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Branlette du père-qui-êtes-au-ciel (11)
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 Article publié le 15 juillet 2018.

oOo

« Je vais vous dire ce qui va se passer. »

Celui qui parlait s’appelait Chiron. C’était un homme entre deux âges, pas très grand, portant casquette et combinaison de la marque. Il avait un visage rougeaud et des dents jaunes et rares. J’avais été frappé par l’absence d’oreilles. Ou plutôt ses oreilles se réduisaient à deux moignons informes et violacés. D’emblée, il m’avait déplu.

J’étais venu avec Olivia et Pedro. Nous avions voyagé toute la nuit dans un train sans couchettes. Cette promiscuité m’avait tourneboulé. Je suis un homme de la campagne. Ma maison n’est certes pas un château, mais on s’y sent bien, moi le premier. Olivia me faisait miroiter une aventure sans lendemain et Pedro était mon aventure du jour. Ceci dans deux domaines bien différents : Olivia dans celui du plaisir charnel et Pedro dans celui des voyages. Chiron nous avait prévenus : le Cornelius n’était qu’une épave. Nous avions eu tort de nous fier à Bertram. Personne ne se fiait jamais à Bertram, ce qui expliquait sa pauvreté et son caractère emporté.

« Vous aurez l’occasion de subir une de ses colères, dit Chiron en stoppant la voiture. Et vous avez payé comptant !

— Quel jeu de mots prometteur d’ennuis dont j’aimerais déjà me passer ! m’écriai-je en recherchant le sourire d’Olivia.

— Vous racontez des histoires, Chiron. Comme d’habitude…

— Ah ! Ça oui ! J’en ai raconté des histoires ! Mais jamais comme celle-là, monsieur Galvez ! Vous ne m’avez jamais entendu comme vous m’entendez en ce moment. Mais on arrive. Vous allez tomber de haut… »

Disant cela, il jeta un œil dans le rétro où les yeux d’Olivia resplendissaient. J’en voyais moi-même comme qui dirait le profil. Jamais elle ne m’avait consenti cet avantage sur les autres. Elle ouvrit la portière de son côté, Pedro ouvrant l’autre de son côté, car j’étais assis sur l’accoudoir. Le malaxage de mes couilles m’avait ébranlé.

« Voilà la bête ! » lança Chiron au bord du quai.

L’eau clapotait nerveusement. Ses algues noires étendaient leurs tentacules sur le béton du quai. J’eus peur de glisser. Pedro me soutenait. Sa puissante main étreignait mon coude. J’aimais la douleur, mais pas à ce point.

« Il ne m’a pas l’air trop mal… décréta mon ami dans ce qui restait d’oreille droite à Chiron.

— On ne traite pas un bateau comme un homme, grogna celui-ci. On dit LA Cornelius

— Elle a de beaux restes, reconnaissez-le, Chiron ! »

Mais Chiron n’était pas de cet avis. D’après lui, Bertram était une sacrée fripouille. Et nous nous étions fait avoir. Il n’avait rien d’autre à dire.

« Et bien ne dites rien ! » fit Pedro en prenant la main d’Olivia qui se laissa conduire sur le pont.

Elle s’était déchaussée. J’avais frotté ses jambes nues contre les miennes pendant tout le voyage ; en train d’abord, puis dans la voiture. Comment était-ce possible ? me dit Peter, ce petit personnage en jupons grecs qui me sert de conscience quand je ne suis plus moi-même. C’est possible, me dis-je. En changeant de côté… D’un côté d’Olivia, puis de l’autre. Ainsi, je pouvais frotter ses deux jambes avec les miennes. Pedro s’était-il étonné de ce manège ? Et elle, qu’en pensait-elle ?

Comme elle était déjà sur le pont en compagnie de Pedro, j’acceptai la solide main de Chiron qui m’aida à traverser la passerelle. Dessous, l’eau noire ne se laissait pas voir. Je posai mes pieds sur le pont avec appréhension. Le flottement par intermédiaire me trouble toujours. Je préfère plonger dans l’eau et me laisser porter par ses ondulations caressantes. Je suis ainsi et Pedro le sait. Par contre, Olivia sait si peu de choses de moi qu’elle m’est encore étrangère. Chiron nous rejoignit. Bertram était sa bête noire.

« Je vais vous dire ce qui va se passer, » répéta-t-il.

Nous ne l’écoutions plus. Olivia était enchantée. Sans doute se voyait-elle déjà soumise aux mouvements du bateau, ce qui ne manquerait pas de l’inspirer. Sa langue était si humide que Chiron s’en inquiéta. Toutefois, il n’évoqua qu’une fièvre sans sujet pour en souffrir. Mais Olivia n’avait pas l’intention de souffrir, du moins pas de cette manière qui est celle de la maladie, un sujet que Chiron semblait bien connaître. Pour quelles raisons, je ne souhaitais pas m’en enquérir.

« Cette Cornelius fera l’affaire, décréta Pedro en toisant l’aimable Chiron.

— Vu que vous l’avez déjà payée… gloussa celui-ci.

— Pedro paie toujours rubis sur l’ongle, » fit Olivia qui me paraît toujours un peu idiote quand elle se mêle de ce qui ne la regarde pas.

Nous explorâmes le bateau sans nous priver de commentaires. Chiron suivait en riant chaque fois que j’ouvrais la bouche. Olivia me lançait de petits regards pas du tout complices. Pedro, en maître à bord, se comportait déjà comme un capitaine auquel il faudrait se soumettre sans mutinerie. Ce voyage m’ennuyait déjà. Et Chiron n’avait pas dit un mot de « ce qui allait se passer » selon lui. J’avais hâte de l’entendre. Et peine à patienter en attendant.

« Es-tu prêt mon ami Ismaël ? » me demanda soudain Pedro.

Il ne plaisantait pas. Mais quel rôle jouerait la belle Olivia ? Il n’en pipait mot.

« Que la côte ne disparaisse jamais de mon horizon ! clamai-je dans l’oreille de Chiron.

— Je vois que monsieur n’est pas voyageur… dit-il sans me regarder.

— Nous verrons tellement de monde ! » fit Olivia qui se pelotonnait contre mon ami de toujours.

Peter était sur mon épaule. Il gratta un peu ma joue pour m’empêcher de dire une de ces méchancetés qui m’éloignent toujours des autres alors que j’étais parmi eux pour m’y perdre.

« Qu’en pensez-vous, Chiron ? dit Pedro.

— Je peux vous dire ce qui va se passer…

— Hé bien dites-le ! Qu’on vous entende une bonne fois pour toutes !

— Je ne veux point vous énerver, monsieur Galvez…

— Je vous promets de me tenir tranquille ! Parlez…

— Et bien voilà… »

Pedro ouvrit la bouteille et remplit les verres, celui de Chiron plus que les nôtres. Je me plaçai contre Olivia, bien déterminé à frotter sa jambe avec la mienne et à me plonger dans l’échancrure de son léger T-shirt.

« Hé bé voilà, commença Chiron. Personne ne peut dire que je connais Bertram moins que vous tous réunis. Si quelqu’un peut en parler sans se tromper une seconde, c’est bien moi. Et des années et des années ! Que si la lumière n’allait pas si vite, je mentirais ! Mais ce Bertram, je ne peux pas le sentir comme je suis capable de mettre mon nez dans un panier de crustacés oublié sur la plage par un touriste en fuite devant la marée montante. C’est dire… On s’est élevé ensemble, mais lui, il est resté en bas. Avec les minus habens que personnellement je ne fréquente pas. J’ai un commerce, moi, monsieur ! Et quand je dis monsieur, c’est une façon de parler de ce monsieur qui n’en est pas un. Bref (je dis bref parce que je vois que mademoiselle s’impatiente, peu habituée qu’elle est aux conversations que l’expérience conseille aux âmes à la dérive)… bref, je le hais. Et j’ai de bonnes raisons de le haïr, parce que s’il s’agissait seulement de ne pas l’aimer, je m’en tiendrais à de vagues impressions sans leur accorder plus d’importance que ça.

Ma haine de Bertram remonte à loin… Nous étions enfants. Et comme j’étais fils de travailleur et lui rejeton d’un bon à rien, nos routes se sont croisées le jour où j’ai eu tellement envie de lui casser la gueule que je me suis retenu de le faire. Je savais que je pouvais aller loin dans ce sens. Et comme il est interdit de… j’ai passé mon chemin. Notre première rencontre n’a donc pas eu lieu.

Il a fallu attendre. Attendre quoi, je ne le savais pas. Une raison était sans doute le seul moyen de mettre fin à cette insupportable attente. Mais une raison, pas un simple ferment qui n’aurait aucune valeur d’explication devant mes juges. Seulement voilà : il échappait à ma raison. Il était devenu tellement illogique que j’en perdais mon latin.

Mon père, qui travaillait dur pour que je ne sombre pas dans son alcool, me dit que je finirais par en trouver une et que celle-ci aurait (excusez ma franchise, chère mademoiselle) une chatte entre les cuisses. Ah ! mais alors, me dis-je, s’il suffit de ça, je n’ai plus qu’à lui ravir l’objet de sa convoitise. Je me suis donc mis à le surveiller de près pour connaître sa vie sexuelle et ce qu’il en faisait. Ces fils de bon à rien fréquentent toujours des filles de leur milieu et comme je le disais, elles n’étaient pas faites pour moi. J’en connaissais de vue, comme tout le monde. Ça se pavanait en toilettes fines devant les vitrines de nos meilleurs commerces. À cette époque, je n’avais aucune idée de ce que c’était que le commerce, ni même l’idée de devenir commerçant, histoire de m’élever au-dessus des miens et de fréquenter à mon tour ces filles qui, disons-le tout net, ne valent pas les nôtres tant sur le plan de la beauté que sur celui de la sympathie nécessaire en cas de projet matrimonial ou autre.

« Si c’est ça que tu attends, mon vieux Chiron, me dit un de mes amis de l’époque, tu vas attendre longtemps !

— Et pourquoi que j’attendrais si longtemps ?

— Et c’est que le Bertram, c’est une tapette ! »

Je vis tout de suite où mon ami voulait en venir : suivant le raisonnement de mon père, si je voulais trouver une raison de haïr Bertram, il fallait que je me coltine avec sa compagnie ! J’en étais tout chaviré, comme il va arriver à ce bateau. Car, je dois le dire sinon cette histoire n’a plus aucun sens, moi aussi j’avais du goût pour mes semblables. Mais, bien entendu, personne ne me connaissait ce penchant dit contre nature par les adeptes de la famille conçue comme socle de la société. C’était mon secret le mieux gardé. J’en parle maintenant parce que tout le monde sait comment je trompe ma femme.

Il arriva, comme c’était écrit, que Bertram fut moins discret que moi. Ainsi, je le surpris en compagnie d’un jeune homme de sa classe. Ils échangeaient des caresses dans les chiottes du jardin public. Loin de m’en écœurer, je pris goût à ces visions, tellement que je me mis en quête, sans précaution hélas, d’une pareille aventure. Et comme je n’ai pas autant de chance que Bertram, je me suis fait pincer par ma propre mère.

Croyez-vous qu’elle eut pitié de son fils et qu’elle s’en tint au silence exigé par ma dignité de mâle conçu pour être père ? Que non ! Elle alla en informer le pire intermédiaire qu’on pût imaginer : mon père. Il entra, comme de juste, dans une fureur telle que la police frappa à la porte. Il fallut beaucoup d’arguments, tous fallacieux, pour les convaincre qu’il n’avait pas l’intention d’aller plus loin que les mots. Ma mère s’y employa si bien qu’ils retournèrent dans leur niche. Cependant, à l’intérieur de la maisonnée, l’ambiance était chaude. Mon père, réduit au silence par les intrigues de sa femme, ne décolérait pas.

« Tu dois te taire, disait-elle en lui frottant le visage avec un onguent de sa composition. Personne ne doit savoir…

— Mais tu penses bien que s’il fait ça dans les chiottes publiques, tout le monde va finir par le savoir !

— Il n’ira plus dans cet endroit mal fréquenté, il me l’a promis.

— Mais où est-il, ce fils indigne des amours de son propre père ? »

Mon père se garda bien d’en dire plus sur ses amours. Et ma mère n’en demanda pas le compte. Le sujet unique de cette nuit obscure, c’était moi. Et mon ami Leonato… »

En prononçant ce nom sans doute précieux, Chiron sortit de son pantalon son énorme bite. Il bandait déjà. Olivia feignit une grimace d’horreur, mais je voyais bien que ce spectacle inattendu ne la désespérait nullement. Pedro, interloqué, se servit plusieurs verres de suite.

« Mais que faites-vous ? fus-je le seul à demander comme on s’adresse à un commerçant qui ajoute une pelletée de plus sur la balance par esprit de commerce justement.

— Oh ! mais ne vous formalisez pas, mes amis ! Ce que je vous montre, c’est Bertram qui me l’a fait !

— Il vous a fait ça ? couinai-je parce que personne à bord ne pouvait s’imaginer où Bertram avait trouvé ce formidable pouvoir.

— Il me l’a fait ! Il a fait de moi un infirme ! »

Et dans un souffle qui le dégonfla à peu près complètement (Chiron, pas sa bite), celui-ci vomit presque dans son verre :

« Je ne débande plus depuis ! »

Nous en étions donc arrivés au point où la raison de ce priapisme devait nécessairement nous être contée. Comme Olivia avançait ses lèvres, je m’interposai :

« Non ! Ma chère ! Qu’il nous conte d’abord comment Bertram s’y est pris pour provoquer une pareille érection ! Et priapique par-dessus le marché ! Enfin… si Chiron nous ne nous ment pas. Il lui reste à dire la vérité ! »

 

[Retour au texte des phénomérides...]

 

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