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CHATELET - Extrait du roman « Le lit de Schiller »
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 Article publié le 9 novembre 2006.

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Toute en sueur, les pupilles dilatées de plaisir, Sus fait semblant d’avaler la dernière goutte de son verre. D’un geste court, avec la main libre, gauche ou droite je ne sais plus, elle attrape un couteau et le tend vers mon collier : Fausses, hein ? Je flippe, je me rends compte du péril, quand même j’ose : Non, j’ai de vraies perles, un héritage de famille. Ma grand-mère maternelle tenait un magasin de bijoux. Elle, impressionnée, bègue : Pardonne-moi, presque toutes les nanas portent des bijoux fantaisies ! Ensuite, en bonne voisine de table, dépose le couteau sur son assiette, et se transforme en victime : Ce que tu ne croiras pas c’est que ce pauv’ gar est mon cousin ! Et ce que tu auras encore plus de mal à croire c’est que l’auteur de cet article est mon oncle Tralan, le frère de papa, policier et auteur de romans noirs. Il en gagne du fric, le tonton, il n’est pas gêné par le sujet, lui qui a tant de galon, n’a peur de rien.

J’ai les pétoches. Elle réalise que mentir comme elle le faisait en Roumanie, du temps où elle délectait les mémés de notre bloc avec des histoires de terreur, eh bien cela ne tient pas avec moi, dans le rôle de l’auditoire. Elle comprend avoir dépassé les bornes : Que le diable m’emporte, j’ai perdu le contrôle de la situation, t’as vu, ouf. Je ne sais pas moi, mais j’aime pas que ma famille soit sur le journal, avec photos, sang, noms et honte, tu piges, c’ la fout mal pour le dossier de ma carrière ! Heureusement que j’ai quitté le pays. Et ici, je n’ai plus de famille ! Là-bas non plus ! Mes parents sont morts l’année dernière d’un infarctus. Excuse-moi ! Je ne sais pas ce qui m’a pris d’évoquer des souvenirs pourris sur ma famille bizarre, relatés dans un journal comme exemple négatif. J’aurais pu te raconter brièvement qu’un de mes cousins de la campagne, cousin lointain, a tué une cocotte par jalousie, ou par amour, que le diable l’emporte, et qu’à présent il est en prison ... Un enfant raisonnable jusque là, autrement un idiot de first* Klasse* ! Mais il se peut qu’il y ait une coïncidence des noms ! Puisque nous autres, on a appris la chose dans le journal. Je n’ai même pas osé les contacter une fois ! Ouf !

Allez, c’est du vécu...Je lui pardonne tout simplement. Tiens, nos Chinois veulent fermer la boutique, il est tard, Suska ! Toute confuse, elle remet le journal dans son sac. Nous retournerons sur les collines boisées du château, au toit de tuiles en métal doré qui révolutionnent la pleine lune.

Suska, en baillant : Dernier arrêt ! Des (...) cends !J’enlève mes aliments de la voiture. Elle baille et balbutie : Do’ bien ! A la p’ochaine ! Je la remercie pour les courses, je lui tape sur l’épaule, nous nous saluons à l’asiatique, nous bâillons, nous rentrons chacune de notre côté.

Les sachets lourds me tirent vers le bas. J’ai de la peine à les transporter jusqu’à l’ascenseur. Maison 3. Personne devant, personne derrière, mais moi je ne suis pas à l’aise. En attendant l’ascenseur, je jette un coup d’œil sur les couleurs et les cadres des tableaux que certains artistes ont exposé dans le couloir, ces portraits aux fauves et arabesques phosphorescents. J’entends des bruits de pas, le battement bien rythmé de mon cœur dans l’escalier, après quoi, un terrible ploc ploc. Du va-et-vient nocturne. Le rire d’une femme ivre ou en chaleur. Pas de course, brouhaha de voix, roulement de bouteilles vides, petites frayeurs qui s’arrêtent au bout de mes souliers. Pan, un cendrier plein. Là-haut, des gens font la fête, pourquoi aurai-je peur, moi ? Premièrement Suska est bien loin, elle a eu peut-être un accident de voiture, deuxièmement les jeunes néonazis ne sont plus dans la cour annexe du château. La police les a éparpillés hier soir. 3-èmement (...).

Ca sonne. L’ascenseur arrive, serpent de feuilles sur le mur. Je regroupe les sachets, appuie sur le bouton numéro 1, monte, arrive à destination. Le couloir ne semble pas sûr. On dirait de la cire molle. Je m’enfonce, j’avance, je trie mes mauvaises pensées, j’avance.

Je traîne les bagages tout au long des mûrs. J’y laisse des traces noires. 30. Finalement suis là. Sors ma clé du corsage. Ouvre doucement la porte du studio 30. Ma montre est elle aussi dans le corsage. Je regarde les secondes qui passent. Il est 23 heures. Je chancelle sur le seuil de la porte numéro 30. Je fais 3 pas, je passe la frontière. Suis dedans et ça me charme. Entre et ferme à clé. 23h 01. Je me remets sur mon lit, comme après un vaccin immunitaire.

L’une de mes voix critique mon esprit fougueux : Tu ne sais pas ce que tu veux, tu dis tout et n’importe quoi, tu regrettes d’être seule parmi des étrangers hostiles, de n’avoir personne auprès de qui fermer les yeux dans l’intimité, de ne pas avoir ça et ça, car Vous, les donzelles, vous accrochez vos âmes aux hallucinations et autres dangereuses mélancolies pour dire un jour que cela n’est que vanité, malheur, perte de temps si précieux, puis le lendemain, vous devenez ironiques, furax et indépendantes. Trop tard, le courage et le cynisme, tout comme l’ironie on les a dès le début ou on ne les a pas (ce qui fait la différence entre une femelle et un matelas, selon un copain expert en matière de nichons).

J’ai franchi le seuil du 30. J’ai passé la frontière, je me suis introduite dans la légende de ma chambre. J’y suis. Des flambeaux jaillissent des vases. Quel doux bruit. Du vin coule des carafes. Harpes et mandoles. Puis ce gazouillement se tait. Mes murs s’illuminent. La poudre du papillon ? L’âme de qui ? Lignes et formes, ombres farinées. Et je me rappelle Peter et ses théories cinglées, son travail sur les manifestations de fantômes et leurs visages captés sur une caméra. Peter ne pense pas que ces phénomènes viennent de loin. Se seraient des manifestations sous formes d’énergies mesurables par nos appareils. Il s’y connaît : teintes, grosseurs, puissances, et surtout le nombre élevé suivant les lieux. Il gaspille sa vieillesse avec la mise au point d’un appareil photo capable d’absorber ces énergies, il essaie d’inventer un numérique haut de gamme. Fantômes ou phantasmes ?- je lui pose la question qui l’embête. Sa réponse est la même : Comme tu préfères ! Il y a deux semaines, quand il m’a appelé d’Italie, je lui ai proposé : Teutons. Et Peter conciliant : Eh ben, pourquoi pas ? Je viendrai un jour là-bas pour les filmer. Ca t’arrange ? Il a 75 ans, ce serait dommage de refuser. Je lui ai promis une grande soirée fantômes ! Ombres farinées, jeux inconnus.

23h 13. Tu touches l’armoire à glace, tu te positionnes dedans, tu touches finement tes sourcils effrayés : Mais non, j’ai besoin de vivre dans le réel ! Tu t’obliges à mieux réfléchir : Le réel se réduit-il à ce que l’on perçoit ? Imaginer, est-ce chier sur la réalité ? Et la glace te rassure : T’inquiète, ça ira, tu seras réelle. Consolée, tu lui adresses un oui, ça pourrait aller ! Tu te prépares à sortir de la légende, te repositionnes, tu replonges dans le réel, tu fouilles dans les poches de ton pardessus et tu trouves la lettre qu’il te faut. Qu’est-ce que t’es contente ! Tu la défroisses d’un air amusé. Ensuite à celui qui t’a réécritusant d’une calligraphie confuse, signe d’un handicap : Adieu, pépère, oust, tu n’ m’ plais plus ! Tu la mouilles dans les chiottes, tu chies sur ce souvenir mensonger. Tu tires la chasse. La boule en papier et le caca résistent au courant fort de l’eau. Ils lui opposent une résistance de teigne. Pendant près de cinq jours ils resteront dans les WC. Tu y ajoutes du parfum J’adore. Au bout de cinq jours les caca-paroles et leurs empreintes vont disparaître, donnant une certaine noblesse à l’égout.

Bonjour. Bien dormi, bien réveillée. Vive le somnifère ! A cette heure du matin, l’air est satisfaisant. Je joue avec moi pour nous rendre heureuses. Menottes, lignes concentriques. A la prisonnière. Après 38 ans d’apprentissage je joue bien.

Le lendemain. Il fait nuit. Que d’autre ? De plus en plus légère, une nouvelle expérience, je plane, je survole ce que j’écris. C’est peu avant 1 heure. Mon armoire à glace me réfléchit. Des démons perso s’en échappent : T’écris ou ? T’es en train de te pourrir ta vie ? Ecrire sur le Merde, ce n’est pas écrire de la Merde ? C’est ça qui t’arrange ?

Dormir. Rêver, garder le sommeil, surveiller la conscience de dormeur. Dormir trois mois, oui, ça m’aiderait à vivre plus vite le temps du château. Exister. Naviguer sur le voilier des besoins et des désirs. Parallèlement, mystérieusement. De - stresser. Songer à la rencontre avec un duc vigoureux et chaud. Le duc Somnifère, à la peau transparente. Un sommeil riche en rêves. Des rêves palliant à des manques et besoins auxquels on n’oserait même pas penser. Goûter des rêves lucides. Prendre conscience de notre état de rêve et contrôler ce qui nous arrive. Ne jamais succomber. Ouvrir vite les yeux et rejeter le mal ! Et à la fin ou à l’aube, savoir faire la distinction entre rêve et état d’éveil.

Puis-je crier « au secours ! » dans ce genre de formules ? Mes mains au-dessus de la tête, entre rêve et état de réveil, inculpées, condamnées. J’entends : Tic-tac, tic-tac, tic-tac, tic-tacc. Je dors mal et j’en suis consciente. Le meilleur guide d’un bon sommeil, c’est ma forme dans la journée. Tic-tac, tic-tac, tic-tac, tic-tac, tic-tac, tic-tac. Dans mon rêve, je répare un réveil à l’aide d’une paire de ciseaux. Les aiguilles de la montre n’indiquent plus l’heure, elles courent affolées l’une après l’autre et ça crée un rythme monstrueux. Je jette les ciseaux. Je bloque avec les ongles les engrenages. Quelqu’un crie : Quel jour est-ce ? Une autre voix plus douce, en réponse à : 29 ! Le tic-tac s’arrête et miraculeusement mes mains se rajeunissent, elles rapetissent, tels deux points roses dans le temps, elles ne se voient plus mais j’ai l’impression de les entendre applaudir. Elles me réclament.

29 ? Oui, elles sont là. Et moi aussi je suis avec. Un jour de novembre, dans mon vécu. Ma famille appelle cela la première fois. Qui me revient à moi, tel le premier péché. On s’appelle tous à tout hasard tu. On s’appelle tous en un instant je. On reçoit tous quelque chose, un petit moi, la moitié d’un nom, la moitié d’une vie. On est tous les contenus de la moitié de ce nom, de cette vie. Les moitiés des illusions. On y grandit tous comme ça ?

J’ai grandi moi aussi dans ma charmante mi-illusion. Et je me suis réjoui de toute cette croissance. Jour après jour, nuit après nuit, je voyais de cette personne, mes orteils. A l’aube, à midi, au coucher du soleil, les nuits de pleine lune. J’étais contente car tout était grand et coloré au-dessus de moi, ou petit et mignon au niveau des boucles de mes souliers. Je voyais et sentais sur mes genoux les volants des robes, la fraîcheur des fleurs et des papillons, la douceur des brins d’herbe. Dans ma bouteille de lait miroitait le soleil couchant ou le lever de lune - petites lumières confuses dans l’esprit d’ailleurs.

Deux ficelles d’os me suivaient partout. La maisonnée me tenait par les ficelles en disant : Quelles belles mains a cette petite ! Les mains ne me lâchaient pas, tournaient autour de moi, comme deux crécelles joyeuses qui montaient et descendaient sur le corps. Sourdement, sans faire mal à quelqu’un, je me réjouissais de chaque instant indolore. Mais la véritable joie s’est produite immédiatement après la célébration familiale de la première mèche coupée, genre de baptême orthodoxe, dans un après-midi de neige.

Il neigeait comme dans les contes. Les flocons s’étaient perdus dans les venelles du village, s’abandonnant dans les ornières. Sous le toit de la maison, dans son nid douillet, une poule couveuse avait eu ses premiers poussins. Mamie Nutza avait apporté dans la maison, au chaud, les poussins à peine sortis de leur coquille et laissé la mère poule dehors. Ils arrivaient avec la première neige de l’année. Pour mon anniversaire, probablement. Sur ses vieux calendriers, Nutza garde encore aujourd’hui la date où les poussins sont sortis des oeufs. Sous la rubrique poules pondeuses- poules couveuses, tout un inventaire sur son calendrier de 1963. Une vraie inauguration des séries gallinacées, petites croix rouges - chiffres et signes importants d’une intendance bien menée. Nutza a donc apporté les poussins dans la maison. Elle a simulé un crachat sur leurs ailes pour éloigner l’épervier, un autre sur les serres contre le renard et un autre sur le bec pour annuler le mauvais sort. Des crachats magiques, de la salive protectrice. Ils étaient douze, bien comptés. Elle leur a préparé un nid dans un carton rempli de coton. Les délicates boules jaunes piaillaient, bourdonnaient, picoraient des petits riens, roucoulant à l’approche du sommeil dans le lit de Nutza. Je m’en réjouissais. J’ai écarquillé mes yeux pour bien les voir, tous les douze. J’ai tendu les mains. Je tremblais de plaisir. Je les ai entourés. Je les ai noyés dans un bocal d’eau. Je les ai tous baptisés. J’en étais contente.

Enfant précoce à cet âge-là, je commençais déjà à babiller, j’imitais bien la pendule, tic-tac, tic-tac, je me roulais dans la maison, je rampais partout, je me déplaçais en m’accrochant aux meubles telle une lierre, je relevais les bras au-dessus de ma tête, j’attrapais tout ce qu’il ne fallait pas. Les poussins aussi je les ai tirés de leur boîte, je les ai noyés. Des gestes d’amour profond jusqu’à la moelle des o(euf)s. J’avais entrelacé mes doigts autour des premiers poussins de ma vie. Bois lolo ! Bois lolo ! Recouverts d’eau. Les douze. Leurs yeux blancs, aveugles, noyés. Leurs ailes huileuses, mouillées. Douze morts. J’ai ri, crié fort, relevé ma jupe en dentelle par-dessus la tête, j’ai sauté en tapant des pieds. Vlan ! Mamie Utza, la mère de mon père, mon autre grand-mère venue en visite d’hiver chez nous, m’a flanqué une fessée. Et de la part de mamie B, d’autres petits coups sur les mains. Ca arrivait de la partie gauche de la pièce. Du côté mamie B. Pour que je ne puisse dire, par la suite, que mon héritage ne comptait pas de vieilles mégères. Qu’est ce tu nous as fait là ? Bon Dieu ! Tu les as tous tués ! Bel et bien tués  ! Les vieilles s’occupaient des petits défunts. Moi, je pleurais nerveusement, en sanglots. Elles comptaient les morts en les alignant sur la table. Je me suis laissée glisser, la tête en bas, bouumm. La tête a fait pan en heurtant le plancher en bois ! Seul problème, je suis tombée par étapes, latéralement ; ce n’était pas convaincant. Les vieilles n’avaient rien à foutre, avaient surtout à crier. Crier à la mort. Elles. Moi à pleurer. Pleurer à l’abandon. C’est quoi ça : tu les as tués  ? Je n’en savais rien. Le mot "tué" grognait, faisait du noir autour de lui. Et moi je me trouvais dedans. Spirale vive morte de peur. J’ai rampé à reculons, je me suis cachée derrière la caisse à bois. Il me semblait que je les avais mouillés trop, mes poussins. Je les ai trop réjouis. Un jour le mot tués s’est endormi pour toujours. Je ne l’ai plus entendu. Depuis les joies qui ont suivi je les ai vécues, tuées, moi et elles sont mortes à peu près selon le même modèle. Le modèle du ratage. Lorsque j’éprouvais une joie, je devenais maladroite, fatale, j’écrasais toujours quelque chose. Je tuais ce qui me touchait. Avec une certaine régularité.

La peur de cette première joie - j’en souffre encore.

Voilà deux jeunes maquillés de noir, adorateurs de Satan, le 666 tatoués 3 fois : deux fois sur les joues pleines de sang, et une fois sur le front recouverte de pommade blanche. Les deux façonnés comme à la morgue, hurlent au soleil, défiant les autres noceurs. Je les vois et entends par la fenêtre entrouverte. Dans certaines circonstances c’est comme ça, les noces dégénèrent. Je ferme la fenêtre. Allez, que je prenne une douche. L’eau chaude sait remettre en bonne fonction le corps et son esprit. 30 minutes de relaxation. Je m’essuie sur le bord de la baignoire. M’asperge de parfum. M’habille élégamment. Je redémarre. Mais où aller ?- me dis-je. Où ? Je vais porter la poubelle dans les containers du château. La science germanique des containers est inégalable : les écologistes expertisent une nouvelle chromatique ménagère : les détritus jaunes sont destinés au container X, les blancs au container Y, les lourds au Z.

Château remis en état. Du soleil, des grouillement de visiteurs, une dizaine de jeunes mariées, voitures et carrosses, citoyens avec des fleurs à la main, rires, vacarme, cris de dimanche sur la terrasse du Schloss.

L’air est frisquet. Habitués avec les températures basses, les promeneurs du château portent encore des habits d’août et me regardent étonnés. Frileuse, j’ai une veste en lapin néo-zélandais, dans le style des femmes slaves et un gros pantalon clouté. La star des poubelles doit être chic ! Jusqu’aux lunettes noires sur le nez.

Suis toujours là, sur le macadam de la grande cour. Je répands du J’adore sur les allées. Me faufile avec mes sacs poubelles parmi les voitures des noceurs. Ca leur portera chance ou guignon. Mes yeux, habitués à rencontrer des trognons de pommes balkaniques, des mégots, des boîtes vides, de la pourriture, balaient le sol. Et voilà j’ai de la chance. Une petite pièce de monnaie rouillée contraste avec le vert de l’herbe. Je veux la (...). Le gardien siffle, je hoche la tête. Te promener sur la pelouse est une chose interdite dans ces parages. Bon, alors vers les haras du feu baron Graevenitz.

Les haras comptent seize chevaux disponibles les matins et les après-midi pour les amateurs de galop. Les animaux sont en liberté surveillée. Il y a de grands équidés, des petits, noirs, blancs, gris, bis, à crinières courtes, brillantes, des chevaux énormes, bien nourris, des étalons, des pouliches, des poulains. L’étable, les abreuvoirs, la réserve de foin et de paille se trouvent derrière le vaste terrain visible.

Au-delà des étables, commencent les collines avec les villas des Souabes et plus loin, dans la vallée, se dressent les blocs des ouvriers turcs, polonais ou chinois qui travaillent à Mercedes Benz. Puisque la distance entre Solitude et leurs demeures n’est pas si grande, dans les week-ends les gens apportent leurs enfants au haras.

Aujourd’hui il fait beau et il y a beaucoup de touristes. Les enfants jettent des pommes aux animaux. De temps à autre, les étalons urinent. Un étalon noir s’approche du fossé qui sépare les haras des visiteurs. Son organe déverse une marre. Les mamans prennent peur, et honteuses, essaient de détourner les regards des petits. La scène est taboue. Un étalon blanc flaire à pleins naseaux, une jument en chaleur. La jument attend. L’étalon est tout près d’elle. J’aimerais les photographier. Je remplirais ainsi les murs de : a) poussière soulevée, b) croupes, c) bonne synchronisation, d) acte de reproduction, e) acte de force, f) liberté dans la captivité. Mais je n’ai pas l’appareil photo sur moi.

Faute de mieux, je vais à la chapelle. Réfugiée contre une muraille, je lis le programme musical. De derrière les touffes de cynorhodons apparaissent des dames en rayures. Les vieilles bourgeoises courbées sous des bijoux en or n’arrêtent plus de toussoter. Sur leurs visages jaunâtres trônent la brillance de l’or et celle de la mort. Elles allument des bougies et les emportent dans la chapelle. Plus chanceux, le restaurant d’en face est bourré de clients bedonnants. Aucune table libre. Les fêtards représentent le monde, plein de sous et de manières, les heureux. Moi, je proviens de l’autre bout, je suis le l’on ne sait jamais.

Autant de temps libre. Et que faire avec ? A quel saint ou à quelle activité me vouer ? Ma voix intérieure a toujours eu une grande gueule ! Des moments où rien ne va plus et maintenant, j’en fais l’expérience. Comment me diriger dans la bonne directionsi ici tous les chemins tournent en rond ? Mes étoiles sont difficiles à gérer. Normalement il n’y aurait raison de paniquer car j’ai toujours su m’en sortir. Dans des circonstances pareilles mieux ne pas avoir une seule minute pour souffler et qu’on ait besoin de moi sur tous les fronts.

Quel jour ? Maintenant, comme toujours. Naïfs stratagèmes de consolation. Je parle à ces beaux parleurs, à tous ceux téléphonistes qui ne savent pas respecter ma solitude. Je viens de manger et j’ai la nausée. La satisfaction d’appétits momentanésest foutue. Quand, ça va mal, c’est déjà mieux, style roumain. Je vomis sur la glace de l’armoire. Tournure d’esprit qui me porte à penser que ça finira mal.

Dormir pour être moins malheureuse ! Seule faveur.

C’est lundi qu’il est 4 heures ? J’ouvre les yeux. Mon réveil n’est pas bon, il affiche toujours 4 heures. Quelle heure est-il à 4 heures ? 8 heures. Je poste 3 lettres. C’est lundi. A 11 heures je reçois des affiches, le programme littéraire de notre institution, deux paquets de revues françaises, à midi et quart un fax de Paris.

Marre de ce vide temporel. Je tire au vol mes pensées à un point de leur passage. Je profite de leurs ailes fragiles ! Plouf, elles tombent l’une après l’autre. Bravo ! Je n’en ai plus ! J’aimerais bien m’occuper, m’affairer d’un endroit à l’autre avec un but, utilement. Désorientée, mécontente, ennuyée. Rien à l’horizon. Le fameux cours d’allemand pour débutants ne commence que dans un mois, l’Académie n’a pas assez d’inscrits. Pas un Américain, pas un Anglais, pas un Français, pas un Japonais qui apprenne l’allemand, chacun se débrouille comme il peut.

Au-delà de dire, lire et écrire, quoi de neuf ? Pour ne pas moisir d’ennui, je me fais des tresses, me mets les chaussettes ourlées de peau de lapin, les godasses de marche, je me parfume, je prends un tas de feuilles blanches et un bic. Je quitte la 30. Je sifflote dans l’ascenseur, sifflote aussi dans la cour, j’effraie les chardonnerets, les feuilles des arbres, le ciel encore bleu.

Châtelet de Baden-Württemberg. J’ai l’honneur de vivre ici, à la campagne, je mène une vie de château, prout, prout. Bon avoir cette chance c’est pas si mal. Cette région est l’une des plus riches du pays. Au moins c’est ce qu’on m’a appris ici dès la première réunion. Württemberg-Baden, Württemberg-Hohenzollern et Baden se sont donné l’accord pour l’unification. La création du Baden-Württemberg a été pour les Souabes le moteur d’un incroyable progrès économique.

Continûment, souplement, les murs lisses du château laissent ondoyer leurs ombres, comme dans une vieille photo de 1921 lorsque le monument avait été envahi par un troupeau de moutons en manque de sel ; photographié d’en haut, le château semblait faire des vagues dans une mer de brebis. 1921.

Je vis volens nolens dans un conte, dans un discours qui laisse incrédule, dans un récit maniéré.

 

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