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Branlette du violeur (7)
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 Article publié le 8 juillet 2018.

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Une seule fois j’ai essayé d’aller jusqu’au bout du ponton. Forcément, j’étais attiré par la goélette qui y était amarrée. Nous venions d’aménager. C’était l’été. Une saison favorable aux découvertes. La maison n’était pas toute neuve. Un appentis s’était écroulé il y avait des années. Ça sentait la moisissure tout autour de la maison. Des herbes folles envahissaient ce qui avait été des plates-bandes. Et les arbres semblaient s’être approchés pour regarder dans les fenêtres. Le mastic des carreaux était récent, mais la menuiserie était couverte de mousses. Des fleurs indéfinissables poussaient sur les rebords. Et je crois même que la porte d’entrée ne tenait qu’à un fil de fer. Il faudrait changer la serrure. Rien de folichon, mais il n’y avait pas de loyer à payer. Mon père s’était engagé à rénover la maison en moins d’un an. Et pendant ce temps, il n’y aurait ni loyer ni charges d’aucune sorte pour mettre en péril son maigre revenu d’écrivain. Cette fois, il n’avait pas amené de femme. La seule présence féminine serait celle de ma sœur qui n’avait que dix ans et qui n’était pas prête à endosser le tablier de la ménagère. Suzy. Appelez-moi Ismaël.

Je ne suis pas arrivé au bout du ponton. C’était impossible, à moins d’être un acrobate. L’eau du lac était verte. Sous le soleil, on pouvait voir les poissons-chats. Des déchets de toutes sortes affleuraient. Mieux valait ne pas tomber là-dedans. Ma sœur m’observait avec attention parce que je lui avais promis de l’emmener faire un tour de l’autre côté du lac dès que j’aurais remis en route la goélette. Hermione qu’elle s’appelait. Mais il manquait le H car à cet endroit de la poupe la coque avait subi les outrages d’un choc avec le piquet auquel elle était amarrée. L’autre amarre n’existait plus et la proue encore intacte présentait ses deux seins à l’immensité du lac.

Suzy s’impatientait. Moi, j’étais paralysé sur une poutre que je chevauchais. Je savais qu’il était impossible de monter à bord. Et puis le vent se levait. Il fallait rentrer. Et une fois à l’abri, nous subirions les assauts de la pluie et du vent. Papa écrivait des histoires d’épouvante. Mais à ce point…

Je couchais avec Suzy à cause de ses cauchemars. Papa prenait des choses pour dormir. Il fallait que quelqu’un s’occupe des cauchemars de Suzy. Personne ne s’en était jamais occupé. En tout cas pas aussi bien que moi.

Cette nuit-là, je suis resté à la fenêtre. La pluie s’acharnait sur les carreaux. Je n’avais pas envie de rêver. Je cauchemarde rarement. Mes rêves me ramènent dans mon quotidien. Et il devient parfois étrange à force de confusions. Rien de grave. Entre les crises de délirium de papa et les effrois de ma sœur, je suis à l’équilibre sur le fil d’une histoire familiale qui se terminera ni bien ni mal. Il n’y avait pas de femme cette fois-là.

Je voyais la goélette chaque fois qu’un nuage s’entrouvrait. Elle nécessitait beaucoup de travaux que la maison et de toute façon papa n’avait rien promis. Il ne s’était pas engagé à ce point, ni envers le propriétaire ni envers Suzy qui s’était donc adressé à moi. Je ne me souviens plus des termes de ma promesse, mais je suis sûr que je ne l’avais pas conditionnée. C’est mon style. je suis un plongeur. D’ailleurs, il faudrait que je plonge pour examiner la coque. Évidemment, j’aurais souhaité un œil à l’intérieur avant de me jeter à la baille. Mais le ponton n’était pas le bon chemin d’accès. Il fallait se mettre à l’eau un peu plus loin sur le rivage, là où les herbes tranquilles témoignaient d’une eau propice à la nage. Je pouvais approcher par bâbord à bord d’une barque ou d’un esquif de ma fabrication. Ça demanderait du temps. Et Suzy finirait par me condamner. Je connais son tribunal.

Le lendemain, je traversai le fracas maintenant immobile de la tempête. Papa était sur le seuil en train de se désoler parce qu’il n’avait pas prévu l’effondrement du porche. Je me demande à quel moment il écrit. Peu importe. Je m’approchai du ponton et m’avançai jusqu’à la dernière solive en état de supporter ma carcasse. La goélette dansait sur l’eau. Un seul mât se dressait à l’avant. L’autre devait gésir par le fond. La toiture de la cabine était crevée en plusieurs endroits. Je jetai un œil à tribord, là où j’avais repéré un rivage accueillant. Mais au lieu de cette tranquillité attendue, je vis un homme accroupi. Il avait les pieds dans l’eau. Pendant un court instant, je crus que je voyais mon père. Il portait ce genre de chapeau qui tombe non pas sur les yeux mais sur le dos. Il ne chiait pas. Il avait la tête tournée vers Hermione. Et je ne sais pour quelles raisons obscures, il semblait la connaître. Il ne la regardait pas comme quelqu’un qu’on rencontre pour la première fois. Il en observait les avaries d’un œil expert.

En tout cas il ne me regardait pas. Il ne m’avait peut-être pas vu. Il était tout à son projet. Une pensée me traversa l’esprit : Hermione lui appartenait-elle ? Le propriétaire de la maison n’avait pas agi autrement. Il n’avait rien objecté quand je lui avais dit que j’étais intéressé par Hermione. Qui était cet homme ? Le mieux était de le lui demander. Mais demande-t-on quelque chose à quelqu’un qui n’est plus là pour vous répondre ?

Il avait disparu. Je me suis mis à sautiller dans l’herbe folle pour atteindre cet endroit du rivage. Il avait laissé des traces. Ce n’était pas celles d’un ours ni d’un dragon. Il portait des bottes à bout pointu et à semelle lisse. Il avait enjambé plusieurs buissons et s’était évanoui au-delà d’une lande où poussaient des pins. J’aurais pu moi aussi sauter par-dessus ces obstacles somme toute minimes, mais la perspective que la lande offrait à mon regard me parut trop étendue. Je rentrai sans même revoir Hermione.

Suzy m’interrogea. Est-ce que j’avais trouvé assez de matériaux pour construire un radeau ? J’allumais une cigarette avant de répondre. Elle s’assit sur un de mes genoux. Je savais qu’elle en profitait pour aspirer la fumée que je rejetais. Je l’avais souvent surpris à lécher le fond des verres que papa laissait traîner sur le chantier. Il y avait toujours un chantier et on se demandait où il trouvait le temps d’écrire ces histoires qui paraissaient dans les belles revues entassés dans le fond de nos malles.

Autant dire que je n’ai pas trouvé le sommeil cette nuit-là. Était-ce papa ou un autre homme qui était venu prendre les mesures de celle que je considérais déjà comme mon Hermione ? Ce doute me harcelait. Comme s’il venait d’un personnage extérieur à notre petit monde. Le lac était si vaste qu’on pouvait en imaginer les possibilités de fiction. Papa n’était-il pas venu pour ça ? Comme il ne pleuvait plus, j’ai ouvert la fenêtre et posé le pied sur une toiture incertaine. Elle tenait le coup. J’ai refermé la fenêtre sans me soucier des cauchemars de Suzy. Et j’ai descendu cette pente de tuiles jusqu’à la gouttière. Hélas, le tuyau de descente n’existait plus. Il fallait sauter. Ce que je fis. Des épaules solides m’accueillirent. C’était mon homme !

Il ne broncha pas, comme s’il s’était attendu à ce que je le chevauche. Et il s’est mis en route. Il paraissait assez solide pour atteindre le pont sans se soucier de l’état du ponton ni des fonds qui avaient servi de poubelle aux anciens locataires. Il avançait sans ânonner comme je l’aurais fait si Suzy s’était juchée sur mes épaules. Il enjamba divers obstacles et s’engagea sans hésiter sur le ponton qui se mit à craquer comme s’il venait de se réveiller. On eut vite fait de se trouver devant le plancher crevé. L’homme, sans prendre d’élan, empoigna mes mollets et sauta dans l’ombre. Nous étions à bord de l’Hermione. Sur le pont d’Hermione serait plus justement dit.

Je descendis de ces épaules providentielles. Le visage que je croisai alors était celui d’un homme en paix avec lui-même. Rien à voir avec celui de mon père. Je m’en réjouis sans honte. Il me rendit mon sourire et m’aida à mettre les pieds sur le pont. Il connaissait le bateau. Il ouvrit une écoutille et me poussa dans la pente d’une échelle. La cabine était faiblement éclairée par une lampe-tempête. Des sacs étaient arrangés en couche sommaire. Il y avait des restes de nourritures dans une gamelle. L’homme me poussa encore. Je ne le revis plus. C’est là que je fus violé. Comme une fille !

J’en ai encore mal au cul. Et pourtant, le meilleur de mon existence est passé. J’attends. Je ne fais que ça. Attendre. Dire que cette histoire avait bien commencé. Il n’y avait rien à craindre de papa qui n’écrivait que des histoires. Et Suzy savait comment ajouter du piment à ses cauchemars. Heureusement, il n’avait pas amené de femme cet été-là.

 

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