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GOR UR - [in "Gor Ur, le gorille urinant"]
Troisième épisode - PÈRE ET FILS
![]() oOo Troisième épisode
PÈRE ET FILS
— Courez, Frank ! Courez ! Ils nous bombardent ! Qui ça, ils ? Omar Lobster venait de disparaître dans l’explosion d’une bombe. On arrivait. Il avait arrêté la voiture sur la roche. Ou bien c’était une espèce de béton lisse comme de l’ivoire. L’étendue de la zone atteignait l’horizon. Pas un repaire à part le soleil dans un ciel blanc. L’air provoquait un silence pesant. Pas une trace d’érosion ni d’eau. Pas un joint de dilatation. Cette surface accrochait. Elle ne se rebellait pas, mais elle ne cédait rien non plus de sa matière innommable. Omar avait sorti un plan et il l’examinait à la boussole. Il prétendait connaître le chemin. Il ne s’était jamais perdu, voulait-il dire, mais ça pouvait toujours arriver. L’effet d’horizon était dû à un mirage et le mirage lui-même dû à l’émanation d’un gaz inconnu qui faisait l’objet d’études. Comme si ce genre de détail pouvait rassurer tonton Frankie ! Puis les bombes se sont mises à tomber. Premier réflexe, je regarde le ciel et Omar me demande de courir. Rien dans le ciel, pas un oiseau de mauvais augure comme ils avaient l’habitude d’en lancer aux trousses des déserteurs et des renégats. Qu’est-ce que j’étais, moi ? Ni l’un ni l’autre. J’avais simplement renoncé à passer pour un con aux yeux de ma famille. Et je me retrouvais dans cette zone où rien n’est mesurable si on ne s’en approche pas assez. Qu’est-ce que je pouvais approcher, à part le cadavre de mon ami ? Dans ce moment de panique extrême, j’aurais voulu qu’Omar Lobster fût mon ami, mais il venait d’être sublimé par une explosion redoutable qui avait atteint mes centres vitaux avec la même force génératrice. Je courais au milieu des éclats qui foraient ma chair tétanisée. Mais je ne trouvais pas les deux seuls objets auxquels j’aurais pu me référer pour tranquilliser un peu mon hypophyse en fusion. Je rapetissais. Je craignais pour mes yeux. Je me fichais du reste pourvu que mes yeux demeurassent intacts. Mourir aveugle ou dans l’obscurité, j’en avais cauchemardé toute mon enfance. Aucune douleur ne pouvait vaincre cette obsession pour la remplacer par du noir intensifié par du son et de l’air saturé des produits de la combustion. Je voulais tout savoir de la mort dans un dernier instant de connaissance pure, vierge de toute salissure, sans publicité excessive, comme un pilote qui s’applique à ne pas distraire son attention en donnant un sens précis aux variations de la même combustion cette fois enfermée dans une chambre de fonte d’acier et d’usinage précis. Chaque explosion provoquait le glissement de mon corps sur cette surface réelle capable de m’inspirer la non-réalité qui constituait le seul danger véritable de notre monde. On était bien loin de l’imagination. À force de fantaisie, on n’était plus inspiré par la réalité, mais par ces fictions purement formelles qu’on prenait pour les trésors de l’esprit aux prises avec la fatalité. Des fragments d’un autre métal heurtaient mon propre métal et je m’apercevais avec tristesse que l’existence m’avait fusionné plus d’une fois comme suite à des accidents dont je n’avais pas le moindre souvenir. Par exemple, ma mâchoire inférieure était retenue par des crochets en acier dont l’un d’eux venait d’être rompu par un éclat mieux trempé. Ils trempaient leurs métaux dans la chimie extraite des corps vivants. J’avais vu ça dans une usine souterraine dont la cheminée se dressait au milieu des arbres décimés. Ils commençaient par forger le corps. Ils obtenaient un liquide parfaitement en phase avec la mort qui se manifestait par des traces de néant. La matière devenait rapide. Les types qui se consacraient à cette tâche travaillaient nus. Ils éjaculaient à proximité des fusions. Pas une femme pour créer l’illusion de l’amour. Ils descendaient les barres de métal en actionnant des motorisations complexes que seul un programme pouvait maîtriser dans cette ambiance de métal et de chair, de fusion et d’excrétion glandulaire, de sperme et d’acides sublimés. Mon père dressait sa petite queue dans l’entrebâillement de sa combinaison d’essayiste, gueulant comme une bête chaque fois qu’on lui appliquait les principes de la mort métallisée. Les syndicats cultivaient en secret le culte de l’urine. Gor Ur devait bien se marrer dans sa tente du désert. Il était joignable par Internet. Ce sol n’était pas de l’acier, mais il en contenait. Il sentait la merde. Les fragments létaux sifflaient au-dessus de ma tête. De temps en temps, l’un d’eux me déchirait en surface et je songeais à l’oblique qui menaçait mon intérieur avec une probabilité impossible à mesurer avec les moyens du bord, c’est-à-dire avec ma seule chair. Assourdi, mais pas aveugle, je me traînais sans instinct dans une direction qui avait peu de chance d’être la porte de sortie. Il me sembla entendre les cris d’un homme qui pouvait être Omar Lobster, mais on ne m’avait pas expliqué qui était cet homme et en quoi il pouvait changer le cours de l’enquête. Et comme depuis peu il n’y avait guère de différence entre cette enquête et ma propre existence, j’étais devenu une cible facile en proie aux tourments de la dépression en attendant d’être vaincu par la mélancolie. Le film qui défilait sur l’écran de ma trouille mettait en scène un enfant qui en savait trop et qui était en même temps jaloux de la connerie intrinsèque de ses compagnons de jeu. Une enfance habitée par le sexe et peuplée de sexes probatoires. J’avais été au cœur d’une expérience scientifique, mais les vieux ne m’en avaient jamais rien dit. Mon père enculait ma mère deux fois par jour pour ne pas lui faire de gosses. C’était ça, l’amour. Le mécanisme de l’érection contre celui d’une indifférence calculée au fil d’une autre expérience qui était celle du renoncement à toute dignité.
J’avais des problèmes. Sans Omar Lobster, je ne signifiais plus grand-chose. Puis le bombardement cessa d’un coup. Une poussière brûlante retomba. Je la sentais travailler mes blessures, mais dans quel sens ? — C’est bon pour le sang, dit quelqu’un qui ne pouvait pas être Omar Lobster. Ce n’était pas la Sibylle non plus. C’était un être dont la parole même ne m’inspirait rien qui fût en relation avec ma mémoire outragée. Je levais la tête, ne comptant que sur l’horizon pour mesurer ma défaite, mais l’homme me parlait du bienfait des poussières qui m’envahissaient. Il frottait même mes blessures avec une main qui me voulait du bien. — Vous êtes tombé de là-haut ? me demandait-il. On n’aime pas beaucoup les chasseurs par ici. Mais vous êtes le bienvenu. Des gosses imitaient le bruit des chasseurs. Une femme conseilla la prudence. Ils allaient peut-être revenir. Ils étaient rapides et imprévisibles. Elle insista pour qu’on mît les enfants à l’abri. Je les entendais parler d’un monde que je ne connaissais pas. En principe, les zones franches ne sont pas habitées. — Vous n’avez rien à craindre, dit l’homme que tout le monde semblait écouter. Ces blessures ne valent rien. C’est vite passé. Vous ne souffrirez même pas. On me transporta, face contre terre parce que le ciel pouvait abîmer mes yeux. Il faut installer des filtres entre les objets et le cerveau. Je voyais la terre à travers la transparence d’un brancard. L’odeur des hommes m’envahissait. — Vous pouvez regarder, dit l’homme qui semblait assis sur mon dos. Je voyais une entrée dans la terre, si on pouvait appeler ainsi cette matière peut-être artificielle. Elle avait été creusée par une bombe à l’endroit d’une fragilité imprévue. — On creuse par-dessous, me dit l’homme. C’est possible. Vous verrez. Je n’avais vraiment pas envie d’être le témoin de ce genre d’activité. On me contraignait à pénétrer en dessous de la zone, dans un endroit dont je n’avais pas la moindre idée et dont le principe même ne pouvait pas emporter mon adhésion. Mais j’acceptais l’invitation sans broncher. Le type parut satisfait. — Vous êtes un homme ou une femme ? me demanda-t-il. Je devais être salement amoché. J’avais peut-être même perdu mon plat de résistance. L’angoisse me tenaillait les chairs à l’endroit des amputations et des arrachements. On descendait dans la roche creusée à la main. La couche supérieure disparut dans l’ombre et une nouvelle lumière éclaira les boyaux miniers qui s’entrecroisaient dans un bruit de ferraille, peut-être les wagons qui remontaient le minerai. — Oh, non ! fit l’homme sur l’air du blues. Il y a belle lurette qu’on n’y travaille plus. En fait depuis qu’ils ont recouvert les chantiers. Ils ont travaillé des années sans nous demander notre avis. Il s’en passe des choses en surface sans qu’on nous mette au courant ! — Le sol de l’Afrique est maudit, précisa l’homme qui s’agitait sur mon dos comme si on approchait de la fin du voyage. Je le regardais. Il était noir ! — On est tous de la même race, plaisanta-t-il. Ils avaient fait le coup aux Chinois et aux Arabes ! Peut-être même aux Perses et aux Mongols. Cet homme était d’un beau noir que j’avais observé dans les manuels de Mise en Forme, la MEF. On se penchait sur ces quadrichromies avec la curiosité de l’enfance pour les insectes. On ne savait rien du langage ni du sexe. On nous disait qu’ils avaient cessé de se reproduire à cause du pillage de la terre par leurs propres princes. Rien n’avait été possible sans ces princes dévastateurs. De quoi parlaient-ils ? On n’en savait rien. On savait que cette race avait disparu et qu’elle n’avait pas fait partie du plan OETDLMR. On avait rassemblé les métis pour leur expliquer la banalité de la situation. On craignait une vague de suicides. On les piquait à l’Iranien dont le cours avait chuté à cause d’une fausse nouvelle, on ne savait plus laquelle. Pendant ce temps, les princes africains fertilisaient des blanches et les princesses se donnaient aux plus offrants. Non, je n’avais pas idée de ce qu’il s’était passé à cette époque, l’homme qui accompagnait ma descente dans la terre avait parfaitement raison sur ce détail de l’Histoire. On entra dans une salle qui ne pouvait pas être une chambre. Ils étaient nus et j’étais écorché vif. Cet arrachement avait un sens, je n’aurais su dire lequel, mais je supportais moins l’idée que j’avais perdu un ou plusieurs membres dans le combat qui n’avait mis en jeu que ma panique et mon instinct de conservation. Pas l’ombre d’une trace de honte dans cette chair mise à nu. S’ils avaient de la peau en réserve, elle était noire et je n’avais aucune envie de changer de couleur. Une femme nue m’examina de près. Elle entrait dans ma chair et en ressortait avec la même patiente indifférence. — Ce n’est rien, disait l’homme de sa voix qui contenait les tranquillisants appropriés. C’était ce qu’il disait toujours aux écorchés de la surface. Ils les maintenait en vie jusqu’à que la chair n’en puisse plus de souffrance et de lente détérioration. La femme m’autopsiait. Ils rédigeaient des rapports en échange de l’eau et des semences. Il ne pouvait en être autrement. L’homme croyait me rassurer en m’affirmant que je referais l’amour. La femme semblait en douter. Je surveillais son regard. — Vous allez bien manger et dormir beaucoup, dit l’homme dont je vis la queue pour la première fois. Je pouvais entendre le bruit de leurs activités. Ils n’arrêtaient pas de creuser, dans tous les sens. Mais ce que préférait le vieux, c’était creuser vers la surface, à cause de la lumière dont il aimait les effets sur la peau de ses semblables. Ils étaient tous couverts d’une sueur constante. Ils avaient des dents parfaitement blanches et leurs enfants apprenaient en jouant. — Madame vous conseille de ne pas penser aux femmes, traduisait le vieux. Ils riaient. Je leur demandais des nouvelles d’Omar Lobster, à tout hasard. — Il aime trop les femmes, dit le vieux. Et c’est tout ce que je pus savoir de mon compagnon avant de perdre connaissance. Puis je me retrouvais devant un miroir, parfaitement noir des pieds à la tête. Pas belle, mais séduisante toujours à cause de mes contrastes hermaphrodites. Ils me nourrissaient par le cul à l’aide d’une sonde que mon impatience électrisait comme un éclairage public. J’étais horrifié. Papa Frankie est tout noir ! Maman Chercos ne va pas en croire ses yeux. Le fils me traitera de sale nègre. Un traitement de surface onéreux et inefficace me donnera à réfléchir sur le sens à accorder aux erreurs du passé. Les Blancs avaient transformé en industrie ce qui n’était qu’une pratique sociale. Le seul vrai crime humanitaire jamais commis l’a été par une race. Voilà ce qu’on m’enseignait maintenant.
Avant, tu t’asseyais sur un banc pour étudier et tu écrivais sur un pupitre. Maintenant, tu n’écris plus et tu ne fais aucun effort pour apprendre. Tu n’es pas assis, mais couché. On te nourrit pour te conserver. Même ces Noirs connaissaient la musique. Omar Lobster était blanc, lui ! Et il en savait trop. J’étais noir et je ne savais rien ! — Accepterez-vous un jour l’idée que nous n’avons jamais existé que dans votre esprit ? Que nous sommes le produit de votre imagination ? Vous n’avez pas d’imagination. Ils vérifieront toutes vos données. Vous n’avez pas été paramétré pour mentir. Dans cette peau, vous êtes le prisonnier de vos propres idées. Le vieux Noir m’était beaucoup moins sympathique. La femme continuait de frotter mes blessures avec son onguent magique, mais cette fois il s’agissait de cicatrices qui devaient disparaître pour que le subterfuge fût parfait. J’accordais une importance exagérée à cette perfection parce que j’étais sous l’emprise de leurs drogues. — C’est bon signe, disait le vieux à la femme. Il va faire sensation. Perspective qui m’angoissait au point qu’on se mit à buriner mon acier pour diminuer son influence. Ils allégeaient mes objets métalliques comme les bielles d’un moteur de compétition. En plus, je pèserais rien ! — Omar Lobster vous souhaite un prompt rétablissement. Ils n’avaient jamais entendu parler de la Sibylle. — A-t-elle existé ? me demanda le vieux. — Frankie est noir-eux ! Frankie est noir-eux ! C’était les gosses de mon quartier. Ça faisait sourire le vieux que j’évoque ce passé douteux. Frankie est noir-eux ! Frankie est noir-eux ! Et Lolo a une gross’queue ! Je rougissais en ce temps-là. — Encore un peu de patience. Vous permettez que je vous appelle Frank ? J’ai connu l’Occident. J’en suis revenu avec un trophée. — Une couille ? — Un fragment du métal qui fusionnait entre eux et nous. — Mon père était ouvrier. Adressez-vous à lui. — D’accord, Frank. On remet ça à plus tard. C’était peut-être eux qui bombardaient la surface. Ils possédaient des canons et bombardaient les voyageurs pour leur changer la peau. Omar Lobster avait de l’avance sur moi parce qu’il cicatrisait plus vite. — Non, disait la femme. On ne vous veut pas de mal.
Le lendemain, je me baladais en laisse derrière un cerbère que je ne pouvais pas confondre avec mon ombre. On examinait l’état des cicatrices sans le moindre respect pour ma nudité outragée. Les femmes pensaient à voix haute que j’avais perdu ma virilité, celle-ci consistant à bander et à éjaculer. Je bandais et j’éjaculais dans ma tête, commentaient-elles dans les rangs. J’en avais mal au cul. Les enfants, eux, demeuraient observateurs du moindre changement qui eût contredit la théorie qu’ils étaient censés accepter sans discuter. J’en parlais avec eux, le cerbère ne voyant pas d’inconvénient à obéir aux consignes. Pas une petite fille dans cette assemblée de pénitents studieux. Rien pour provoquer la rébellion sexuelle. On me montra comment creuser la roche. Là-haut, promettaient-ils, tu creuseras la surface. Et ils me pinçaient comme si je devais sortir d’une hallucination dont j’étais le seul responsable. Avec le temps, je devins l’observateur de tous les instants. La masturbation me donnait un avantage sur leurs orgies. Elle ne concernait que moi. Je refusais les avances avec l’aplomb d’un repenti. Seule une petite fille m’eût détourné de cette obstination, mais ils ne m’en amenèrent jamais. — Le temps est venu de remonter à la surface, dit le vieux. Tu vas creuser pendant des années. On te souhaite bonne chance. Le temps ne pouvait pas avoir passé en si grande quantité ni menacer de multiplier les difficultés pour que rien d’autre n’arrive jamais. Je me laissai conduire à la limite où la roche semble se finir. L’endroit était obscur. J’étais empalé sur un poing qui constituait toute ma force. Ça avançait vite ! La main d’Omar Lobster m’extrayait de ce cauchemar. Il n’y avait pas plus de Noirs que de Blancs en broche. Ya des visions d’enfer qui laissent des traces. J’étais bon pour un traitement total. Personne ne souhaite être traité totalement. Je promettais de m’en tirer avec le fragment infime qui me rappellerait à tout instant que j’avais touché le fond. — Vous les avez vus ? me demanda Omar Lobster. — Ils sont noirs, Omar ! Je n’en crois pas mes yeux ! — Noirs ? Les chasseurs ? En principe, ils étincelaient dans le ciel comme autant de miroirs. Qu’est-ce que j’avais perdu dans la bataille ? Omar comptait. Il n’en finissait pas de compter mes blessures sans les décrire. Le soir tombait. Les nuits sont fraîches dans le désert. On coucherait dans la voiture et dans le même duvet. — J’ai ce qu’il faut pour arrêter les hémorragies, dit Omar Lobster. Je l’entendais fouiller et se plaindre du désordre. Le ciel devenait opaque comme une vitre dépolie. Il se rapprochait aussi, par un effet d’optique impossible à contrecarrer. Je subissais mes propres efforts pour me sortir de ce pétrin insensé. — La kolok vous sauve ! exultait mon compagnon. Plus loin, les Noirs rebouchaient le trou que j’avais creusé de mes propres mains. — Pour la couleur, dit Omar Lobster, je crains de ne pouvoir rien faire. On verra ça plus tard. Il n’avait plus le temps de réfléchir, lui qui possédait un cerveau à l’épreuve de l’ignorance et de la connerie. La nuit tombait sur mon innocence. On s’empressa de rejoindre la voiture qui n’avait miraculeusement pas souffert de la mitraille et du feu. Omar prétendait avoir une expérience relative du combat étant donné qu’il n’avait jamais participé qu’à des assauts incompréhensibles. Si ce génie du raisonnement n’y comprenait rien, j’imaginais clairement en quoi consisterait mon rôle si on m’engageait dans cette tactique du terrain miné. — Demain, on change de décor, dit Omar Lobster avant de trouver le sommeil. Nuances qui nous séparaient à jamais d’une amitié indestructible : je ne changerais jamais de peau ni d’insomnie. J’améliorerais peut-être mes techniques d’approche de ce monde compliqué par les hommes et ignoré par les bêtes et les idiots. J’avais ma place parce que je me distinguais nettement de l’utile et de l’agréable. La nuit est une habitude ou c’est un mal nécessaire.
L’horizon de ces nuits d’attente est impossible à situer par rapport à des lignes de fuite qu’il est aussi impossible de tracer à cause de l’absence d’objet. Je suis sorti plusieurs fois de la voiture en m’appliquant à ne pas réveiller mon compagnon. Le sol demeurait obstinément noir, sans la trace attendue d’une civilisation dont je pouvais être le témoin ou le fou. Était-ce la terre ou une matière inventée par l’homme pour cacher la trace de ses travaux destructeurs ? Je relevais des fragments parmi ceux qui m’avaient atteint. La seule vie possible était la nôtre. Ça devait vouloir dire quelque chose, mais quoi ? Omar Lobster ne me parlait jamais de ce qu’il fallait conclure avant que cette fragmentation ne rejoignît le tout formé par la surface et ce qu’elle recouvre. J’avais beau agiter mon bocal, j’étais intellectuellement bloqué par l’aspect de la surface et de sa fragmentation en voie de résorption. La Sibylle me réveilla au beau milieu d’un rêve pornographique. — T’es pas mort, Frank ? — J’crois pas ! Je dormais !
Le jour se levait. J’avais dormi cinq heures sur un monticule, rareté des zones franches. Plus une trace de fragment ni même de la voiture. Il y avait une autre voiture et c’était celle de la Sibylle. Où était passé Omar Lobster ? — Il travaille pour eux, Frank. Eux, pour la Sibylle, c’était forcément les Urinants. Je la touchais comme si je craignais d’avoir affaire à une vision acide. Elle me touchait elle aussi avec la même sensation de problème à résoudre dans l’urgence. — Comment c’était avec les Bradley, Frank ? — C’était bien, Sibylle. J’ai pas beaucoup baisé, mais c’était bien. J’crois même ne pas avoir baisé du tout. Tu sais ce que c’est, Sibylle ? — Non, Frank. Je sais pas ce que c’est. J’aurais pu l’appeler « mon amour », mais j’y arrivais pas. — La vie est dure pour les Noirs, Frank. J’avais jamais vu un Noir avant d’en avoir vu autant. Pas même dans un miroir. — Avec un peu de chance, dit-elle, on y sera avant la nuit. — On s’ra où, Sibylle ? — Dans un lit ! Elle a de quoi manger, des trucs pour touristes fabriqués à la campagne. C’est salé et je grimace comme un singe qui se regarde. Le pinard coule facilement dans cette gorge qui n’a pas bu du naturel depuis longtemps. —Depuis combien de temps, Sibylle ? Je dois mettre le mot « Sibylle » à la place du mot « je t’aime ». J’ai de mauvaises habitudes depuis l’enfance, pas seulement la masturbation et le mensonge pieux. La plupart de mes défauts pallient une sensibilité à fleur de peau. Je ne vais pas changer le monde, je sais, mais je fais ce qu’il faut pour ne pas changer d’identité à la moindre sollicitation érotique. La Sibylle est ma témoin. J’voudrais pas aller plus loin sans ce tas de précautions qui font de moi un emmerdeur. — Qu’est-ce que tu as trouvé ? demandai-je à la Sibylle pour revenir à nos petits moutons. — J’ai rien trouvé ! Elle s’énerve, la Sibylle. Elle a tourné en rond, donc autour du pot. Elle n’aime pas ces petits tours et puis s’en vont. Il y a de la larme dans cet œil. — J’ai su que Gor Ur viendrait pour leur Jubilé, dit-elle pour positiver. — Il viendra, Sibylle. Je suis sûr qu’il viendra. En attendant, je m’envoyais en l’air avec un fromage dont le vin assassinait les vermisseaux. J’étais heureux que ça arrive maintenant. La Sibylle aurait pu ne pas être là. Je me voyais en train de battre la terre pour en faire sortir des nègres. Je n’aurais pas été loin sans compagnie. Omar Lobster s’était barré ou il avait été capturé. — Il s’est barré, dit la Sibylle. Elle répandait la nouvelle sur les blogs et recevait des messages sibyllins. Rien pour moi chez les punks. Je sentais la campagne. Un peu de merde aurait complété le personnage. Dans la voiture, il y avait un animal qui ressemblait à un chien. — T’es tellement beurré, Frank ? Tu confonds pas un peu ? L’animal était un enfant en bas âge qui se mit à ronchonner parce que j’appuyais sur son nez pour faire joujou avec lui. Mais il était trop con pour comprendre que je m’efforçais. Il ouvrir une gueule qui demandait clairement à bouffer. — Qu’est-ce que tu lui donnes, Sibylle ? — Des croquettes. — Il a pas une dent à arracher ! Où elle les trouve ? Dans les poubelles de la société. C’est des enfants de pute. Ils sont même pas agréables à regarder. — Fous-lui la paix, Frank ! — Mais j’y touche pas, Sibylle ! — Alors empêche-le de te regarder ! Une journée de voyage avec cette bonne raison de se disputer pour des riens, ça promet ! — T’as pas d’bagage, Frank ? — M’as rien laissé. — Il aurait dû, parce que j’ai rien pour toi à part cette culotte en élastomère. J’enfile. Tout rentre. Le gosse m’observe. Il a l’air calme de ceux qui menacent de troubler la tranquillité des voyages dans le désert. — Tu sais, Frank, j’ai réfléchi. — Ça m’étonne pas de toi, Sibylle. — J’vais ouvrir un orphelinat. J’aurais l’air malin en p’tite queulotte. Un peu censeur aussi, parce que je sais me rendre utile. La Bible de la Sibylle est en acier trempé. J’en ferais un usage intelligent. — Plaisante pas, Frank. J’en ai marre de l’avenir. On en a tous marre. Faut vivre au présent du conditionnel. Qu’est-ce que je quittais si je la quittais ? De quoi bouffer et me soigner. C’était pas grand-chose, mais ça m’avait aidé un temps. Je reconnaissais que je ne bouffais plus à ma faim et que ma santé souffrait d’un manque d’attention qui deviendrait tragique si j’abandonnais la partie. Je m’accrochais à l’idée d’être un Noir. Est-ce que ça suffisait pour vivre maritalement avec la Sibylle ? — Qu’est-ce que t’es con quand tu t’y mets !
On voyait la fin du désert sans y croire aussi fermement qu’on aurait voulu. Elle voyait des arbres à l’endroit où poussaient des édifices qui ne présageaient rien de bon. Un premier panneau indiqua qu’on s’était trompé de route. Le gosse en profita pour exiger le sein sans contrepartie. Je l’aurais misé sur le mauvais numéro, cet envahisseur sexuel ! Il avait une gueule de film porno : déjà vue et sans promesse tenue. La Sibylle décida d’y aller. Elle avait des seins pitoyables, mais le gosse avait le coup pour en tirer des lampées qui le réjouissaient jusqu’aux larmes. — Tu connais ? demandai-je à la Sibylle qui conduisait en seconde. — Tu connais pas, toi. La femme changée en connasse énervée à cause d’une hormone dont l’homme n’a même pas pensé à exciter la glande. Il y a des boutiques le long des trottoirs, avec des présentoirs chargés jusqu’à la gueule. Des passants pressés nous ignorent. — On peut aller manger un bout, si tu veux, dit la Sibylle. En principe, quand j’ai les foies, j’avale rien qui ressemble à la vie. Mais le gosse s’est endormi, insensible à la civilisation. Comme elle ne laisse jamais un gosse dans une bagnole, on l’emporte dans un panier qui sent la pisse de chat. On entre alors dans une salle qui sent la saucisse et le pain grillé. — T’as faim, Frank ? Mange ! Je me fais pas prier. — C’est une maladie qu’a rien à voir avec la race, explique la Sibylle à des gens qui ne la croient qu’à demi. L’autre moitié s’interroge. — Si tu prends ton temps, dit la Sibylle, on est bon pour les explications. Elle n’aimait pas les explications, la Sibylle. Personne ne lui demanderait si elle avait des droits sur ce gosse apparemment malnutri, mais le Noir qui l’accompagnait ne pouvait pas demeurer un problème. — On n’a jamais entendu parler de cette maladie. — Ya des maladies qui vous rendent rouges, c’est sûr. Même bleus. — Ya la jaunisse ! — Ah, ouais, la jaunisse. Et la chlorose. — Mais pour c’qui est de la… comment vous l’avez appelée ? — J’l’ai pas appelé, m’sieur. Elle est venue toute seule. Un type au profil grec, surtout de face, s’approche un peu trop. — Même avec de l’eau, ça part pas ? C’est fou ce que le syndrome raciste a pu conserver de sa virulence en bordure des grands déserts de l’humanité. — Il fait comment pour être blanc, le petit ? — Il est pas malade, Monsieur. Je serai blanc assez vite si vous me foutez pas en rogne. Je deviens menaçant. Je défends ma race avec une inconscience d’ouvrier au service de la grande industrie. Le type n’a pas l’intention de me laisser partir en laissant sa cervelle sans réponse. — D’abord comment vous savez qu’il y a encore des Noirs sur la Terre ? demandai-je pour mettre fin à la conversation. — On le sait pas, dit le type. On en a peur. Comment discuter avec des réponses ? — Tu m’laisses finir ma saucisse ou j’t’explique ? grognai-je. — Tu finis ta saucisse parce que tu l’as payée, dit le type qui fait rire ses copains. Je finis ma saucisse. — On veut pas des ennuis, dit la Sibylle. Il a perdu ses vêtements dans un combat avec l’ennemi terroriste. C’est ma culotte. Elle expliquait bien, la Sibylle. J’avais droit à un peu de respect. — Alors comment tu expliques qu’il est Noir. — Il est pas Noir, merde ! Il est noir ! — Avec un p’tit nœud ? On n’a pas fini d’rigoler avec ce mariole qu’a fait des études techniques parce qu’il était trop con pour comprendre la littérature. — Laissez-nous tranquilles, supplie fermement la Sibylle. Maintenant qu’elle a les seins pourris par les gencives de ce gosse de merde, elle n’a plus aucune chance de nous en tirer dans l’honneur. Où sont mes amis Noirs en ce moment tragique ? — Nulle part, dit le type. T’as simplement une gueule de con. — Fallait l’dire tout d’suite avant d’raconter des conneries à propos des Noirs. Ils sont plusieurs types à reluquer mon slip. — Encule-les, Frank ! me conseille la Sibylle. Elle en profite pour s’éclipser. J’entends la bagnole et les cris du marmot. — Nous enculer ? dit le type en se marrant comme si je le chatouillais déjà du côté de l’anus. On aimerait bien voir ça. — Vous n’verrez rien si je suis un Noir. Ce serait du viol. — On te pendra à l’Iranienne ! — J’ai une trop grosse queue pour ça. Les mollahs y vont pas être d’accord parce qu’il est écrit que les voyous ont une petite queue comme la tienne. — Vous plaisantez ? Qui c’est celui-là ? — Si vous cherchez du boulot, j’en ai. Reculez, les gars ! Ils ont un patron, ces minables. C’est un type que je connais bien. Il me propose d’enfiler le bleu des mineurs de fond. J’ai même droit à une lampe au carbure dont l’odeur me donne envie de dégueuler. — C’est quoi, cette maladie ? me demande Omar Lobster dans la bagnole. — Vous m’avez laissé tomber. — Vous devriez vous méfier de la Sibylle, Frank. — Où m’emmenez-vous, Omar ? — Vous les auriez enculés, Frank ? La bagnole de la Sibylle apparut dans la poussière qui venait cracher sur notre pare-brise. Omar Lobstser jubilait. Il gagnait du terrain. — Au prochain épisode, Frank, je m’la fais. On dépasse le panneau des concessions minières exploitées par les entreprises à risque d’Amanda Bradley. La route disparaît, réduite aux traces de la Sibylle qui fonce à tombeau ouvert. Omar Lobster n’en démord pas. C’est elle la clé de l’énigme. — Mais alors, qui est ce gosse ? Je me le demandais vraiment.
À Laredo, les douaniers mexicains trouvent étrange ou dommage que je n’ai pas de seins. Trois types en pleine forme physique interpellent ma féminité. Omar Lobster exhibe un laissez-passer qui les impressionne. L’un d’eux remarque que son père a travaillé dans cette mine. Il y a de la haine sur ses lèvres blanchies par le sel ambiant. Il s’en prend au rétroviseur dont il macule le miroir de sa sueur. Les deux autres s’intéressent à mes seins en riant. — Qu’est-ce qu’elle a ? demande Pancho. — Elle est enceinte, dit Omar Lobster. — On dirait pas, constate Pancho en se penchant sur mon ventre. — On dirait pas quoi ? demande Omar Lobster. — Qu’elle est enceinte ! dit Pancho qui jubile. — Elle n’aura pas de lait, dit Pancho. — C’est bon, le lait, pour les enfants, dit Pancho. — Elle dit rien, dit Pancho. — Elle parle pas ? dit Pancho. — Elle parle pas l’espagnol, dit Omar Lobster. — Elle est mignonne, mais elle a la maladie de Chouyon, dit Pancho. — La maladie de Chouyon ? dit Omar Lobster. — Il te l’a pas dit, le toubib ? dit Pancho. — Il me dit rien à moi, dit Omar Lobster. Chouyon est un chercheur français qui s’intéresse pas aux maladies. C’est un linguiste. — On parle pas du même Chouyon, dit Pancho. Le mien, c’est Alfred. — Le mien aussi, dit Omar Lobster. — Ça se guérit, dit Pancho. Je connais un Tarahumara qui… — On n’a pas le temps, dit Omar Lobster. — C’est une Noire ou une Chouyonne ? dit Pancho. — Une Chouyonne, dit Omar Lobster. — C’est dingue, dit Pancho, cette maladie qui nous rappelle des choses qu’on n’a pas connues, trouvez pas, Mister ? — La jaunisse ne me rappelle pas ces choses, dit Omar Lobster. De l’autre côté de la ligne de démarcation, les zonards du système nous observent et prennent des notes. Si on me déculotte, je suis cuit. Les renégats sont en général condamnés à servir de mousses aux sous-mariniers. — Soignez-vous bien, Señora, dit Pancho en inclinant la tête. Il a même posé la main sur son cœur, à croire que les choses que je lui rappelle n’ont rien à voir avec la Constitution. On file. — Bien joué ! dit Omar Lobster qui se parle à lui-même.
Une heure plus tard, on boit du tequila et de la chicha d’importation. Un ouvrier de la mine nous a rejoints pour nous indiquer le chemin. Il boit sec, sans arrière-pensées. C’est un type costaud du genre de ceux qu’on rencontre à la périphérie de nos zones résidentielles. Un Obéissant, ce qui le distingue des MH (minus habens). Il est fier de sa casquette qu’il ne quitte jamais et de ses gants de gros cuir qu’il porte dans le ceinturon. Il se rase tous les deux jours, ce qui lui donne cet aspect pirate et ces airs de joyeux, mais profond voyou. Il croque des chilis avec les incisives, montrant le bout d’une langue ulcérée qui ne l’empêche pas de parler. Il veut tout savoir. Omar Lobster se méfie de cette curiosité. Le type est peut-être au service des cons et des salauds qui nous dirigent. En tout cas, il est frais quand il remonte sur sa moto. Il y a quelqu’un dans le side. La Sibylle. — Salut, Frank. — On te cherchait, mon amour (je l’ai dit !) . Tu connais Monsieur le directeur des extractions nationales… — Je connais, Frank. ‘jour, Omar. — ‘jour, Sibylle ! — On y va ? dit le type qui enclencha la première. On y allait. C’est tout ce que je peux dire pour l’instant. On suivait la moto, dans l’axe, et la poussière commençait à encrasser mes petits poumons de femme enceinte. Je me plaignais dans les virages, à un millimètre d’une paroi dont la roche présentait les signes d’une usure qui n’avait rien à voir avec l’érosion. Une chaleur d’enfer provoqua l’éclatement d’un bouton sur ma peau noire. J’allais bientôt ressembler à un Noir vietnamien passé au crible conjoint de la kalachnikov et de la ruchnaya granata nastupatel’naya. — C’est les sparassus dufouri, expliqua Omar Lobster qui prenait inconsciemment les virages les plus dangereux du monde. Une mutation qui date du temps où on essayait les nouvelles technologies de la paix sur les Arabes. Elles communiquent par déjection. La ruchnaya granata nastupatel’naya est une grenade à surpression. ce qui rend efficace les sparassus dufouri. On a dû traverser un site d’essai. Fabrice de Vermort est un sacré hurluberlu. C’est lui qui conduit la moto. Il fallait qu’il disparaisse. Constance et moi, c’est du vent. Il souriait dans les effets nocifs du désert. — Le mariage était bidon ? fis-je comme si je n’avais pas tout compris. — Le cadavre surtout, Frank. Fab vous expliquera. Moi-même, je n’ai pas tout saisi. On forme une sacrée paire, Fab et moi ! D’où la FABOM. — La FABrique d’OMicides ! — Ça pourrait l’être ! dit Omar Lobster. Mais c’est la FActory BOMbing. On se sent moins noir quand on vous affranchit. Entre la roche qui me frisait et les sourires d’Omar Lobster, je ne trouvais plus mes marques. — Est-ce que je suis vraiment enceinte ? demandai-je en criant un peu à cause du fracas des canyons. — C’est possible, dit Omar Lobster. On ne maîtrise pas tout. J’avais mal imaginé le comte Fabrice de Vermort. D’abord en l’imaginant mort. Puis en l’imaginant avorton. Ça faisait un petit cadavre dans mon imagination, pas une armoire à glace encore en vie. Je pouvais voir la puissance de son dos mise au carré par l’emprise des bras sur le guidon. Les cheveux de la Sibylle accompagnaient cette géométrie du muscle. Il portait un bandana aux couleurs de la Nation, la nôtre. Je ne pouvais pas retenir mes cris de joie patriotique. — Vous serez moins heureux dans une heure, Frank.
On fit le plein au milieu des agaves. Je me serais cru au Toyo d’Almería dans le sud de l’Espagne où j’avais perdu la vie selon Omar Lobster qui n’était pas plus vivant que moi. Il était même mort avant moi et c’est en cherchant à lui rendre justice que j’ai pris plusieurs balles dans la peau. D’où la maladie de Chouyon qui conjugue l’hermaphrodisme et la négritude. — C’est pas la bonne explication, Frank ! ronchonnait la Sibylle dans mon oreillette. — Si on m’explique pas, j’hallucine ! — T’hallucines pas non plus, Frank ! Tu gamberges. J’voyais pas la différence. Au bout de chemin de l’intox, l’abstraction et le concret, ça fait un. — Ça fait deux, Frank, dit le Comte qui contrôlait une trajectoire impossible à mesurer en même temps que lui. — J’vois ça, dis-je. Mais je ne voyais rien. À qui appartenaient ces cadavres qu’on avait trouvés dans la chambre 1954 pendant la soi-disant nuit de noces. — Frank ! La NDN est une technique holographique de la quatrième génération. On s’en sert encore si le flic est un con. — T’étais au courant, Sibylle ? — J’étais au courant de rien. Mais j’ai eu des doutes quand tu t’es mis à parler de cadavres que je ne voyais pas. Ça sentait la NDN à plein nez et comme t’es vraiment con, Frank (je t’aime moi aussi) , j’ai compris d’où ça venait. — Roggie nous a bien baisé toi et moi ! — Il t’a baisé, Frank. — J’te crois, Sibylle ! Des cadavres holographiques ! Je suppose que l’holographie avait aussi servi l’illusion de la mort du Comte. D’où le prétendu usage du C4 sous le menton. Avec une tête pareille, on pouvait le prendre pour n’importe qui. — J’espère que vous n’êtes pas des comploteurs, dis-je dans le micro résiduel. Je suis déjà renégat. Ça f’rait beaucoup pour un minable comme moi ! — Si tu ressens une douleur aiguë dans l’œil droit, Frank, t’inquiète pas. La traversée du champ visuel est un peu douloureuse pour les profanes. — Un peu ou aiguë ! — Ya pas d’risque, dit la Sibylle. Son œil droit est en verre. — J’avais pas remarqué ! firent en même temps le Comte et l’Ingénieur. — J’l’ai perdu dans un combat. — … ? — Contre moi-même.
Le désert changeait. On approchait d’une oasis. Les grandes nations de ce Monde sont : l’Arabie, le Japon, les USA et la Germanie. La France, c’est de la merde et les Chinois ont intérêt à le rester. Les quatre drapeaux flottaient dans une immobilité tétraplégique. Le vert, le rouge, le bleu et le noir. C’était beau comme la rencontre d’une aiguille et d’une botte de foin. — Pas de politique, Frank ! On n’est pas spécialiste. Il a fallu que ça tombe sur les quatre langues les plus difficiles du Monde. — Parlons français, Omar. Un chemin de p’tits cailloux apparut en bordure d’un alignement de palmiers. On se sentait déjà frais et dispos. Le Comte gara la moto contre un mur rouge surmonté de citrouilles dont les queues vertes circulaient entre les morceaux de verre. Omar Lobster poussa la bagnole sous les arbres, ce qui dérangea un Bédouin qui ressemblait à Marilyn Monroe. Sur la place, des types en bleu de travail discutaient fermement autour d’une table où les bouteilles dégoulinaient de condensation. On entra dans l’ascenseur. Constance et le Vicomte nous y attendaient. Quel était le rôle d’Anaïs Kling dans cette histoire de gros sous ? — Voilà l’endroit, Frank, me dit le Vicomte qui ne quittait jamais son stéthoscope. J’vais vous piquer à la kolok. — Déconnez pas, carabin ! C’est d’l’Iranien ! Ici, on te pique à l’entrée et à la sortie, des fois qu’t’aurais trop d’inspiration. Anaïs Kling apparut dans une robe de soirée qui avantageait une poitrine vieillissante. Il y avait du monde, du beau je suppose, avec du fric et des envies de le dépenser. Une terrasse donnait sur un port de plaisance où les goélettes fricotaient avec les frégates. Anaïs voulait me montrer les barques de pêcheurs qui paressaient sur la plage. C’est ça, le chômage, le côté nostalgique des métiers naturels. Des hommes regardaient la mer en silence, les mains dans les poches. Ils étaient comme ça nuit et jour. Ils s’occupaient. — Vous n’aviez rien compris, hein, Frank ? me dit Anaïs Kling qui aurait pu être ma mère. Ils s’amusent. Je crois que ça doit être vachement amusant de rester riche alors que tout va mal pour le reste de l’humanité. — Vous avez combattu, Frank ? J’admire les combattants, même morts. Elle voulait prendre un verre avec moi. Je pensais à Muescas et à Cecilia. Ils étaient riches eux aussi. Cecilia m’avait même confié qu’elle avait de la chance, ce qui voulait sans doute dire que je n’en avais pas. Les Bradley ne parlaient jamais de leur pognon, sans doute parce Mike n’en avait pas et qu’Amanda en avait trop. Tout le système minier lui appartenait en grande partie. Comment un pauvre peut-il mesurer cette part qui est forcément plus qu’un fragment du bien commun ? Il nous manque cette éducation. On est vraiment des cons. Elle prit un tequila sans le sel et le citron. J’avais l’intention d’avaler quelque chose de plus définitif, genre toxique élémentaire. On me conseillait de la fermer. — Vous parlez trop, Frank ! susurra Anaïs Kling qui tenait à moi pour des raisons de filiation évidente. — J’parle pas, maman ! Je m’vide ! — C’est chouette, comme endroit de rêve, dit Omar Lobster qui revenait dans une conversation oubliée. Qu’en dites-vous, Frank ? Je disais rien, mais je n’en pensais pas moins. — On fera un p’tit tour, promit-il. — Omar est un excellent marin, Frankie. — Moi j’suis le roi du dégueulis ! Il faudrait qu’j’en sois propriétaire pour avoir le mal de mer dans une de ces goélettes. Je n’vois aucun inconvénient à souiller le pont si j’en suis le seul responsable devant les autorités. T’imagines Frank Chercos qui vient dresser le procès-verbal des conneries de Frank Chercos ? — Vous visiterez aussi la Mine, dit Anaïs Kling. Je visiterai tout ce qu’on voudra que je visite, y compris les salles de contention chimique si ça leur fait plaisir. J’en ai marre qu’on s’occupe de moi. Pas vous ? — Ah ! S’il n’y avait pas ces bombardements ! s’écrie Omar Lobster dans un filet de voix digne d’une chanteuse des rues. Du coup, je remarquais les traces derrière les coups de peinture hâtifs et les replâtrages sommaires. La guerre n’était pas finie. Ça , Fifi le savait et Lolo s’en foutait. — Venez, Frank, on nous attend.
Omar Lobster me conduisait sur les tapis mécaniques. On filait à vive allure, empruntant des escaliers qui descendaient. Si j’étais dans la gueule du loup, le loup avait le ventre plus gros que les yeux. La lumière devint complètement artificielle. J’entendis le déclic de mon œil de verre. Ils finiraient par me démasquer et ce ne serait alors pas cet œil qu’ils arracheraient en premier. — Vous irez au Jubilé, Frank ? me demanda Omar Lobster qui connaissait toutes combinaisons secrètes. La Sibylle m’y traînerait peut-être. K. K. Kronprinz animerait le centre des installations ludiques, sur une île artificielle au milieu d’un lac artificiel où les spectateurs vogueraient à bord de petits voiliers à moteur hors-bord. L’affiche indiquait les points cruciaux sur un plan symbolique. Une fois sur le terrain, il fallait se laisser guider par l’instinct grégaire. On s’amuserait et en plus, on aurait droit à de la philosophie et à de l’art. Le spectacle total, prétentieux et nocif. J’y amènerais pas mes gosses, mais puisqu’on était entre adultes, ça n’irait pas loin question profondeur et générosité. Et ceux qui pouvaient dépenser du pognon le dépenseraient pendant que les autres chercheraient à en gagner sans trop regarder à la dépense morale. — Vous êtes belle, Frankie ! Je vous adore ! Je ferai de vous une artiste ! J’avais pas vraiment envie de devenir l’artiste d’un mec. Si je suis enceinte, tas de merde friquée, c’est parce que c’est une expérience inédite, comme dans les films. J’en fais pas l’artiste pour autant ! La robe de soirée, c’est pour parfaire l’idée. — Très chic, Frankie ! Vraiment très… comment dire ? — Ne dites rien et servez-moi un autre verre. Je papillonnais. Ces soirées distinguées me rendent folle. Mais je ne vais pas plus loin que la nuit. Au matin, je me remets au travail. J’ai un salaire à défendre et des idées à revendre. Quand je les vendrai, vous s’rez des cadavres. — Frank est à l’origine de plusieurs complications dont il faut que je vous parle, Roggie. Il était là lui aussi. Je revoyais pour la nième fois un type qui savourait le temps comme s’il en avait compris le concret. Il cachait Carina dans une valise qu’il n’ouvrirait pas en présence des importuns. — Je vous trouve très… comment dire, Frankie ? Il me servait un autre verre et acceptait de le partager avec moi. Ça me rendait folle, ces petits détails. Des musiciens nous environnaient de rythmes sexuels. Comment négliger ces attentions délicates. J’eus même droit à un cocktail de gambas. Avec des granulés d’acide et des bonnes manières. Que demande le peuple ? Changer de sexe et mourir vivant. — K. K. K. est un artiste divin, disait Anaïs en caressant les rêves oubliés sur le comptoir. Elle croisait des jambes fatiguées. Un mineur les reluquait sans intention d’y toucher. Il acceptait des verres et suçait des bites pressées. Elle assistait à ces fellations sans les commenter. De loin, elle me hélait et pendant la seconde qui suivait, je faisais l’objet d’une considération distinguée. Roggie me parlait du Monde et des inconvénients de la richesse. Il connaissait tous les riches, les nouveaux comme les héritiers, et il n’avait jamais écrit un bouquin là-dessus. Il ne savait pas écrire non plus, mais ça n’expliquait rien. Il prenait des notes en marge de ses lectures. Il me les montrerait si je consentais à consacrer un peu de mon temps précieux à cette minorité qu’il qualifiait de primordiale. On peut pas être tous riches. Ni tous pauvres, comme dans certaines zones où rien n’avance sur le plan social ni scientifique. — Vous ennuyez cette enfant, Roggie ! dit Constance qui admirait mes jambes comme si c’étaient les siennes. — On n’ennuie jamais un pauvre qui change de sexe et qui veut mourir vivant, ma chère Constance que j’aurais pu épouser si j’avais eu de la chance. — Rog ! Vous me flattez ! — Rog ! Vous me flattez ! minaude Anaïs Kling toujours à distance. Elle sait tout du comptoir et de ce qu’on y abandonne. Elle nous surveille dans un miroir qui n’attend qu’elle pour être brisé. Constance hausse les épaules devant cette courtisane finissante. — Notre ami Muescas s’en plaint lui aussi, dit-elle comme si elle tenait à témoigner de son attachement aux valeurs patriotiques. — On ne peut pas tout prévoir, mon amie, dit Rog Russel dans un souffle. Des filles s’amènent alors comme des poules qu’on vient nourrir. C’est papa Roggie qui paye. En pépites, le kopek n’ayant pas cours ici. — Il vous faut des pépites, Frank, me dit-il avant de les emporter sur un nuage. Sans pépites, Frank, vous n’êtes rien dans ce Monde de chercheurs d’or.
Je descendis encore. Là où j’allais, il n’y avait pas de lac pour rassembler les hommes et leur donner l’illusion que ce qu’on peut posséder vous appartient vraiment, une fois payés les impôts. Je descendais seul, entre la vie et la mort, entre la femme et l’homme, et sans doute aussi à mi-chemin entre l’enfant empoisonné et le vieillard désintoxiqué. On ne vit pas longtemps heureux dans ces conditions. Ou alors on devient définitivement dépendant des substances parallèles. Descendre dans ces enfers de l’humanité, les exploitations minières comme les champs de bataille, c’est tout ce qui reste à l’homme qui préfère la survie à une disparition qui perd son sens dès qu’elle est appliquée. Les murs d’acier se finissaient avec la chaleur des entrailles de la Terre. Qu’est-ce que je cherchais ? Je n’en avais plus la moindre idée. Je descendais pour me priver des paliers de décompression, comme un plongeur qui ne voit pas le fond et qui sait que la remontée est devenue une parfaite utopie. Des ascenseurs s’activaient pourtant dans la poussière. J’observais des visages fatigués, des regards qui n’en pouvaient plus d’avoir visé le même objectif pendant les heures interminables de l’embauche. Ces types remontaient parce qu’ils allaient redescendre. Ils crevaient en cours de route sans inspirer la moindre pitié. Au dernier palier avant la fusion, la Sibylle m’apparut dans un faisceau holographique. Elle regrettait de ne pas descendre, mais elle avait un travail à terminer sans moi puisque c’était ce que je souhaitais maintenant. — Pourquoi maintenant, Sibylle ? — Ton heure est arrivée, Frank. J’y peux rien. T’es vraiment con. — Je t’aime ! — Moi aussi je t’aime ! C’était con de se quitter sur des mots d’amour qui n’avaient plus aucune importance. Je dressais ma queue dans cette lumière. — T’es vraiment con ! fit la Sibylle et elle disparut. Qu’est-ce que j’avais pas compris ? Le Comte voulait que je descendisse et je descendais ! Il était avec moi en pensée. Je sentais son influence. Ce n’était peut-être pas le Comte, d’ailleurs. Mais je m’en foutais de ce que c’était et je descendais dans le trou. Un type l’occupait déjà. — Qu’est-ce que tu cherches ? me demanda-t-il en brandissant une torche qui était le portrait vivant de mon père. — J’sais pas, dis-je. Tu cherches, toi ? — Je travaille. Tout ce que je trouve appartient à la Compagnie. Je suis bien payé. — Assez pour en profiter longtemps ? Il riait avec une bouche qui ressemblait à un rat crevé. Il se remit au travail, actionnant le laser avec une commande à distance. La terre s’ouvrait comme une orange, bleue comme je l’avais jamais vue. Une substance coulait avec des apparences de fusion, mais à part le rouge et le blanc, j’avais jamais vu une fusion pareille. Il paraissait tranquillisé par cette coulée qui rejoignait une rigole bruyante d’humidité relative. Il s’y connaissait. Travailler nu ne le dérangeait pas s’il était seul. Il y avait bien les caméras de contrôle, mais ces regards ne l’inquiétaient pas. — Ils s’intéressent à la matière que tu vois de plus près, toi. Tu connais son nom ? — Je supporte pas les choses qui n’ont pas de nom. — T’en as un, toi ? — Frank. Frankie. Lolo. Lorenzo Dla. Je sais plus dans quel ordre. Tu s’rais pas Lucifer ? Le type provoqua une étincelle à cause de mon impatience. — Je tiens pas à finir carbonisé à cause d’une seconde d’inattention, dit-il en giclant une substance qui atteignit l’endroit exact d’où était sortie l’étincelle comme une petite fille qui n’a pas compris la leçon. — Vous y donnez des leçons, à ces pétasses ? — J’peux vous demander qui vous êtes ? Il n’était rien. Ça simplifiait les choses et les relations. Ce qu’il préférait dans la vie, c’était la douleur de l’autre. Il n’en provoquait jamais. Il comptait sur la chance. J’allais peut-être souffrir moi-même, qui savait ? — Touchez pas à ça ! dit-il sans se retourner. J’y touchais pas. Je bandais parce que la mort n’était pas loin. Il y avait une brèche dans la paroi, mais le type m’expliqua que c’était réservé à ceux qui le voulaient. Il fallait vouloir pour visser son œil dans cet interstice. Que pouvait vouloir un type comme lui ? Rien qui pût se trouver dans cette sorte de blessure appartenant peut-être à un corps dont on n’avait pas idée ni l’un ni l’autre. — Remonte ! me dit-il. La fusion éblouissait son regard d’enfant au travail de l’adulte. Je pouvais pas remonter. J’avais peur. J’étais vissé dans un sol qui menaçait pourtant de se dérober à tout instant. Une constante vibration tellurique animait nos surfaces et nos voix. — Tu sais rien de rien, mec, dit le type qui enfonçait sa barre dans la fusion bleue. Je sais rien moi non plus. Ø + Ø ça fait Ø. Tu sais compter ? Que voulait-il dire ? J’éjaculais contre la paroi à l’endroit de la fissure. — Ça fait du bien, je sais, continuait ce type. Mais c’est Ø + Ø. Tu comprends ? Moi ya longtemps que j’ai compris. J’ai pas eu besoin de changer de sexe et de mourir vivant. J’me tiens à carreau. Je descends et je monte. Pour moi, c’est pareil, descendre et remonter. Je connais l’ascenseur comme si on était de la même famille. De quelle famille tu es, toi ? — J’ai de lointaines origines… — Ça complique, faut r’connaître. Il était plus attentif maintenant. La fusion semblait obéir à ce qu’il lui imposait. Il suait comme un ch’val. — Un quoi ? — Un cheuval. — Quand t’auras fini, tu dégages, mec. — J’ai fini. Je peux pas m’en aller ! — T’as si peur que ça, Frank ? Je sentais bien qu’il fallait que je remontasse. Ça m’inspire le subjonctif imparfait, moi, ces trouilles du combat ! — Chacun son boulot, dit le type qui n’arrêtait pas de boulotter pour la Patrie au poste que la Patrie lui avait assigné. Là-haut, on déchirait la chair, on brisait les os, on répandait les entrailles et la cervelle. Les morts avaient de la chance. — Si j’étais toi, je remonterais, mec. Tu sais ce qu’ils font des déserteurs ? — J’suis pas déserteur. J’suis renégat. Peut-être comploteur ! — Tu sais ce qu’ils font des types comme toi ? Va te battre, Frankie ! Ils te foutront la paix si tu te bats. Tu crèveras peut-être sans souffrances. J’te céderai pas ma place ! Fous l’camp, planqué ! Il devenait menaçant, ce forgeron en herbe. Dix-huit ans, pas plus, et une gueule à faire peur à un Arabe. Des cheveux blonds ratatinés sur les tempes. Les dents dehors en permanence. Il plaisantait pas. Il n’avait aucune envie de plaisanter avec un assassin. Je voulais l’enculer avant de le faire crever. Qui s’en plaindrait ? — Tu connais pas l’boulot, mec ! gémissait-il. — Tu m’apprendras pendant que j’te baise le cul, connard ! — J’ai une femme et des gosses, merde ! — T’as rien que j’ai pas moi-même, blanc-bec ! Tu vas retourner au combat ou j’te fais la peau ! — Mais j’y ai jamais été, au combat ! Ce boulot, je l’connais bien. Je suis irremplaçable ! Tu l’es pas, toi, aux yeux de tes compagnons d’infortune ? — J’sais pas tuer. T’as d’la chance ! Suce ! Il suçait pendant que la fusion se libérait des contraintes qu’il savait lui imposer parce qu’il connaissait ce travail. Moi, j’étais un flic perdu dans un monde de soldats et de mineurs de fond. J’avais plus ma place. Il suçait parce qu’il croyait que ça me ferait du bien et que je remonterais avec le souvenir d’un plaisir fusionnel qui donnerait du fil à retordre aux stratèges de mon malheur. Une bite d’acier, ça les inspire, ces moins que rien ! La fusion bleue devenait blanche, rouge aux commissures, avec des éclats d’un vert strident dans les moments de torsion extrême. — J’en peux plus, mec ! soupirait le mineur. T’es trop long ! J’ai pas l’habitude avec les mecs. J’suis pas à la hauteur. — Alors remonte, connard ! — Tu vas tout foutre en l’air, ici ! C’est jamais arrivé, mec ! — C’est arrivé au moins une fois, dis-je comme si je prêchais la bonne parole. — ¡No me digas !
À l’époque, ils installaient les usines en surface et on traitait la fusion à même le sol. On en crevait doucement. Ça f’sait partie du salaire du vieux. On allait en vacances pour exporter le malheur. On empoisonnait la mer avec nos excrétions. Et on revenait avec des envies de soleil et de farniente. Le vieux en crevait encore, ce qui nous donnait un avantage sur lui, question prix à payer. Il rattrapait le temps perdu en violant les droits de son épouse légitime. Heureusement, il avait pas les moyens d’une maîtresse, sinon elle aurait abusé de nos droits dont il n’avait rien à foutre. Quelle dégringolade ! Le navire familial prenait l’eau des égouts de la ville. On n’avait pas choisi not’métier, mec ! — J’ai pas choisi ! J’étais descendu en observation commandée. Le type agonisait dans la fusion. J’ai pissé tout ce que j’ai pu pour le sauver. Mais il a crevé. J’y pouvais rien. Le travail me plaisait, mec ! J’avais jamais travaillé comme ça. Quelquefois, j’entends la rumeur des combats. J’me dis que j’ai le cul verni. Ils m’envoient des holographies pour l’hygiène. Je dépense pas un rond, mec ! Il avait l’air heureux, en plus ! Je pouvais l’abandonner ou le crever. Quand je suis remonté à la surface, l’endroit paradisiaque avait changé. Les rupins participaient à la restauration des lieux. Ils suaient comme des hommes. — Yen a marre ! disaient-ils alors qu’ils étaient les seigneurs de la guerre. Ils en avaient marre de quoi ? D’avoir à reconstruire ce qui était dans leurs moyens ou de répliquer avec les mêmes moyens dans un camp où c’étaient toujours les mêmes qui trinquaient ? Omar Lobster buvait des daïquiris avec une inconnue qui prétendait avoir du fric, mais qui ne le trouvait plus dans ce merdier. Elle en avait marre, elle aussi. — Paraît que vous êtes descendu, Frank ? me demanda Omar Lobster qui avait l’air bien parti. — Jusqu’au fond ? s’étonna la rupine momentanément désargentée.
J’étais descendu, c’est tout ! Ils n’avaient pas besoin de savoir qui j’avais rencontré et si j’en avais profité pour me faire sucer. J’acceptais un verre de rhum agricole. La femme, qui ne cachait pas son âge parce qu’elle n’avait même plus les moyens de la jouvence, critiquait l’organisation des secours. Elle avait conduit une pelleteuse une fois. Elle avait écrabouillé des corps poussiéreux qui se plaignaient en retrouvant l’air du dehors et sa lumière prometteuse de lendemains qui chantent. — Ah ! L’expérience ! jubila-t-elle entre deux gorgées. Des mouches tournoyaient. Un pauvre type les chassait en s’excusant. Ce n’était pas moi. Mais ça aurait pu. — On sera moins joyeux au Jubilé, dit Omar Lobster. — J’adore K. K. ! fit la vieille qui n’était plus toute jeune. — C’est du métal ! m’écriai-je comme si je faisais partie de la famille. Sur le quai, Roger Russel inspectait le flanc de sa goélette. Le petit corps tout noir de Cecilia avait souffert de la peur à cause des shrapnels qui avaient atteint un autre endroit précieux du navire. Muescas s’agitait en menaçant le ciel. Je voyais aussi les Bradley qui contemplaient les ruines comme s’ils venaient eux-mêmes de participer à l’effondrement de ce château de cartes construit par des Espagnols en vadrouille. On criait ici et là pour marquer le terrain. — C’est reconstructible, dit Omar Lobster. On récupère et on remonte. C’est la contre-attaque qui va coûter. Là, je ne suis pas spécialiste, mais je peux chiffrer. On ne devrait pas contre-attaquer. — Les patriotes contre-attaque toujours ! s’offusqua la perdante. — C’est le défaut de notre cuirasse, dit Omar Lobster. On détruit par esprit d’équilibre. C’est incohérent. Je filais à l’Anglaise avant d’avoir à me servir de ma science. La Sibylle m’attendait en se rongeant les ongles. Elle en avait perdu un en attrapant au vol un cadavre qui allait la dépasser. Elle avait perdu un ongle dans l’affaire et ça l’avait rendue folle de rage. — On peut pas rester ici, Frank ! — On va rater le Jubilé ! — Tu t’le fous dans l’cul, Frank ! — D’accord, Sibylle. On se casse. Il fallait traverser le cordon de sécurité. Évidemment, il était circulaire. Les types qui le composaient n’avaient pas des tronches d’enfants de cœur. On avait plus de chance en discutant avec les canons. La Sibylle cherchait la faille. Il y en avait une, d’après elle. Je me servais de mon œil de verre et elle brouillait le faisceau avec des chants de Noël. Les cerbères ne bronchaient pas. Ils étaient fondus dans le meilleur acier. Ça pouvait péter à tout moment. Il en ramenait pas large, le Fifi !
Il fallut attendre le crépuscule. Il scrutaient le champ de ruine avec une attention impossible à détourner avec les moyens dont on disposait la Sibylle et moi : un vieux vélo qui avait appartenu à un livreur de pizza, une lunette de visée sans l’infrarouge indispensable, un laser sans son alimentation et une espèce de manche qui avait servi à un outil non identifiable. Avec ça, la Sibylle partait à la conquête du Graal. J’en pleurais. — Ah ! Si ce gosse ne m’avait pas détruite ! Elle était Cunégonde et j’étais son Candide. — Réfléchis, Frank !
— Vous en savez trop, Frank. Ce que craignait Kol Panglas, c’est que je finisse par comprendre. Il m’a cueilli à la sortie de l’hôpital. Je marchais avec des béquilles. — On sait qu’elle était avec vous, Frank. Elle était avec moi quand la voiture a dérapé. J’ai vu le ciel se renverser et ma tête a troué un sable chaud comme des mains. On n’était pas loin de Pékin. Je ne connaissais pas ce désert. Le choc m’avait arraché les bras. Les Chinois ont bataillé deux heures avant de me sortir de la ferraille. Les bras me suivaient dans un coffre réfrigérant. Je pouvais voir une foule bigarrée qui commentait l’accident et parlait d’une femme fuyant entre les pins fossilisés. Une voix comptait, une autre encourageait l’infiltration des produits, les murs sont apparus au moment même où je renonçais à survivre. La douleur m’entourait comme la pression d’un autre corps contre lequel je finirais par lutter inutilement. — Qu’est-ce que vous foutiez à Pékin ? — Le Chinois avait quelque chose à nous dire. — Vous l’avez rencontré ? — Il a contacté la Sibylle après l’accident. C’est comme ça que j’ai su qu’elle s’en était sortie indemne. Pas un bras coupé, rien ! — Elle communiquait avec vous parce que les Chinois vous avaient débranché. Ils vous croyaient mort. On a reçu un signal. — Je sais bien, patron, qu’on ne meurt pas si on est déjà mort ! Mais la sensation est la même. La même angoisse de l’athée que l’odeur de l’encens rend vulnérable. Gu était à mon chevet et il leur expliquait. Ils ne comprenaient pas. Qui était cette femme ? Ils l’avaient poursuivie, mais elle s’était envolée et avait disparu comme un oiseau au milieu des oiseaux. — Il y avait d’autres femmes ? — Elles étaient toutes là, multipliées par le virus. Gu en savait long sur le sujet. J’écoutais sa voix à travers le mur acide. Ça ne voulait rien dire ! — Calmez-vous, Frank ! Comment vont vos bras ? — J’ai eu un accessit en rééducation, patron. Les Chinois sont reconnaissants si tout se passe comme c’est prévu. J’ai soulevé le premier verre dans un concert de félicitations. Il a fallu que j’attende longtemps avant de tourner la première page. Ils vous adorent si leur truc a fonctionné. Vous n’y êtes pour rien. Dans leur esprit, ça a marché pour d’autres raisons que les vôtres. J’étais rentré au bercail avec deux bras artificiels et des jambes où le sang ne circulait plus sans douleur, ce qui affectait indirectement mon cerveau traversé de lueurs antalgiques. Kol Panglas vint me chercher à la sortie de l’hôpital. On avait tenu à m’observer des fois que les Chinois m’auraient truffé de virus. Le rapport indiquait que j’étais intoxiqué par un cocktail de substances difficile à évaluer. Si je devais revenir pour une désintoxication, on reprendrait l’analyse à zéro et on n’agirait pas avant d’avoir compris ce que les Chinois s’étaient imaginé en capturant un agent du Système. La voiture avait basculé dans le vide comme suite à l’explosion d’une katioucha transformée en mine. Personne n’expliquait comment je m’en étais sorti. — De notre côté, dit Kol Panglas, nous avons capturé Gu. Il ne veut parler qu’à vous. Si ça ne concerne que vous, Frank, on aura vainement dépensé une fortune à sauver ce qui reste de votre passé. Vous le verrez demain. Là, je voyais le corps de ma femme qui refusait de trinquer avec moi parce que le gosse n’était pas encore rentré de son cours de cuisine. La seule chose qui lui vint à l’esprit en me regardant gémir de douleur sur le seuil de notre bercail, c’était que j’avais l’air de ne pas avoir souffert autant qu’elle. Elle avait beau ne rien ingurgiter, elle tenait debout et elle était même en vie. Je me suis tout de suite servi un verre. Mes bras cliquetaient sinistrement. — C’est vraiment du toc ? fit-elle. Elle n’en croyait pas ses yeux qui ont l’air de deux trous de serrures percés dans une porte vitrée. Elle se plia en trois pour s’asseoir et m’observa aussi lentement que l’insecte qu’elle imitait depuis des années passées à grignoter mon espace vital. La première gorgée me fit l’effet d’un corps plongé dans un liquide sans exercer la pression correspondante. J’étais égaré plus que malheureux. On ne vous réduit pas au légume sans vous communiquer une certaine inconsistance face au plaisir. La Sibylle m’avait prévenu avant qu’on traversât le cordon de sécurité, à Miami. On avait pourtant réussi à tromper leur vigilance. Les Chinois étaient sur notre piste. On pouvait voir leurs phares camouflés en verts luisants. Des vers luisants dans un désert apocalyptique, ça m’inspirait et j’en parlais à la Sibylle qui pédalait fermement. La roche explosait finement dans l’obscurité relative d’une nuit tranquille. L’odeur des neutrons résiduels me rappelait celle des insectes ouverts sur l’autel du sacrifice. À cette époque bénie, la Sibylle n’était pas encore la Sibylle. C’était une petite fille qui aimait les petits garçons qui lui servaient de modèle pour ses futures créations. On comprend mieux ainsi la fixation du vieux Frank. La dynamo ronflait sous moi et des animaux véloces traversaient le champ de vision réduit à la portée du phare. On n’éblouirait personne de cette manière. On croisait peut-être d’autres âmes en perdition, ou on les dépassait, mais on se sentait seul la Sibylle et moi, terriblement seul, comme si on venait de jeter nos dés derrière nous et que c’était d’une importance vitale. On a trouvé la bagnole le lendemain à l’aube et on ne s’est pas fait prier pour la piquer. On n’a même pas réfléchi à la question de savoir ce que signifiait vraiment cette caisse au milieu d’un désert dont les rares habitants roulaient encore en chameau. Mais un chameau nous aurait mis la puce à l’oreille. On a filé vers l’Ouest en se disant qu’on s’y battait moins parce que c’était, et c’est toujours d’ailleurs, l’endroit où le soleil se couche. — Ça veut rien dire, Frank ! Tant pis. Un serpent qui dormait calma notre appétit. On bouffe n’importe quoi si on a faim. Mon gosse n’avale pas n’importe quoi et personne ne lui fera bouffer ce n’importe quoi même dans la situation tangente dans laquelle se trouvait son père à ce moment crucial où la Sibylle pouvait l’abandonner sans tir de semonce. C’est ce qui était finalement arrivé. Elle m’avait abandonné à une mort certaine. Mais les Chinois veillaient. Ils m’ont déclaré comme produit d’exportation et les douaniers étasuniens n’y ont vu que du feu. Gu les a trahis en informant le Système. Plus personne ne pouvait agir sans sacrifier du temps et du fric. Dans un système qui spécule en temps réel, le gagnant est celui qui ne perd pas. Tonton Frankie pensait plutôt à se servir honorablement des prothèses que l’Empire du Milieu offrait gracieusement à l’empire de mes sens. Tout le monde était d’accord là-dessus : j’avais de la chance.
On me ramena au bercail avec les autres cadeaux, des malles pleines de souvenirs de la Chine dont je ne connaissais que la chambre où on avait confiné mes moyens d’en savoir plus. On était prévenant avec tonton Frankie. J’ai jamais eu à demander. On me servait. Ils avaient pensé aux fillettes, mais elles avaient toutes plus de dix-huit ans et souffraient en réalité d’infantilisme, ce qui n’est pas rare chez les filles de cet âge qui régressent comme si la fillette n’avait jamais existé et qu’elle pouvait se faire engrosser sans ameuter les services secrets dont Papa est un agent dynamique et patient. Chez nous, on a un gosse de deux cents kilos qui facture dans le réel, toutes taxes comprises. On a supprimé les miroirs pour qu’il ne les brise pas, ce qui porte toujours un peu malheur. En revenant de Chine, ce qui n’est pas rien, j’eus l’impression de n’avoir jamais quitté ce foyer anxiogène. J’ai passé la première nuit à réfléchir, comme me l’avait demandé ou conseillé la Sibylle. Le Comte n’avait pas été assassiné. On avait assassiné quelqu’un d’autre à sa place ou ils s’étaient servis du cadavre d’un SDF et l’avaient défiguré au C4. Il y avait aussi les deux cadavres, un homme et une femme, trouvés dans le lit de noces de la Comtesse et d’Omar Lobster qui en réalité ne s’étaient pas mariés. Nul doute qu’on avait cherché à les assassiner pour camoufler l’action secrète à laquelle ils participaient pourtant. L’assassin ne s’était pas trompé de chambre. Alors pourquoi les deux tourtereaux de pacotille avaient-ils cédé leur place à un autre couple qui leur ressemblait assez pour qu’un tueur professionnel s’y méprît ? Il y avait trop de monde autour de ces trois cadavres et pas assez d’air pour renifler l’indice incipitaire. Je me retournais dans un lit où je n’avais aucune chance de faire l’amour. Elle dormait comme une souche. Rien à caresser. Le gosse rentra en pleine nuit, gavé jusqu’aux yeux. Il ne dégueulait que quand il ne pouvait faire autrement. Il dégueula dans la baignoire. Elle se leva pour le réconforter. Et j’écoutais leurs jérémiades.
Chez les Chinois, j’avais appris à maîtriser la moindre de mes émotions. Ils m’arrachaient des ongles reliés aux centres de la douleur et les remettaient à leur place quand je m’évanouissais. Ils recommençaient avec la même application si je revenais trop tôt. Mon cerveau avait appris à calculer ces intervalles. — Bien ! fit Kol Panglas. On progressait dans la connaissance du Chinois. Une infirmière me lisait les Chroniques Olympiques mises en vers par un candidat à la présidence. Je me souvenais de l’infirmière comme si elle était là, entre Kol Panglas et moi, lisant avec passion ce qui ne la passionnait visiblement pas. — Vous avez sa photo ? demanda Kol Panglas. Les prothèses manquaient de symétrie. J’ai mis du temps à m’habituer à ce que je devais considérer comme une expérience scientifique de premier plan. L’idée de me rendre utile ne m’enthousiasmait pas, mais je riais comme un fou… — …pour ne pas leur mettre la puce à l’oreille. Exact. Je ne savais pas qu’ils n’avaient pas les moyens de détecter mon signal de détresse. Je souhaitais même qu’il n’y eût pas de signal pour trahir ma fonction au sein du réseau. S’ils savaient tout, je n’avais aucune chance de revenir à la maison. Je pensais à cette maison comme si je n’y avais pas été malheureux au point de désirer la quitter pour toujours. J’avais peur, terriblement peur, et je m’appliquais à bien exercer mes pouvoirs comme ils me le demandaient. Je progressais comme un gosse, par accumulation. Ils me montraient des diagrammes prometteurs. Il n’y avait plus de races, les amis. Je pouvais passer pour un Chinois sans me fatiguer. Mais j’avais besoin de ces bras comme j’avais eu besoin de mon cul et de mon œil. Chaque fois, quelqu’un avait agi pour que je me retrouve à l’hôpital dans le service des prothèses expérimentales. La Sibylle m’avait abandonné tandis que la moelle de mes bras s’évacuait dans la ferraille. Muescas m’avait jeté par la fenêtre, brisant ce cul auquel je tenais. Quelqu’un avait crevé mon œil et je n’arrivais toujours pas à en parler. — Chéri, me dit-elle, il a mangé un sandwich avarié. — Appelle quelqu’un. — Qui ? trépignait-elle. — Tu trouveras bien quelqu’un dans l’annuaire ! Le gosse rotait comme un nourrisson et il devait se relâcher aussi. J’ouvris les fenêtres. La ville dormait. Elle était presque éteinte, à cause d’un bombardement toujours possible. Il n’était jamais rien arrivé d’aussi destructeur. La fiction dépassait la réalité, c’était tout. On dormait bien dans notre bonne vieille ville. Mais il continuait de vomir et je me suis décidé à appeler le conseiller familial qui ne dormait pas lui non plus. Ça tombait bien.
J’ai filé chez Bernie avant qu’il n’arrive. Bernie trônait sur son fauteuil roulant, ses grosses mains posées sur l’acier. Il servait encore à l’heure où ça ne sert en général plus à grand-chose. J’ai conseillé à personne cette mort brutale qui me pendait au nez si je continuais à perdre de l’influence. Bernie ne m’en voulait pas. Il savait bien que c’était un accident. Ils l’avaient entubé pendant l’hospitalisation. Je n’avais rien à craindre. Il vaut mieux entuber la victime plutôt que de s’en prendre au bourreau. Question de prix de revient. — Paraît que les Chinois t’ont entubé ? dit Bernie assez fort pour être entendu par les minables qui peuplaient son établissement. — Ils m’ont pas entubé, Bernie. Regarde ! Je relevais mes manches. L’acier était autobriqué. Une illusion interdisait les détails. Ces minables s’approchaient pour admirer. Bernie m’offrit un verre à la santé des Chinois. — On est tous de la même race ! Sally encaissait. Elle manœuvrait la mécanique du fric avec une aisance de mante religieuse. Elle avait été belle, mais il ne restait rien de ce temps qui filait le bourdon à Bernie quand elle en parlait. Ce soir-là, elle demeura muette comme une image. Elle ne s’intéressa même pas à mes bras. — Tu te les as pas déjà fait couper, Frank ? J’ai le souvenir que tu les avais déjà perdus en route. C’est bizarre pour un non-combattant. Il était jaloux. Sa mutuelle ne couvrait pas les frais en cas d’attaque terroriste. La version officielle parlait de terrorisme pour expliquer sa paraplégie. Moi, j’étais tombé en mission et, comme elle était secrète, je pouvais tout dire sauf la vérité. — C’est expérimental, dis-je pour le consoler. — Et puis c’est du Chinois, dit quelqu’un. Il pleurait de rage. — Ce putain de bar ! grognait-il au bord des larmes. J’ai jamais rien possédé d’autre, Frankie. Faut m’comprendre ! Les poivrots comprenaient. Ils payaient sec et Sally ne leur faisait pas de cadeau. Avait-elle éprouvé une seule fois de la pitié pour le sort des hommes qui portent la croix à la place des femmes ? Ni une ! — Le Chinois, dit quelqu’un, c’est du Russe. — Ça a l’air de marcher, dit quelqu’un d’autre. — Je dis pas que ça marche pas ! Ça marche toujours. Mais pour ce qui est d’accepter les faits, c’est une autre paire de manches ! J’aime pas les types que le malheur des autres inspire à ce point. Mais Sally refusait obstinément de perdre un client. Je n’agissais pas, j’attendais. — Tu feras plus parler de toi, dit Bernie. Si ça pouvait le consoler. J’étais revenu parce que j’avais le mal du pays. J’avais pas mal aux bras, seulement au morceau de Patrie que j’avais emporté avec moi. — Tu charries ? — J’suis sérieux, Bernie. J’ai compris un tas de choses. — T’as pas vraiment combattu ! — Je m’suis déclaré, Bernie. Je l’aime ! — La Patrie ? T’as intérêt, oui ! — Non, pas la Patrie. Qui tu sais. Ça le laissait pantois, le vieux Bernie, que j’ai finalement prononcé les mots du bonheur. Il me servit un verre gratuit et, réflexion faite, s’en servit un lui aussi. Sally pestait derrière sa caisse. — Faut qu’ça arrive, dit Bernie pour retenir ses larmes. Mais ça n’arrive que si on n’a pas de la chance. — C’est arrivé, Bernie ! Mais elle m’a abandonné. — Elle s’est carapatée, Frank. Rien de plus. J’en aurais fait autant. — Tu m’aimes pas comme je l’aime. — Ces hommes ! rugissait Sally. Elle ne pouvait pas comprendre. Je l’avais connue quand elle les appâtait. Ils lui payaient ce qu’elle voulait et j’étais là à me demander si je ne finirais pas par la violer pour lui donner mon avis. Son corps doit avoir oublié tout ça. Personne n’en veut plus. — T’aurais rien fait, dis-je pour continuer l’idée de Bernie. T’es tellement paf que t’aurais rien fait ! — J’aurais fait si j’avais voulu ! beugla Bernie en soulevant ses fesses beurrées. — Le voilà parti ! dit Sally. Bernie était parti. On le regardait partir et on guettait les signes de cette violence qui communique avec le passé. Il enjolivait des corps qui n’avaient appartenu qu’à l’instant. J’avais connu ça moi aussi. On avait tous connu ça. — Alors les Chinois t’ont baisé, Frank ! Dans l’ordre. On commence avec des filles et on finit avec des Chinois. Rien n’était plus vrai et j’agitais mes prothèses pour démontrer le contraire. Bernie voulut faire un tour dans la nuit, toi et moi. Il ne connaissait pas la nuit. Il connaissait le phénomène sans y avoir jamais goûté. Je le poussais dans la direction opposée. C’était ce qu’il voulait. On traversait des ponts. Ou bien il y avait beaucoup de rivières dans cette ville, et je n’en connaissais qu’une, ou bien on tournait en rond, donc dans la mauvaise direction. Bernie s’émerveillait pourtant à chaque rencontre fortuite. Il n’était jamais venu jusque-là. Je me souvenais de l’enfant immobile. Il marchait sur les traces de son père, ne poussant l’aventure que jusqu’au trottoir d’en face. Ça tombait bien, Sally y habitait déjà. — C’est con qu’tu m’aies raté, Frank. J’serais bien parti, moi. Il faut que je parte ou que tu m’emportes, Frank ! J’te paye !
J’avais d’autres chats à fouetter, une vie à réussir et une œuvre posthume. Ça faisait beaucoup pour un minable, mais c’est pas tous les minables qui s’font aimer de la Sibylle. Il fallait que je trouvasse le moyen de communiquer avec elle. Mais je ne connaissais que les réseaux de la première boucle. Elle se cachait dans la réalité, la Sibylle, et je n’avais la clé que des fictions sommaires, celles qui envahissent les moyens de l’imagination, pas celles qui la rendent aussi probable que l’immobilité des dés jetés sur le tapis. Bernie ne pouvait pas comprendre ça. Il regardait une rivière à travers des barreaux, empoignant les barreaux comme s’il y était déjà. — Si j’la tue pas, Frank, c’est que j’peux pas ! — Tu veux la tuer ? — J’peux pas, merde ! Qu’est-ce qui l’en empêchait ? Qu’est-ce qui m’empêchait de flinguer la mienne ? Il faut toujours se sortir de ce merdier et on n’est que des minables au service de la société. Il était utile, Bernie, avec son alcool et ses friandises acides. Il avait même des putes et des branleurs. Moi, je ne possédais rien, à part un dossier qui parlait pour moi. Bernie était d’accord avec moi : je ne servais à rien. — Tu devrais rentrer chez toi, Frank, et leur dire que tu les aimes. Ils ne te croiront pas, mais ils auront l’impression de t’avoir vaincu. Ne leur gâche pas leur plaisir, sinon ils te le feront payer le jour où tu les quitteras une bonne fois pour toutes. — Ça t’es arrivé, Bernie ? — J’suis un indiscret, Frank. J’ai pas d’autre expérience de la vie. Il pouvait bien se foutre à l’eau ! On le retrouverait à la prochaine écluse. Une idée comme une autre de l’aventure des cadavres qui ne vont jamais loin malgré l’impulsion qui en a fait des cadavres. Je redoutais cette énergie. — La retraite, dit Bernie. Ya qu’ça d’vrai, au fond. Au fond. Il n’en voyait rien, ce cornard. Ça lui plaisait, ces réverbères et les effets dans les statues forcément immobiles. Je l’abandonnais.
Chez moi, rien n’avait changé, sauf que le conseiller familial était passé et il avait pris le temps de rédiger une ordonnance. Je consultais ce charabia. Elle m’expliquait ce qu’elle avait compris. Il y avait une relation entre son problème et celui du gosse. Elle voulait m’impliquer. Je sirotais un p’tit blanc en écoutant ce qu’elle avait compris. Elle y trempait des biscuits et elle avait l’air d’aimer cette nourriture. Je ne pouvais pas calculer la quantité de biscuits nécessaire pour lui redonner des formes désirables. En plus, l’addition devait être salée. Il dormait et elle avait renoncé à éponger ses salissures infectes. J’avais promis à Sally (elle s’appelait Sally elle aussi) d’emmener Benjamin (c’était son nom) chez Bernie pour que les putes s’occupent de sa formation sexuelle. Elle voulait qu’il sache comment on se reproduit. Mais à la place où les hommes portent fièrement l’instrument de leur malheur, il n’y avait qu’une espèce de nombril qu’elle appelait prépuce sans vraiment savoir ce que c’était. En tout cas, c’était par là qu’il pissait. Bon. — Bernie est neurasthénique, dis-je comme si je complétais un cours de psychopathologie. Sally (pas toi) est toujours aussi nocive (vous l’êtes toutes, au fond). J’sais pas si c’est une bonne idée. Elle me demandait elle aussi de réfléchir, point commun qui me donnait trop à réfléchir pour commencer. Elle avait rencontré un nouveau conseiller familial. Il avait fallu tout recommencer, de a à z. — T’es resté longtemps chez Bernie… — On a fait un tour, lui et moi, histoire de réfléchir. — T’as jamais pu réfléchir avec les autres, Fifi ! — J’vais pas t’faire croire le contraire, rassure-toi. J’disais ça comme ça, sans intention. En plus, c’est parfaitement vrai. Alors, tu vois ? Elle ne voyait rien. Elle voulait trop comprendre. Un rayon de soleil se pointa d’abord sur son nez. Je le vis se diriger vers mes mains croisées. Je les décroisais aussitôt. J’aime pas ces relations symboliques ! — J’vais au boulot, dis-je en me levant. — Ya que l’boulot qui compte maintenant ! Elle gueulait fort quand elle gueulait. Le voisin frappa le mur avec sa canne blanche. Je sortis.
— J’en sais trop, je sais ! dis-je à Kol Panglas qui buvait du café froid en observant les premiers passants. — C’est des minables, dit-il. Faut les rendre utiles, sinon ils ne servent à rien. J’en ai marre de cette énergie passée à les former alors qu’on manque de moyens pour vivre notre propre vie. Combien leur avait coûté ma propre formation ? Je n’avais pas dépassé le niveau pour vivre ma propre vie malgré le temps gaspillé pour former les minables. — Vous êtes tombé du lit, Frank ? — Je m’suis pas couché. — Couchez-vous, alors ! Il m’arracha la tasse de café. Je réintégrai mon bureau. Qu’est-ce que j’étais à l’étroit là-dedans ! Rien sur l’écran que des banalités. J’en étais où ? — Frank, n’oubliez pas votre traitement ! On s’occupait de moi, on me bichonnait presque. J’en concevais des excitations, mais j’avais pas honte de mes parties honteuses. D’autant qu’il leur arrivait fréquemment de ne plus contenir dans ma culotte. Avant, du temps du papier, je découpais, le temps passait. Qu’est-ce que tu veux foutre d’un écran ? — La pastille bleue d’abord, Frank. Elle prépare votre estomac. Attendez vingt minutes avant de prendre la rouge. Attendre dans ces conditions me rendrait fou, je le savais. J’étais déjà pas si clair. Donc, je n’attendais pas et j’avalais tout le contenu du godet. — Frank ! Et après ? Zi iz a fri con tri. Il avait raison, Kol, au sujet des premiers passants : rien ne les précédait. De quoi réfléchir pour ne pas penser une seconde à ce que mes deux filles m’avaient demandé de penser. Papa Frank avait deux filles : la Sibylle et la Sally. Et il avait aussi un petit garçon qui pesait deux quintaux. Il avait des bras coupés et des prothèses pour se consoler, un cul en acier trempé et un œil de verre. Je n’parlais jamais de cet œil bidon. Et quoi encore ? — Comment vous sentez-vous, Frank ? Il est neuf heures. — Je m’sens bien, Larra. — Vous m’en voyez ravie. Les ravissements de Larra, le robot connecté aux protéines du bonheur qui sont aussi celles du malheur. Elle avait les moyens de faire la différence. Pas moi. — Un peu de conversation, Frank ? Elle dialoguait sans doute avec des millions de minables en même temps. J’acceptais toujours un brin de causette. — D’accord pour une causette, Frank. Comment s’appelait votre cousine Iris ? La causette devenait vite introspection assistée. Tous les fonctionnaires vous le diront : on fout rien, mais c’est pas pour rien. Larra inspectait les lieux avec circonspection. Iris, je l’avais poussée et elle avait perdu l’équilibre. — Et… ? — Je n’étais pas tombé. — Frank ! Ça s’rait comme ça tous les jours sauf le dimanche parce que c’était un jour de repos et le samedi parce que Larra était en maintenance ce jour-là. Cinq jours d’introspection par semaine, ça f’sait beaucoup pour un minable. Cette perspective de repos complet ne me réjouissait pas d’avance. J’avais connu l’aventure et elle m’appelait avec la voix de la Sibylle. — Iris est morte, Frank. Vous savez qui l’a tuée ? — Le père Noël ! Je gagnais du temps ou je le perdais. J’pouvais pas faire les deux choses en même temps sans m’annuler, psychologiquement parlant. — Frank ? Ého, Frank. Le père Noël n’existe pas. — Ça m’étonnerait ! — Ça vous étonne, Frank ? Pourtant… — J’confonds peut-être. — Frank ! Rien sur l’écran. Elle n’en avait pas besoin, Larra. Il suffisait de poser son cul et elle s’y connectait.
Il était dix heures. On frappe. C’est pas un effet d’optique. Je me vois sur le seuil de la porte. J’ai quinze ans. J’ai une moustache rousse, pas très fournie. Des lunettes. À l’époque, ça faisait intello et c’était exactement à un intello que j’avais envie de ressembler. J’en avais marre des ouvriers. J’avais frappé à cette porte pour des raisons précises. — Alors explique-toi, Frank, dis-je comme si j’étais le propriétaire du bureau. — Je ne m’appelle Frank, dit celui que je prenais pour l’adolescent que j’avais été pendant assez de temps pour en avoir conservé le souvenir terrorisé. — T’es qui ? — Benjamin. Il avait perdu du poids, le fiston. Pas moins de cent quarante kilos. Il avait écouté la leçon du conseiller familial sans perdre le temps précieux que je venais moi-même de perdre au service de la société. Sans blague. — Je suis le fils des Bradley. Super ! J’étais tombé dans le panneau des ressemblances fortuites. Pas fier, je poussai un siège dans la direction de mon visiteur inattendu. Il prit le temps de s’installer. Il était habitué aux représentations, le p’tit Bradley. Il ne le mènerait pas longtemps en bateau, le vieux Frank qui connaissait la bouteille comme un blanc-bec ne pouvait pas la connaître. Ce fils à maman m’impressionnait un peu, pas à cause du chandail griffé aux meilleures sources. Il ôta ses lunettes. La barbe aussi était peut-être fausse. Il n’y avait que le chandail de vrai. Les pompes aussi. Il portait un pantalon de toile assez ordinaire à mon avis, parce qu’il avait l’habitude de traîner ses fesses dans les endroits inavouables de notre société. — Monsieur Chercos, commença-t-il, je vous suis depuis le début. Qu’est-ce qu’il avait suivi ? Mon corps ou mon raisonnement ? Il me ressemblait à s’y méprendre. Mais je m’appelais Chercos. Pas question de m’embringuer dans une saga familiale, petit ! — Les cadavres de la chambre 1954, c’était mes parents. — ¡No me digas ! C’était possible, après tout. On ne les avait pas identifiés avec certitude. On avait pensé à un tas de gens sauf aux Bradley que j’avais d’ailleurs rencontrés chez Cecilia. Et puis, Mike Bradley avait recousu mon fondement. Ça, personne ne pouvait le nier ou me faire croire que je m’étais trompé de zone temporaire. Le temps est linéaire, donc le temps est une fiction aussi agréable que l’infini à un esprit humain qui, Messieurs, est aussi capable de croire aux foutaises du Coran, de la Bible et de toutes ces conneries qui n’ont jamais amélioré les conditions d’existence des pauvres tributaires que nous sommes vous et moi. Ça s’écrit comment, Bradley, avec un é ? — Vous foutez pas de moi, monsieur Chercos ! J’ai la trouille. Il en avait l’air, avec la peau tirée et les paupières encrassées par les protéines. Il avait la trouille de quoi, ce petit ? Ce n’était pas difficile à deviner, mais je voulais en savoir plus. Je sonnais Larra. Elle avait déjà compris qu’on avait soif et pourquoi. Un garçon nous servit un rafraîchissement à base de kolok. Le gosse n’avait jamais touché à ÇA ! Sa mère n’était plus là pour s’en offusquer. — C’est Amanda et Michael, leurs petits noms ? (On sait jamais…) — C’est ça, pleurnicha-t-il. En réalité, mon père se prénommait Micaele, mais ma mère était intervenue auprès de l’État Civil. — Et comment s’appelait ta mère avant de s’appeler Amanda ? — Rosina. Un sans faute ! Larra confirmait. Elle explorait en même temps les données privées après avoir fait sauter les verrous. Ce petit était bien le fils des Bradley. Avait-il changé de petit nom lui aussi ? — Avant, j’étais Antoine. Antoine Chercos ! J’avais été moi aussi Antoine Chercos. Bernie n’était pas là pour m’injecter la substance correspondant au sujet de ma terreur étonnée. — Pourquoi ont-ils changé ton petit nom ? — Transfuges russo-chinois, m’sieur. — Tu t’fous d’ma gueule ! Il n’y avait jamais eu de transfuges dans ma famille, pas plus que de Russes ni de Chinois. Ce gosse n’était pas moi ! J’étais déçu et furieux. Ma colère traversa les murs et alerta les agents du BE. Ils entrèrent sans ménagement. Le gosse se réfugia près du radiateur. Calmez-vous, Frank ! — Dites à Bernie que j’ai besoin de lui ! — Bernie est mort, Frank. Faut pas prendre les désirs pour des réalités. — Ni Frank pour un Antoine aux racines asiatiques ! — Frank ? dit Larra qui n’avait pas cessé de paramétrer l’incident. — Oui, Larra ? — Ce gosse fait avancer l’enquête. Calmez-vous et reprenez le fil de la conversation. Voulez-vous qu’on recommence, Frank ? Je me doutais un peu que c’était moi, l’inculpé. Les agents du BE acceptèrent trop facilement de ne rien noter dans leur main-courante. Ils sortirent et commirent l’erreur de refermer la porte. Ça ne se passe jamais comme ça. Je ne pouvais pas faire exception. Je me méfiais de ce gosse. Il était de nouveau sur la chaise, le cul en communication avec Larra, avec ce réseau dont je n’avais pas idée tellement je suis minable. Qui me poussait à l’erreur, d’après vous ? — Vous me faites peur, dit le gosse. — Tu devrais pas. Ici, je suis le seul à avoir des raisons d’avoir peur. Comment tu expliques que tes parents, j’ai trinqué avec eux chez les Russel et cela, bien après qu’on ait trouvé les cadavres de la chambre 1954. T’étais où, toi, pendant qu’un inconnu crevait ceux que tu veux faire passer pour les Bradley ? — J’y étais, mec ! J’y étais ! C’est ce que je me tue à vous expliquer. J’ai même vu l’assassin. Je suis venu pour regarder des photos ! Ça n’expliquait rien. Constance de Vermort et Omar Lobster avait fait semblant de s’épouser alors même que le Comte était vivant au lieu d’être mort. Cette situation n’a rien d’exceptionnel. On éprouvait peut-être le besoin d’enquêter sur la fausse mort du Comte, sur l’identité de son remplaçant et sur les raisons de ce mariage en blanc. J’étais taillé pour ce genre d’investigation. Donnez-moi carte blanche et j’arrive à la source du problème, pas plus loin si c’est la consigne. Du travail de pro, rien de plus. Mais voilà que deux inconnus se font assassiner à la place du faux ménage. Deux inconnus, sans doute aussi inconnus que le cadavre qui pourrissait, la gueule cassée, dans le caveau des Vermort à la place du Comte. Troisième temps : un gosse qui prétend être le fils des Bradley révèle sans preuve que ceux-ci sont en réalité les propriétaires des cadavres de la chambre 1954. Et pour couronner le tout, il était présent sur la scène du double crime, ce qui l’autorise à reconnaître l’assassin parmi d’autres assassins qui peuplent nos bases de données. Je ne rêve pas. Les Bradley étaient-ils vivants quand je les ai rencontrés ?
Le lendemain, comme prévu, Gu me reçoit dans sa cellule. Ils l’ont enchaîné au lit parce qu’il a tenté de se suicider dans la nuit. Son cou est marqué par les ongles. — Je vais être obligé de vous parler, Frank, puisque j’ai lamentablement échoué sur toute la ligne. — Ils vous feront parler de toute façon. — Vous me devez la vie, Frank. Vous avez parlé. Ça, ils l’ignorent. — Maintenant ils le savent. De quoi j’ai parlé ? Je ne sais à peu près rien. — Vous étiez dans un sale état, Frank. On a ramené vos bras, mais les sangsues n’avaient pas fait leur travail. Ils m’ont demandé de vous faire parler. — Vous étiez responsable de mes bras ! Vous savez ce que valent leurs prothèses ! J’ai deux bras droits maintenant ! — Vous avez parlé, Frank ! Tuez-moi ! Il était à poil dans les chaînes, se tortillant comme un ver au bout d’une fourche. Dans l’angle, un œil s’agitait et enregistrait les détails, notamment mes propres réactions aux provocations du Chinois. Je n’avais sur moi que ma culotte. Ils ne badinaient pas avec la sécurité, ici. Seuls les surveillants portaient un uniforme. Je supposais qu’ils ne pouvaient rien cacher non plus, mais que leur syndicat avait travaillé pour préserver leur pudeur. Les visiteurs avaient droit à un slip. Ils avaient examiné ma culotte sous toutes les coutures, des fois que les Chinois eussent planqué de l’électronique dans la dentelle. J’avais traversé le couloir de la mort dans cette tenue légère. Les condamnés, eux, la traversaient à poil dans l’autre sens. Le juge avait implanté lui-même la puce de la Mort dans le cou du Chinois. Ils n’avaient même pas pensé que c’était ce qu’il avait cherché à faire en s’attaquant à son cou : trouver la puce et la jeter aux chiottes. Au lieu de ça, ils pensaient que le Chinois avait tenté de sectionner la jugulaire. On voyait bien que ce type fini tenait à la vie comme à son compte en banque. Ils avaient pansé le cou et maintenant, il pouvait à peine se gratter le cul. Pas facile de recevoir des confidences d’un type réduit à s’accrocher à la vie avec des moyens dérisoires. J’y passerais peut-être un jour moi aussi si c’était mon destin. Je sentais que ce jour maudit n’était pas loin. Je pouvais pas compter sur le Chinois pour changer les choses me concernant. — Bon, d’accord, dis-je en me mouchant dans les doigts. J’ai parlé et vous avez quelque chose à me dire. Si on commençait par ce que j’ai confié à la Chine ? — Vous êtes dingue, Frank ! On me le disait de plus en plus souvent. Tout avait commencé avec cet œil de verre. Je m’étais senti mal tout de suite. Je présentais tous les signes d’un comportement inadapté aux conditions de l’enquête et de l’action. Le manipulateur des services psychotechniques m’avait rendu fou de rage avec cette espèce d’exercice qui consistait à piloter un clou au milieu d’une forêt de différences de potentiel. Un puissant avertisseur m’engueulait à chaque fausse manœuvre. Et le type en rajoutait en prononçant des insultes entre les dents. Je voyais bien que je n’étais pas fait pour ce travail. En plus, mes études de Droit s’étaient arrêtées à la première page. Je ne savais même plus ce que j’y avais appris. Du coup, on m’a proposé le volontariat et j’ai dormi pendant trois semaines d’après mes calculs. J’avais en face de moi un Chinois qui parlait de géopolitique dans les universités du monde entier. Les vers que j’avais vu se tortiller dans la chair de mes bras fraîchement arrachés, c’étaient des sangsues et je n’avais pas été foutu de faire la différence. Voilà de quoi il était capable, Gu. Alors ils m’ont greffé ces deux bras droits d’origine russe. Entre-temps, j’avais parlé. Mais de quoi ? Je savais rien ! — Un type comme moi ne sait pas grand-chose, dis-je comme si je le savais, à part la couleur de la tapisserie et le prix des saucisses du distributeur Wang. Wang avait remplacé Mac Donald dans les esprits. Je le savais. Je savais un tas de choses qui n’avaient aucun intérêt pour la Chine. Je n’avais rien appris à ces tordus du renseignement. Mais ils avaient trouvé quelque chose en triturant mes moignons et je me doutais que ça avait quelque chose à voir avec mon patriotisme. Maintenant les Chinois en savaient long sur notre patriotisme inégalable. Grâce à mes bras. Ils avaient troqué leur technologie russe contre des bras qui valaient de l’or patriotique. Et ils avaient besoin de cet or parce que leur Nation était le foyer universel du terrorisme, loin devant les Arabes qui avaient perdu la main depuis longtemps. La graine du patriotisme était en moi et j’avais trahi ma terre parce que mes bras avaient été arrachés par ce tas de ferraille chinois qui ne tenait pas la route. — Qu’est-ce que vous avez fait de la Sibylle !
Étape suivante : frapper le prévenu tout en ménageant son intégrité mentale. Mes poings ne faisaient pas la différence entre la chair et le mental. J’avais aussi échoué sur cette question fondamentale à leurs yeux. Je m’en souviens comme si c’était hier. J’étais rentré à la maison avec le sourire, histoire de ne pas éveiller les soupçons de Madame qui, à cette époque maudite, mangeait encore à table. Même le gosse était normalement constitué de chair potelée et d’un goût immodéré pour le jeu. — La Sibylle n’a rien à voir, grimaçait le Chinois. J’avais pour mission de vous capturer, pas de m’intéresser à la Sibylle. Les bras étaient arrachés et on a travaillé dur pour les sauver de la putréfaction. Ils ont amené des sangsues. Vous vous êtes alors mis à délirer. Rien qui put intéresser la Chine, des conneries de pauvre type qui ne trouve pas le bonheur et qui dépense ses économies et son énergie dans la joie et la bonne humeur des substances hautement toxiques de la contrebande parapsychique. Un interne a signalé une incohérence dans l’analyse du sang et la même fréquence était en même temps repérée dans le tracé ECG. On n’a pas mis longtemps à se rendre compte qu’on avait mis la main sur une technologie de première classe. Un peu comme si un de vos missiles tombait sur nous sans exploser. On n’avait plus qu’à vous démonter pièces pas pièces. On est très fort en anatomie chez nous. On a fini par trouver, Frank. Tout le secret de ce patriotisme qui fait de vous la Nation la plus puissante du Monde, on pouvait le trouver par dissection dans la chair de n’importe quel péquenaud patriotiquement correct. Même les Tibétains se sont marrés. Je comprenais maintenant pourquoi on me bichonnait depuis mon retour et pourquoi les Chinois n’avaient rien exigé en échange de ma personne. Ils n’exigeaient pas non plus le montant de la facture. Deux bras droits russes artificiels. Je ne pouvais plus me servir d’une arme. Mais pour fracasser la gueule de Gu, je me servais des pieds et de ma cervelle. Qu’est-ce que j’allais tirer de ce type qui se cassait comme du verre sans un cri pour me signaler les bons endroits ? S’il voulait me parler, il dirait tout ou je changeais de métier. — C’est bon, Frank, dit la voix de Roger Russel dans le haut-parleur. Vous ne tirerez rien de plus de ce minable. Qu’est-ce que j’en avais tiré ? J’abandonnais une loque ensanglantée qui prétendait n’avoir rien dit de nuisible à sa propre patrie. Il souriait parce que j’étais le suivant. Je connaissais le sourire du docteur Gu qui avait une réputation à défendre dans la jet set, surtout auprès des dames dont il soulageait les douleurs gênantes. Elles étaient folles de lui parce qu’il était le seul homme dont elles ne pouvaient pas se passer. Il allait disparaître en laissant des traces, exactement ce qu’il faut pour ne pas disparaître. Il s’en sortirait et je finirais ma triste existence dans l’oubli. — N’exagérez pas, Frank ! Personne ne vous veut du mal. Ce qui vous est arrivé aurait pu arriver à n’importe lequel d’entre nous. Ce « nous » me ravissait. Et j’étais celui à qui c’était arrivé, ce qui me distinguait nettement. Kol aussi était ravi. J’étais toujours aussi minable, mais j’étais un minable vivant. Benjamin Bradley me considérait avec circonspection. Cette tension intellectuelle le vieillissait de quelques années. J’avais cette tronche quand je suis devenu adulte pour la première fois. Mais lui, il avait déjà fait des études et enseignait la sémiologie à des types de mon âge. — J’ai bien dormi, dit-il presque paresseusement. L’hôtel était bien choisi. Forcément, le fils de la femme la plus riche du monde ne pouvait pas se plaindre du service sans risquer de passer pour un merdeux. Au contraire, il faisait preuve d’une dignité qui époustouflait le vieux Kol. Et celui-ci ne cachait pas son admiration. Moi, j’admirais le rejeton du chirurgien qui avait fait de mon cul quelque chose dont je ne jouirais jamais plus. On avait tellement de choses en commun. Il consentirait peut-être à les partager avec un besogneux que la société était sur le point d’exclure de ses circuits existentiels. Il me tendit une pogne agréable à serrer. Il me plaisait bien, ce gosse. — Monsieur Chercos… commença-t-il. — Frank… dis-je en baissant la tête. — Frank… Il était aussi ému que moi. Rog et Kol nous observaient, fumant d’impitoyables cigares cubains qui empestaient mon cerveau. — Vous avez réfléchi, Frank ? me demandait Benjy. — Je réfléchis tout le temps, ce qui ne fait pas de moi un intello. Va pas confondre ! — D’abord, ils tuent n’importe qui pour protéger les activités secrètes du Comte, réfléchissait Benjy à voix haute. Ensuite, ils organisent cette fausse union maritale entre la Comtesse et un ingénieur qu’ils n’ont pas choisi au hasard. Enfin, mes parents couchent dans la chambre des mariés, pour leur malheur ! — Vous êtes d’accord avec lui, Messieurs ? dis-je sans me retourner vers les deux pandores qui crachotaient de la fumée sans tousser. Quel était le rapport entre ces assassinats et mes bras coupés ? C’est-à-dire entre Benjy et moi ? J’avais le nom de la Sibylle au bout de la langue et assez de jugeote pour ne pas le prononcer. C’qu’on peut se sentir intelligent, des fois ! Quelle était ma mission ? — Sur ce point délicat, dit Kol en triturant le corps de son cigare piteusement éteint, je dois avouer que je n’en sais pas plus que vous. Roggie pourra vous informer de certains détails qui éclaireront peut-être votre chandelle, Frank, mais je ne suis pas autorisé à vous en dire plus. J’ai déjà vécu ça, Frank ! Vous êtes sur la bonne voix. Il sortit en vitesse, comme s’il venait d’annoncer ma victoire alors que j’étais censé battre en retraite un jour ou l’autre. Roger Russel empoigna fermement mes poignets russochinois. — Vous savez vous servir de vos pieds, Frank. Continuez ! Il sortit. On était dans mon bureau. J’avais l’esprit occupé par la question de savoir comment quatre types avaient pu y contenir sans avoir chaud. Benjamin m’écoutait. Je lui racontais l’aventure en détail. Il y avait trop de détails dans mon récit et pas assez de femmes consentantes. Je parlais à un gosse dont j’avais eu l’âge en crise. J’avais hérité du physique et il s’était passé quelque chose au moment du transfert des données brutes. Tout ce que je ne possédais pas à cause d’une erreur de manipulation et non pas de conception nous séparait à jamais lui et moi. J’aimais ce visage qui m’avait appartenu un instant, celui des quelques années dont j’avais raté l’essentiel. Benjamin pouvait comprendre mon désarroi. Il le comprendrait si je finissais par lui en parler. — Ça m’intéresse, déclara-t-il comme le magistrat dont on attend beaucoup si on est la victime et tout si on ne l’est pas. — Tu m’bottes !
On fila chez Bernie qui était encore vivant à cette époque-là. Il servait de l’alcool aux mineurs, mais celui-là ne buvait que de l’eau et certains de ses dérivés sucrés. Bernie s’étonne toujours à voix haute, ce qui ne manque pas de compliquer même les conversations les plus simples. — Sers-nous de la saucisse, commandai-je pour mettre fin à ces circonvolutions. Il servit les saucisses et la ferma définitivement. Le personnel, essentiellement composé de bagasses et de tapineurs, nous observait sans vraiment chercher à comprendre ou simplement à s’informer. Sally ménageait les remboursements, les limitant à un pourcentage qu’elle seule pouvait calculer sans intriguer le fisc. Je ne connaissais plus de femmes plus compétentes que Sally s’il s’agissait de changer le fric en activité sociale. Benjamin écoutait ma leçon. Comment un pareil cerveau pouvait-il contenir dans une aussi petite tête ? Je n’avais pas cette chance et on pouvait se demander à mon sujet pourquoi un cerveau aussi petit occupait une tête qui aurait pu en contenir plusieurs de cette taille. Ce qui ne changeait rien à la ressemblance. C’est fou ! — Sans aventure, Benjy, on va rester là à gamberger et rien ne se passera, sauf si on s’en va sans payer. — Pari tenu ! Je payais pour ne pas avoir d’histoire avec un ami aussi fragile que Bernie. Je retrouvais Benjamin dans la rue. Il ne voulait pas se faire remarquer et il portait une salopette sans trouver curieux qu’un type en salopette se promène dehors à l’heure de pointe des productions industrielles. Les gens le considéraient plutôt comme un chômeur frappé d’une nostalgie forcément contagieuse. De mon côté, sans pardessus, j’avais l’air d’un con qui se prend pour un con. Parité qui n’avantageait pas notre sérieux. Benjamin était un gosse très sérieux, mais il savait où il allait et j’avais donc un temps d’avance sur ses découvertes. Un fait me sauta aux yeux : j’en savais plus long que lui et je n’en avais pas l’air. Ça le rendait hautain, le petit. — Vous avez déjà tué quelqu’un ? Rebelotte. J’en avais tué des tas. — Et ça ne vous fait rien ? Rien. Pas le moindre sentiment, à part la fierté de ne pas avoir été tué à la place de l’autre. — Quelqu’un est-il déjà mort à votre place ? Non. Mais j’ai souvent failli mourir à la place des autres. — Ne pensez-vous pas que l’ « autre » est un sous-genre du policier que vous êtes ? — Dans le mille, Mimile ! On continuait comme ça toutes les minutes que Dieu fait et défait, mais sans Dieu, rien que lui et moi, au fil des rues qui ressemblaient à des rues, les traversant au signal et cherchant une raison de quitter la ville sans attirer l’attention des autorités particulièrement sensibles sur le sujet des visas. Il était plein aux as et ne trouvait pas une solution que je ne pouvais trouver que par l’usage de la violence. — Cool, mec ! Je réfléchis. Moi aussi je réfléchissais et je me demandais pourquoi le type le plus riche du monde acceptait de fréquenter un minable dans mon genre. La ressemblance et les sentiments n’expliquaient pas tout. Je réfléchissais comme un poêle à charbon : je devenais rouge. — Qu’est-ce que t’as, comme violence ? me demanda-t-il enfin. Il pouvait choisir. Il n’hésitait pas. Il réfléchissait. Je conseillais sa conscience. Je le voyais en avoir trop et de plus en plus. — J’ai le C4, dis-je. — Le C4 ? — 6,6 km/seconde. — Vous vous y connaissez ? Tu parles si tonton Frankie s’y connaît ! Il est né dans la penthrite, tonton Frankie ! Sinon tu voyages pas en Chine sans demander aux Chinois de te laisser entrer incognito. C’est compliqué, tu sais, la vie.. ! — J’ai jamais vu mourir un homme… — Tu vas voir.
Je fis un essai concluant sur un SDF qui voulut pas crever sur le coup. Je l’achevai à l’essence. J’avais vu ça à la télé. Pas lui ! Tu parles d’une confession ! Je m’apercevais que je m’alliais à un danger public. Au fond, il préférait l’hôtel de luxe et la considération. On irait à Pékin à bord de son jet privé et on séjournerait au Catay qui offrait l’avantage d’une gastronomie française. Et il ferait comment, tonton Frankie, pour se faire passer pour quelqu’un d’autre ? Avec des bras technologiquement impossibles à confondre avec du matos étasunien ! C’était pas une bonne question que je posais à un cerveau qui se trouvait à l’étroit dans ma tête d’adolescent en crise ? — Ça va ! fit Benjamin en me distançant. Il s’énervait. Première leçon : s’énerver. Je le suivais en trottinant à cause de la mauvaise influence de mes bras sur des jambes qui avait du mal à compenser le gain de poids de la technologie russochinoise. Ils connaissent pas la nourriture allégée, les Chinois. Ils se gavent et les Russes encaissent les royalties. — Tu vas pas m’laisser tomber toi aussi, Benjy ! — T’es naze, Frankie ! — J’connais plus de Chinois que toi ! Regarde ce qu’ils m’ont fait ! J’exhibai la mécanique. — Deux bras droits, merde ! Ça t’inspire pas ? Il courait, sachant que je finirais par courir sur les mains, si on pouvait parler de mains à propos de ces battoirs. Les bras avaient dû appartenir à deux Russes en forme d’armoire, dont l’un dépassait l’autre d’une tête, en prime. Je penchais d’un côté, lamentable et persifleur. C’était notre première dispute. — J’explique pas, Benjy ! Je m’étonne, c’est tout ! On pouvait souffler. Les gens pensaient à un numéro de cirque du temps de l’analogique, avec des vrais sujets et de faux filets. — Benjy ! Je t’aime comme si t’étais mon fils ! Même plus ! Je t’aime comme si j’étais toi ! — T’en veux à mon pognon, ouais ! Le coup de grâce. En public. Et à genou. J’étais paralysé, incapable d’ouvrir cette bouche qui était encore naturelle. Mais il restait là, nonchalant et morose, à regarder les barques sur la rivière et parlant des chapeaux de femme et de la gravité des rameurs. — On est pas sur la même longueur d’onde, dit-il. Tu t’es confié une enquête sans demander la permission, ce qui finira par te coûter cher, plus cher que le cul en acier, les bras russes et cet œil de verre qui te donne un air de femme fatale. Je te donne une chance, Frankie. Une seule ! Et tu t’en fous. — J’m’en fous pas, merde ! — Tu fais quoi alors ?
On embarquait une heure plus tard à bord d’un zinc qui m’inspira tout de suite le dégueulis et les problèmes d’horloge interne, sans compter l’angoisse du Chinois, une maladie qui se soigne uniquement au suicide. Le ciel m’apparut bientôt vu d’en haut. Benjamin regardait un film apocalyptique comme s’il s’agissait d’une hallucination. Il étreignait les écouteurs comme s’il n’allait pas se sortir sans égratignures de cette fantaisie crétinisante. Je pouvais voir les zones marquées à la périphérie par des balises optiques. Puis l’océan se rapprocha. On volait sous les ondes à l’abri des regards indiscrets. Or, Benjamin avait prétendu ne rien craindre des observateurs chinois qui sont nombreux sur la terre comme au ciel. Le jet filait à l’anglaise. Je retournais à l’invisible. Le film s’acheva sur une interminable poursuite dont je ne distinguais pas les protagonistes. Heureusement, j’avais coupé le son. J’attendais l’explosion finale et les visages satisfaits des héros flambant neuf en compagnie d’héroïnes qui n’avaient pas souffert psychologiquement. Par contre, mon jeune alter ego en avait pris plein la tête. On le sentait décoiffé à l’intérieur. — On vole bien bas, dis-je. Moi qui voulais profiter du soleil ! — À cause des Russes, Frankie. Pas des Chinois. Ce sont leurs radars qui nous guident. Des Russes qui dansaient la samba brésilienne et le bandari iranien avec le même enthousiasme que le rock’n roll et la bourrée auvergnate. Des esprits universels. Ça s’rait pas des Amerloques, tes Russes ! On se posa entre les gratte-ciel. Benjamin en pleine forme et moi puant comme une panse de ruminant. Heureusement, à l’hôtel, on nous servit du tequila, à ma demande. Ça m’rappelait des choses que j’pouvais pas raconter sans m’identifier clairement. C’était un hôtel tout ce qu’il y a de plus chic. La compagnie saluait le jeune prodige de la finance sans l’approcher d’assez près pour me voir. C’étaient des gens comme vous et moi, mais avec du fric et de la chance. Je buvais tout ce qu’on me donnait, exerçant mes bras droits parce que c’étaient des bras gauches. Ça pouvait se comprendre. Benjy en concevait de la pitié. Un handicapé au pays des Chinois, ça l’attristait visiblement, d’autant que les Chinois étaient totalement responsables de mes diverses infirmités, y compris le cul en acier. Muescas m’avait-il jeté par la fenêtre ou avait-il laissé faire les Chinois ? Il employait Gu comme médecin parallèle et substitut sexuel en cas de panne d’oreiller.
On était bien, moi surtout. J’avais plus besoin d’lunettes. L’alcool me troublait aussi la vue, mais les Chinois m’avaient garanti un acier qui s’oxydait pas à l’alcool. Les bains m’étaient interdits toutefois, ce qui rayait pas mal de noms dans mon carnet d’adresses. Je finirais par être seul à force de précautions sanitaires. Ils n’avaient encore rien conçu pour ce genre de solitude, à part les domiciles impossibles à fixer. — Par qui on commence ? dit Benjamin qui croyait encore en moi parce qu’il n’avait pas l’intention de me tuer. — Par lequel ? tu veux dire. Je me voyais déjà traversant le désert, à la frontière entre la Chine et le Mexique, cherchant les traces d’Omar Lobster qui avait beaucoup de choses à me dire et de la Sibylle qui ne dirait rien. J’avalais déjà cette poussière. Des agaves têtus bornaient mon voyage scientifique. Je ne me réveillerai jamais de ce rêve unique et de ses interruptions invalidantes. — T’as quel âge, Frankie ? Bientôt, j’aurais plus d’artères pour en témoigner. Les Chinois m’avaient pris pour cible. Je savais hurler comme un navire en détresse et me taire quand il n’y avait rien à dire. Ça fait quel âge, ÇA, mon garçon ? — J’ai tout le pognon que vous voudrez, Frank ! Si j’avais du pognon, je le dépenserais pas avec des Chinois russoconfucéens ni avec des Mexicains qui ont perdu la trace du Mescal. J’irais chercher le naturel là où il se trouve, en moi. C’est-à-dire ici, dans ce monde de merde qui veut pas changer et qui change l’existence parce que le temps est de son côté, par l’usure et la fatigue, la paranoïa et le suicide, l’espoir miné et la réalité obsessionnelle. L’imagination nous a mené au bord de l’abstraction. Ce qu’on éprouve en ce moment, c’est le vertige et le collapsus. On a tout prévu, sauf le possible. Et c’est arrivé, mon fils. Alors j’ai besoin de ton pognon pour m’envoyer en l’air et non pas pour instruire mon cerveau. Je fais semblant d’être intelligent alors que j’ai l’air d’un con. Paradoxe du malchanceux. On part demain. — J’ai besoin d’un pardessus, même de fabrication chinoise. Il me faut aussi une arme à répétition et une bagnole gonflée à mort. J’travaille jamais sans ces outils. Un peu d’pognons f’ra pas d’mal à ma conscience, fiston. Ça les rend heureux, les gosses, ces décisions qui remettent en question à la fois le passé et l’avenir. Les cons appellent ça le présent et je suis l’un d’eux. J’ai pas signé pour l’éternité, moi ! On passe une nuit à se retourner dans nos lits. Il pousse un cri chaque fois qu’il se pique. Ça l’agite. Il se bat avec les draps au lieu de simuler l’acte d’amour. Des fois, on se ressemble pas. Faut que j’me fasse à cette idée.
Le lendemain, à midi, on est dans le désert, poursuivi par des Chinois qui n’ont pas l’intention de nous rattraper chez les Mexicains. S’ils se font arrêter par la Guardia nacional, ils se feront passer pour des touristes poursuivant un animal domestique en proie à des envies de liberté. Ils finissent tous par perdre leur toutou, les Chinois. C’est ce qu’ils disent aux Mexicains que ça fait marrer, tant de connerie de la part de nationaux qui se prennent pour le fer de lance de l’économie universelle. — Si on trouve rien pour nous mettre sur la piste, se plaint Benjy parce qu’il sait pas conduire, on va se mettre à tourner en rond avant la nuit. Ça ressemble à l’Espagne de mon enfance. Mes parents séjournaient régulièrement chez les Russel. Cecilia était une petite femme toute noire et elle m’emmenait sur son voilier parce que je ne connaissais pas la mer et que je semblais avoir besoin de cette connaissance. C’est la connaissance qui nous détermine. Pas vrai, Frankie ? Il fait mal, ce gosse ! En plein désert, il évoque l’eau et ses inconvénients ! Mais la question de savoir où je nous conduis à cette vitesse excessive reste sans réponse pour le moment. On rencontre des Arabes silencieux sur ces routes abandonnées à la providence. On ne leur parle pas parce qu’ils se sont trompés de chemin. Benjamin regarde le visage des femmes quand ce sont les hommes qui cachent leurs propres visages. — Ils ne le cachent pas, fiston. Ils le protègent. La réciproque est vraie aussi. Mais il ne connaissait pas les femmes, un détail prégnant qui ne pouvait pas faire l’objet d’une confidence. Les filles se donnent plus facilement. Elles ne se donneraient pas si facilement si elles avaient à bander avant de baiser, et non pas après. Comment veux-tu qu’elles comprennent le sens à accorder à l’endroit des choses si c’est à l’envers que Dieu les condamne à se soucier de leur destin ? Je pose la question parce que je l’ai lue dans le journal. C’est gratuit le journal, pas comme les romans, alors je lis le journal. Il avait une tête à saturer les ebooks. Il se demandait comment un pauvre peut supporter la pauvreté alors que le pauvre se demande comment il peut admettre la richesse. Je me demande ce que les riches en pensent. — D’abord, tu roules, expliquais-je. Tourner en rond, ça s’apprend pas. On est fait pour ça ou on va droit dans le mur, ce qui est moins bien. Imagine le type. À force de tourner en rond, il se dit que ça pourrait changer. Il sait pourquoi il tourne en rond. Il sait donc aussi comment ne plus tourner en rond. Seulement, il a pas d’pognon, alors il continue d’tourner en rond. C’est aussi simple que ça. Se marier ne change rien à l’affaire et faire des gosses n’y change rien non plus. — J’veux pas m’marier ! Et j’y f’rai pas d’gosses ! — Tu ne tournes pas en rond, toi ! T’as du fric ! — Comme si le fric t’empêchait d’tourner en rond ! — Il empêche quoi, alors ? Il avait pas beaucoup d’imagination, ce gosse. Mais pouvait-il imaginer autre chose ? Le fric le faisait tourner en rond ! C’qu’il faut entendre ! Heureusement, j’me laisse pas convaincre facilement. Alors on tournait en rond depuis deux heures malgré son fric et ses arguments de friqué. La même montagne, à la même place, avec la même poire de la soif. Je coupais le moteur dans une zone d’ombre. Le silence, d’un coup, comme si votre tête venait de tomber dans le panier. On n’entendait plus que nos poumons. On était perdu. Il avait peine à me croire et je ne fis aucun effort pour le convaincre du contraire. Je disposais d’encore un peu de temps avant qu’il ne prît (imparfait du subjonctif de ma trouille) conscience du peu de chance qu’on avait de s’en sortir sans les Chinois. On pouvait pas compter sur les Arabes et c’était l’heure de la sieste pour les Mexicains. Non, non, on n’était pas obligé de boire l’eau du radiateur. J’attendais la nuit avec une impatience de carnet d’bal surpris au saut du lit un samedi matin de fête patronale. — Ça a une nationalité, les riches ? demandai-je pendant qu’il installait la tente. — Plusieurs. — Le fric et plusieurs, ça fait combien ? — Beaucoup plus. Il était conscient de son état, ce gosse. Comme moi, mais à l’envers, dans les miroirs de l’existence et les abîmes de la création. Une nationalité sans fric, ça pesait pas lourd dans la balance du destin. J’avais peut-être même pas de destin. Qui sait ?
La nuit tomba enfin. On grignota sur le grill. J’avais plus grand-chose à nourrir. J’estimais cette différence à chaque repas : Frank Chercos — (un cul en acier + deux bras droits + un œil de verre) = Frank Chercos. Benjamin ne pouvait pas en dire autant : Benjamin — (le fric + les nationalités + la chance) ≠ Benjamin. Conclusion : Frank + Benjamin ≈ la Sibylle. J’ai appris les maths dans l’ancien système éducatif. On n’y parlait que de nombres réels dont certains étaient naturels. J’aimais bien, moi, compter les moutons, surtout ceux que le loup avait mangés, et les diviser en parts égales ou selon le mérite de chacun. Yen avait pas forcément pour tout le monde. — On compte plus comme ça, Papa. On est à l’ère des numérisations. Tu peux pas comprendre. Ce que je comprenais, c’est qu’on ne comptait pas de la même manière ni les mêmes choses.
Enfin, voilà pour ce chapitre destiné à vous présenter le gosse que je n’ai pas eu avec la femme que j’ai eue. On peut pas tout avoir. L’aventure continuait et il avait le droit de savoir puisqu’il avait perdu sa famille et hérité d’une fortune, deux complications qui arrivent rarement à la même personne. Moi, j’avais rien hérité et j’avais perdu mes parents. Bernie avait hérité, mais il n’avait pas connu ses parents. C’était pas faute d’espérer les connaître enfin le jour de sa majorité, quand le notaire a ouvert son dossier de pupille de l’État. Il n’y avait pas de parents dans le dossier non plus. Rien que du fric, de quoi s’acheter un petit commerce et se socialiser de cette manière qui vous empêche d’appendre un vrai métier. Benjamin comprenait qu’il avait de la chance et que des tas de types feraient leur possible pour le déshériter et empocher le magot de maman Bradley qui n’avait ménagé personne avant de mourir assassinée. Non, elle avait ménagé quelqu’un : son Mike qui sentait le whiskey frelaté et le chorizo. Benjamin la connaissait à peine. Il connaissait mieux sa vieille éponge de père et me reconnaissait quelques ressemblances avec lui. Mais c’était tout ce qui ressemblait, d’après lui. Le reste était complètement différent. — Tant que ça ?
— Libérez Gu ! Le Centre de Rééducation de Wang Xi ne cachait rien de sa désuétude de vieil établissement destiné à l’analyse sémiologique des caractères. Je consultai rapidement la fiche de la Sibylle : surestimation de soi-même ; méfiance extrême à l’égard des autres ; susceptibilité démesurée ; fausseté du jugement. Tout le monde peut en dire autant. Benjamin s’intéressait à la mécanique des ouvertures, ce qui lui valut les commentaires documentés d’Omar Lobster qui agissait ici en tant que conseiller spécialiste des questions chimiques liées à l’enfermement. — La première chose est de leur faire croire qu’ils sont malades et qu’on est en train de les soigner, ce qui a plusieurs avantages : ils nous remercient ; ils participent activement au traitement ; ils comprennent que c’est la seule solution ; ils se préparent à rentrer chez eux. Je vous dis ça en termes ordinaires, Frank. Il valait mieux si on voulait que Frankie comprît quelque chose d’utile. La Sibylle ne parlait plus. Elle était en phase préparatoire. — Avec tous les signes d’une révolte encore opératoire : crispation des mains ; angoisse du regard ; agitation des surfaces, y compris organiques ; persévérance de l’idée. Elle se vaincra elle-même. Je n’en doutais pas. J’avais moi-même du mal à franchir la camisole chimique de prévention qu’Omar Lobster lui-même m’avait injectée à mon arrivée. Benjamin avait assez de fric pour s’en passer. Il était un otage facile, mais ses tuteurs consentiraient-ils à payer une rançon ? Toutes ces hypothèses avaient été émises par le directeur du Centre qui appartenait à une branche secondaire de la dynastie des Wang, les tombeurs de Mac Donald qui avait été réduit à vendre des frites aux Chinois de la zone d’attente. Il s’appelait Wang Wang suite à une fantaisie éthylique de son père. Wang Wang n’avait été attiré que par l’antique Buyck achetée à prix d’or sur le marché cubain. Benjamin aimait bien parler mécanique. Ça tombait bien, Wang Wang voulait tout savoir. Il avouait être au comble de la joie grâce à cette visite impromptue d’un multinational accompagné d’un Noir célèbre et célébré. Célèbre, d’accord : papa Frankie franchit les frontières depuis quelque temps ; célébré, en Chine, ça pouvait vouloir dire qu’on ne valait pas plus cher que le dalaï-lama et qu’on fermait sa gueule en attendant mieux. Il nous avait accueillis avec le slogan onusien : — On est tous de la même race ! Même les Noirs sont de la même race, alors ! Je passai sur ces préliminaires courtois pour exposer le sujet de notre visite. On avait retrouvé les traces de la Sibylle grâce au témoignage d’un Arabe qui la cherchait aussi. On l’avait un peu cuisiné, Benjy et moi. Les Apaches nous observaient, des fois qu’on aurait eu besoin de s’améliorer. Benjy avait beaucoup lu. La précision de ses morsures étonnait l’Arabe qui avait déjà souffert, mais pas autant qu’un Juif. Il s’agissait de savoir : pourquoi il en voulait à la Sibylle ? pour le compte de qui il agissait ? qu’est-ce qu’il avait bouffé à midi ? et pourquoi il s’était laissé capturer sans se défendre ? — Et alors ? dit Wang Wang qui n’appréciait pas vraiment les méthodes conversationnelles de tonton Frankie. — D’après lui, la Sibylle en savait trop sur le destin de l’Islam. Il l’avait vue éventrer des animaux domestiques sur des places publiques dépendant de la Charia. Son succès avait inquiété les autorités religieuses. L’Ordre était de la capturer vivante dans l’espoir que la technologie russe la ferait changer de métier. Lui, Ali al Kateb, avait une confiance absolue dans la parole divine et dans le savoir-faire russe. Il avait suivi la Sibylle avec un professionnalisme tel que même papa Frankie ne s’était pas aperçu de la gravité de la menace qui pesait sur le seul objet de son désir. Benjamin en conçut une fureur qui écœura les Apaches. L’Arabe finit par nous confier son secret : la Sibylle était parmi les Apaches et se faisait passer pour l’un d’eux. — Et qu’est-ce qu’il avait bouffé à midi ? — Nos dernières provisions, ce qui explique en partie le comportement de Benjy. Il avait profité de la nuit et de notre sommeil réparateur pour se glisser à l’intérieur de notre campement. D’après lui, la Sibylle n’avait rien perdu de la situation. Il se savait observé et se demandait comment il franchirait les derniers mètres qui le séparaient encore d’elle. Il gagnait du terrain ou la Sibylle en perdait et il tomberait dans une embuscade. Il aimait le combat. Ça le rendait assez dingue pour avoir de l’espoir et même en éprouver un intense plaisir. Il ne se battait jamais sans cette érection de bon augure. Benjamin l’encula pour l’humilier, mais ce guerrier connaissait les limites de l’humiliation. Sur les hauteurs à peine éclairées par le soleil couchant, la Sibylle frémissait entre les Apaches au corps nu et aux âmes imputrescibles. — Et pourquoi il s’était laissé capturer sans se défendre ? — Parce que les Chinois voulaient en savoir plus. — Exact ! dit Wang Wang qui ne pouvait pas me faire croire qu’il en savait plus. Il nous conduisit dans le pavillon des Préparations. Omar Lobster nous attendait sur le seuil. — Ce vieux Frankie ! Il connaissait Benjamin qu’il avait modifié dans le cadre d’une campagne pour l’amélioration de la race réservée aux fils et aux filles à Papa. Papa, c’était Gor Ur, le Gorille Urinant. L’ennemi de la Sibylle qu’on avait enfermé dans ce pavillon désuet qui ressemblait à une baraque de chantier. — Elle a fini par comprendre, dit Omar Lobster qui marchait devant nous. Les cellules n’avaient pas de portes. Les sujets en préparation étaient attachés à leur lit en attendant que la chimie d’Omar Lobster fît son effet. On a toujours l’impression de connaître les lieux. Ils avaient crucifié le traître Apache sur un vitrail représentant la lutte de l’Ange avec le Dragon. Il était dans la phase suffocatoire, pas fier d’avoir fait ce qu’il avait fait. Je n’comprenais pas. — Il doit payer, dit Wang wang. La Sibylle gisait dans des draps sales. Un vrai paquet de nerfs ! Il l’avait lapidée avec des seringues chargées des liquides imposés par la science d’Omar Lobster qui pouvait tout expliquer. Il n’en ramenait pas large, l’Ingénieur, devant la perspicacité du vieux Frankie qui communiquait avec une Sibylle lamentablement torturée. Benjamin écoutait mes conseils et se tenait à l’écart, marqué par Wang Wang qui voulait savoir si ce fils à Papa avait prévu d’investir dans l’invention d’Omar Lobster. — Sibylle ! Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? Au lieu de répondre, la Sibylle gicla par un trou pratiqué dans son crâne. — Salauds d’Chintoques ! Je marmonnais. J’écoutais tous les conseils intérieurs avec une application d’agent expérimenté sur le terrain des pires souffrances infligées à l’être par l’humain. La substance était de la colocaïne. La kolok était fabriquée en Chine ! Omar Lobster avait trahi notre Monde ! Les Chinois ferait de moi un ex-témoin qui n’a pas eu le temps de témoigner. Mais pouvaient-ils s’en prendre à Benjamin ? Oui, si ses tuteurs, qui étaient tous des Amerloques internationaux, l’avaient décidé avec la claire intention de se servir des Chinois pour arriver à leurs fins consistant à capter la totalité de l’héritage d’Amanda Bradley. Cela dit dans un souffle que la première injection me coupa net. L’Apache commença à hurler. C’était tout ce qu’il pouvait faire pour continuer de respirer. Il n’arrivait même pas à bander. Il était loin du désir et à deux doigts de renoncer. La kolok diluée me fit l’effet de l’atropine. La mydriase surtout, qui m’empêchait de distinguer les véritables contours des choses. Du coup, l’Apache m’apparut comme une chose tranquille que la lumière baignait d’explications divines. Je ne voyais plus son visage sans doute grimaçant. J’imaginais mon témoignage crevé de zones impossibles à décrire faute de sens à donner à leur vide. Mon cœur battait la campagne. Une soif intense me fit désirer l’ombre et je m’y réfugiai en poussant de petits cris destinés à borner ma nouvelle existence. Des draps m’environnaient. J’étais dans le lit avec la Sibylle et j’interrogeais ce qui lui restait de cerveau. Je voyais l’abîme qu’ils avaient creusé, préservant les zones érogènes reconnaissables à l’excitation des vaisseaux. — Sibylle, je suis avec toi. J’ai amené le petit. — On est seul, Frankie ? Dis-moi si on est seul. Je mentis. — Je ne vous vois pas ! Elle nous voyait, mais ne nous reconnaissait pas, donc elle savait que je mentais. — Vous n’êtes pas venus, dit-elle tristement. Ils vous ont amenés, toi et le petit. Cet Apache voulait m’épouser, Frank ! Comme si on épousait la Sibylle ! — Ils l’ont écorché vivant, Sibylle ! Maintenant, il est crucifié. — Tu mens, Frank ! On s’enfonça un peu plus dans les draps. Le Monde disparaissait au profit de l’intimité. Je me sentais heureux. Je ne pouvais pas lui avouer ça ! — Ils t’ont injecté la kolok, Frank ! Ce que tu vois est exactement ce qu’ils veulent te faire voir. Ce que tu ressens appartient au spectre de la kolok. — Je sais bien où j’en suis, Sibylle ! — Non, Frank ! Tu ne le sais pas.
Ils me reliaient à des appareils de mesure, prêts à me sortir de là si la Sibylle m’entraînait trop loin. C’était fou, cette confiance que je leur accordais alors que j’étais leur débiteur. Je comptais sur le gosse, sachant pertinemment que sa propre situation pouvait basculer dans le drame familial. Omar Lobster s’activait dans les marges, précis comme un pas de vis. Il me réveillait en poussant un cri, à moins que ce ne fussent les cris de l’Apache qu’on tentait de relier à ma pensée. J’avais oublié pourquoi j’étais venu, Je doutais enfin d’être venu. La Sibylle s’est alors extraite de moi-même à la force des bras. Elle s’arcbouta sous l’effet d’une dernière pulsion et je me sentis parfaitement seul. — Ça va, Frank ? — Ça va. Je suis seul. — Vous n’êtes pas seul. — Je ne suis pas seul. Qui j’étais alors ? Le capitaine Némo ? — Vous me reconnaissez, Frank ? — Vous êtes le capitaine Némo ? — Frank ! C’était une belle journée ensoleillée. Un Apache agonisait sur un vitrail à l’endroit d’une croix que formaient les barlotières. Benjamin cueillait des fruits. Je le nommais. — Qui est Benjamin, Frank ? Où avez-vous trouvé tout ce pognon ? La question du pognon, je l’attendais, je savais bien qu’ils finiraient par me la poser. Il était où ce pognon, maintenant ? Ils l’avaient trouvé puisqu’ils m’en parlaient comme s’ils connaissaient le montant. Je l’avais pourtant planqué dans un lieu qu’ils n’arriveraient pas à extraire de ma mémoire. J’avais planqué les cadavres et je les avais recouverts de chaux vive. Ensuite, le désert m’a rendu fou et j’ai fait de mauvaises rencontres. — Vous leur avez donné le pognon, Frank ? — Peut-être. Je n’aime pas souffrir. Ils me torturaient sans arrêt ! J’ai aucune honte ! Personne n’est à l’abri de l’aveu judiciaire ! Ils répandaient du sable tiède sur mon corps pour que je me souvinsse de tous les détails. Ils imitaient l’oasis et la tombe avec la même impatience. Elle était où, la Sibylle ? J’avais besoin de sa chair. — Je suis là, Frank. Il est où, le pognon ? — Augmentez la dose, Omar. Il est sur le point de parler. — Il faut qu’il parle, merde ! Un poisson traversa la pièce, preuve que j’étais pas aussi frais que je l’espérais. S’il sortait, il m’enfermait. Et s’il revenait, j’avais le temps. — Le temps de quoi, Frank ? — Qui étaient vos complices ? Bernie ? — Bernie f’rait pas d’mal à une mouche, les amis ! — Il ne lui fera plus de mal, Frank, parce qu’il est mort ! — Bernie est aussi vivant que ce poisson ! — Qu’est-ce qu’il a dit ? — Il parle du poison, patron. — Vous êtes sûr de ce que vous faites, Omar ? — Comme si c’était moi, Rog ! Ça fait deux, trois avec la Sibylle qui n’est peut-être pas la Sibylle. Je veux entendre le gosse me dire que je ne lui ai pas fait de mal ! — Quel gosse, Frank ? — Il y avait un gosse, Frank ? — Comment il s’appelait, ce gosse, Frank ? — Vous avez tué Bernie, Frank. Vous vouliez le magot pour vous tout seul ? C’est pas loyal, Frank. Il vous a trahi avant de mourir. On vous a pas appris à achever la victime avant de passer à autre chose ? J’en avais reçu, des leçons. Surtout pour les histoires de cause à effet. Avaient-ils trouvé autre chose que mon carnet d’adresses ? Cette manie de tout noter allait me coûter ma liberté. J’ai le dos fragile, mais pas assez pour remettre en cause ce qu’ils étaient en train de mettre dessus. J’allais payer pour qui ? — Donnez-lui un wang. Avec ou sans pickles, Frank ? — Avec, dit la Sibylle. Comme si j’avais déjà goûté à ces cochonneries chinoises ! J’avais faim, mais pas au point de trahir mon estomac et le cerveau qui va avec. — T’en veux, toi ? À qui parlait-elle quand elle ne s’adressait pas à moi ? Ce n’était pas nouveau, ce questionnement. Il m’arrivait de rentrer complètement beurré des deux côtés et elle posait cette question qui ne me concernait pas. Il fallait que je m’accroche à mon récit, pas au sien. C’était sa parole contre la mienne. — De quel gosse s’agissait-il, Frank ? grogna le vieux Rog. — J’crois qu’il s’appelait K. K. Kronprinz. — Il se fout de not’gueule, Omar ! Augmentez la dose ! — J’garantis rien, Rog ! — Notez, Larra, que Môssieur l’Ingénieur ne garantit plus rien. — Il a pas dit ça, patron ! — Si ! J’ai dit ça. Mettons que j’ai possédé ce pognon le temps de me faire des idées sur ce qu’il allait changer dans ma vie. — O.K., Frank. L’hypothèse nous convient. — Vous pensez vraiment que je m’expatrie chez les Chinois pour le dépenser ? — C’est ce qu’on fait tous, Frank, mais nous, on n’est pas des voleurs. — On n’est pas des assassins non plus ! — J’ai pas été en Chine ! — C’est pas difficile d’aller en Chine de nos jours ! On a tous une frontière commune avec la Chine, même le Japon ! — Vous êtes allé en Chine pour investir dans la société Wang qui appartient au groupe multinational Bradley and Co. — Moi ! Investir dans la merde ? — Réveillez-le, Omar. On n’en tirera plus rien aujourd’hui. — Il dort pas, patron. — Sortez-le d’là ! Je sortais si c’était ce qu’ils voulaient. Je me retrouvai au chevet du même lit, avec la Sibylle dedans et un Apache qui perdait du sang à proximité du triste spectacle de mon amour détruit. Ils commençaient toujours par détruire votre amour, et ensuite on se sentait dépossédé et on acceptait les conditions d’une nouvelle vie où tout pouvait recommencer de la même manière. Mais avait-on le choix ? — Ça va ? me demanda Benjamin qui avait fini de jouer avec l’huisserie. — Ça va, fiston. Je reviens de loin, tu sais ? — Tu m’raconteras ? — Juré ? — Chiche ! dit Wang Wang de sa voix de flûtiste. — Ils ont une voix particulière, les flûtistes ? — Non, mais ils ont une flûte. — J’vais vous raccompagner, proposa Wang Wang. Restez-vous déjeuner ? On avait assez mangé. On reviendrait avec des armes. Wang Xi serait détruit. Il pouvait compter sur nous. Il nous raccompagna après qu’Omar Lobster nous eût secoué la main comme s’il allait en tomber quelque chose. On n’avait rien volé. Il était passé où, le vieux Kol Panglas ? — C’est une bagnole terrible ! dit Wang Wang qui ne l’avait pas encore dit. — C’est très au-dessus de mes moyens, constatai-je, mais il le savait déjà. Il n’aimait pas vraiment ma façon de meubler la conversation. Benjamin actionna le démarreur. Je craignais le coup du Delco, mais non, le moteur partit au premier tour. Il ronronnait sous les yeux émerveillés du Chinois qui prétendait avoir conduit une Camaro dans les rues de Miami. — J’ai connu Miami au temps de sa splendeur. Il y avait surtout moins de cons pour voter chinois, à l’époque. Les Cubains, eux, avaient du savoir-vivre. Je n’avais que des souvenirs livresques de cette époque bénie pour les flics. Mais le Chinois ne pouvait pas comprendre. D’ailleurs, était-il assez âgé pour avoir connu la splendeur d’une cité qui avait changé de pratique électorale ? J’en doutais. — L’âge n’est rien, philosopha-t-il. Le charlatanisme oriental sévit encore de nos jours. Il y a toujours des cons pour diffuser ces raisonnements à la con. J’adhère pas, moi, vous voyez ? — Merde ! fis-je comme si je n’avais rien dit de philosophiquement valable. Il se couche ou il se lève ? Je parlais du soleil. Il se couchait. Le premier motel était à deux heures si on rencontrait pas d’Arabe pour nous faire la conversation. Ils sont sympas, les Arabes, et cultivés, et pleins de belles manières, mais qu’est-ce qu’ils racontent comme conneries ! — Il fera nuit, dit Wang Wang. Ils n’auront peut-être pas une chambre de libre. — On couche pas ensemble, Benjy et moi ! — Deux chambres ! s’écria Wang Wang. Vous compliquez. Comme si c’était pas compliqué, le chinois ! Omar Lobster, assis sur le perron du pavillon des Préparés, se demandait de quoi diable on pouvait parler pendant que la Buyck s’enfilait du première pression à froid. Il avait pas les moyens, lui, de ces ralentis impeccables qui enchantaient le Chinois. On n’allait pas se quitter sur ce constat amer : — On vous remercie pour tout, dis-je comme si je concluais un discours. Soignez-la bien. On y tient !
La question était posée en tout cas. La nuit était tombée depuis une heure quand on aperçut l’enseigne du motel. Elle affichait le plein. — Merde ! fit Benjy. On va encore coucher dehors. On n’est pas vraiment dehors dans une bagnole, mais on peut pas dire non plus qu’on est chez soi. C’est ce que voulait dire le gosse. J’exposais le problème au gardien qui n’était pas compétent pour vider les occupants de deux chambres sans une raison valable. Il y avait un autre hôtel dans les environs, mais il était fréquenté par des Mexicains. — ¡Mala gente ! On était de la mala gente, nous aussi. — ¿Sí ? — ¡Hasta los huevos ! dit le gosse. Le gardien me lança un regard de reproche : — ¿Sin educación, he ? — Ninguna. Pero tiene dinero. — ¿Mucho ? — Hasta los huevos. — ¡No me digas ! Il était mala gente lui aussi, ce gardien qui ne portait pas d’uniforme. — Ah ! L’uniforme, Mister, c’est pas commercial. — Moi, ça me rassure. Je l’étais pas , rassuré. — Tu parles trop, Papa ! me reprocha le gosse. Ils travaillent avec les Arabes délocalisés, ces mala gente. J’travaillais bien pour des cons, moi l’premier ! Il jugeait trop, ce gosse, et n’agissait pas assez. Radin, quoi. J’avais pas gagné grand-chose dans l’affaire. Il m’avait même donné la moitié, comme on fait dans les films : la moitié avant et l’autre moitié après, s’il y a un après. Sinon, rien. — J’vois d’la lumière ! s’écria-t-il en se fermant la bouche aussitôt après. J’éteignis les phares. Je devais ralentir aussi, mais la Buyck refusait de descendre en dessous du kilomètre-heure. Je cherchais à me calmer, mais ne trouvais rien. Le gosse avait tout planqué pour prévenir les abus. — Tu vois quelque chose ? — Des mecs ? Pas une meuf ! — Des mecs comme nous ? — On est tous d’la même race ! J’avais pas envie de déconner, moi, le flic en vadrouille, l’enquêteur de tourner en rond. Je salivais depuis récemment, et je suais un peu aussi. Mais un myosis affectait le détail. Je voyais des types assis autour d’une lampe. La flamme était celle d’un réchaud à gaz ou à alcool. Ils portaient tous un béret. J’aurais juré qu’il était vert. À force d’attention, je reconnus le Comte. J’osais un appel de phare. Les lasers nous marquèrent aussitôt. — Approchez en douceur, Frank ! J’vous ai reconnu. Encore heureux. Ces types ne connaissant pas la peur parce qu’ils ne prennent pas le temps de la connaître. Le Comte venait à notre rencontre. Mon pied mesurait le ralenti. Benjamin exprima sa joie en secouant sa main. Les types nous observaient comme s’ils venaient de perdre confiance dans leur chef. À quoi tient la seconde suivante ? À des connards qui n’ont pas l’intention de survivre à la douleur. Le Comte était jovial, comme à son habitude. — Vous êtes loin de chez vous, Frank ! — On est loin de Castelpu, Fab ! — Pas tant que ça, Frank. J’en ai marre des Chinois. Et vous ? — Les Orientaux ne sont pas fait pour consommer. Ça va finir mal. Il monta sur le marchepied, fusil d’assaut en main. Il nous voyait à travers ses infrarouges. Le gosse voulait tout savoir de la mission. — C’est pas une mission, dit le Comte dont les joues noires tressautaient. C’est juste un jeu. Vous voyez pas leur campement ? C’était des scouts musulmans. — Faut bosser, dit le Comte. Alors on bosse. Vous avez de quoi bouffer ? — Des tas. Mais on n’a pas encore bouffé. — Vous boufferez avec nous, dit le Comte. On en a marre du couscous et du mouton. Les bérets verts nous saluèrent sans se lever. Ils étaient sans doute assis sur quelque chose de précieux. — De la cochonnaille ! s’écria le Comte. — De la chinoise, s’excusa le gosse. Ils ne se firent pas prier, les commandos. C’est toujours ce qui arrive quand on nous prive par politesse. L’inverse n’avait aucun sens. — On crapahute depuis une semaine sans rencontrer personne, dit le Comte. Pas vrai, les gars ? — Ouais ! — Où en êtes-vous, Frank ? Il me demandait ça comme si je pouvais y être. Le gosse se marrait parce qu’il avait touché à l’alcool. — J’suis pas loin, affirmai-je. — On voit ça, constata le Comte. Ça me gêne toujours, ces confidences qui traversent la réalité pour imposer leur vacuité à ceux qui n’en attendent rien. Quel intérêt il avait, le Comte, à ce que l’affaire le concernant soit résolue par le vieux Frank qui ne savait même pas s’il en avait envie lui-même ? Il faut avoir cette envie, sinon on ne vous croit plus sur parole. C’était le cas du Comte qui ne me proposait pas son aide. Il partageait notre cochon chinois avec des connards qui avaient honte de ne plus servir à rien. Ils avaient tous une prothèse incompatible avec le combat. La belle excuse ! Il se bat pas, le vieux Frank, avec ses prothèses et sa trouille de remettre ça plus gravement encore ? J’aurais pu profiter de la conversation pour épater le gosse. Mais à quoi bon énerver ces connards qui subissaient la même trouille ? Ils étaient prévenants. C’était la seule différence entre eux et Frank. Ils tiraient toujours les premiers. Frank attendait de se défendre. La différence entre les pratiques militaires et celles de Frank qui, précisons-le, n’était pas un bon flic, sinon il se serait comporté comme un guerrier. Voilà comment on tourne en rond au lieu de faire la guerre. La différence entre la ligne droite qui ne conduit nulle part et la ligne brisée qui y conduit toujours, là où on veut pas aller. — Benjamin Bradley ? s’interrogeait le Comte. Amanda avait une fille, pas un garçon. Moi, je considérais que le moment était mal choisi pour faire la différence entre un garçon et une fille. La Sibylle aurait été d’accord avec moi sur ce point précis de mon anatomie. — Au fait, elle va comment ? s’enquit le Comte avec des airs de pas y toucher. — Elle emmerde les Chinois en ce moment. — Il veulent qu’on leur rende Gu, entier et pas fou. — Ils veulent beaucoup depuis qu’ils ont gagné les Jeux. Les bérets verts étaient d’accord avec moi. Le Comte, moins. Il n’était pas extrémiste. Il reconnaissait cependant que l’existence lui inspirait des idées loufoques. — C’est pas loufoque ! s’écria un caporal. Quand la piétaille entre dans la contradiction au lieu de se limiter à la conversation courtoise envers les supérieurs, le sémiologue que je suis se met à soulever ces pierres pour nourrir sa connaissance de la hiérarchie. D’autant que le caporal faisait des petits. Les autres l’approuvaient assez franchement. Mais c’est pas la franchise qui caractérise le soldat de base. Le Comte en savait long sur l’esprit, particulièrement sur celui qui soude les hommes dans la perspective du combat unique. Un seul homme, un seul combat. Il les réduisit au silence avec une remarque acide concernant la discrétion qui doit établir les fondements de la conversation avec les minables… heu… je m’excuse : avec les civils. — On va pas vous déranger plus longtemps, proposai-je en me levant. — C’est vot’cul qui fait ce boucan ? dit le caporal. — Non, ce sont mes bras. — Deux bras droits gauches ! dit le gosse pour faire le malin. — Du russe ? demanda le caporal. — Tout juste. Rafistolé chinois. — J’peux plus en changer, expliquai-je, à cause de la technologie utilisée. Je voulais parler de la science prothésiste des Amerloques, mais le Comte en savait assez sur ma mission. Il nous souhaita bonne continuation et nous poussa vers la Buyck cubaine. On était presque dans le noir. — Qu’est-ce que vous iriez raconter s’il leur arrivait malheur ? me demanda-t-il alors. — À qui ? À vos hommes ? — Non ! Aux scouts. J’aurais pas aimé être tué par ce hobereau qui connaissait les cochons mieux que moi. Son arme blanche scintillait à la lueur lointaine du réchaud. Il nous tuerait avant les Mexicains si on ne lui inspirait plus confiance. Mais, dit-il — , j’ai confiance, Frank. J’ai toujours eu confiance en vous. Saluez les Mexicains de ma part. Il tourna les talons et s’éloigna. Comment pouvait-il être si sûr que la mala gente nous ferait la peau de toute façon ? Parce qu’il avait un troisième sens. — On va pas à l’hôtel, dis-je en virant de bord. — On va où ? J’ai sommeil ! — Tu dormiras demain. — Mais c’est déjà demain !
À cette vitesse, je risquais la rencontre fortuite, d’autant que je roulais en veilleuse. J’en avais mal aux dents. On ferait le point en plein jour. C’était vraiment pas le moment de penser. Mon cerveau calculait des trajectoires que j’étais moi-même incapable de calculer. — Tu crois qu’ils vont les tuer ? me demanda le gosse. — Il a voulu nous foutre la trouille. — Il a réussi en ce qui te concerne ! — Tu m’tutoies maintenant ! De l’herbe ! Ça sentait l’herbe fraîche, comme dans un accident de la route. On était dans un pré et la première vache fracassa le radiateur. On entra dans une maison. Personne ne dormait. Ils se câlinaient devant la cheminée. — Tu les connais ? dit le gosse. Il sortit une poignée de billets, mais on voyait bien qu’il n’y croyaient pas. Ils allaient nous demander qui on était. — Frank Chercos, police de Miami ! — De Miami en Floride ? dit le type qui refermait sa chemise. — C’est quoi, ta bagnole ? accusai-je le gosse. Un avion ? — Il est dingue, ce type ! fit la dame. Elle accepta le fric. On n’avait rien donné au Comte. On aurait dû. On s’rait pas dans cette merde. — Une merde, ma maison ! dit le type qui se rebiffait contre un flic en état de servir. — Appelle le Comte ! dit la dame. On avait encore tourné en rond ! Cette sensation me rendit dangereux. Je ne craignais le Comte qu’en sa présence. S’il s’agissait du même Comte. Il arriva sur un quad. Deux bérets verts le suivaient à bord d’une Jeep. Je ne l’étonnais jamais, dit-il à la Dame. — La Buyck est naze, dit Benjamin en donnant du fric à tout le monde, même à moi. — On a tout prévu, dit le Comte. On n’était pas à dix kilomètres de l’endroit où j’habitais. Le Comte me montra la géographie des lieux sur un plan que le soleil levant éclairait à peine. — T’habiteras avec nous en attendant, dis-je à Benjamin. — Il est dingue ! répéta la Dame. Elle m’attendait. Elle coucha Benjamin et la vie reprit son cours. J’avais mal au crâne et j’étais pas sûr que Bernie était encore de ce Monde. Elle se mit à cuisiner. Ça sentait la friture à plein nez. J’avais pris des habitudes d’esthète dans le désert. Je lui parlais des serpents cuits au feu de bois et des fayots que les Mexicains cuisaient pendant des heures pendant que je jouais à la marelle avec les filles de mon âge. Elle ne se souvenait de rien. Elle avait toujours gâché les meilleures occasions de s’amuser en ne se souvenant pas de nos découvertes à un âge où la nouveauté n’a pas de prix. Je buvais un café en pensant à tout ce qui m’avait rendu malheureux et vulnérable. J’avais un tas de raisons de lui en vouloir. C’était mon film, celui que je verrais pour la première fois avant de mourir. Rien n’est plus triste que de se voir mort. Ça m’arrivait tous les jours. J’ignorais de quoi je mourrais, et elle était là, tantôt lente comme un insecte, tantôt plus vivace que sa proie. Je n’avais eu aucune vision de ce destin. Pourtant, j’en ai, des visions. Des fois, je me prends même pour la Sibylle et elle rit en disant que je suis naïf en amour. Bernie vivait. C’était déjà ça de gagné sur le passé. Je possédais quatre endroits de prédilection : le café à putes de Bernie, mon bureau où Larra me désennuyait, l’appartement où je me préparais à mourir et la Chine où je connaissais du monde depuis que je voyageais sans visa. — T’es qu’un minable, Frank, me dit Bernie. Tu t’fais mal à te prendre pour Frank Chercos qui est un type bien, Frank ! Un mythe ! J’aimais bien, moi, l’idée du mythe. J’en parlais quelquefois à Kol qui aimait bien cette idée lui aussi. — On fait un métier de taille mythique, me dit-il en présence de Rog Russel qui approuva. Ya pas comme le métier de flic pour occuper une place de première dans l’imaginaire collectif. Il voulait dire que sans la possibilité d’enquête, on n’était rien, rien comme le dentiste ou le cheminot. La figure de Gor Ur était autrement porteuse que celle de Faust qui n’était qu’une allégorie à caractère moral. Gor Ur dépassait la fiction et il était LA fiction. Chez moi, il remplaçait Dieu ! Il était ma réponse à tout. Je ne l’adorais pas, j’en avais besoin. Et la Sibylle me conseillait de réfléchir au lieu d’enquêter. — Tu deviendras dingue si tu réfléchis pas, Frank ! Réfléchis avec moi. La réflexion, c’était sa prière. Mais on peut pas faire les deux choses en même temps. Il faudrait choisir. Or, je ne choisis pas. Je prie. Je prie comme un musulman ou un chrétien. Je prie comme un marxiste si j’ai peur ou comme un capitaliste si je crois en Dieu. Chez moi, la prière est un dû, Sibylle ! — ¿Qué tal te ha ido con China, Frankie ? — Je vais me remettre au travail, mec. Fini les vacances ! Larra adorait parler espagnol. |
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