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La combe
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 Article publié le 10 novembre 2019.

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Au soir du troisième jour, après des heures de marches allègres sous les peupliers plus nombreux qu’allumettes dans leur boite, nous arrivâmes sur ce qui avait tout l’air d’être une combe.

Cette excavation admirable par sa forme régulière, sa concavité douce, nous décida à nous y installer pour y passer l’hiver à l’abri des vents glacés, des grêles et des neiges.

Max eut une idée géniale au réveil : pourquoi ne pas planter un chêne vert pile au centre de la combe, une fois arrivé à l’âge centenaire ses frondaisons se hausseraient au-dessus des bords de la combe et ne manqueraient pas d’intriguer les marcheurs qui passeraient par là.

Ni une ni deux, l’idée fut unanimement adoptée et l’on se mit en quête d’un chêne robuste capable de s’enraciner avec bonheur dans cette combe.

Après trois jours de recherche acharnée dans les alentours, nous tenions notre spécimen. Il se passa une chose étrange, lorsque nous plantâmes le chêne. La combe se mit à frétiller. Cela ne dura que quelques instants, puis tout reprit une apparence normale.

Ce n’est qu’au printemps suivant qu’effarés nous fîmes la découverte : nous avions campé et séjourné dans le nombril d’un géant endormi. D’où les frétillements heureusement pas assez dérangeants pour réveiller le géant hivernal.

Il fallut décamper en catastrophe, car la combe-nombril donnait des signes de plus en plus évidents de réveil, à mesure que les rayons du soleil réchauffaient la terre.

Mal nous en avait pris d’avoir confondu impudemment une combe avec un nombril.

Nous nous jurâmes de bien faire attention à l’avenir à ne pas mettre les pieds en terre humaine et surhumaine. A y bien réfléchir, nous n’étions pas humains, car nous étions tous et toutes dépourvus de nombril. Nous en connaissions l’existence chez les êtres humains, bien entendu.

Qui dit nombril, dit nombrilisme, en somme : ne s’intéresser qu’à soi à la manière « d’Hugo qui a le front penché, trop penché pour ne rien voir que son nombril », comme l’avait écrit l’ami Baudelaire, un de nos auteurs humains préférés avec Sade et Georges Bataille. Ces auteurs, au fil des siècles, nous avaient aidé, ainsi que le peintre Francis Bacon, à appréhender la nature humaine, à en connaître les aspirations, les renoncements, les lâchetés et les turpitudes. 

Nous étions bien embarrassés. Fort de notre invisibilité, nous avions oublié que nous étions le centre de l’attention d’un grand nombre d’humains avisés et parfaitement conscients de notre existence. Impossible pour nous de disparaître, incapables que nous étions d’apparaître au grand jour et au grand nombre, qui plus est nous étions dépourvus de ce nombril qui cachait bien des mystères.

Nombrilistes nous ? Impossible !

 

 

Les géants avaient eu une maman, eux, mais nous, fils de la terre, n’avons jamais été raccordés au sein maternel. Nous ne savons pas ce que peut bien représenter pour les humains l’arrachement à ce sein, l’expulsion dans le monde et les soins maternels censés compenser cette violence faites aux petits des humains.

Qu’est-ce qui prime dans toute l’histoire humaine ? Nous aurions bien aimé le savoir. Le cordon ombilical ou bien le nombril, ce vestige d’un lien perdu ?

Après bien des recherches, nous avions appris que les humains mâles aimaient beaucoup leur sexe, mais à notre grande surprise il apparaissait que d’autres aimaient encore plus se regarder le nombril, d’où cette notion de nombrilisme que nous pouvons intellectuellement concevoir mais pas ressentir dans notre chair invisible.

C’est qu’en pleine lumière nos corps absorbent toute la lumière. A la manière d’un trou noir décrit pas la science humaine, nous sommes en quelque sorte, et à notre corps défendant, des monstres d’égoïsme cosmique.

Inutile de vouloir rien y changer d’ailleurs. Nous sommes comme nous sommes et qui nous sommes.

Max, le premier, se mit depuis l’incident de la combe à écrire des poèmes.

Il les datait et les signait pour que ses écrits ne ressemblent pas à ces inscriptions runiques que nous comprenions sans aucun effort. Nous aimions par-dessus tout le poète Paul Celan, et nous savions avec lui que tout poème s’inscrit dans une date, soit un concentré d’événements historiques et psychiques susceptibles d’éclairer la provenance du poème dûment daté.

Le nom de Max, le mien, celui de mes compagnons de vie importent peu à vrai dire, invisibles que nous sommes. Notre parole n’est pas prophétique. Elle ne prétend pas non plus éclairer le monde d’une vive lumière, celle-ci serait d’ailleurs immédiatement absorbés par nous, si cela advenait.

Il faut bien exister un peu. Nous brillons par notre absence, et c’est bien ainsi.

Ni forces agissantes ni puissances souterraines, nous n’en faisons pas moins partie du monde des vivants. Aucun de nous ne laissera un nom, pas même sur une stèle ou un cénotaphe. Nous préférons absorber la lumière et la renvoyer dans toutes les directions pour que d’autres, peut-être plus habiles que nous, plus manifestement vivants, s’en emparent.

C’est en cela qu’on dit de nous que nous sommes des écrits vains. Vanité n’est pas orgueil, notez bien. De ces deux faces de la même monnaie nous nous tenons à l’écart.

Je le sais au fond de moi-même, j’irai un jour dormir dans le creux de la rune Hagalaz, comme l’on dort dans le creux d’un arbre. J’y oublierai jusqu’à mon nom.

Et j’y retrouverai un vieil ami qui me murmura il y a maintenant fort longtemps :

Hægl byþ hwitust corna ;
hwyrft hit of heofones lyfte,
wealcaþ hit windes scura ;
weorþeþ hit to wætere syððan.

 

La grêle est la plus blanche des graines ;
elle est le produit du souffle des cieux
lancée par les vents de la tempête
puis se change en eau.

 

Jean-Michel Guyot

2 novembre 2019

 

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