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Corrida de Cuéllar
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 Article publié le 9 octobre 2016.

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Version suite émission tv, sur le Cordobés

Daniel Aranjo (aranjo@univ-tln.fr) est critique (Prix de la Critique de l’Académie française 2003), poète et dramaturge (Agamemnon, Atlantica éd., Les Choéphores, créés par le Théâtre du Nord-Ouest, Paris IXe , 2003, 2006, entre autres).

 

QUE TOUT L’ENNUI DU MONDE

PEUT TENIR DANS UNE MÉDIOCRE CORRIDA

 

ou d’une corrida quelconque croisée à Cuéllar (Ségovie) par le Licenciado Cabra, séminariste athée de Salamanque, un jour quelconque d’août 1899.

 

Campagne de Ségovie, août 1899.

Combien désireux je t’imagine, lecteur ou auditeur (car les paresseux ne peuvent lire), de prendre part à toutes les grâces et grimaces du Licencié Cabra ! Ici tu trouveras, en tout genre de picaresque, du plus roide au plus tendre, subtilités, vengeances, digressions, dissertations et contrepoints, fictions et vérités, faux-semblants platoniques et trivialités sordides, et prose et poésie mêlées, et toute mon ardeur et ma taciturnité, un pied à la castillane et les autres en latin.

Et même, pour aujourd’hui, taurillons et taureaux. Car nous ne sommes pas en Espagne pour rien.

*

Je passai par hasard, l’autre été, un samedi entier à attendre une corrida, guère loin de (d’où, déjà ?), à Cuéllar : fête de la plèbe, et le tumulte même, mais où je finis par me résigner pour y distraire un peu mes peines de cœur, d’argent et de métaphysique. Après tant de nuits en sueur sur ma couche froissée où me crucifia la question de Leibnitz : " Pourquoi y a-t-il Quelque Chose plutôt que Rien ? ", après tant d’heures solitaires sous le feu pâle de la lune - le vacarme et le tapage du dehors sont de saintes choses, et comme l’alcool même de la vie, mais qui étourdit un peu.

C’est moi qui titubais, sous le soleil à mi-zénith, entre les barrières des trottoirs (car on avait lâché le matin même les taureaux dans les rues de la ville) ; c’est moi qui frôlais la tente du gitan, et l’étal de friandises roses ; et moi encore qui rêvais, je ne sais plus à quoi - comme il arrive : car le rêve le plus tenace demeure parfois sans objet ; et l’hébétude aussi a ses prestiges.

Ah oui, je rêvais de taureaux à la mode de Carabanchel (une longe tirant le bestiau de biais par les cornes, sous les huées d’une placette, dès qu’il investit son vis-à-vis de trop près), je rêvais... que sais-je encore, moi ?... de bandérilles d’opérette plantées à la française, ou de matadors de tapisserie assis comme des princes, face au Monstre, sur des litières brodées. Mais, en vérité, ce que je vis dans ces petites arènes lépreuses de Cuéllar, ce fut une maigre boucherie : un novillo tué au cœur, tous les autres à coups de poinçon au cervelet. L’Orage, il est vrai, là-haut, de sa cape mobile et de son glaive nu, drapa toutes choses soudain d’un automne sans nom, et précipita diverses mises à mort. (Aux taureaux de l’arène préférer l’Idée même de Taureau, et celle de Mithra : voilà, depuis longtemps déjà, toute ma philosophie en ce piètre chapitre, par Hercule !).

Reste un dernier taureau. Et un dernier matador encore à passer : El Trinile bien né. (José Trinité de son prénom, qui est plébéien et un peu long ; RosalvoPiña de son nom, plus long encore mais davantage floral.)

Lys et or de son habit. Lys et or fané de l’orage qui roulait, et tombe enfin. Puis redouble.

Le ciel est une dalle grise, qui penche sur nous ; et la planète, ici bas, un cercle de sable blond qu’un attelage vient herser en rond à la pause, en y traînant une barrière par le travers ; grosse terre battue de gros court bruni de tennis et dont l’orangé profond se met soudain à briller, d’un ton inquiétant, entre le rouge de plus en plus obscur des talanquères et la grise lumière des lampes, allumée d’un coup du haut de tous les gradins à la fois. (Le sable romain des colisées dont les charretées, ratissées, étaient là pour pomper le sang, inépuisable, sur plusieurs épaisseurs.)

El Trini part s’agenouiller à la chapelle. Passe le brancard levé de l’infirmerie ; sort dans l’arène ; pense à tout et à rien ; altier et absent ; puis, joues déjà glacées, découvre l’averse.

Corrida sous le grain. La fera-t-il ? Oui. Il faut la faire.

Orage quasi nocturne. Pluie illuminée de pluie.

Le taureau, pour qui tout ici est nouveau, soudain le voit, se jette sur lui, dérape, se relève, dérape, se relève, semble découvrir les gradins et s’immobilise devant le déluge qui y tombe dessus.

Boue blonde ; flaques ; lueur obscure brillant depuis le sol et les barrières rouge éteint. Gouttes d’eau montant du sol, y rebondissant, comme un feu de lampe, plus qu’elles ne s’y écrasent.

Le Ciel, au-dessus, est une dalle ouverte. Et notre face, celle de gens qui regardent cette dalle s’ouvrir, et l’interrogent.

L’orchestre incertain (tiens, il y avait un orchestre) continue à tousser et à jouer de loin.

Le taureau voit El Trini, s’élance et glisse à nouveau sur ses genoux.

"- Tu aimes l’eau, on dirait, lui fait-on du premier rang.

- Pas vraiment. Mais on ne peut rien contre les éléments."

Ce temps biblique dura jusqu’au lendemain soir. La fête s’était dispersée. Revint le jour de Dieu ; et le Soleil de Dieu. Je m’enfermai, pour commencer à écrire, je crois, une dissertation latine sur Saint Augustin, par un soir limpide et oppressant d’août, dans une auberge à murs bas, pleine de mules et de cochers qui ronflent. Après cette image, sur le chemin : un cheval même, et que l’on dételle le long d’une fontaine dans des lueurs de fin de journée, - tout, fontaine, bêtes et routes, ombre lente d’une fraîche cité où dormir - tout se faisant alors immortel, et se fonçant d’éternité, invinciblement.

Je me souviens aussi de cette halle à charpente, noire comme l’Enfer et fraîche comme une source d’enfance, où l’on descendait voir sa monture dans de la terre molle. Une maritorne à grosses cuisses et ventre rebondi part faire grincer dans un coin, au pied des ombres, le porton de sortie : dehors, éblouissement. Éblouissement. Ta jument même recule devant l’éclat mortifère du Soleil. Allez, sors. Dans ton dos, un portail rouillé se referme sans grâce.

J’y revins l’hiver d’après, refaire mon plan, et mettre un peu d’ordre dans mes citations. J’y trouvai de l’excellente corde à priser par le domestique, un peu contrebandier à ses heures (quand il ne se loue pas, l’été, comme acolyte au torero de passage). J’y retrouvai avec transport la torche, tantôt claire et tantôt borgne, de ma cellule, le jambon sec de la maison, à goût d’âtre, et la soupe à l’ail vert et brûlé de blanche Maritorne. Je pus à peine savoir qu’elle était Asturienne : quant à son nom, elle a dû faire serment à Saint Jacques l’autre année de le tenir secret, car je ne pus jamais le connaître (en fait, cette servante à peau laiteuse avait fort bien senti pourquoi je m’enquérais de ses nom, prénoms, et de tous ses aïeux ; à quoi il faut adjoindre la jalousie du tavernier, qui était veuf de sa première femme).

Samedi soir. Mol hiver. Toute l’Espagne est partie à confesse. Le pas même du paseo prend quelque chose de liturgique.

Dimanche. Temps vide. Midi. Toute l’Espagne va sortir de sa messe.

Une heure. Et maintenant le vent égare encore quelques moinillons sur des chemins graveleux.

Deux heures. Le ciel se couvre, dans le voisinage de Dieu. La course mouvante des nuages emporte tout, sous un ciel là-haut soudain plus creux, et plus profond.

Dimanche. Deux heures. Toute la Castille nous soulève, et penche vers le Ciel - le plus vieux qui soit.

Trois heures. Vent piquant et léger, sur tout le village. Odeur de ciste de l’autre année.

Trois heures. Je sors une escopette à l’épaule, philosopher dehors (une recette efficace trouvée l’autre année dans une lettre de Bécquer).

Cinq heures. Nuit. Six heures. Devant moi le feu noir, et sa flamme insoumise. De quoi trouver le ton juste pour ma conclusion. Sommeil heureux et matinal, après toute une nuit à tisonner le nombre de mes clausules. Et devant moi, le feu, froid, avec sa dernière bûche comme le bras de braise d’un supplicié.

Jour de pierre. À ma fenêtre, une grise lessive brille sur le ciel gris.

Je ne revins à Cuéllar que l’été d’après. Même fête votive. Mêmes femmes braillantes et débraillées. Même lâcher de taureaux dans les rues du matin. Et même corrida. Je sacrifiai une fois de plus à ce lourd passe-temps. Mes peines de cœur (je brûlais alors pour une vierge blonde et nattée comme l’impératrice Doña Isabel), mes angoisses métaphysiques (élancements, stigmates et épektase), ma première année d’Université à peine finie, la deuxième déjà en train, oui, tout cela méritait du répit. Et l’obtint. Et ce n’est point sans poésie, assis presque au même endroit, que je me rappelai la cape basse de 1’Orage de l’année d’avant qui, après avoir menacé deux heures, avait attendu les dernières passes pour crever.

Soleil dur, cette fois. Et cette fois encore, boucherie sans force (qui est à la vraie course ce qu’une nuit conjugale est au Plaisir véritable). Deux bêtes tuées au cœur ; les autres lâchement, à coups de pointe sur le cou, visqueux de sang. La plus philosophe fut la pénultième que l’on reconduisit indemne à son auge dès qu’un vétérinaire, sommé de descendre dans l’arène, s’aperçut qu’elle était borgne. Comment le sut-il ? La science infuse, cher Socrate, la science infuse !

Arènes à muret, chichement abritées, mais chères, pour le coup : en fait, le fameux Cordouan, cause de cette surenchère, s’y montra insignifiant et hâtif, qui avait fait un adieu définitif aux taureaux, s’en était repenti le lendemain et courait maintenant les fêtes de village pour payer ses créanciers. Annonçant haut et fort que celle de Cuéllar serait bien la dernière.

Suavité, domination, art véridique et profond : il avait été capable de tout cela, il y a cinq ans ou six, comme un artiste du peuple, certes, mais comme un artiste à l’accord élégant, svelte et aéré, se prenant même d’affection pour un taureau d’Extrémadure aussi danseur que lui, qu’il eut toute la peine du monde à assassiner, jurant : "Je ne peux pas ! je ne peux pas !", et assassina si mal que l’autre l’étendit, lui, presque mort, d’un seul coup de corne au sol, puis plus de six mois au lit.

On l’avait alors intronisé, de son vivant, Cinquième Pharaon. Ce qui suppose qu’il succédait à quatre autres, de célèbres (dont, je crois, l’illustre Pepe Illo), mais qui l’avaient été, eux, après leur trépas, comme on le fait des saints, après longue question.

C’était l’époque où je ne sais plus quel torero de renom avait édicté, souverain : "Si ce Cordouan de malheur était plus grand, et avait l’œil plus clair, nous serions tous au chômage."

Tête vaniteuse de gitan, peau couleur égout, avec un début de calvitie, le cheveu d’un vieux châtain tiré derrière en un vague chignon. Pas plus idiot, au fond, que le fameux José Delgado "Pepe Illo" et beaucoup plus racé que le non moins légendaire Joaquín Rodríguez "Costillares", si j’en juge par la gravure du premier et l’huile du second qu’il me fut donné de voir l’autre année à Ronda, avec leurs dates respectives d’il y a plus d’un siècle.

Le quatrième picador, haletant, qui lui-même remplaçait son frère blessé, fut tout près de se faire jeter bas par la Bête, qui roula sous le cheval aveugle, matelassé comme pour un tournoi : la foule versatile le conspua et descendit prendre sa place sur la terre battue, soiffards en tête - dont, par miracle, nul n’eut l’idée de mourir. Bref, cette fête m’attristait. Je la quittai pour un champ de menthes enfiévrées. À cinq heures, je reviens. Dernier taureau.

Le ciel est une dalle grise, qui penche vers nous ; et la planète, ici, un cercle de sable blond qu’un attelage herse en rond à la pause, en y traînant une barrière par le travers. Et dont le jaune sombre se met soudain à briller, d’un ton inquiétant, entre le rouge de plus en plus obscur des talanquères et la grise lumière des lampes, allumée d’un coup du haut de tous les gradins à la fois ; noircissant aussitôt, par contraste, les nuages d’un jour de chaleur à gris-rose caillouteux épaissi de fumée depuis l’horizon par tout un incendie d’été.

Le Cordouan part s’agenouiller à la chapelle, sur un prie-Dieu. Se lève. Lace et relace son habit, le silence, le rituel. Regarde dans une vitre brisée sa "cicatrice de miroir", y passe un index rapide dessus : elle est là, toujours là, et lui rappelle les autres coups de corne sur tout son corps, ceux qu’il ne voit pas, ne voit plus, qu’on ne voit pas. Passe le brancard levé de l’infirmerie ; sort ; pense à tout ; pense à rien ; altier (par métier) et absent ; puis découvre les arènes.

Deux mètres de cicatrices au total ; trois blessures terribles, surtout ; une près de la fémorale ; une autre dans la cuisse ; et la dernière, à travers les glandes salivaires (qui aurait pu lui couper la tête), avec la corne replantée dans le sable.

Cuéllar. "Cuéllar". Un nom quelconque de gros bourg quelconque dans sa série de courses quelconques d’un quelconque mois d’août. Il n’en a rien vu, ni église ni marché, en arrivant ici. Avant-hier, il ignorait encore ces deux syllabes (ou plutôt, les avait oubliées depuis six mois qu’il avait pris l’engagement d’y toréer). Et si c’était sa dernière course ?

Pourquoi pense-t-il, en ce moment, à ses débuts ? À ses débuts d’avant le début : à ce petit boulot de nuit qu’il avait dégoté dans une vaste auberge en bordure de carreterageneral et de vaste séchoir à tabac ? À ses insomnies professionnelles, à sa tauromachie de salon, solitude, folies, philosophie sans fin entre chaises cornues et grise terre battue ; à ses maigres corridas, encor mal éveillé, du lendemain après-midi ; à la première faena de sa première corrida, à genoux, et ce coup de mufle, d’entrée, sur ses côtes flottantes (souffle scié cinq minutes durant ; puis il l’avait reprise, par principe, et réussie). Justement, l’insomnie. Torero (il y a quelques métiers comme cela), on ne peut se permettre la moindre insomnie. Or, justement, voilà qu’à l’instant se lève un douloureux bâillement, en lui, et le brûle, et lui tord bouche et dents du dedans, qu’il refuse d’ouvrir. Mater, ça !

L’arrogance ! Indispensable, dans cet office, fût-ce sur une placette de village (dresser sa peur, en un habit ivoire et or), comme l’humilité et le pardon chez le prêtre.

Le moindre Olé ! le remettra d’aplomb. Cet Olé ! des gradins que l’on ressent en même temps que la foule plus qu’on ne l’entend d’elle, tout autour de soi : un rugissement de pierre, au fond de lui (présent, passé, immense écho d’un siècle à retardement ? au seul moment où peut se relâcher l’ouïe et l’attention, une fois la passe passée et le taureau immobilisé dans sa surprise et son étonnement, à cinq ou six mètres de soi).

Appel de clairon depuis les gris gradins, soudain illuminés, là-bas dehors.

Il revoit à nouveau toute sa vie. Pourquoi ? pourquoi, au-jour-d’hui, à Cuéllar, précisément ? Il boit l’eau terreuse d’une cruche de derrière une talanquère ; il ne le fait jamais ! Croise l’affiche de sa propre corrida ; la regarde ; sans la voir ; la dévisage enfin. "À soixante-dix ans je toréerai encore, cheveux chauves et gris, moi plus épais - oui je toréerai toujours, au moins pour la forme - par besoin - pour des corridas de charité ; alors, pourquoi revoir soudain ma vie, comme si je devais mourir dans un quart d’heure ? On ne meurt pas en voyage chaque fois qu’on part avec une sourde appréhension !"

Il est célèbre, partout célèbre ; jusqu’à Cuéllar ! aujourd’hui… Et pourtant qu’a-t-il de plus de que les autres ? La faim ! Il a eu beaucoup faim. Dès sa première corrida, il avait juré à sa sœur : "Avant longtemps, ou je serai mort, ou je t’aurai payé une maison." Et comme il ne mourut pas…

Il a appris à lire tout seul, avant les courses ; connaît dix langues ; que lui au moins comprend, quand il les parle, à défaut de ses interlocuteurs ; il a inventé la passe de la grenouille, peu académique, mais célèbre jusqu’en Catalogne et aux Indes. A tué quatre mille taureaux ; et on lui prête mille femmes, certaines moins fugaces que d’autres.

En tout cas, il sortira à dos d’homme d’ici ; par la grande porte ou l’infirmerie ; mais à dos d’homme ; pas à pied.

Et maintenant, le voilà dans l’éclat de l’arène, sans s’être acheminé.

Clairon !

Sang noir, lampions, glaives et clairon : champ de mort et de silex. Cinq heures de l’après-midi. Cinq heures juste de l’après-midi. Un amateur saute dans l’arène torse nu, aviné, et court bras ouverts embrasserEl Sospechoso. La bête le foudroie ; l’autre se traîne et crie, d’un cri misérable et sérieux. La bête l’encorne encor, et son œil minéral est de jais. L’autre se lève un peu, la gorge percée, d’où finit de gicler un sang d’homme. La foule enfin le voit. Le Cordouan enfin le voit. La foule hurle, et sa clameur d’airain retombe sur un mort. Un infirmier. Deux infirmiers. L’équipe du Cordouan le traîne par les pieds sur le sable comme un novillo sans nerf. On traîne le pantin sur le prie-Dieu d’une imposte, sous les gradins : le prêtre même, frotté d’arsenic, arrive trop tard.

Sous les huées, leCordouan tue le Sospechoso, sans gloire, d’une courte estocade derrière les cornes : ainsi terrasse-t-on un lâche lâchement. Alors, toute l’Espagne se hisse sur les travées : "Tu pouvais ! tu pouvais le sauver !".

Fatalisme andalou : le Cordouan décide de se retirer près d’un ermitage de chez lui. Oui, car voilà qu’aujourd’hui meurt un amateur saoul de sang comme à son premier combat, vingt ans auparavant, José Falcón, son compagnon déguenillé ; la bête d’aujourd’hui était suspecte jusque par son nom ; assez d’extrême-onction ! Lui, l’a déjà reçue déjà cinq fois, et ces deux jeunes dieux, ou plutôt le même José vingt ans après encore, sous les mêmes lentes litanies, ravale, entre les bras du même prêtre essoufflé, la même hostie de boue caillée. Et dehors, sous le même soleil, le même mufle mort au sol s’emplit de sable et de fourmis.

De ciel. De bave. D’agonie.

On attelle le monstre à quatre mules que l’on fouette ; et l’on porte El Sospechosojusqu’à la boucherie. Je suis la Bête jusqu’à la crypte immortelle où on la dépèce. Dehors, triomphe un temps de messe d’Assomption. Sable mort. Tas de silex. Me reste à roidir mon âme virginale dans une cuirasse, et à revenir sans paraître davantage ému à ma pension. La mort d’Ignace rassemble le village. Beaucoup traitent le Cordouan d’assassin. Pizarre, le garçon d’auberge, explique à la cantonade que cet Ignace Torres y Naharro, il le connaît bien qui, depuis une semaine, fut partout répétant, de coup de gnole en coup de gueule, qu’il comptait bien venger son compatriote Damase, à qui le Cordouan avait refusé, l’été dernier, le sacre de l’alternative en présence de toutes les facultés tauromachiques du diocèse. Aussi cet Ignace-là (je le comprends enfin) était-il descendu dans l’arène confondre la bravoure à son couchant du Cordouan, qui, c’est vrai, fut encore plus lent à se tourner vers le mort que la foule elle-même. Je suis déçu des hommes, des choses, des calculs de Pizarre, et du nom même de l’encorné, que je confondais jusques ici avec le dieu Mithra tout cru. Temps de silex.

Pizarre se méprend sur ma moue, et pour vaincre mes doutes, m’attire dans un coin, et entasse les arguments. Je ne l’écoute plus. Je le regarde, mais fixement et sans le voir. J’entends que le Cordouan s’en sort bien, que d’ailleurs il a quitté l’arène sous la protection de l’alguazil, et qu’il avait bien lui aussi commencé par faire le grand saut, une fois ou autre, de loin en loin, sur des placettes bardées, en guise de gradins, de toute une tribu de carrioles à la renverse. Le taureau, certes, était un mauvais taureau, pesant, distrait, sans race ni même couleur précise, regardant longtemps comme il est naturel à la seule chose pour lui ici de familière, la porte d’où il vient de sortir, s’employant peu, ayant pris peu de fer et donc, sur la fin, encore plein de vigueur, imprévisible avec cela, et biais, et tardif à l’attaque ; mais enfin un grand torero doit pouvoir se sortir de toute situation, même idiote et compliquée.

Dehors, sable roux et païen. Sueur, fatigues et clairon.

Le Soleil plonge à l’ombre des couvents. Nuit rousse de tours. Avec cet étendard : Que tout l’ennui du monde peut tenir dans une piètre corrida.

Et dès le lendemain matin, à nouveau, dans les rues, la fête la plus éreintante, les rythmes les plus triviaux, et des femmes à la voix dure qui battent des coudes, comme un oisillon, et s’accroupissent en cadence pour une danse du Canard. Lévites, Goths, Romains : tous dansaient à qui mieux mieux la Danse du Canard. Comme si l’on avait ressorti hors saison des atours de Semaine Sainte par les rues noircies de fleurs huileuses de tournesol. Je ne me trompais guère : c’est une procession qu’avait déroulée autour de Cuéllar, il y avait une heure à peine, le gros Curé en exhibant sous le dais les deux trésors de sa sacristie : le fémur de Saint Ildéfonse, et le dernier quignon de la Multiplication des Pains - foulant partout des fonds d’artichaut monstrueux que viendrait d’égrener un Cyclope dément pour sa collation.

Et les Romains dansaient ; et les Scythes dansaient ; et le Fémur et le Dernier Quignon dansaient ; et ce qu’ils dansaient, je l’ai déjà dit, c’était une danse stupide de cyclopes de faubourg. Et un macaque aussi dansait, œil noisette étonné, sur un pommeau ciré. Car le pommeau dansait : et sous le pommeau, une Canne dansait ; et sous la Canne immense, un particulier sans âge et loqueteux dansait ; et le singe là-haut, le plus sage mortel parmi tant d’autres saouls, et le singe dansait et jamais ne tombait de sa Canne aux pieds du vieil Idiot. Et tous les Silènes sautaient. Et le macaque aussi, portant binocle et cape d’astrologue, le macaque sautait, se rattrapant toujours au vol au pommeau de la Canne cirée. Et le long de cette Canne immense et à peine ébranchée, un adage sautait, tatoué au feu, qui édictait et proclamai t : "Paie ! paie ! ou je me pends !" Ce je désignait-il le singe ? son patron ? Était-ce le Je transcendantal d’Emmanuel Kant ? lemoi pur des Idéalistes allemands ? Tout cela sans doute à la fois, cher Socrate, et beaucoup davantage.

Paie ou je me pends. À la réflexion, je me demande s’il ne fallait pas plutôt lire : "Paie ou je me décroche." Dans ce cas, c’est le Macaque qui parle, et menace de se laisser tomber sur le mauvais payeur. Fève de l’Adage ! La vie, ses tristesses, nécessités, ses recettes drues ! Je conçois que Cervantès, Quevedo et plus d’un million aient tenu à s’en faire les diligents secrétaires : adages et coplas, ce fut longtemps l’autre Bible de l’Espagne. Celle des jours ouvrables, l’Autre étant réservée au prône du dimanche. Le peuple est plein de ces dictons, et j’aime à les entendre citer au foirail, au coin d’une bergerie, à les copier dans le dernier bourg foulé, dans l’ultime entraille de terre surprise, ou le long d’une canne d’idiot de hameau, rugueux et intégraux comme la pierre, comme le pain. Moratín aussi fréquentait les marchés. Et puis nous aimons tant, aujourd’hui, petites villes et vieux villages ! Si j’étais musicien, c’est là-bas que j’irais écouter comptines, cantilènes, pour en nourrir mon rythme à moi. Je suis écrivaillon : et pense par proverbes, préférant épuiser toutes mes veilles à ce peu de métal, et à ce rire.

Et accoutrer le Singe en sophiste, y aurais-je pensé ? Lui mettre des lunettes, l’aurais-je fait (comme à ce goret rôti qu’un boucher pour Noël faisait sourire à sa devanture) ? La Canne même était singulière, de genévrier mal ébranché : l’arbuste de Jessé, avec le moignon de ses descendances. Où est le singe ? Et l’ivrogne ? À cette heure ? À quel zinc esseulé et pluvieux de l’ultime taverne ouverte de Zalamea, d’Alaejos ? La bête aussi mourra.

Paie ou je me pends : quelle leçon pour moi, au sortir d’une année de silence sur les textes les plus abscons ! Depuis un an, pour seul murmure à la Bibliothèque : deux séminaristes en face de moi, entre des bougeoirs gris. Ou ce vélin que tourna et retourna tout un hiver, comme un gros élytre, un jésuite blafard, à grand soin, dans mon dos, de sa main ronde, moite, épiscopale, sous de vieux ors...

Saint tapage de Cuéllar. Voilà que j’en défaille ; comme une pâle infante parmi des chirurgiens de foire. Ou comme est vertige l’air libre, dès la première ortie, à qui vient de défroquer.

Fait à Salamanque, en la Fête de l’Invention de la Sainte Croix.

 

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