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Hypocrisies - Égoïsmes *
Alfred Tulipe 91

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 Article publié le 17 septembre 2023.

oOo

Le chemin commençait à ruisseler dans tous les sens. Le vent finirait par pénétrer dans la forêt et alors il faudrait songer à sauver sa peau. Devant moi, pataugeant dans la boue en formation, elle brisait la broussaille à grandes volées de coups de bâton. Un si beau bâton ! Presque une œuvre d’art. Elle l’avait décapuchonnée et sa lame pointue brillait dans les gouttes grises qui tombaient des feuillages. C’était une arme de pointe. Elle l’avait dénichée dans le pavillon de chasse où nous avions trouvé refuge avant de reprendre notre route vers le château.

Je n’en ignorais pas l’existence, je ne m’en étais même jamais approché, mais le comte ne tarissait pas d’anecdotes à son sujet. N’était-il pas heureux de recevoir chez lui le fils et le petit-fils d’un ancien domestique qui avait lui-même alimenté son enfance de récits tous plus glorieux les uns que les autres ? À l’entendre maintenant (fin de repas ou séjour en bibliothèque, quelquefois dans le potager qu’une domestique travaillait pendant qu’il s’agissait pour moi d’apprécier la qualité du légume cultivé à Surgères), il avait adoré mon paternel et avait été au moins aimé de lui, mais je n’avais pas vécu cette époque bénie (selon ses propres critères amoureux), étant en voyage avec ma mère, toujours en voyage ah ça il s’en souvenait comme si c’était hier… Mais aujourd’hui j’exerçais une influence notable (il aimait ce mot et en abusait) sur l’état de la littérature française, s’il était bien renseigné et il croyait l’être de source fiable. Je n’éprouvais d’ailleurs aucune curiosité pour les auteurs de ma biographie. J’en connaissais quelques-uns. Ou je pensais les reconnaître dans les confidences du comte qui les organisait uniquement dans la perspective de sa fille, Hélène, « malheureuse épouse » de ce Titien Labastos qui osait porter le nom de son ex compagne (qu’il avait peut-être assassinée) et qui de toute façon ne publiait rien faute d’avoir convaincu les garants de la « bonne tenue littéraire parisienne, voire française ». Il m’aimait bien, le comte, peut-être autant que mon père dont la tombe était régulièrement « profanée » comme disait la Presse locale. Mais jusque-là, je veux dire : jusqu’à ce que Madeleine ouvrît la porte du pavillon de chasse, Julien vivait de sa belle vie et Roger Russel, introduit comme avocat chez les Surgères comme il l’avait été chez les Magloire, prétendait que Julien finirait par me tuer, car il était évident selon lui qu’Hélène m’appartiendrait tôt ou tard corps et âme. Selon cet avocat (du Diable ?), je prenais les choses trop à la légère, oubliant que Julien était un assassin et que le comte n’avait pas agi autrement à l’égard de la comtesse, toujours à cause de moi ou plus exactement de mon comportement relatif à la femme des autres. Avais-je vécu aussi près de Juliette Magloire ? Rien de tel ne figurait dans les auditions de Julien. Ni dans la mienne d’ailleurs. Pas plus que dans les écrits de Frank Chercos qui avait cherché à doubler son employeur sur le même terrain des hypothèses d’amour. Hou !

Bref, Madeleine ouvrit la porte. Elle en possédait la clé. Rien d’étrange à cela : elle était la gardienne des clés du château depuis que la comtesse séjournait aux côtés d’Ulysse. Hélène la jalousait-elle depuis ? Je n’en sais rien : autant le dire. La clé du pavillon était de fer et de forme ancienne, genre bénarde, au panneton étrangement compliqué de fentes perpendiculaires, le museau pointu et l’anneau arabesque. Lourde peut-être. De récent usinage si j’en jugeais par la patine. On avait donc égaré l’ancienne. Ou le comte la conservait-il jalousement par devers lui. Je n’avais jamais entendu de clés cliqueter dans ses poches. De poche, Madeleine en possédait une d’assez vaste pour contenir d’autres outils d’ouverture, pied-de-biche ou pince monseigneur. Bordée d’une fine dentelle à deux couleurs assez proches pour se confondre, dans le blanc ou pas loin. Le pêne produisit un féroce claquement de dents. La porte parut se détendre et s’entrouvrit. Les volets étant fermés, l’ombre nous accueillit. Elle se déshabilla tout de suite. La boue du chemin provoquait des glissements en boucle, car les mains revenaient à l’ouvrage du projet sodomique. Je perdis quelque peu le sens de l’orientation en même temps que les seins et la bouche. Me voici léchant l’épine d’une vertèbre, cherchant à joindre mes mains quelque part au niveau du nombril mais n’y réussissant pas, les hanches dans la pliure des coudes, souples et fermes à la fois, cuisses enfermées dans les siennes et la queue au travail de l’anus qu’elle activait au rythme de sa respiration. Elle devait avoir la tête enfouie dans un coussin. Elle connaissait les lieux. Quelques minutes plus tard, elle m’avoua avoir toujours eu envie de moi. Nos pères s’étaient fréquentés, dans les limites imposées par leurs tâches respectives. Pourquoi ma mère m’avait-elle enlevé ? Elle ouvrit une fenêtre, puis les volets, referma la fenêtre et la pluie se mit à harceler les carreaux. Il n’était pas question de s’éterniser. D’ailleurs, elle s’était rhabillée. Je gisais nu dans un canapé de confection ancienne, dur comme un roc, mais sans la mer pour éclabousser l’esprit d’autres embruns. Elle tenait déjà le bâton, un makila d’honneur au pommeau d’argent. Le comte lui avait demandé de le ramener au château dès qu’elle le pourrait, à l’occasion. Elle rit :

« La voilà, l’occasion ! Je n’en perds pas une ! Entre domestiques…

— Mais je n’en suis pas un ! Il s’agirait plutôt de relation ancillaire. En tout cas en ce qui me concerne. Le comte ne m’emploie en rien !

— Que tu dis ! Je vous ai vu comploter… Et boire plus que de raison…

— Je ne bois jamais plus que le strict nécessaire !

— Je vois à travers, mon vieux…

— Oh ! Oh ! Manie d’écrivain… Et du meilleur. Car le mauvais se contente d’en être le sycophante, tant empêché d’écrire qu’il est.

— Ne plaisante pas avec ça ! J’écris…

— Quel aveu d’impuissance !

— Tu veux que je t’encule… ? »

Juste au moment où je reprenais le fil de la turgescence où je l’avais laissé pour cause d’éjaculation. Il y avait quelque chose d’autre dans la poche de son tablier, ni clés en trousseau ni outil imaginable dans les limites de ce que je savais de l’effraction. Je demeurais nu et paisible d’apparence, porté toutefois par le rêve qui m’avait mené jusqu’ici… par le bout du nez plus que par la queue.

« Tu écris… bafouillai-je… des romans… ?

— Un seul à mon actif pour l’instant, mon vieux. Et je n’en écrirai pas d’autres tant que celui-ci ne sera pas publié. J’ai pensé…

— Je te promets de le lire…

— J’espère bien ! Mais ce n’est pas ton avis que je te demande… Tu connais du monde… Et puis…

— Et puis… ?

— Cette histoire de pseudonyme…

— Nous en avons tous un… Même quand on n’a encore rien publié. Pour une raison ou pour une autre…

— Je ne tiens pas à ce qu’on sache…

— Je comprends…

— Ah oui… ?

— Qui dit que je suis le fils du domestique Tulipe ? Julien est-il un Magloire ? Ce Roger Russel que ses collègues surnomment Rog Ru… Et d’autres Gor Ur… Tu n’as jamais entendu parler du Gorille Urinant ? Il y a aussi le genre Han Ryner. Et pourquoi ne pas porter comme son nom civil celui de nos propres personnages ? Tour à tour. Au fil des chapitres. Jusqu’à… Jusqu’à la fin. Qu’est-ce que c’est… ? »

Je désignais d’un doigt tremblant le contenu de sa poche et non pas sa dentelle. Elle souleva la jupe. Sans culotte, elle devenait encore plus désirable. Mais à condition d’abstraire ce qu’elle dressait à mon avis malgré elle, car son esprit était ailleurs. Je pâlis.

« Maintenant que tu as vu, dit-elle en camouflant ce que je n’avais pas assimilé, si nous parlions de ce que tu peux faire pour moi…

— Mais… Mais je t’ai enculée… ! Comme tu me l’as demandé. Il faisait noir. Nous ferions bien de nous hâter sinon ils vont se demander ce qui nous est arrivé. Tu connais le comte…

— Mieux que tu crois…

— Ah bon… ? Une clope… ?

— (scratching a match in the dark) L’eau entre dans le pavillon en cas de crue… Tu ne le sais pas parce que tu n’es pas la préposée au nettoyage… Un travail éreintant, je te le dis ! Une fois par an. On peut rester coincé ici pendant plusieurs jours. Mais il y a de quoi se nourrir. Et même se chauffer. Si l’eau entre, on monte dans la mezzanine… »

Elle montra l’échelle de meunier, beau bois de pin d’un autre temps. Elle ne débandait pas. Ou j’avais halluciné. Fantasmé peut-être. J’enfilai mon falze en vitesse, debout sur le canapé, comme si l’eau était déjà en train de noyer les tapis. Où était passée ma chemise ? Elle en lissait les plis dorsaux, disant qu’elle n’avait vu ça que dans l’armée. D’où ou de qui tenais-je cette manie du fer à repasser ? Elle ne me voyait pas en arpenteur du désert au service de l’industrie nucléaire. Cigarette au bec, parlant avec application, mélange peut-être savant de dactyles et d’anapestes. Ou bien s’agissait-il seulement de l’intonation propre à la domesticité qui n’a pas les moyens mentaux de s’en défaire même en vacances au bout du monde.

« Filons ! lançai-je en saisissant la poignée de la porte.

— Nous ne rencontrerons personne dehors avec ce temps…

— Mais nous les cherchions… ! Pas plus tard que tout à l’heure…

— Je n’ai aucune idée de l’heure… L’horloge est foutue depuis longtemps… L’interne comme celle-là… J’ai choppé ça dès la première page… Tu dois savoir de quoi je parle, non… ?

— Nous en parlerons, je te le promets. Mais plus tard… Je viendrais dans ta chambre. Tous les soirs si tu veux.

— Et Hélène ?

— Mais je ne couche pas avec elle ! C’est Julien qui imagine. Et encore, poussé par ce Roger Russel qui manipule son flic parce que lui aussi écrit un roman, figure-toi ! Tout le monde écrit ! On va finir en Babel si personne n’agit autrement ! Partons ! »

Ma foi, disant cela je rebandais ! Et avec envie d’en finir encore ! Et que ça recommence. Ici ou ailleurs. Mais toujours maintenant ! Rien bu. Rien dans les poches. Elle craqua une autre allumette. Cette fois maniant la pipe. Couchée dans les coussins du canapé.

« Vas-y, toi, si ça te chante. Moi, je reste. J’ai à faire… Même seule.

— Mais l’eau… !

— Mezzanine…

— Le comte…

— Hélène…

— Qu’est-ce que je leur dis… ?

— Que tu m’as tuée, Alfred ! »

Le vent frappait à la porte que je tenais par la poignée. Curieuse sensation de s’extraire des apparences pour prendre le chemin du rêve par l’intermédiaire de la poésie. Voilà à quoi me condamne mon enfance. Au lieu d’être poursuivi et de ne pas trouver la force de courir, je marche tout droit vers ce qui n’a aucune chance d’exister, mais qui compte. Appelons ça de la poésie. Et n’en parlons plus. Je ne pouvais pas la laisser seule à la merci d’une crue qui promettait le pire. Ni risquer de me noyer avec elle malgré la mezzanine. Elle y monta. Puis se pencha. C’était là qu’elle conservait son manuscrit. Bon Dieu ! Encore une histoire d’écrivain ! Je ne m’en sortirai jamais ! Le paquet de feuillets soigneusement reliés ne me parut pas bien épais. Mais je me méfiais de ces écrivains aux pattes de mouche. J’en avais croisé quelques-uns de moins équivoques. J’avais le vertige, comme James Stewart dans son B24. Madeleine savait que j’avais quelque chose à me reprocher. Elle allait se servir de ce détail existentiel pour me contraindre à lire son roman. Et pourquoi pas à le proposer à mes mentors impatients et frustrés. Comment espérer d’elle autre chose qu’un produit de régurgitation ? J’avais besoin d’un monde peuplé d’animaux utilitaires mais pas forcément domestiques. Et j’étais en panne dans une crique où le coquillage ne fait pas mieux que de ressembler à un coquillage. Je n’ouvris pas la porte. Le vent ragea.

« Nous allons y passer la journée, Mado… Et l’eau entrera. Ensuite la nuit, sans feu dans la cheminée noyée et le toit aux tuiles arrachées une à une… C’est ce que tu me souhaites… ?

— Je n’ai jamais souhaité de mal à personne… Peux-tu en dire autant, Fredo… ? »

La vache ! Elle me tenait. Mais je voulais en savoir plus. Il y avait tellement de choses à savoir dans ces lieux que j’habitais en étranger malgré la filiation. Que savait-elle de ma mère ? Ses aventures en pleine mer. Cette quantité astronomique de fuel rien que pour elle. Les verres, les draps, les pourboires, les visiteurs inconnus, à table ou sur le pont, le vent revenant à la même heure, sans trace de roman, à peine possible la chronique, rien à en tirer de fabuleux ni d’éthique. J’avais vécu non pas la page blanche, mais son encrage sans mesure, ni épanchement ni croissance, noyade. Allait-elle se mettre à pleurer elle aussi ? Sel des larmes cristallisées, les lèvres s’y alcoolisant.

« Nous rentrerons avant midi, je te le promets…

— Mais comment peux-tu promettre une chose que la météo a déjà contredit ? Il faut rentrer. Sinon… heu… nous ne rentrerons pas…

— Le zouave dit le contraire… Tu l’as constaté comme moi.

— Je n’ai vu aucun zouave ! Vos rites ruraux me sont… étrangers ! J’ai connu la mer !

— J’en parle dans mon roman…

— Mais tu ne l’as jamais rencontrée ! Pas allée jusqu’à la côte… Pas vu les voiles s’éloigner ou revenir. Ah ! Tu ne sais rien de la chair des coquillages !

— Idiot ! »

Je montai. Cette verticalité n’avait rien à voir avec ce que je savais de l’environnement des navigations planifiées par ma mère. Une échelle de bouseux assez argenté pour s’adonner à la chasse aux animaux sans parenté avec la sauvagerie des lointains promis par la nostalgie des colonisations. Une lionne empaillée jouxtait une cheminée jamais utilisée. J’avais moi-même constaté que le conduit était bouché… sur le conseil d’un spécialiste de l’isolation thermique.

« Tais-toi et faisons l’amour…

— Mais ton manuscrit… là… ?

— Oublions-le… Tu veux que je t’encule… ?

— Avec quoi, Mado ! Les artifices ne sont pas mon fort…

— Mais ce n’en est pas un… »

Vous connaissez la suite.

 

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