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L’enfant d’Idumée - [in "Coq à l’âne Cocaïne"]
Chapitre XV - Une eau annexe

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 Article publié le 17 avril 2016.

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L'enfant était le fils de cet horloger. Cette idée m'est venue ce matin au réveil.

L'enfant, c'est l'enfance de Bernard, elle manque au récit, boulet rouge.

L'enfant était un des pensionnaires de Saint-Thomas. Juif, catalan, basque, asturien, gitan, je ne sais pas. Le père est devenu l'horloger de Saint-Thomas. Longue filiation, j'imagine. La mère n'existe pas. Constance veut jouer ce rôle. Le père a peut-être disparu. Ou bien il ne sort plus du pensionnat où il jardine. Ses arbres sont taillés à l'image de ce bien-être. Il n'y a pas de femme dans sa vie. Il passe la nuit du samedi au dimanche à Saint-Thomas, sous préfecture. Le dimanche, il voit son fils au repas de midi, après la messe donnée à Castelpu, à Bélissens, à Saurat ou ailleurs. Le petit ne veut pas servir.

Le dimanche, à midi, on les voit s'asseoir à la table du curé. Ils mangent dans la cuisine et une femme étrangement laide les sert si lentement que l'enfant s'impatiente. L'horloger ne dit rien. Il mange peu. La nuit l'a épuisé. Il y a trouvé le plaisir toujours avec la même femme. Le même vin l'a dérouté. Il est arrivé tôt à Saint-Thomas pour mettre de l'ordre dans l'allée principale. L'autocar est arrivé vers huit heures. On a vu les enfants sortir du hall d'entrée où ils demeuraient en silence depuis la fin du petit-déjeuner. La servante est assise sur un banc, une main caressant l'accoudoir qui ressemble à une gargouille que j'ai observée à l'angle nord-est du pensionnat.

L'horloger poussait la brouette chargée d'outils dans l'allée principale et la grille était encore fermée. L'horloger possède cette clé. Dans la grille, le portail est toujours ouvert, enchaîné aux barreaux, traversé par ces lances qui menacent le ciel. L'enfant écoute le grincement des paliers de la brouette qui redescend vers le pavillon de chasse à l'intérieur duquel on a accumulé tous les objets utiles au fonctionnement du pensionnat. Puis le père ouvre la grille. Il est huit heures.

L'autocar a klaxonné en montant. L'horloger a parcouru toute l'allée principale d'un pas tranquille. On s'est mis en rang deux par deux. Seul l'enfant demeure à l'écart du groupe. La servante le retient par la main. L'autocar entre sur le gravier de l'allée, il fait le tour du pensionnat, on n'entend plus le moteur, puis la fenêtre sud-ouest du hall d'entrée se met à vibrer. Les fenêtres de l'autocar frôlent les fenêtres du hall. Le tremblement angoisse tout le monde, tous les dimanches à la même heure.

L'autocar s'arrête à la hauteur de l'escalier qu'on descend en silence. L'enfant regarde les autres. Mais personne ne lui rend ce regard désespéré. Aux fenêtres, les pensionnaires ont l'air si triste que le curé les sermonne durement, sans monter dans l'autocar, la main crispée à la poignée d'acier chromé, main rouge, nerveuse, menaçante. Un signe au chauffeur avec cette main. Claquement pneumatique de la portière. Fumée jaune en tourbillons rapides à la tangente des marches que l'enfant n'a pas encore descendues.

L'autocar s'éloigne en direction de la grille. L'horloger habillé en jardinier, se tient debout contre un pilier, clé en main. L'autocar vire et disparaît dans les feuillages impénétrables des frênes qui ne laissent rien voir du vieux mur de clôture. Le curé revient dans sa voiture. La servante pousse l'enfant. En passant la grille, son père lui fait un petit signe amical. L'enfant sourit et le curé lui flatte une joue, l'autre main tourne le volant puis le laisse glisser dans la paume. L'enfant adore la sensation que lui procure cette manœuvre. Il ne s'explique pas ce plaisir mais maintenant, il sait tout de ce désir.

Ce matin, il s'est demandé si tout allait se passer comme d'habitude. Ce n'est pas une longue habitude. L'enfant n'est qu'un enfant. Il se souvient du feu qui était comme le vent. Il se souvient du voyage avec d'autres enfants puis des retrouvailles avec son père qu'il n'avait pas vu depuis deux ans. Encore deux ans d'une douce habitude de ne rien changer et le voilà au commencement de n'importe lequel de ces dimanches faciles.

Seules les saisons ont un sens. Mais il n'est pas facile d'en mesurer les effets sur les gestes et sur les conversations. La nouveauté, c'est cette idée du curé qui s'est mis dans la tête de lui apprendre à servir la messe. L'enfant a peur de la messe. Il en connaît le rituel par cœur. Il en comprend même le sens. C'est une pièce de théâtre où chacun a un rôle à jouer. Il faut pardonner la guerre. Pardonner aux ministres. C'est la question lancinante qui revient dans toutes les conversations du dimanche, à midi. Le mot « ministre » a un sens maintenant. C'est peut-être le premier mot à avoir un sens dans l'esprit de l'enfant.

La nuit, son cri le réveille toujours. Souvent, personne ne vient. Le cri était aussi un rêve. Un jour, lui a-t-on dit, ce sera un souvenir. Encore un mot à peupler. Un monde à habiter. Écrire sera la seule solution au problème posé par la persistance de la blessure. Mais l'enfant ne songe pas encore à écrire. Le vrai monde n'est pas celui dans lequel il vit. Son père aussi a quitté ce monde. Il ne vit pas. Il est triste, doux, lent et tremblant.

Dans la nuit du samedi au dimanche, l'enfant ne dort pas. Ce qui explique ses yeux clos, sa tentative d'éloignement, son obstination désespérée. Le curé ne lutte pas. Il cherche la cohérence de l'être. Présence de Dieu. Corps d'enfant. Facile à habiter si on y songe. Mais l'enfant est exaspéré par ces démonstrations. Ce sont des images auxquelles il faut donner un sens. La légende est composée de mots qui n'ont pas encore trouvé leur emploi.

Ils arrivent devant l'église de Bélissens. C'est un dimanche passablement lumineux. L'autocar est garé sur la place. Le chauffeur déjeune dans le café, assis tout seul à une table encombrée de journaux. Les enfants se sont répartis de chaque côté de l'harmonium. Ils sont vêtus de blanc et de noir, couleurs distinctives. L'enfant les observe depuis le seuil de la porte qui ouvre l'allée jusqu'à l'autel. Il aime leur chant. Ce sont des enfants faciles.

L'enfant est impressionné par leur connaissance de la musique. Ces partitions le sidèrent. L'un d'eux est au clavier. Ses mains posées simplement sur les cuisses, attendant un signe qui n'est autre que l'ouverture en deux temps de la porte de la sacristie. Les autres enfants, ceux qui manquent au chœur, sont les servants de la messe. Leurs voix sont différentes, plus profondes, plus rares.

Mais l'enfant s'enfuit dès les premières mesures. Il ferme la porte et descend le parvis jusqu'à la fontaine dont il relit le poème et l'avertissement préfectoral. Il boit tranquillement.

Constance arrivera par le chemin de terre qui sépare l'église d'un vaste jardin potager. Les bras chargés de fleurs qu'elle arrangera en bouquet sur une table du café. La place est déserte. Le visage du chauffeur a l'air d'un reflet. D'autres corps se profilent dans ce verre. L'extrémité du chemin, marquée par un cerisier en fleurs, semble irréelle. De chaque côté, les prés ne sont que l'abstraction d'un sentiment qui n'a pas de nom pour exister. Le ciel a une fin. L'eau de la fontaine est un moment de cette éternité désespérée. Attente crispée. L'eau est glaciale. Il y a peu de temps encore, on la voyait immobile et muette, à l'heure de la messe. L'enfant brisait ce jet de verre. On entendait les coups. Il respectait leur mesure, entrant ainsi par effraction dans leur intimité avec ce dieu-image qu'il était interdit de regarder fixement sous peine de se voir ramené à la réalité de la manière la plus humiliante qui soit.

Le galet noir était moins sonore. Sa vélocité sur les dalles du parvis rendait pratiquement impossible la coïncidence recherchée. Cette cadence échappait au contrôle de ses muscles. Il avait conscience de cette relation musculaire. Il abandonna le galet à d'autres jeux plus secrets et retrouva la canne d'acacia derrière la fontaine, dans le buisson où il l'avait jetée à la fin de l'hiver, négligence inspirée par la découverte du galet.

Il fallut s'enfoncer dans le buisson.

Constance l'y surprit. Il n'aima pas cette sensation. Les fleurs achevèrent ce vertige. Il trouva la canne au ras du sol. Il effleura d'abord une pourriture molle qui le fit frémir.

Mais Constance arrivait, elle courait presque parce qu'elle se demandait ce qui arrivait à l'enfant. Il sortit du buisson, exhibant la canne. Elle reconnut l'instrument et sourit. Il frappa la margelle du bassin. La canne résista.

— Je suis en retard, dit-elle.

Les portes sous le porche de l'église étaient fermées. Il aimait la voir entrer en catimini. Corps arable. Elle posait les fleurs sur le banc ancestral, pierre et patine. Ensuite elle choisissait les fleurs blanches et elle en composait un bouquet agréable. Elle entrait avec le bouquet entre ses mains jointes. Dos animal. Jambes sûres. Elle arrivait en pleine communion. Une bouffée de musique tourbillonne un moment dans l'air, puis s'évapore. L'enfant s'assoit à côté des fleurs. Elle prendra le temps d'en deviner le bouquet.

Ce soin esthétique fascine l'enfant. Il dénombre les fleurs, les classe, par couleurs, par formes, parfums facilement reconnaissables, pétales de lumière et feuilles d'ombre, c'est facile, il faut attendre, il suffit d'y penser. Mais elle composera un bouquet tellement différent de celui qu'il attend toujours d'elle, tellement elle-même, à distance, ravie et inquiète, beau visage de femme. Catimini. En attendant (que ça n'arrive pas), il essaie la canne sur le rebord d'une marche. S'il osait, il chanterait. Il a l'art des syncopes. Tout le monde le sait. Mais il est obstiné. Le dieu-image ne lui inspire aucune crainte. Il y croit. On ne lui reproche pas cette différence. Elle inquiète. Elle indispose. La tranquillité du dimanche est troublée par cette eau annexe.

Mais le carillon fonctionne. On s'est presque habitué à sa chanson. Il ne l'écoute plus. Elle existe comme elle a toujours existé. Ce qui explique que sa destruction n'a plus d'importance.

L'horloger a passé deux mois dans le clocher. Les premières notes ont secoué le sommeil de l'oubli. Cassée, l'horloge ? Il suffisait d'en repenser la destruction lente. L'horloger limait des roues dentées sous le porche, sur un établi improvisé qui n'était qu'une porte. On avait toujours connu cette porte, son plan oblique ensoleillé, ou sa cascade, son ombre géométrique à l'oblique d'un mur. L'enfant fouillait dans le jardin. Le père veillait. L'enfant ramenait des insectes métalliques. Leur vol le fascinait. Catimini. Constance applaudissait toujours les premières notes du carillon. Surface du bonheur. L'enfant voulait s'y voir comme dans un miroir. Qui était la destinataire du bouquet habituel ? Il n'imaginait pas un homme à la place de cette femme introuvable. Je le surpris à la fenêtre. Il guettait ma fragilité.

 

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