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Plumes d'ange
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 Article publié le 16 juin 2019.

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C’est en fin d’une journée d’un calme à vous arracher les tripes et à vous interroger sur les bienfaits d’une telle existence qu’elle vous apparaît enfin, lumineuse et lourde de promesses.
Vous étiez au bord du gouffre, prêt à maudire le monde entier et, au même instant où votre genou vient de toucher terre ( cela reste bien sûr très imagé vu mon manque de jambes), la lumière jaillit et l’espoir revient.
Les lettres s’affichent en plumes d’anges et vous invitent à renouer avec vous-même et l’univers entier…

« Mac’Machin »

Mon dieu, mais quelle enseigne et quel bonheur !

La voie est libre et je me hâte de rouler jusqu’auprès des portes battantes qui vont et viennent en libérant à chaque poussée une odeur de friture qui me gonfle les narines et me triture l’estomac.
Je suis au coeur du mal, collé aux viscères d’une société paumée qui ne jure plus que par le vite fait, pas cher et bien gras. C’est qu’il y en a du vide à remplir ! Plein les têtes et plein les panses.
Y’aura bien une âme charitable pour me balancer quelques restes de son inestimable repas, n’est-ce pas ?
Ça va, ça vient, mais aucun ne prend le temps de s’arrêter un instant sur ma triste condition et encore moins de me lâcher le moindre morceau ou la moindre piécette.
Le monde est sans pitié. L’humanité touche à sa fin.
Alors que la planète ne cesse de chauffer ( c’est l’info du jour, de la semaine, du mois, du temps qui passe ) les coeurs se mettent à geler et les esprits à se racornir sans discontinuer. Alors que le nombre des espèces se réduit comme peau de chagrin, la seule responsable de ce désastre court elle-même a sa perte, sans honte ni regrets, arrogante, si sûre d’elle-même qu’elle en donnerait sa propre descendance en pâture au trou noir de l’avenir.
Du haut de mes quatre-vingt centimètres j’arpente les rues à hauteur de ceinture et je me sens égal à mes semblables.
Voilà, c’est le ventre vide que je retourne jusqu’à ma « cahute ».
Ma « cahute », c’est tout mon univers, ma chapelle, le ventre de ma mère, mes jardins secrets et le bistrot du coin, les pavé mouillés et la bouche de métro, un baiser chaud qui revient de loin, si loin.
En fait de cahutte, il ne s’agit là que de quelques vielles toiles tendues entre deux arbres qui nous servent d’abri, à moi et à mon co-locataire.
Mon co-locataire, c’est « La fraise », on l’appelle comme ça dans notre quartier parce qu’il a le visage tout rouge et bourgeonnant.
Notre quartier, c’est notre fierté à nous, les sans toits, les sans papiers, les sans foi et les sans devenir, les sangs noirs et les sans veine.
Nous avons bâti notre territoire le long du grand serpent qui entoure la ville. Ça sent l’essence et le bitume, mais ça sent aussi l’humain, avec tout ce qu’il y a de bon et de moins bon, comme une rose aux épines acérées poussant sur un tas de fumier.
On s’aime un jour et on s’entretue le lendemain. Mais sans rancune. À l’instinct.
Avec « La fraise », ça doit faire pas loin d’un mois qu’on cohabite.
Il s’était fait jeter de ses dépendances lorsqu’il habitait le quartier voisin, de l’autre côté du périph´.
Il a failli se faire envoyer en l’air dix fois avant d’atterrir de notre côté, comme un avion sans ailes, ouais j’aime bien ça, comme un avion sans ailes. Ça me fait penser à une vieille ritournelle, une chanson d’autrefois.
Autrefois. C’était quand ?
Autrefois. C’était hier ? Ou alors, bien avant que je ne vienne au monde ?
Oui. J’ai l’impression que mon autrefois s’est éteint à ma naissance et qu’abandonné par une mère ingrate je n’ai fait qu’attendre. Attendre ce quelque-chose ou ce quelqu’un qui n’arrivera jamais.
Je n’ai plus de réels souvenirs de mon enfance sinon cette impression d’avoir été balloté d’institution en institution, de famille d’accueil en famille d’accueil, jusqu’à en avoir le mal de mer, le mal de mère, le vague à l’âme et l’envie de ne plus être, de ne plus penser, de lâcher prise enfin pour ne pas me noyer à l’air libre.
Errant comme un chien battu, la queue entre les fesses et la tête basse, perdu dans l’océan des hommes jusqu’au jour où ce fichu camion me rappela à ma simple condition d’homme fragile, capable de souffrir et de souffrir encore.
Sans mère et sans jambes, refoulé à jamais au banc de la société.
Enfui de l’hôpital par un soir d’orage, aidé par mon voisin de chambre qui puait la vinasse à quinze pas, alors mon sauveur, mon archange !
Une espèce d’ours mal léché qui me fit croire qu’il s’était pris d’affection pour le pauvre hère que j’étais.
Un fou monstrueux qui m’exhibait nu, comme un animal de foire, auprès de gens qui le payaient de quelques pièces afin de satisfaire leur curiosité morbide.
Hormis notre public, nous survivions à l’abri de tout regard.
Cela dura le temps nécessaire pour me permettre de ne plus croire, ni en Dieu, ni en l’homme.
Puis, un soir, après une énième séance d’humiliation, il s’écroula d’un coup, la gueule ouverte, la gorge empalée sur le tesson de son ultime litron.
Il n’avait plus rien d’humain. Ce n’était plus qu’un tas de nippes jonchant la terre humide.
Alors, à la force des bras, je m’enfuis comme une pauvre bestiole de mon trou à rats.
Je me souviens… cette nuit-là, la lune était toute ronde et toute rose.
C’est ainsi que je rejoignis mon nouveau quartier, ma nouvelle patrie.

Ce soir, la lune n’est ni pleine ni rose et je peux apercevoir la silhouette de « La fraise » qui vient à ma rencontre.
Il me portera jusqu’à la « cahute » et nous trinquerons peut-être à la santé des plus pauvres que nous.

Depuis quelques jours, les nouveaux arrivants affluent dans le quartier et les places son chères.
Ce sont nos immigrés à nous et comme partout, on les tolère plus ou moins.
C’est pas qu’on est raciste, loin de là, mais notre territoire a ses frontières qu’on ne peut élargir et nous arrivons à saturation.
Une fois de plus, cela risque de se terminer en un énorme pugilat et ce sera au détriment de tous.
Les uniformes viendront nous débusquer et nous chasser vers d’autres territoires.
Il faudra tout reprendre à zéro.
Afin d’éviter tout problème, « La fraise » m’emmène en tournée, celle des grands ducs, de ceux que rien ne peut atteindre, de ceux qui ont des ailes dans le dos.
Aujourd’hui, ce sera notre jour de lumière !
« La fraise » prend des risques à nous faire traverser tout en me portant sur son dos, moi et ma caisse à roulettes.
Si je le pouvais encore, je ferais bien le signe de croix, mais ce serait pour la frime, rien que pour la frime.
Dans le fond, c’est pas un mauvais diable celui-là. J’espère que ses neurones tiendront le choc encore un bon moment.
Allez « La fraise » ! En avant !

Le vent devait être de notre côté et a poussé les bonne âmes jusqu’à notre lopin de trottoir pour que se remplisse notre gamelle de métal rouillé.
Nous avons pu festoyer à la terrasse d’un café, sous le regard parfois inquiet mais toujours curieux des badauds. Nous avons même servi de modèle pour un touriste en mal d’exotisme, quelques photos contre quelques billets et l’affaire est dans le sac !
Nous rentrons au bercail quelque peu éméchés, avec du baume au cœur et le ventre plein.

Le quartier a été rasé et il ne reste plus que quelques rescapés, des indéracinables comme nous.
Nous dormirons à l’air libre sous un manteau d’étoiles après avoir écouté le déroulement tragique de leur journée.
Demain sera peut-être le début d’un nouvel exode. Qui sait ?

Nos craintes se sont avérées superflues. Personne n’est revenu pointer le bout de son nez ou de sa matraque. D’autres chats à fouetter sans doute !
Nous nous organisons de nouveau et le quartier reprend vie comme petite fleur sous les premiers rayons de soleil.
Cela permet du coup à notre population de se régénérer et d’accueillir du sang neuf.
Nous avons l’impression d’entrer dans un nouveau monde on ne peut plus coloré et diversifié, une espèce de kaléidoscope du genre humain.
Les tentes et les abris de fortune poussent comme par miracle et pourtant, nous ne sommes pas dans une cour, rien qu’au bord d’une des veines de la ville immense qui nous entoure.

Les jours passent et la morosité voudrait bien reprendre le dessus, mais nous luttons, sans le savoir, nous luttons. Il nous arrive encore de nous extasier devant un pissenlit poussant d’entre le goudron crevassé ou encore de nous mettre à rêver à un futur meilleur. Oui, viendra bien le jour où nous pourrons enfin nous en sortir pour de bon.
Et puis, on se serre les coudes entre gens de même condition, on se les serre ou on se les casse, tout dépend.
Ce matin, nous avons retrouvé l’un des nôtres allongé sur le dos, les bras en croix et les tripes à l’air.
Ses deux acolytes, des qui avaient pas l’air brave, ont disparu de la circulation.
Pas d’autre choix que d’appeler Police Secours ou alors, faire table rase et se débarrasser du corps, mais cela semble irréalisable même avec la meilleure des volontés.
Pour finir, nous l’avons enterré la nuit venue à l’abri d’une bâche et nous avons planté quelques fleurs de massifs pour faire plus propre et plus joli.
On croise les doigts pour que la chaleur ne devienne pas trop excessive. Les odeurs et les mouches auraient alors sans doute raison de notre ténacité.

Ainsi va la vie, ou plutôt ce qu’il en reste, pour des gens comme nous. Un jour doré pour des mois d’obscurité et de galère.
Parfois, je me dis qu’il est temps d’arrêter de penser et de me laisser aller au gré des évènements, c’est-à-dire, de lâcher prise une bonne fois pour toutes. De toute façon, ce n’est qu’accélérer une mort inéluctable, notre dernier pied-de-nez à cette farce grotesque qu’est l’existence !
Même le goût du tord-boyaux ne peut maintenant effacer celui de l’amertume et du désespoir.
C’est foutu pour moi. C’est foutu !

« La fraise » ronfle à vous décrocher la cervelle, lâchant de temps en temps une bouffée de vinasse. Il a l’air d’un vieil ours en peluche que l’on a abandonné et qui ne s’en remettra pas.
J’ai fait mon choix, le dernier sans doute, aussi difficile soit-il à mettre en œuvre.
Mon cœur bat la chamade, mes mains s’accrochent en tremblant aux roues de mon chariot.
Je n’ai plus qu’à lâcher pour débouler sur la pente qui mène droit au défilé incessant des phares.

Allez « Moi » ! En avant !

 

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