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La question de la maîtrise / La présence & l’esprit
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 Article publié le 6 novembre 2005.

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"L’essentiel n’est pas que l’artiste soit dominé, mais que depuis cinquante ans il choisisse de plus en plus ce qui le domine, qu’il ordonne en fonction de cela les moyens de son art[16]." Etc. Ici, la question du repentir se pose avec acuité. L’artiste, romancier en l’occurrence, choisit et ordonne. Il ne choisit pas la matière de son art, il choisit de se laisser dominer par elle, ou plutôt il choisit de ne choisir que celle qui le domine. C’est là une louable intention, très chrétienne au fond. Une crucifixion, en rose pourquoi pas. Gare à celui qui se trompe de dominant. Il serait mal crucifié et mourrait d’autre chose. On conçoit alors que ce romancier ait quelque chose du croisé, avec ce que cela suppose de nostalgies et de gloires, de stances aussi, et les dialogues de "L’espoir" en sont farcis. Mais chacun ne parle-t-il pas pour lui-même quand il prétend résoudre l’énigme posée par l’autre, surtout quand cet autre est un dominant ? Et puis on voit mal comment, dominé par l’objet même de son acte, le romancier en question pourrait ordonner les moyens de son art. Supposer la primauté de l’art est une bonne façon de mal poser la bonne question. C’est emberlificoter le problème pour expliquer la solution. Refaire le chemin, mais à l’envers, en inventant au passage les phénomènes explicatifs. Que le romancier soit un artiste, à quoi cela tient-il ? Qu’il écrive bien ? Ou que mal écrivant il compose admirablement ou simplement comme il faut ? On n’explique pas le roman par le roman, pas plus qu’il est pertinent d’expliquer la maison par son apparence de maison habitable. Chaque fois que la langue prend le pas sur l’écriture, on perd en signification. La question n’est donc pas de construire sur l’art, ni de déconstruire ce qui a été ou sera construit selon des principes connus par tradition ou invention, mais de choisir de ne pas choisir, au petit bonheur. Notons au passage qu’il s’agit là du petit bonheur et non pas du bonheur de pacotille. Le hasard doit avoir quelque chose d’objectif, l’expérience le prouve.

Laissons la langue à ceux qui la pratiquent.

Et l’écriture à ceux qui écrivent.

Et supposons un peu que le romancier, artiste ou pas, ne choisit pas vraiment, qu’il est plutôt la proie facile des tentations et des nerfs. Il écrit, vite ou lentement, expliquant sa vitesse d’exécution par l’obsession du vide et sa lenteur par le repentir.

Le repentir, selon Xavier de Langlais[17], est un euphémisme mis à la place de repeint, terme en usage chez les restaurateurs, mais que les peintres "emploient dans un sens plus large". Par exemple "celui qui se laisse voir dans le "Bel officier de la Garde à cheval" de Géricault au Louvre. C’est le type même du repentir classique : à 15 centimètres en avant de l’un des membres antérieurs du cheval, un cinquième sabot mal effacé témoigne de l’hésitation du peintre." Hésitation ? On imagine le parti que peut tirer du repentir un romancier suffisamment impliqué dans son ouvrage. Un faux repentir célèbre est celui de William Faulkner dans "Le bruit et la fureur". Après avoir écrit les trois premières sections (Benjy, Quentin et Jason), Faulkner précise : "À ce moment, la confusion était totale. [...] et alors je dus écrire cette autre section de l’extérieur, comme un étranger, qui était l’auteur, pour raconter ce qui s’était passé. Voilà comment les choses se sont passées. Et comment le livre a progressé. Aucune des versions n’était parfaite, mais...[18]"

Mais le romancier qui prétend bien écrire avant tout ne laisse pas de traces d’hésitation. Il efface soigneusement l’historique de son texte. On peut appeler ça comme on voudra, mais il n’en reste pas moins que l’objet final est en effet un objet d’art.

Le romancier véritable a toutes les chances de n’offrir à l’esprit que l’histoire de son texte, brouillons à l’appui. Ce n’est pourtant pas ce qu’il fait. Car s’il est clair qu’on peut expliquer l’art du romancier par le repentir qui ne se voit pas (ou presque), ce n’est justement pas la légèreté qui commente le roman non repentant.

Les repentirs, dans "Aliène du temps" et dans le "Tractatus ologicus", sont innombrables et visibles. Pourtant, le "Tractatus" est un texte facile à lire (à comprendre, moins) et "Aliène" résiste mieux aux intrusions du lecteur. Le premier est un texte rapide, écrit vite et vite lu, le second est lent et sa lenteur ne s’explique pas par le repentir. Car le repentir n’explique que les beautés de la langue. Rien d’autre.

Tout tient en fait dans la matière, plus ou moins dominée, ou plus ou moins tragiquement dominante. L’effort considérable d’écrire "Aliène du temps", quotidiennement et pendant des années, consistait à plonger chaque jour dans une matière déjà formée quelque part dans l’esprit, sous une autre forme qu’il est sans doute impossible de comprendre telle quelle et que de toute façon nous n’entendons pas. Ces heures quotidiennes consacrées à cette espèce de traduction, soumis à l’effort de compréhension devant l’étendue effarante de cet espace, ne sont pas entièrement remplies par l’acte d’écrire qui n’en occupe qu’une part négligeable au fond. Tout le reste de ce temps est saisi de terreurs et de joies dans la perspective du jour suivant et dans la relecture fascinée du travail achevé. Ce n’est pas l’honorable repentir qui est la cause de la lenteur, c’est la tension extrême qui tourne l’être, par froissement intérieur, par douleur concomitante, vers l’horizon de son texte. L’honorable repentir n’a pas sa place dans ce genre d’expérience, si on veut appeler ça une expérience. Mais c’est aussi bien une épreuve. La question alors est celle de revenir à ce texte, d’abord chaque matin, puis une fois le roman lâché dans son inachèvement achevé, plus tard, quand ce n’est peut-être plus le moment. Ou quand le moment est venu d’aller à la rencontre d’autres horizons tout aussi introspectifs. Bien ou mal écrit, "Aliène du temps" n’en demeure pas moins une composition écrite sous l’égide du repentir mais sans lui céder la place, sans s’en remettre académiquement à la langue. Je me souviens d’en avoir interrompu le flux pour reprendre l’ébauche du "Tractatus"[19], sous influence donc.

Le "Tractatus ologicus" est d’abord une suite d’ébauches vite écrites. Ce sont la plupart du temps des histoires. Chose curieuse, Frank Chercos, le détective burlesque de cette course poursuite, est né dans "Aliène du temps"[20], et c’est dans le "Tractatus" que je lui donne un statut de personnage. Ici, la vitesse d’exécution peut être considérable. Il s’ensuit que la condensation littéraire est moindre. La plupart des phrases ont un sens littéral et c’est plutôt dans les anecdotes qu’il faut chercher l’énigme ou le mystère, comme il est de bon ton dans toute littérature directement lisible sans intermédiaire, sans note, sans rien. On est plus proche du spectacle, de la description d’un spectacle. La vue d’ensemble est saisie du premier coup et avant de se mettre à l’ouvrage, lequel est divisé nettement en romans indépendants. Quant au lecteur, il entre de plain-pied dans un monde, ce qui n’est pas le cas du lecteur d’"Aliène" qui assiste au spectacle peut-être déroutant d’une multiplication de mondes liquéfiés par ce qui n’est plus la langue mais un langage inconnu de lui. Il ne lui reste plus qu’à se repérer par rapport à la langue, ce qui rend sa situation quelquefois insoutenable. Dans le "Tractatus", au contraire, c’est la rhétorique qui s’interpose, ce qui est de bonne guerre dans un roman policier. La question est alors de ne pas en abuser. Le repentir s’applique essentiellement à ces abus, la langue n’y trouvant pas son compte, ni le langage d’ailleurs. Et ce n’est pas un paradoxe si "Aliène du temps" est un ouvrage de chair, alors que le "Tractatus ologicus" est intellectuel. Car contrairement à l’idée reçue, les âmes simples sont plus facilement intellectuelles[21] que celles qui ont recours à la complexité de l’expression. D’où que le polar ait ses entrées en milieu pélagique et qu’il faille au texte moins élaboré intellectuellement les ressources rares de l’acceptation sans condition. Cependant, l’augmentation de la vitesse d’exécution, dans le "Tractatus", n’est pas accompagnée de négligences telles que la langue même n’y retrouverait plus son compte, car elle est respectée, mais comme on respecte une vieille dame, parce qu’elle a été jeune et désirable. Voyez ici la juxtaposition d’une circonstance avec une explication (comme... parce que...), et non pas un simple exercice de cause à effet. C’est tout ce qui différencie le "Tractatus" des modèles du genre, et c’est peut-être beaucoup.

Mais le "Tractatus" n’est pas un exercice de style. Je l’ai peut-être conçu comme le seuil encore lisible d’"Aliène du temps", considérant que c’est "Aliène du temps" qu’il faut lire et qu’on peut se passer de lire le "Tractatus" si "Aliène" ne déroute pas trop. Comme j’ai parlé plus haut de deux niveaux d’écriture, il est utile et agréable ici d’évoquer deux dominantes précises : celle de la présence ("Aliène") et celle de l’esprit. Il n’y a pas dichotomie, pas de psychose en perspective, pas de mise à plat des reliefs[22] de l’existence. Mais je n’ai fait que les évoquer. Comme, plus haut, j’ai croqué amèrement l’eau et le feu de ma symbolique personnelle. Il serait peut-être plus sage de s’en tenir à l’évocation des genres, ce qui aurait l’avantage de situer un peu ces deux ouvrages.

 

LA VIEILLE DAME - Cohérence, merveilleux, niveaux, maîtrise.... oui, parlez-moi du genre de vos ouvrages romanesques. Je vous attends un peu au tournant !

L’AUTEUR - Ensuite je vous parlerai du genre commercial.

LA VIEILLE DAME - Mmmmmm... ça promet.


[16] André Malraux - Préface à "Sanctuaire" de William Faulkner.

[17] "La technique de la peinture à l’huile", qui est au XXe siècle ce que "Il libro dell’Arte " de Cenino Cenini est au siècle de Jean van Eyck.

[18] "Faulkner at Nagano".

[19] Les lecteurs (une centaine) de la 4e édition des "Jours" le connaissent sous le titre de "Fleur".

[20] Tous les personnages du "Tractatus" sont nés dans "Aliène".

[21] Je n’évoque pas ici, évidemment, la profondeur ni la richesse intellectuelle... Je dis seulement que les gens simples raisonnent trop facilement et trop vite, et que la chair et ses tourments les déroutent mieux qu’une explication clairement intentionnée.

[22] Rogatons.

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A propos de ce chantier

« Le travail d'un seul homme... » - Ferdinand Cheval.
...Commencé dans les années 80, sans réseau mais avec un assembleur, basic et une extension base de données, le projet "électronique" de ce festin a suivi les chemins parallèles de la technologie informatique grand-public et la nécessaire évolution du texte lui-même.

Il faut dire qu'il avait été précédé d'une longue et intense réflexion sur le support/surface à lui donner impérativement, non pas pour échapper aux normes éditoriales toujours en vigueur aujourd'hui, mais dans la perspective d'une invention propre aux exigences particulières de sa lecture.

Le « site » a subi, avec les ans, puis avec les décennies, les convulsions dont tout patient expérimental est la victime consentante. Cette « longue impatience » a fini par porter des fruits. Comme ils sont ce qu'ils sont et que je ne suis pas du genre à me préférer aux autres, j'ai travaillé dans la tranquillité de mon espace privé sans jamais cesser de m'intéresser aux travaux de mes contemporains même les moins reconnus par le pyramidion et ses angles domestiques.

Et c'est après 15 ans d'activité au sein de la RALM que je me décide à donner à ce travail le caractère officiel d'une édition à proprement parler.

On trouvera chez Le chasseur abstrait et dans la RALM les livres et le chantier qui servent de lit à cet ouvrage obstiné. Et [ici], la grille (ou porte) que je construis depuis si longtemps sans avoir jamais réussi à l'entourer d'un palais comme j'en ai rêvé dans ma laborieuse adolescence. Mais pourquoi cesser d'en rêver alors que je suis beaucoup plus proche de ma mort que de ma naissance ? Avec le temps, le rêve est devenu urgence.

« À ceux-là je présente cette composition simplement comme un objet d'Art ; — disons comme un Roman, ou, si ma prétention n'est pas jugée trop haute, comme un Poème. » - Edgar Poe. Eureka.

 

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