A Philippe Lacoue-Labarthe
in memoriam
-1-
Cela Celan le sut
Cela qui, sans nom, les emprunte tous
Et la barbe tord le cou du pur sens
Licol de mots posé sur le cheval fou
Que la plaine humide emporte
Tübingen a donc plus d’importance que tu le ne crus
A l’époque de ta première lecture
Tu étais plus jeune alors, et bien fatigué
Qu’il ne m’arrive rien
Que, par et dans le poème, rien n’arrive que le rien
Que sur fond de rien, d’insignifiant, d’insignifiance
Des mots s’en prennent à la parole
Et qu’une parole alors, tout de même jaillisse,
Perle de néant
Comme sur le fond noir d’une imposture si grande
Qu’elle défie le temps et les hommes,
Le temps des hommes et les hommes de tous les temps
J’irai, chemin faisant, jusqu’au bout
De l’expérience
Mais qu’en saurez-vous que vous ne sachiez déjà ?
A bout d’expérience jamais
Refusant aux uns l’arrogance des vainqueurs,
Ces trop courts rètres-rhéteurs empesés
Admirant chez d’autres la stridence
Guettant chez tous l’insolite
Qui arrête
Par un froid si dur, rêtre
Singularité implosée qui fait signe en mémoire d’un vertige
Poèmes en archipels
Entre lesquels infiniment naviguer
Dans la distance toujours maintenue
Et que là où rien n’advient que le rien,
Dans ce vertige,
Une parole, entre tant d’autres, adverses ou amicales,
Se fraye un chemin dans ton cœur
Peut-être alors, de seuil en seuil,
Dans le seul espace libre qu’il te reste
Dans ce chant venu de toi sans toi
Echapperas-tu au vertige
Au fil de l’eau, l’angoisse démêlée
Loin de la tour, loin du Neckar
Mais proche du fleuve qui coule en toi
Trop de sang dans la scène
Dans cette Seine qui en a vu d’autres
Et qui un jour d’avril t’emporta, toi,
Ami sans fin
-2-
Amas de mots
Mots démâtés
Sans capitaine, sans même un navire
A gouverner
Cumulative grandeur
Eparse, livrée à l’eau glacée
Panier percé
Vide amoncelé
Canons coulés
Magma de mots brûlants
Que des clercs, en d’obscurs commentaires,
S’acharnent à élucider
Le prolixe volcan s’est tu
Le remblaiement verbal de l’ami
Dit l’autre
L’autre du mot qui vient de par les choses
Les yeux du vent récusent le banal cumul
Scrutent le va et vient
De la pelle à la terre, de la terre à la pelle
Pour qu’un remblai renaisse
Traquer le sublime
Ne lui laisser aucun répit
Mordre la poussière
Eructer
Se jeter nu dans la bataille
Que le mot advienne en fureur au contact de la chose
Comme la graine dans la grenade éclate
Sème la venue de l’inexorable
Que la chose déplie-déploie le mot
Délie la langue
Fasse de la navrante réalité le calque d’un non-dit
Embarrasse l’éloquence-même
L’amère éloquence
Rumeur de mer dans les blés encore jaunes
Nous ne jeunerons pas ce matin
Fraises des bois et ail des ours
Pour seul ordinaire à midi sonnant
A la nuit tombée, un festin de roi pour nous,
Gueux que nous sommes
Jean-Michel Guyot
23 février - 3 mars 2015