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Livre premier
Chapitre IX

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 Article publié le 6 mars 2006.

oOo

Dans tous les bouquins, en tout cas dans ceux qu’il lisait, le bureau d’un petit fonctionnaire obscur était soit enfoui et presque crasseux, soit confiné entre deux parois où un caoutchouc joue au Guignol. Jean de Vermort pensait avoir de la chance. Il n’était rien dans cette existence, malgré un nom qui lui valait, à défaut de prestance, une certaine considération mêlée de compassion pour les divers handicaps qu’il s’efforçait douloureusement de dissimuler. Court sur pattes, un peu noiraud, le front oblique, la lèvre inférieure lippue tandis que la supérieure manquait de caractère, il n’imposait qu’un comique de circonstance à ceux qui le rencontraient pour la première fois, et le silence aux autres, ceux avec qui il lui arrivait de communiquer dans le cadre strict de ses occupations professionnelles. Il appartenait au Bureau des Vérifications, sans avoir jamais bien compris ce qu’on attendait de lui. Le BV était une antenne ou un département du RI, aussi Jean de Vermort avait-il quelquefois à faire avec le juge Kol Panglas qui l’entretenait alors de souvenirs liés à un terroir que la famille Vermort avait pillé en des temps plus favorables. Janver, comme l’appelaient ses collègues sournois dans les rares conversations qu’ils lui consacraient si les circonstances avaient fait de lui un sujet, par sa faute et pour un temps si éphémère qu’on oubliait tout sauf le détail significatif, Janver n’éprouvait pas de ressentiment à l’égard de tous ceux qui, au fond, manquaient au peuplement de sa croissance sociale. Celle-ci, à l’image de son corps, n’avait guère évolué vers les autres, ne l’enfermant pas vraiment, ce qui l’eût désespéré à jamais, elle l’emportait à l’écart des rites et des nouveautés, le privant de commentaires et en même temps de souvenirs. Son bureau, étroit et bien éclairé, constituait pour lui l’endroit le plus agréable de son existence. Il n’en sortait que pour regagner son coquet appartement où il vivait en compagnie d’une chatte et d’un perroquet. Sans ces distributions de nourriture et ces monologues ponctués de miaulements et de caquètements, il eût sombré dans la dépression ; or, c’était justement ce qu’il devait éviter à tout prix, la dépression, la terrible dépression à laquelle l’avait condamné une fois une mélancolie inexplicable autrement que par la malchance. Le docteur Vernier avait été catégorique : Cet enfant n’a pas de chance, avait-il expliqué à des parents médusés qui venaient de déclarer à propos de ce même enfant : il n’a pas de vie. Cela se passait à une demi-heure d’intervalle ; ce fut un temps trop court pour empêcher la mélancolie d’ouvrir la porte à la dépression. Après une crise de violence inouïe qui avait été sanctionnée par la contention et la tranquillisation, il avait admis qu’il n’était plus lui-même et qu’il devait désormais s’efforcer de vivre avec ce qui, contrairement à la théorie que professait son médecin de père, n’était pas un autre, mais quelqu’un. Ce qui aggravait les circonstances, quelles qu’elles fussent.

Le bureau possédait une fenêtre. Cette possession figurait en toutes lettres sur l’inventaire affiché derrière la porte : ce bureau possède une fenêtre, comme si on craignait qu’il ne la possédât plus, qu’il existât une possibilité qu’elle appartînt à une autre entité forcément architecturale, car comment imaginer que la fenêtre eût pu avoir une autre destination que celle d’ouverture sur l’extérieur ? C’était cet extérieur qui ravissait Janver, en dehors de toute spéculation imaginaire. La rivière laissait quelquefois entendre sa paresse. Un pont la traversait, légèrement oblique et toujours parcouru d’une sereine agitation. Les façades des immeubles de rapport qui bordaient l’autre rive étaient éclairées du matin au soir. Janver vivait dans cette géométrie plane, il savait exactement à quel endroit de cette complexité de parallèles et de perpendiculaires d’où naissaient les innombrables autres fenêtres dont l’une était la sienne. Il ne fallait pas se lever ni se pencher pour assister à ce spectacle reposant. Le bureau était installé près de la fenêtre et la chaise pivotait.

Ce matin, en entrant dans le bureau, il avisa tout de suite le dossier rose. C’était simple : bleu, il restait ; rose, il sortait. Il avait l’habitude et jamais il n’en fut autrement. Il se demanda jusqu’où il irait cette fois. Il n’avait jamais été bien loin, mais ces sorties le ravissaient quelquefois. Il n’avait pas le souvenir de s’y être égaré au point de nécessiter de l’aide. Généralement, il s’en sortait tout seul. Mais l’occasion était assez rare pour qu’il commençât, chaque fois, par s’inquiéter. L’inquiétude n’était pas maladive comme la mélancolie. Tout le monde éprouve de temps en temps de l’inquiétude et on dit même que c’est bon pour la santé, un peu comme le froid fouette le sang. Mais tout de même, la douleur n’était jamais loin. Elle semblait se réveiller alors qu’il avait oublié qu’elle pouvait dormir pour se faire oublier. Il s’assit. Le store était levé. Une douce lumière envahit son dos. Son ombre sur le sous-main était parfaitement transparente, comme d’habitude. Le moindre changement lui eût inspiré un questionnement. Et à qui s’adresse-t-on quand on se parle à soi-même ? Quel est ce composant de la personnalité qui écoute ce qu’on se dit ? Janver frissonna.

Il ouvrit le dossier qui sentait encore l’encre. La première page contenait l’ordre de mission. Il se promit de le lire avant de passer à la deuxième page pour s’informer de la personne qu’il aurait à surveiller cette fois. L’ordre était signé Kol Panglas, comme d’habitude, et contresigné par le baron de Hautetour qui lui devait le respect et ne s’en cachait d’ailleurs pas, ce qui jetait toujours un certain trouble dans les conversations. L’ordre ne mentionnait jamais le nom. Un code le remplaçait. Il pouvait l’oublier, car il n’avait aucune importance, en tout cas pas à son niveau. Le code était une précaution dont il ignorait les tenants et les aboutissants. Il était conforme, il s’en assura scrupuleusement. Il n’avait jamais eu d’ennuis à ce niveau basique d’une vérification, sans doute parce qu’il avait toujours pris connaissance de sa mission avant de s’introduire dans l’intimité relative de son objet. Relative, car les instruments de la vérification étaient déjà en place. Il n’avait pas à s’occuper du système auquel il aurait un accès restreint. Ce qu’il ne devait pas oublier, par contre, c’était la clé qui ouvrait cette vitrine secrète sur l’intimité de l’objet. Quatre chiffres, en général. Il était interdit de les noter ailleurs que dans sa mémoire, mais Janver avait une mauvaise mémoire. Il notait les possibles oublis dans son calepin, dans un codage enfantin qui ne valait pas l’encre sympathique.

Il eut un pincement au coeur quand il put voir enfin le nom de l’objet : Anaïs K. Il eut immédiatement le réflexe de mettre le dossier sous son aiselle et d’aller frapper à la porte de Kol Panglas pour lui rappeler que le règlement interdisait qu’on vérifiât un objet appartenant à sa propre intimité. Mais Kol Panglas eût été alors surpris de l’apprendre. C’était un secret de famille. Son comte de père ne badinait pas sur ce sujet. Il n’en parlait d’ailleurs jamais. Janver ne se souvenait même pas de la source à laquelle il avait puisé pour se convaincre qu’Anaïs K. était un sujet tabou chez les Vermort. Elle ne l’était pas moins en Haut Lieu. Il se sentit trahi, comme un animal qui renifle le piège dans lequel il va pourtant tomber.

Il pivota. Le ciel était clément. Une douce lumière descendait, interdisant le vertige. Puis la rivière, toujours lente et paresseuse, qui attirait le regard des badauds, inévitablement. Il n’irait pas voir le juge. Le juge avait le droit de savoir, mais la famille avait aussi ses droits. Cependant, il n’en parlerait pas au comte, ni à son aîné. C’était trop compliqué de mettre en jeu une nouvelle hypothèse de situations et angoissant de réduire au silence une évidence qui l’avait frappé, il ne se rappelait toujours pas dans quelles circonstances. Le problème, c’était cette angoisse. Il n’avait jamais enquêté dans cet état que l’existence réservait d’ordinaire à d’autres enjeux. Il se corrigea. Il n’enquêtait pas, il vérifiait. On ne cessait de lui répéter : vous vérifiez les données de l’enquête. Il rencontrait quelquefois l’enquêteur si la vérification se heurtait à des difficultés dont l’enquêteur était responsable, le plus souvent à son insu, car au-dessus des états d’enquête et de vérification, il y avait le projet conçu par une hiérarchie peu soucieuse de clarté. Il n’avait pas eu souvent l’occasion de se confronter à un enquêteur pris en flagrant délit de trucage. Cela arrivait. Il oubliait vite. Il n’aurait pas aimé collaborer avec quelqu’un qui ne lui était pas hiérarchiquement inférieur ni supérieur, ni égal d’ailleurs et que les circonstances auraient placé dans son collimateur de vérificateur pointu et méticuleux. Il ne tenait pas à sa réputation à ce point et n’entretenait avec les enquêteurs que des relations distantes et éphémères. Il en était de même avec ses autres collègues, mais c’était moins clairement explicable, plus profondément anxiogène.

Il pivota. Le dossier n’était pas épais. Frank Chercos cherchait une puce électronique qu’il avait vu dans les mains de l’inspecteur Bégnard et dont ce dernier ne pouvait rien dire pour l’instant, car il était en réanimation et les chirurgiens ne parvenaient pas à le sortir d’un coma provoqué par un tir à bout portant. Pourtant, écrivait Chercos, quand j’ai tiré, j’étais bien à dix mètres. Kol Panglas avait noté dans la marge : Nous ne trouvons aucune trace de ce tir. Soit il a tiré et le coup n’a pas fait mouche (illusion ou orgueil, à vous de vérifier), soit il a cru tirer et il faudra alors expliquer pourquoi il a eu l’intention de le faire.

Janver connaissait Frank Chercos. Ils avaient le même âge. Ils s’étaient connus enfants, dans les environs du château qui était une aire de jeux fantastique pour tous les enfants du pays, ce que le comte autorisait en vertu de ses propres souvenirs. Janver fouilla un instant dans sa mémoire pour se rappeler s’il avait déjà vérifié une enquête de Frank. Quand il effaçait, il effaçait bien. Il fut incapable de dire si oui ou non, alternative de l’idiotie, pensa-t-il. Frank enquêtait sur Anaïs K.. Le comte serait furieux s’il apprenait une pareille intrusion dans les affaires familiales. Le RI voulait savoir pourquoi Anaïs K. avait fait l’objet d’une agression. Elle était actuellement testée par la Centrale de Contrôle des Récits et ne tarissait pas, disait le rapport peut-être rédigé par Kol Panglas tant l’affaire semblait de première importance. Anaïs K. était une agente du RI. Une des meilleures. Frank avait été tué alors qu’il la suivait, mais on pensait plutôt qu’ils étaient ensemble. Janver eut une crispation comme chaque fois que le contenu d’un rapport d’introduction devenait allusif. Mais ce n’était pas là l’objet de la vérification. Vous vérifierez si le coup est parti ou pas. Les circonstances annexes, c’était pour sa lanterne, au cas où. Ils avaient toujours raison de le mettre sur d’autres pistes sans l’y pousser. Vérifier si Frank a tiré sur Bégnard. Cela n’avait rien à voir avec la vie privée d’Anaïs K. et moins encore avec la généalogie compliquée d’incestes et d’infidélités des comtes de Vermort. Le révolver de Frank, un P32, était disponible à l’armurerie. Il disposait aussi d’un rapport balistique éprouvant qu’il n’acheva pas. Si vous lisez tout jusqu’au bout, vous ne comprenez plus ce qu’on vous demande, dit Janver à son ombre transparente qui s’illuminait à l’oblique d’un soleil particulièrement joyeux ce matin. Il pivota encore et se remplit les poumons de l’air de la ville, les yeux fermés pour ne plus voir cet amour de paysage urbain qui l’obsédait au point de lui faire oublier l’heure.

Il descendit. J’irai voir la veuve Bégnard. Il pouvait aussi consulter les transcriptions des récits d’Anaïs, disponibles en clair, mais il fallait traverser la Zone d’Intimidation et cela ne le réjouissait jamais. Il reporta au lendemain cette tâche sans doute ingrate. Les récitateurs s’embarquaient toujours dans les longueurs de leur autobiographie et il n’en tirait jamais grand-chose d’intéressant au niveau de la vérification. Il songea qu’il avait d’abord eu l’ambition de devenir enquêteur. Entendons-nous bien : le vérificateur ne se situe pas en dessous de l’enquêteur. On ne peut pas non plus parler d’égalité. Ils sont simplement sur le même plan et pour la durée de la vérification. Les enquêteurs enquêtaient-ils sur les vérifications ? Il ne se posait cette question absurde que pour amuser son esprit déjà à la fête d’un quai où passaient des jeunes filles toutes à peu près construites sur le même modèle, du moins n’observait-il que celles-là. Il prit un bus de la ligne S et regarda pendant un quart d’heure le paysage qui s’étirait derrière le pare-brise où se reflétait la tronche butée du chauffeur qui n’écoutait plus le moteur. Simenon avait évoqué ces effleurements de femmes, un jour d’été. Janver aimait bien y penser en laissant son regard couler sur des formes qui étaient un peu les siennes. Il ne se montrait jamais obscène. Le plus souvent, on avait pitié de lui.

 

La veuve Bégnard était flippée quand il arriva. Elle le reçut en pleine crise de bonheur de pacotille.

- Je veux être heureuse, vous comprenez, monsieur le Vérificateur ? Je VEUX !

Il s’était présenté sur le seuil.

- Ah ! Janver, avait-elle gloussé parce qu’il l’amusait déjà. Je suis un peu...

Elle se tortilla les cheveux sur la tempe. Il comprit qu’elle souffrait de la perte de son mari et que cela la rendait folle. Il présenta des condoléances agrémentées d’un petit souvenir vaguement corrigé pour la circonstance.

- Vous allez me trouver... commença-t-il.

- Je vous trouve tous très gentils, dit-elle en s’asseyant sur le fauteuil qu’elle venait de lui indiquer.

La pauvre perdait un peu de sa dignité, il s’en désola. Il demeura debout près d’une fenêtre qui l’intimidait au lieu de le rassurer. Les fenêtres complotent par manque de relations.

- Non, non ! Vous n’êtes pas ridicule, fit-elle. Je vous comprends.

À un moment, il avait dû inverser le processus. Cela lui arrivait au début, mais ne durait pas, il le savait.

- Personne n’est venu fouiller l’appartement, dit-elle en jetant un regard circulaire comme pour en indiquer les limites à ne pas dépasser. Ne perquisitionne-t-on pas d’habitude ?

- Nous ne nous permettons jamais ce genre d’intrusion dans la vie privée, dit-il.

Il n’en savait rien. Il ne savait pas jusqu’où pouvait aller un enquêteur, détail de procédure qui allait encore lui compliquer le travail. Frank était coriace.

- Si quelqu’un (il pensait à Frank) ou quelque chose (à quoi penser ?) vous a fait croire que j’étais... que nous étions capables d’une pareille... ignominie...

Où allait-il chercher ses mots en présence de ce joli exemplaire du genre féminin ? Ignominie, il ne pensait pas autre chose du service auquel il appartenait corps et âme.

- Vous me rassurez, dit-elle. Moi-même, je n’ai rien fouillé. Lucas avait des secrets, mais je ne pense pas qu’il en ait enfermé dans les placards. Vous voulez vérifier avec moi ?

Il vérifiait seul ! Elle perçut une rébellion contenue dans le masque que portait le vérificateur. Il était masqué. Il avait oublié de lui dire que les vérificateurs agissaient sous le masque. Elle rit.

- Quand j’étais rien qu’une môme... commença-t-elle à chanter.

- Et que je savais pas... continua-t-il.

- Encoooooooooore, modula-t-elle trop longtemps, bien au-delà de la mesure qui contenait ce seul mot.

Elle riait bien, l’empêchant de continuer une chanson dont il ne se souvenait d’ailleurs qu’imparfaitement.

- Encoooooooooore, répéta-t-elle sans qu’il pût se souvenir de ce qu’il ne savait pas encore et qu’elle exigeait qu’il trouvât sous peine de ne plus...

Qu’avait-elle commencé ? Il aperçut les hosties éparpillées autour d’un coffret à friandises. Elle le surprit alors en flagrant délit d’analyse de la situation. Ne souhaitait-il pas chanter avec elle, au fond ?

- Qu’est-ce que vous êtes venu vérifier ? demanda-t-elle d’une voix un peu dure.

Elle lui fourra une hostie dans la bouche. Non, il craignait qu’elle le gavât de cette substance qui faisait partie de sa propre pharmacopée, mais seulement en cas d’urgence. Il avait seulement reculé et la fenêtre lui avait communiqué la chaleur du dehors. Ne trouvait-elle pas étrange qu’il ne consentît pas à s’asseoir alors qu’il venait d’entonner avec elle une chanson qu’elle ne pouvait pas connaître ? Qui était-elle ?

- Agnès, dit-elle en croquant une hostie.

- Agnès ? La petite...

- La petite vermine aux yeux rouges, oui.

Il reconnut les cheveux, rouges eux aussi, et la bouche fine au reflet d’ivoire.

- Si j’avais su... laissa-t-il échapper de sa bouche.

Mais alors qui était Bégnard ? Il n’avait pas à le savoir, pas dans le cadre strict de la vérification qu’on lui avait confiée, mais tout de même, le passé, le passé tonitruant quelquefois, le passé qui revient quand on ne l’attend plus !

- Ça vous en bouche un coin ! riait-elle.

Ce qui le lui eût bouché, ce coin de sa curiosité maintenant maladive, c’eût été de reconnaître Bégnard dans le magma de visages qui encombraient l’historique de ses révélations successives. Il ne connaissait aucun Lucas.

- Frank ne m’a pas reconnue, regretta-t-elle en contemplant une hostie. Pourtant...

Il frémit. Il désirait tout savoir mais ne pouvait pas en prendre le risque. Non seulement il risquait de dépasser les limites d’une vérification qui portait sur un objet parfaitement identifié, mais encore et surtout, il était sur le point de restaurer des souvenirs que la mémoire avait occulté pour peut-être de bonnes raisons.

- Vous ne devriez pas en abuser, dit-il en montrant les hosties. Moi-même...

Il allait se confier. C’est toujours ce qui arrivait quand il ne se bornait plus à vérifier le vérifiable. Il avait terriblement envie d’arracher son masque. Jamais il ne l’avait arraché, sauf devant le miroir de ses répétitions. Les enquêteurs ne portent pas de masque. Ce sont des hommes d’action. Comment mouraient les taupes au sein d’une enquête ou d’une vérification ? Bégnard n’avait pas eu le temps de l’apprendre. Si Frank l’avait tué, comme il l’affirmait malgré l’évidence du contraire, il avait agi par effet de ricochet, comme ça.

- Que faites-vous ? s’étonna-t-elle.

Il lançait le galet. Frank gagnait toujours. Ne se souvenait-elle pas de l’enjeu ? La beauté de Frank, incontestable, contre le mystère des Vermort, vieux mystère de château et de portraits authentiques. Qu’est-ce qu’il était venu chercher chez cette jolie veuve ? Et qu’est-ce qu’il trouvait ? Ce qu’il ne cherchait pas. Qu’est-ce qu’il avait vérifié ? Rien ? Non. Autre chose. Exactement ce qui arrivait à Frank au cours d’une enquête qui faisait de lui le fils d’Anaïs K.. Il retourna dans son bureau. Quelle fraîcheur agréable ! pensa-t-il en pivotant. Le téléphone sonna.

- Où en êtes-vous ? dit la voix de Kol Panglas.

- Je suis dans mon bureau.

- Vous êtes sorti, non ?

- Acheter des cigarettes.

- Vous fumez ? Première nouvelle !

Ils savaient tout. Ne pas mentir. Ne dire qu’une partie de la vérité. Ne jamais mentir. Kol Panglas toussa longuement.

- Excusez-moi, dit-il en reniflant. Frank m’a refilé son rhume.

Frank ? Frank et Kol Panglas.

- Vous fumez, oui ou non ? Vous ne fumiez pas !

- Je ne sais pas pourquoi j’ai acheté ces cigarettes. Je ...

- Vous ne savez pas ? Bon. Ce n’est pas mon affaire après tout. Ne sortez plus pour acheter des cigarettes si vous ne savez pas pourquoi.

Le ton était-il ironique ? Kol Panglas enchaîna, interdisant la réflexion sereine :

- Allez jeter un oeil chez la veuve, conseilla-t-il. Pas SUR la veuve. Chez elle. Elle sort cette après-midi avec une amie. Vous disposerez de deux heures. Deux heures, vous entendez ?

Qu’est-ce qu’il fricotait avec Frank, Kol Panglas, au point d’en attraper le rhume ? Ça ne s’expliquait pas plus que les cigarettes qu’il n’avait pas achetées. De quoi sont faites les conversations, si l’on y réfléchit.

- Deux heures, d’accord. Entre trois et cinq, c’est d’accord. J’irai. J’ai la clé ? Quelle clé ? Elle m’a donné la clé ? Je ne me souviens pas.

Kol Panglas raccrocha. Je devrais respirer encore un bon coup. Ils savent que je ne maîtrise pas ma liberté de mouvement parce qu’ils en ont la prescience. Si j’appelais une secrétaire, pour avoir bonne contenance ? Cela me prendra une demi-heure pour la convaincre que j’ai vraiment une lettre à dicter. - Dicter une lettre, vous, monsieur de Vermort ? Mais vous n’avez jamais dicté de lettres !  - J’en ai écrit et personne ne les a... Qu’est-ce que je dis ? Non. Je ne parle à personne. Je fais. Je ne sais pas ce que je fais. J’imagine que je ne le fais pas, mais je ne peux rien empêcher pour que ça arrive. Je suis... je suis... maladroit. Il aurait plutôt dû faire la preuve de sa compétence à vérifier l’insignifiance de son travail au sein d’un organisme qui devait exercer un pouvoir sur... sur quoi ? Il veulent savoir par esprit de justice. C’est ça, la justice. Savoir. Vérifier. Frank et Janver. Deux idiots de la famille sociale. Voilà ce que nous sommes. Frank me casserait la gueule s’il savait ce que je pense de lui. Ce que je pense de moi ne l’intéresse pas. On a joué à ses jeux et je n’ai jamais réussi à demeurer un Vermort, ce qu’il aurait parfaitement réussi, lui.

- C’est encore moi. Vous n’êtes pas allé chercher des cigarettes. J’ai enregistré la conversation. Vous pouvez faire ce que vous voulez de votre chienne de vie, mais ne racontez pas d’histoires !

- Vous... vous...

Il n’y arriverait pas. Il ne parviendrait jamais à remettre les autres à la place qui leur est assignée par une hiérarchie qu’ils ne peuvent pas comprendre plus que lui. Il regrettait déjà ces borborygmes poussifs.

- J’ai oublié de vous dire que vous devez entrer dans l’immeuble discrètement.

- Par les toits !

Il était nerveux ce matin. Elle lui avait peut-être refilé une hostie sans qu’il s’en aperçût. Elle était assez perverse pour le pousser à l’erreur fatale. Il n’arriverait peut-être même pas en bonne santé à trois heures, heure à laquelle elle monterait dans l’S avec une amie. Il se posterait de l’autre côté de la rue, si possible à l’intérieur, pour éviter les reflets.

- Sally !

Il agissait sans se consulter. Sally entra.

- Oui, Monsieur ?

Comme elle n’était ni belle, ni idiote, il ne voyait aucun inconvénient à perdre du temps à la draguer. Il avait tout juste eu le temps de mettre son masque de Vérificateur. Elle arrivait avec un dictaphone. Son rôle consistait à placer le dictaphone devant la bouche du récitant qui prétendait envoyer des lettres à l’autre bout du monde.

- Si ça vous amuse, dit-elle en appuyant sur le bouton record.

Ça ne l’amusait pas vraiment.

- Si vous avez autre chose à faire...

Elle récita la liste des choses qu’elle avait à faire, comme un garçon de café espagnol. Il l’interrompit sur le mot Kol Panglas.

- Éteignez ça, dit-il en lui prenant le poignet. Vous allez chez le vieux ce matin ?

- C’est en tout cas ce qui est écrit sur ma liste. Je n’ai pas fini...

- Il écrit des lettres ?

Ça ne le regardait pas. Elle aurait pu l’envoyer sur les roses et revenir à de plus saines occupations. Elle aimait se montrer utile. Comme elle n’était ni stagiaire ni auxiliaire, et qu’elle ne pouvait être, vu son âge, une titulaire, il lui demanda si ses études marchaient bien.

- J’en viendrai à bout, dit-elle avec un petit soupir de lassitude.

- J’ai du temps à perdre, avoua-t-il.

Il n’en avait pas honte. Il était titulaire maintenant. Frank ne pouvait pas en dire autant. Ça aide, la famille. Remarquez bien que ma famille y est pour quelque chose dans sa nomination provisoire. Il l’aura, son poste ! Pourquoi ne lui racontait-il pas tout ça ? Réponse : parce qu’elle s’en foutait éperdument.

- Alors, je retourne, dit-elle en appuyant sur le bouton stop.

Elle sortit. Petite odeur de fraise elle aussi. Avec un détail de menthe. Bon sang ! Elle a enregistré notre conversation. Ça les amusera.

- Si vous avez autre chose à faire... [...] Éteignez ça. Vous allez chez le vieux ce matin ?

ELLE - C’est en tout cas ce qui est écrit sur ma liste. Je n’ai pas fini...

- Il écrit des lettres ?

ELLE - J’en viendrai à bout.

- J’ai du temps à perdre.

ELLE - Alors, je retourne.

Rien en code. Tout en clair. Il allait se faire taper sur les doigts. Ou alors Kol Panglas ne se formaliserait pas d’avoir été traité de vieux (- De vieux quoi ? - De vieux rien. - Rien ?) par un stagiaire de première catégorie (il avait évité le stade presque humiliant de la seconde catégorie et n’aurait jamais accepté cet emploi si on avait exigé de lui qu’il commençât au bas de l’échelle, avec les troisièmes catégories dont les trois quarts étaient finalement blackboulés) qui n’avait pas encore fait ses preuves. Le mieux était sans doute de se concentrer sur ce qu’il avait le devoir d’accomplir : une mission secrète. Ne pas oublier le masque. Il l’oubliait quelquefois et les gens qu’il croisait le saluaient :

- Bonjour, monsieur de Vermort.

Il n’était qu’un Vermort parmi les autres du même nom, mais ça lui faisait tout de même plaisir d’être le seul le temps d’une rencontre fortuite et passagère.

 

 

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