais ! Mais elle toujours là et le mélomane un peu curieux devrait s’interroger : comment est-elle "toujours là" ?

Je rappellerai très rapidement certaines évidences : une série possède des caractéristiques. Une série peut être choisie arbitrairement : elle développera alors un certain nombre de caractéristiques mais aussi une dimension accidentelle forte ; elle peut être construite en vue de lui donner la plus grande cohérence : c’est ce qu’on trouve notamment chez Webern.

Chez Webern, on a les fameuses "séries isomorphes" : la série est divisée en trois groupes de quatre notes ou quatre groupes de trois notes qui observent les mêmes intervalles ! Cette figure-là est évidente : sa logique ne relève ni du système tonal ni de "la série" mais de rapports privilégiés, c’est-à-dire de figures qui, nées de la série, vont exister et évoluer dans l’oeuvre. Ce sont ces figures qui sont audibles, perceptibles et qui créent la dynamique de l’oeuvre. Tout l’art de la dodécaphonie est d’entretenir au mieux ces réseaux de relations, de les faire jaillir de la masse amorphe de la série.

Car la série comme la réalité est une masse amorphe. Et nous voyons que la dimension technique et la portée philosophique de la série s’entrechâssent sérieusement puisque cette contrainte (cet axiome, devrait-on dire) qu’est la série institue un rapport nouveau au fait musical. Webern n’a jamais conçu cette dimension accidentelle ; ses successeurs, de Cage à Boulez, l’ont fait. La série, parce qu’elle institue des rapports non souhaités par le compositeur, est une lutte de chaque instant et un exercice de la volonté sur quelque chose qui lui échappe radicalement.

Le total chromatique menace en permanence de tout venir brouiller. On comprend combien est essentielle dans un mode de composition la dialectique du déterminé et de l’indéterminé. Mais le plus remarquable est que la série, en contraignant les rapports de hauteur, a amené les compositeurs d’après 1945 à développer un travail sur le son dans ses différents aspects. La généralisation de la série a été le départ d’un travail extrêmement resserré impliquant acousticiens et musiciens, travail dont témoigne (entre autres) l’Ircam aujourd’hui.

Le problème n’est donc pas, pour la musique, de relever d’un système naturellement valide. Le caractère arbitraire des systèmes musicaux est au final à peu près égal. Par contre, la perception est un fait essentiel. S’il a été méconnu à des heures au profit d’une quelconque arithmétique, d’autres oeuvres montrent la voie d’une compréhension élargie du fait musical. La musique, aujourd’hui, repose bien, comme écrivait Boulez il y a quarante-cinq ans, sur des "univers relatifs".

 

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