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Choix de poèmes (Patrick Cintas)
Les miracles (pour les petits enfants futurs)

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 Article publié le 23 mars 2014.

oOo

Pierre mangea ses mains
ce qui était le meilleur moyen
de se libérer du piquet
auquel les petites filles l’avaient attaché
avec un lien qui n’était pas bon à manger.
il perdit donc une dent
qu’il cracha et qu’il enfonça
dans le derrière d’une petite fille
qui s’enfuit en hurlant
dans les rues du village
où elle disparut corps cris et âme
— Quarante six, fit Pierre d’un air satisfait
je ne peux plus compter sur mes doigts
mais je connais la solution
au problème qui vient d’être posé
quarante six c’est le nombre
de petites filles qu’on va violer cette nuit
à moins que le sort en soustrait
encore quelques unes
les moins propres à ce genre de délassement
les plus sales surtout à l’endroit du pipi
parce que j’aime ça sans raison
qu’il n’y a pas de raison de ne pas l’aimer
je n’ai pas demandé son avis au bon dieu
je ne demande l’avis de personne d’ailleurs
je fais ce que je veux
par exemple je mange mes mains
il me tombe une dent
et je la mets dans un derrière
c’est le derrière d’une petite fille
je n’y peux rien c’est comme ça
chaque fois que je fais ce que je veux
 
— Moi aussi je fais ce que je veux !
dit le petit garçon qui avait été une petite fille
il abandonna son ouvrage de peau et d’os
au grand dam de Kateb
qui empêcha sa bouche de sourire
ce qui était une manière
de l’empêcher de faire ce qu’elle voulait
elle voulait beaucoup en ce moment
il n’y avait pas de raison de la laisser faire
non mais ! dit Kateb avec sa bouche
qui ne voulait pas le dire
mais qui le dit quand même
non mais ! répéta-t-il avec la même bouche
qui ne contenait pas sa colère
et qui laisse passer le message suivant :
mon nez ! ce qui désappointa Kateb
à ce point qu’il se tut
non mais ! fit la bouche en cul de bouche
en voilà des manières
de ne pas s’accorder avec sa pensée !
 
Le petit garçon n’avait pas écouté la leçon
qui venait d’être donnée à son usage
aussi il arracha le minuscule sexe
qui pendouillait entre ses jambes
il poussa un petit cri de douleur
mais comme il avait du courage
il fit semblant de ne pas avoir mal
il serra les dents et ravala ses mots
tandis que la douleur augmentait
il pensa : non ! quarante sept
et quand j’aurai fait de Kateb une fille
le compte sera bon à quarante huit
et cette histoire retrouvera le sens
qu’elle avait avant qu’on se mette
à supprimer des petites filles
pour un oui ou pour un non
non mais ! pensa-t-il mais personne
n’entendit ce qu’il disait derrière ses dents
ce qui n’avait pas vraiment d’importance
parce que « un » les petites filles ne savent pas compter
« deux » Kateb a autre chose à faire
et « trois » Pierre est un menteur
ce que tout le monde sait
maintenant que je suis une petite fille
je ne vais pas me laisser violer
par un professeur de violon !
 
— C’est curieux, dit Pierre interrogeant
une calculatrice avec ses pieds
c’est curieux mais c’est vraiment curieux
 
— Qu’est-ce qui est curieux ? dit le petit garçon
qui pouvait poser ce genre de question
parce qu’elle n’augmentait pas une douleur
déjà à la limite du supportable.
 
— C’est toi qui est curieux ! dit Pierre
est-ce que je te pose des questions, moi ?
non, n’est-ce pas ? aucune question
n’a franchi le seuil de ma bouche
pour frapper à la porte de ton oreille !
 
— Je ne suis pas curieux ! cria le petit garçon
Je suis curieuse, ce n’est pas la même chose !
 
— C’est donc toi que je vais violer en premier !
 
— Me violer ? Pas question ! dit le petit garçon
enfin... le petit garçon-fille
la petite fille-garçon... c’est curieux
qu’il n’y ait pas de masculin à fille
ce serait vraiment pratique
mais voilà ça n’existe pas
et en plus il faut faire attention
à la confusion fille fille
ce n’est pas la même chose pas du tout !
il ne faut pas confondre fille et fille
sinon on se fourre le doigt dans le nez non mais !
 
— Ce qui me plairait bien, dit la bouche de Kateb
c’est une glace à la fraise
avec des morceaux de chocolat noir
une feuille de menthe sauvage
et les pages 1143 à 1247 de mon dictionnaire
je ne sais pas si quelqu’un peut m’aider
quelqu’un peut-il me le dire ?
il faut bien que j’éprouve du plaisir
sinon où irait le monde
dont je parle si bien quand je parle
 
— Tais-toi, ma bouche ! dit Kateb
en se mettant la main sur la bouche
ce qui l’empêche de parler
du coup il ne dit plus rien
et la bouche non plus
 
— Je sais faire des miracles quand je m’y mets
dit Pierre au petit garçon incrédule
enfin à la fausse petite fille incrédule.
 
— Ce n’est pas faire un miracle que de me violer !
tout le monde sait faire cela
les miracles c’est justement
ce que tout le monde ne peut pas faire
par exemple moi je peux
me transformer en chapeau melon
et tu n’y verras que du feu
tellement tu es bête tellement tu es médiocre !
 
— En chapeau melon ! et puis quoi encore !
et puis ce n’est pas un miracle
que de se transformer en chapeau melon
c’est de la magie pure et simple
et le bon dieu n’aime pas cela.
 
— Je ne suis pas un magicien !
et puis on ne parle pas du même dieu
 
— C’est donc qu’il y en a deux !
fit Pierre incrédule sur un ton railleur.
 
Le petit garçon
qui était en réalité une petite fille
souffla dans le sexe minuscule
mais gonflable
qu’il s’était arraché
avant de devenir une petite fille
il exhiba le sexe tendu
en prenant bien soin de pincer l’ouverture
afin que l’air ne s’en échappe pas.
 
— Ce n’est pas un miracle, déclara Pierre
et les petites filles semblèrent l’approuver
je vais te montrer, moi, ce que c’est qu’un miracle.
 
il ferma les yeux et gonfla les joues
les petites filles l’imitèrent à la perfection
et le petit garçon haussa les épaules
 
— Ce n’est pas un miracle, dit-il à Pierre
tout le monde sait faire des imitations
je ne suis pas du tout impressionné.
 
mais le petit garçon n’était pas au bout de sa surprise
car il faut le dire sans rien cacher
il était quand même un peu étonné
que les petites filles aient été capables de perfection
et soudain il vit l’énorme chose
qui apparaissait entre les jambes de Pierre
— Ça alors, fit-il sans cacher son étonnement
je ne sais pas si c’est un miracle
mais je te souhaite de ne pas l’avoir gonflé à l’hélium !
 
— Trop tard pour le conseil ! dit Pierre
et il s’éleva lentement suspendu
 
— Ce que c’est chouette ! s’exclama l’enfant
je n’ai jamais rien vu d’aussi chouette
tu l’as vraiment gonflé à l’hélium
on peut dire que tu n’as pas peur quand tu oses
 
— Je te l’avais dit, disait Pierre d’en haut
en matière de miracles, mon petit
tu ne m’arrives pas à la cheville
reluque un peu la dimension
ce qui est déjà une donnée miraculeuse
mais vois un peu les avantages de l’affaire
je vole comme un oiseau !
je suis un oiseau !
essaie d’en faire autant, minable magicien !
 
c’était une insulte étonnante
aussi le petit garçon ne s’en offusqua pas
d’ailleurs il n’était ni magicien ni minable
ce qui était encore plus étonnant.
 
il dégonfla son sexe maintenant ridicule
ce qui fit beaucoup rire les petites filles
et il demanda à Kateb si ça lui plairait
d’avoir deux sexes une fois reconstruit.
 
— Je préférerais avoir deux bouches
dit Kateb qui n’avait pas envie de rire
une pour parler comme tout le monde
et une autre pour parler aux oiseaux
je n’ai pas l’ambition de voler dans le ciel
j’irai au ciel quand le moment sera venu
je ne sais pas si je choisirai ce moment
mais moi aussi je jouerai au ballon
au ballon gonflé à l’hélium
et si les oiseaux font grève ce jour-là
le jour de ma descente dans le ciel
je ne souhaite à personne de se dé-composer
comme cela m’arrive un peu bêtement
deux bouches ce serait vraiment une bonne affaire
mais je vois bien que ce n’est pas possible
je me contenterai donc d’un deuxième sexe
il est petit on ne peut pas dire le contraire
mais il plaira aux petites filles
n’est-ce pas les petites filles qu’il vous plaira ?
 
— Ouiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii !
 
— Bien, puisque je ne me trompe pas
ce qui m’arrive rarement ces temps-ci
je te remercie d’avoir pensé à moi
je te remercie aussi pour tous les efforts
qui n’ont pas abouti à ma reconstruction.
 
— Ce n’est rien, dit l’enfant, ce n’est rien
rien qu’un peu d’amitié, simplement de l’amitié
je suis heureux de savoir
que désormais tu pourras me violer
enfin dès que ce sera possible bien sûr
quand je serai une femme
ce qui m’arrivera un de ces jours
tu pourras m’épouser ce qui est mieux je crois
je ne sais pas exactement pourquoi
mais quelque chose me dit que ce sera mieux
pas mon petit doigt rapporteur
parce que je te l’ai donné
et que tu l’as accepté
je t’en remercie du fond du cœur
quelque chose quelque part dans ma tête
me dit que ce sera mieux
que d’être violé par son propre sexe.
 
— Je n’ai pas tout compris, dit la bouche de Kateb
sauf qu’en matière de miracle
tu n’es pas aussi fort que tu disais
les chapeaux melons ne se mangent pas
les glaces à la fraise c’est autre chose
si tu avais un peu le sens de l’amitié
tu ferais un miracle pour moi.
 
l’enfant regarda le regard géométrique de Kateb
pour y chercher une réponse qui ne s’y trouvait pas
Kateb n’avait pas forcément envie
d’une glace à la fraise et de pages de dictionnaire
il avait d’autres soucis plus inquiétants
par exemple comment maîtriser cette bouche
qui réclamait des miracles faciles.
 
Pendant ce temps Pierre s’était approché du ciel
son ballon avait la forme d’une saucisse
à vrai dire sa saucisse était un ballon
un ballon gonflé à l’hélium
il navigua entre les morts
frémit un peu au contact
de la petite fille qui était morte pour rien
et il s’arrêta un peu à l’écart
observant les oiseaux qui le regardaient
c’est inquiétant un oiseau qui regarde
il a deux yeux c’est deux fois plus inquiétant
d’autant qu’il ne regarde qu’avec un seul œil à la fois
multiplié par des milliers d’oiseaux
ceux qui sortent la tête du ciel
et ceux qui foulent le sable blanc au bord du ciel
cela fait vraiment beaucoup d’inquiétude
mais enfin c’est comme cela la mort
c’est inquiétant un point c’est tout
on est là suspendu à son ballon gonflé à l’hélium
et le ciel s’arrête quelque part
contrairement aux idées reçues
parce que le monde est plein d’idées
reçues de préférence c’est plus commode
des idées sur la mort il n’en manque pas
de l’idée numéro un à la nième
des idées sur tout et surtout sur la mort
la mort qu’on reçoit en plein dans la tête
comme ça hop un jour que dieu fait
et même les jours que dieu ne fait pas
la mort est possible tous les jours
il paraît qu’elle arrive même la nuit
la nuit est un moment mal choisi
on ne devrait pas choisir ce moment-là
d’abord on n’y voit pas grand chose
ce qui est une mauvaise affaire en soi
ensuite on a un petit peu froid
même tout près de la cheminée
on pourrait se jeter dans le feu
mais ce n’est pas une façon de mourir
ça pue tellement
ça pue pour tout le monde et tellement !
enfin le monde est plus petit la nuit que le jour
ça peu de gens le savent mais c’est vrai
je l’ai vérifié avec mes instruments
ce sont des instruments de bonne qualité
et je sais m’en servir pour mesurer exactement
et ce que j’ai mesuré confirme le fait
le monde est plus petit la nuit que le jour
c’est une idée terrifiante
c’est pour ça que je l’ai vérifiée
on ne s’amuse pas avec la peur
il vaut mieux mesurer
et avoir peur comme il faut
plutôt que de ne rien comprendre
et avoir peur quand même
ce que le monde est petit la nuit !
surtout si c’est le moment de mourir
ou si c’est la dernière nuit
alors là le monde ressemble à une saucisse
et on est enfermé à l’intérieur de la saucisse
on est la chair de la saucisse
et c’est un immonde boyau de cochon
qui nous sépare du néant
moi ce genre d’image terrifiante
ça me donne envie de vomir
je vomirais même avec un boyau de vache
ce n’est pas une question de cochon
ni même une question de vache
c’est une question d’homme ou de femme
pas d’enfant
parce que les enfants n’ont pas le droit de mourir
il arrive qu’ils meurent bien sûr
la justice n’est pas parfaite -
voilà ce que Pierre pensait
pendant qu’il était suspendu au-dessus du ciel
attendant qu’un oiseau se décide
à crever le ballon gonflé à l’hélium
et que la mort s’éteigne doucement
sur son visage halluciné
tandis que l’hélium siffle à ses oreilles
et l’air du ciel éclaté de nuages blancs et noirs
jusqu’à ce que la mort ne soit plus
qu’une ombre au fond du ciel
là où la matière est une autre matière
et où la vie doit être une autre vie
voilà ce que Pierre pensait
et il regardait le regard des oiseaux
c’était irrésistible cet homme suspendu
et ce ballon en forme de saucisse
qui hésitait entre le ciel et la mer
dans cette zone d’incertitude
où l’horizon est un point d’interrogation.
 
— Je peux en faire autant, dit le petit garçon
aux petites filles qui n’en croyaient rien
parce qu’elles pensaient à autre chose
 
— On n’en croit rien, disaient-elles en riant
d’ailleurs tu n’es plus un petit garçon
tu n’es pas non plus une petite fille
qu’est-ce que tu vas gonfler, dis-le nous ?
 
— Je ne gonflerai rien, dit le petit garçon
il ne me poussera pas des ailes non plus
je m’élèverai très haut au-dessus de vos têtes
et la mer m’engloutira à jamais
un pareil miracle n’a jamais eu lieu
il faudra que vous me croyiez
la mer est infinie et mon âme est sincère.
 
— Fais-le ! fais-le donc ! disaient les petites filles
fais ce que tu dois prouver à tout prix
nous serons les témoins de ta science
et quand nous serons grandes et amoureuses
on l’enseignera à nos petites filles fais-le !
 
Le petit garçon avait la fièvre
la terrible fièvre qui fait mal aux yeux
à ce point que tout devient trouble
et qu’on ne se demande pas pourquoi
c’est une fièvre rare qu’il vaut mieux éviter
si on n’a pas vraiment le sens du miracle
ou si l’on n’est qu’un simple magicien
le petit garçon ferma les yeux gonfla la bouche
et le sable s’effilocha autour de lui
il serra les poings et tira la langue
et le sable se creusait sous ses pieds
les petites filles ne croyaient pas aux miracles
à la magie non plus d’ailleurs
et c’était très difficile de les convaincre
il fallait aussi étirer le cou comme font les oiseaux
rentrer les épaules creuser le ventre
ce n’était pas facile comme posture
et c’était pas mal du tout d’y arriver
mais était-ce vraiment très efficace ?
 
c’est la bouche de Kateb qui posait la question
c’est comme ça quand on a envie
d’une glace à la fraise ou d’une pastèque juteuse
on pose des questions sur les sujets graves
et comme on n’a pas la réponse
on embête tout le monde
on ferait mieux de la fermer
cette bouche de trop et pourtant solitaire
mais il ne faut pas trop l’espinguer
elle est capable de trafiquer les mots
de vous faire dire « mon nez « au lieu de « non mais »
je sais ce que je dis quand je parle de bouche
vous pouvez écouter le conseil d’un ami
 
— Tu n’es pas mon ami, cria la bouche
à Kateb qui venait de dire
ce que je viens d’écrire
et puis quoi encore ! cria-t-elle encore
et si j’étais étrangère, hein ?
avec un horrible accent étranger, hein ?
et du rouge à lèvres indélébile
qui te ferait ressembler à une femme, hein ?
Tu parles d’un ami que j’ai là !
un perroquet, oui ! une chimère
d’ailleurs il lui pousse une tête de chèvre dans le dos
ça ne va pas du tout
avec la couleur de sa crinière !
 
— Ne te moque pas boum de moi plouf
tentait de dire Kateb
rachpapon et plon toi derrière meuh !
ça suffit bouche théorique
non c’est rhétorique que je veux dire !
est-ce que je sais ce que je veux dire seulement ?
plaf plif plouf ruru banban zim !
arrête de te moquer de moi
devant tout le monde !
je t’arracherais si je n’avais pas perdu la tête
seulement voilà je l’ai perdue
je ne sais pas ce qui m’arrive
et comme c’est humiliant et terrible
tu me laisses parler maudite bouche !
 
tu me laisses parler quand je suis médiocre !
 
Kateb avait crié si fort mais si fort
que tous les oiseaux d’un coup s’envolèrent
c’était une bouche très embêtante
mais elle avait beaucoup de voix !
 
— Quinze parties de quinze chapitres de quinze pages
soit trois mille trois cent soixante quinze pages
c’est la dimension que tu devras donner à ton œuvre
si tu es un auteur sérieux
ce dont je doute
bien sûr.
nous avons
donc déjà parcouru
à peine un peu plus de six pour cent
de cette exigeante et irréversible dimension littéraire
ce n’est rien Kateb à côté de ce qui se prépare
 
Kateb avait frémi en entendant la bouche
il n’écrirait plus jamais c’était sûr
à moins que quelqu’un le reconstruisit
mais qui trouverait la solution ?
pas les petites filles les petites filles
ne sont pas assez grandes
pour reconstruire les hommes détruits
Pierre non plus ne le ferait pas
maintenant qu’il faisait des miracles
le petit garçon avait tout essayé
tout ce qui était possible dans sa tête
et Kateb était toujours détruit
et les oiseaux s’en fichaient complément
d’ailleurs ce n’était pas une affaire d’oiseaux
les oiseaux ne sont pas faits pour construire
ils volent ils piaillent
ils aiment les hommes
ou ils ne les aiment pas
mais sitôt qu’un homme est détruit
de la plus sinistre façon
et Kateb est un bon exemple
alors les oiseaux faisaient semblant de chanter
de voler de piailler et de se reproduire
ce n’était pas par méchanceté
ni par impuissance devant l’impossible
rien n’est plus moral que la nature
seulement les oiseaux sont des oiseaux
ils ne savent pas ce que c’est qu’une destruction
ils vivent ils meurent
ils s’aiment ou ils se font la guerre
ils fabriquent des raisons irréfutables
pour tous les actes de la vie civile
(y a-t-il une autre vie je me le demande)
et ne sachant pas détruire ni être détruit
ils ne peuvent pas reconstruire
ce qui leur paraît exister normalement
et qui est pourtant détruit foi d’homme !
non ce n’était pas une affaire d’oiseaux
ce pouvait être une affaire de miracle
mais qui croit aux miracles encore de nos jours ?
il faut croire pour que ça arrive
ça arrive toujours de cette façon
et ni Pierre ni le petit garçon ne sont des gens sérieux
ils s’amusent aux miracles
c’est un jeu dangereux mais c’est leur affaire
jeu plus danger n’égalent pas miracle
c’est tout ce qu’on peut dire de cette affaire-là
et ne me parlez pas de ma bouche
disait Kateb à des auditeurs imaginaires
ne me parlez pas de cette infidèle
j’en ai besoin pour parler
mais peut-être n’ai-je plus besoin de parler
maintenant que je suis détruit à jamais
c’est une question qu’il faut que je me pose
il n’y a peut-être pas de réponse
ça me fera passer le temps
jusqu’à ce qu’on me reconstruise
ce qui saura tarder le temps qu’il faut
quel temps faut-il aujourd’hui ?
c’est la question à poser à une passante
elle ne passait pas elle tapinait
et la question ne fut pas comprise
comme elle aurait dû l’être
tant pis ce sera pour une autre fois
les questions de sexe sont en attente
le siècle prochain sera très sexy
et on pourra poser toutes les questions qu’on veut
bien sûr on voudra beaucoup de questions
« il faut plus beau qu’hier
et moins beau que demain »
« il faut le temps qu’il faut »
« il faut bien assez beau
on n’aime pas les touristes »
« il faut un sale temps
pour aller chercher les champignons »
« il faut si beau quand on s’aime »
 
C’est amusant de se poser les questions
que les hommes futurs se poseront
on est en avance sur son temps
on est un précurseur des temps futurs
la pensée passe par cet amusement
pour devenir sérieuse au bon moment
au moment où quelqu’un écoute
et s’imagine préparer le futur
le futur dont tout le monde sait qu’il n’existe pas
« et quelle heure vous faut-il, madame »
« une heure me suffira n’importe laquelle »
« il faut que je vous fasse un enfant c’est important »
« s’il le faut n’importe lequel me suffira »
plus tard beaucoup plus tard
les poules auront toujours des dents
et la question sera toujours la même
« est-ce que je peux vous faire un enfant ? »
« est-ce qu’il faut que je vous fasse un enfant ? »
« est-ce bien prudent de faire un enfant ? »
« est-ce nécessaire cet embryon ? »
c’est l’embryon de Pierre ou du petit Thomas ?
c’est un miracle ou c’est de la magie ?
Qu’est-ce qui existe après la question ?
qu’est-ce qui meurt après la réponse ?
 
c’est la bouche qui parle qui parle qui parle
elle n’arrête pas de parler
et je ne dis pas ce que je veux dire
je n’arrête pas d’être détruit
et je ne détruis rien de ce qui ne s’arrête pas !
 
Kateb avait encore crié très haut
mais cette fois les oiseaux ne s’envolèrent pas
ils marchaient entre les petites filles
ils les regardaient des pieds à la tête
des pieds surtout pourquoi ? on ne sait pas
c’est une question un peu annexe
et il n’est pas nécessaire d’y répondre
par le moyen de l’écriture
chaque œuvre nouvelle doit écraser la précédente
jusqu’au jour où tout s’arrête en forme d’échec
c’est une chose que les oiseaux ne savent pas
ce qui ne les empêche pas
de reluquer les petites filles
des pieds à la tête des pieds surtout
il y a pourtant des têtes très jolies
des têtes avec des cheveux des yeux une bouche
des têtes bien construites comme il faut
mais c’est une chose que les oiseaux méprisent
peut-être parce que les pieds ont cinq doigts
les mains aussi
mais on ne marche pas sur les mains
est-ce qu’on vole en claquant du bec ?
 
— C’est quoi cette saucisse ? dit un oiseau
en montrant la saucisse de Pierre.
 
— Je ne sais pas, dit un autre oiseau
mais si tu penses que c’est une saucisse
je te crois sur parole foi d’oiseau !
 
— C’est quoi cette saucisse ? dirent d’autres oiseaux
 
l’autre oiseau ne répondit pas
 
— C’est quoi cette saucisse ? dirent mille oiseaux
 
c’est une sacrée question
la question de mille oiseaux
on ne sait pas s’il faut répondre
ou leur tourner le dos et s’envoler vers l’horizon
si l’on est un oiseau bien sûr
ce qui n’est pas toujours le cas
en tout cas dix mille puis cent mille oiseaux
se mirent à poser la question
en chœur en canon à contre-chant en syncope
si bien que la question n’était plus posée de la même façon
y répondre était inutile
de plus c’était dangereux
parce que tout le monde n’avait pas forcément
la même idée sur la question
l’autre oiseau se mura dans son silence
et comme il était le seul oiseau
parmi des millions d’autres oiseaux
à ne poser aucune question à qui ? à quoi ?
il s’attira des regards pleins de reproches
des reproches pas très clairs mais sévères
et il s’envola vers l’horizon
pour échapper aux questions
que chacun se posait à son sujet.
 
Le petit garçon connaissait la réponse
les petites filles aussi et ça les faisait rire
ce qui n’enlevait rien à leur innocence
on peut être innocent et tout savoir
d’une question aussi particulièrement particulière
n’est-ce pas les petits enfants n’est-ce pas ?
n’est-ce pas qu’on peut tout savoir
et cependant ne pas vraiment savoir ?
 
— Je l’ai gonflé à l’hélium, voilà tout !
dit Pierre sur un ton docte machin
il n’y a pas de secret c’est de l’hélium
du plus léger que l’air
ce qui n’a rien à voir
avec le secret des oiseaux
voilà je pense que j’ai tout dit
j’espère n’avoir déçu personne
ça m’ennuierait beaucoup mais si c’est le cas tant pis
que les ennuyés se rassurent
on ne s’ennuie pas tous les jours
c’est la règle des vivants et des morts
de ceux qui vivent sur la terre
et de ceux qui meurent dessous
heureusement qu’il y a des règles
et des gens pour les respecter
sinon où irait le monde
et avec le monde où irait l’humanité
et avec l’humanité où irait dieu
enfin l’idée de dieu soyons honnête
d’un point de vue strictement scientifique
le seul qui nous préoccupe ici
puisque nous considérons après l’avoir vérifié
que la littérature est une science exacte
soyons honnête disais-je
l’idée de dieu est inexacte
ce qui prouve que ce n’est pas une idée scientifique
 
Justement ! rétorquent les amateurs
ce n’est pas une idée scientifique
c’est notre idée et ce n’est pas la science
qui nous l’a donnée -
c’est la science qui nous a donné l’hélium
et l’idée de s’en servir pour imiter les oiseaux
ce n’est qu’une imitation
elle n’est pas parfaite mais ça marche
c’est l’essentiel que demande le peuple ?
 
et Pierre ouvrit un robinet
qui laissa échapper un mince jet de gaz
— c’est un problème de robinet, dit-il
il n’avait pas de craie pour écrire sa pensée
mais devant un auditoire aussi peu savant
il pouvait se contenter d’un vague commentaire
que tout le monde apprécierait
à sa juste et mesurée valeur mathématique.
 
— Étant donné que ma saucisse
renferme une quantité A de gaz hélium
et que le robinet à un débit B
calculer la vitesse de la descente dans le ciel
et le moment exact où cette vitesse
ne dépendra plus de ce problème
mais d’un autre qui est beaucoup plus simple
et qui tient compte de la gravité terrestre
dans un ciel si serein
le problème de l’impact est d’un niveau tel
qu’il faudra un miracle pour le résoudre.
à moins que monsieur le magicien
(il s’adressait au petit garçon)
n’ait une solution magique à nous proposer
ce qui ne semble pas être le cas
à moins que je ne me trompe tout à fait.
 
Le petit garçon se fichait complètement
de la question des miracles en mathématiques
il y en avait eu de nombreux au cours des siècles
et ça n’empêchait pas les hommes de mourir de faim
quand il n’y avait plus rien à manger
on pouvait calculer ce genre de mort
avec une exactitude stupéfiante
mais tout le monde sait
qu’on meurt exactement
au moment où on meurt
et si l’on multiplie ce moment
par des millions d’hommes qui ne mangent pas
on mesure exactement la folie
qui habite ceux qui mangent à leur faim
évidemment c’est un autre problème
on ne peut pas comparer
d’autant que l’hélium ne se mange pas
on vole dans les airs
ou on crève de faim par terre
c’est un problème mathématique
dont tout le monde connaît la solution
 
et tandis que Pierre amorçait la descente
la bouche de Kateb lâcha un cri énorme
un cri en forme de girouette sur la pointe de l’église
les petites filles eurent très peur mais les oiseaux
les couvraient de leurs ailes maintenant
il faisait chaud sous l’aile des oiseaux
et l’écho ne rendit pas le cri de Kateb
ç’avait été un cri terriblement déprimant
et maintenant qu’il n’existait plus que dans la mémoire
on attendait que ça recommence
que sa bouche s’ouvre entre les yeux
qu’elle écarte la peau de chaque côté
et que soudain le cri surgisse
ne sachant d’où vient le vent
et si l’écho a encore de la voix
c’était terrible cette attente sous l’aile
on ne voyait pas les yeux des oiseaux
on entendait la voix de Pierre
il parlait de miracles
de dieu de la vie de la mort du néant
il descendait lentement dans le ciel
où les âmes des morts se croisaient sans cesse
comme Ulysse il avait le cœur serré
mais rien ni personne ne l’empêcherait
de continuer sa folle et fantastique entreprise
les oiseaux l’admiraient un peu
il mourrait d’une façon ou d’une autre
noyé pendu guillotiné écartelé
il lui arriverait quelque chose de mort
avant de toucher le fond du ciel
dont seuls les oiseaux connaissaient le terrible secret
 
maintenant il avait les pieds dans le ciel
l’hélium giclait avec une régularité d’horloge
il sentit une fraîcheur le long de ses jambes
peut-être un nuage porteur d’humidité
ou une brise en quête d’orage
cela montait comme des veines
irriguait tout l’intérieur de son corps
comme un poison s’insinue jusqu’à la vie
de chair en chair jusqu’à toucher la vie
il pouvait sentir la vie en lui
c’était un poids et il le mesurait
avec une exactitude qui le réjouissait
ses pieds étaient déjà morts
ou bien il faisait tellement froid
le froid était une possibilité
la mort une certitude
qu’est-ce qui est noir quand on meurt ?
il n’y avait pas de drap
et ses mains cherchaient le vide
le vide était insondable
mais ses mains aimaient le vide
il y avait beaucoup d’amour dans son cœur
maintenant qu’il finissait de vivre
il s’arrêtait avant la mort
ce n’était pas du tout comme il avait imaginé
il croyait au voyage
et il ne voyageait pas
il était arrêté
et le ciel l’absorbait lentement
le froid montait encore
son ventre s’était arrêté de vivre
il pouvait fermer le robinet
pour savourer ce passage inouï
mais le chuintement du gaz l’aidait à mourir
c’était une dernière voix
le souffle sans les mots qui ne veulent plus rien dire
au moment où il n’y a plus rien à dire
où tout est à espérer
où tout se compose une bonne fois pour toutes
où personne ne sait ce que ça veut dire
des personnes qui voudraient tout savoir
de cette mort énigmatique
de cette mort qui est peut-être une maladie
une maladie quelque part dans la tête
au moment du plus grand besoin de vivre
le souffle
les mots
le jet de gaz
les molécules
la mort
la vie
puis les poumons un froid terrible
la gorge la bouche disparaît
il reste les yeux pour regarder
des milliers d’oiseaux se pressent sur le bord de la plage
pourquoi ne volent-ils pas ?
on dirait qu’ils font la grève
il y en a des milliers
pourquoi ne feraient-ils pas la grève ?
 
robinet

Extrait de la Chanson de Kateb

 

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