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L’état critique
La sémiotique du poème (2)

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 Article publié le 22 décembre 2008.

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Décrire le poème comme « sémantique sans sémiotique », au-delà de l’approximation, revient à insister sur ses rapports internes, son organisation d’ensemble. L’absence du « mode sémiotique » reviendrait en effet à exclure du poème le principe de la référence, même. Cela reviendrait, si l’on suit le raisonnement de Benveniste, à exclure le poème de l’ordre des discours, puisque les « sémantiques sans sémiotique » sont décrits par le linguiste comme « interprétés » par la langue. Benveniste énonce certes des principes d’une extension commune à l’ensemble des pratiques artistiques et littéraire, quand il écrit :

Les relations signifiantes du « langage » artistique sont à rechercher A L’INTERIEUR d’une composition. L’art n’est jamais ici qu’une oeuvre d’art particulière, où l’artiste instaure librement des oppositions et des valeurs dont il joue en toute souveraineté, n’ayant ni de « réponse » à attendre, ni de contradiction à éliminer, mais seulement une vision à exprimer, selon des critères, conscients ou non, dont la composition entière porte témoignage et devient manifestation » (PLG2, p.59)

Mais cette précision concerne les arts plastiques tout particulièrement. Si l’on veut en étendre le champ d’application au poème, il faut faire l’impasse sur la sémiologie de Benveniste dans son grand ensemble. En réalité, cette idée permet au contraire à Benveniste de réaffirmer le primat de la langue :

La signifiance de l’art ne renvoie donc jamais à une convention identiquement reçue entre partenaires. (...) La signifiance de la langue, au contraire, est la signifiance même, fondant la possibilité de tout échange et de toute communication, par là de toute culture.

Il y a bien un rapport à établir entre arts plastiques et arts du langage, tout du moins concernant leur approche : écarter la question de la sémiotique du poème serait de la même légèreté que si l’on évacuait la question de la figuration en peinture. Si le texte artistique recèle un caractère général commun avec l’oeuvre d’art, si assurément l’un et l’autre valent par leurs relations internes, sur lesquelles ils mettent plus ou moins ostensiblement l’accent, le texte reste texte dans un rapport à la langue qui n’est pensable qu’à penser la culture en même temps.

Si nous suivons Marc Derycke dans sa lecture du « clivage du signe selon Emile Benveniste », l’élément sémiotique se résout donc à une chose et une seule : l’acceptation d’un élément dans le système appréhendé. « La seule question qu’un signe suscite pour être reconnu est celle de son existence, et celle-ci se décide par oui ou non », écrit Benveniste (PLG2, p.64). Cet élément existe-t-il ? Le rapport sémiotique n’est que la réponse à cette question. Bien sûr, il implique de l’autre côté un élément (ou un ensemble d’éléments) qui permet la validation. Mais cet élément, cet ensemble d’éléments, sont déjà d’un autre ordre. Ce qui relève de l’ordre sémiotique, c’est nous l’avons dit exclusivement l’acceptation. Cependant, il faut bien admettre, pour qu’il y ait « acceptation », qu’il y ait un processus plus structurant que le seul fait de dire « oui » ou « non » : ce principe, c’est l’équivalence. Le principe d’équivalence est ce qui nous apparaît au coeur de la fonction sémiotique et c’est ce qui nous permet de l’étendre à différents niveaux, du phonème à la phrase complète, en passant par des unités plus complexes telles que « oeuvre d’art », « poème ».

Quand nous prenons le niveau du phonème, la notion d’« acceptation » a quelque chose de purement mécanique : on ne décide pas d’accepter ou non un phonème. Un accent régional, par exemple, peut poser des problèmes de compréhension à un locuteur parisien : ce n’est pas là affaire de volonté, de choix. Une reconnaissance générale et constante du flux verbal de l’interlocuteur dont on partage l’idiome est à l’oeuvre à tout moment de l’activité linguistique. Quelle parenté y a-t-il entre ce phénomène et ceux qui interviennent aux niveaux supérieurs de l’analyse ? Le niveau du mot – et le cas particulier des mots-phrases - nous font entrer dans la dimension compréhensive de l’acceptation, de la reconnaissance. Autant le niveau phonématique apparaît indépendant de la conscience (sinon à la marge), autant le niveau du mot fait-il déjà appel à toutes les capacités réflexives de l’individu : la mémoire, la déduction, l’analogie...

Le reconnaissance du mot est infiniment plus complexe que celle du phonème. D’un côté, on a une reconnaissance globale. On ne reconnaît pas les mots un à un, les phonèmes moins encore : c’est d’emblée leur organisation en phrase – et plus encore l’énonciation qui les porte – que nous appréhendons. De l’autre côté, on a des phénomènes localisés (l’insertion d’un mot étranger, par exemple, peut susciter une mise en branle de l’appareil de reconnaissance). Enfin, contrairement à l’image que donne du processus Benveniste, nous sommes bien obligés qu’entre « reconnaître » et « comprendre », de multiples degrés de reconnaissance partielle et de compréhension déductive interfèrent : dès le niveau du mot, un rapport sémantique complexe nuance la reconnaissance. Quand on imite les intonations d’une langue étrangère, quand on mime un jargon qu’on ne maîtrise pas, on distingue dans le discours des zones de « non acceptation » dans la formulation positive du discours.

D’opérateur sémiotique, la reconnaissance et l’acceptation prennent dans la sphère du sens en action une dimension éthique qu’on peut percevoir dans les deux exemples pris ci-dessus, dont chacun peut faire l’expérience dans la conversation courante. L’imitation d’une langue inconnue relève le plus souvent de la caricature, à des fins comiques ou agressives. Et l’imitation doit être reconnue comme telle par l’auditeur : on reconnaît globalement le mime du parler américain, arabe ou l’imitation très générale des langues asiatiques. Le japonais donne lieu chez les jeunes français à des jeux du type : « Yamamoto Kadérapé ». Ce rapport à la langue étrangère, souvent grossier et parfois teinté de xénophobie (l’imitation de l’arabe, par exemple, sur une intonation imprécatoire), a son équivalent dans l’imitation des jargons, à la différence que dans un cas, c’est la structure phonologique qui suscite la reconnaissance (à part les jeu de mots dérivés de l’appréhension grossière du japonais, toute la chaîne fait office de signe, aucun « mot » ne s’y distingue) ; dans l’autre, c’est une phraséologie qui est reproduite dans ses caractères les plus récurrents (du moins, dans leur perception. On imite le communiste qui dit « camarade », « exploitation », « capital » avec l’intonation de personnalités connues ; on mime le discours scientifique avec une syntaxe alambiquée et une terminologie réinventée. Là encore, ce sont les traits les plus généraux du discours imités qui font signe, non le discours tenu dans son ensemble. Le militant ou le scientifique imités s’irriteraient sans doute de chacune des propositions énoncées mais l’auditoire acquis à l’imitateur n’en a cure, au contraire : la dislocation de la sphère discursive imitée accentue le comique.

Le premier cas est relativement simple d’analyse et permet d’appréhender quasi à nu les mécanismes de la reconnaissance et de l’acceptation ; le second cas est complexe et admet une multitude de rapports différenciés. Si nous admettons ce rapport au discours de l’autre comme relevant d’un niveau de reconnaissance, nous voyons également un rejet plus ou moins appuyé, que l’on peut nuancer de la simple extériorité à la haine. J’imite le discours scientifique parce qu’il m’offre un spectacle curieux, dans mon environnement ; je caricature le militant de l’autre bord pour le combattre. L’antithèse éthique de ces comportements est sans doute l’épigonisme. Dans les cas qui relèvent du rejet, se produit un déni de parole ou, à tout le moins, de communication. Ce qui est mis en cause dans l’ironie de ces imitations, ce n’est pas tant l’adhésion personnelle du sujet que la capacité des discours mimés à avoir du sens, même. Le mode sémiotique fonde la possibilité de la langue à tous les niveaux du discours. Au niveau phonologique, l’acceptation et la reconnaissance sont mécaniques. Au niveau de l’énonciation, elles revêtent une dimension éthique qui va des attitudes grossières que je viens d’évoquer à la valeur positive ou négative dont nous marquons nos mots, à l’intérieur de nos paroles. J’en resterai, pour l’instant, à cette articulation entre reconnaissance et acceptation. Une axiologie détailléee du discours nous entraînerait bien trop loin. Plus cette dimension axiologique est nuancée, en effet, plus le rapport de l’acceptation et du rejet sera relatif au discours. L’axiologie implique au préalable la mécanique pure de la « reconnaissance ». Or, cette mécanique pure, nous ne la trouvons pas seulement au coeur de la langue et dans tout le discours, nous la voyons également à l’oeuvre dans la culture toute entière, dont nous appréhendons les productions dans un rapport voisin. Dans La sémiosphère, Youri Lotman rattache cette question à une notion qui lui permet de décrire « l’espace interne de la sémiosphère » : la frontière.

Mais les points les plus sensibles des processus de sémiotisation sont les frontières de la sémiosphère. La notion de frontière est ambivalante : elle sépare et unifie tout à la fois. Elle est toujours la frontière de quelque chose et appartient ainsi aux deux cultures frontalières, aux deux sémiosphères contigües. La frontière est bilingue et polyglotte. C’est un mécanisme destiné à traduire des textes d’une sémiotique étrangère dans « notre » langue, le lieu où ce qui est « externe » est transformé en ce qui est « interne... » (La sémiosphère, p.30)

Lotman prend une série d’exemples se rapportant à la « frontière » : les nomades de la région de Kiev, sédentarisés et appelés par les princes de Kiev « nos poganens » (c’est-à-dire : païen, étranger, incorrect ou malpropre) ; l’intégration de Byron dans la culture russe par l’intermédiaire d’un « double » russe (Lermontov) ; la redécouverte d’auteurs inconnus en leur temps... A l’origine de ces phénomènes, il faut concevoir une condition première de compréhension, la « condition d’émergence » d’un discours, c’est-à-dire, pour naviguer entre Michel Foucault et Youri Lotman, de son intégration dans un système sémiotique.

On voit, au passage, combien une telle appréhension générale de la culture serait impensable sans le recours à des notions telles que « langue » et « sémiotique » car elles entraînent précisément la possibilité d’une « sémantique négative », censée décrire le passage de la nécessité de sens (qui fonde le « sujet ») à la production ultradifférentielle qu’est le texte. C’est par là même, semble-t-il, qu’il faut passer pour penser cette notion si complexe et mouvante de « sujet » qui est toujours « sujet dans un système donné » (Lotman, La sémiosphère, p.32). Etudier le sujet implique de voir ce qu’il produit négativement, c’est-à-dire littéralement ce qu’il inexiste, et pour cette opération le sujet s’appuie sur la langue et sur la sémiotique culturelle. Y compris pour le cas du poème.

(à suivre)

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