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 Article publié le 11 septembre 2007.

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11.

Le jaillissement de lumière nous inonde comme une brèche dans le flanc d’un bateau. La blancheur s’imprime dans nos yeux, aveuglés comme par l’apparition de Dieu, et nos corps subissent le plus doux fouet, l’illusion de la caresse de la soie sur la peau, quand un souffle d’air balaie par les portes enfin ouvertes l’intérieur du camion. Je me gave de ce déluge bienfaisant, le respirant de chaque fibre de ma peau. L’enchevêtrement des marchandises reprend existence à mesure que mes pupilles s’accommodent à la lumière et quand je suis capable de distinguer ces obstacles, je les franchis pour rejoindre la voix musicale d’Ashkar et celle joyeuse de Rahim qui nous appellent. L’émerveillement me gagne au sortir de la boite de métal, passage sans transition du confinement à l’immense. La vallée ouvre devant moi un théâtre sans limite dont l’horizon se perd dans la naissance du crépuscule, alors que des deux côtés sa majesté prend appui sur les montagnes monumentales. Nous sommes à l’heure où le jour bascule. Le soleil dont la caresse à flanc de montagne lèche mon corps sera bientôt haché pour ceux de la vallée par l’ombre montante de la herse du Pamir.

Ashkar rayonnant nous souhaite la bienvenue dans son pays comme si, prince d’un domaine héréditaire, il nous offrait avec son toit tout le miel de la terre. Sa fête me bouscule mollement comme une vague douce dévie le pas de l’homme dans l’eau jusqu’à la taille. Sa liesse ne peut m’atteindre mais elle accompagne le sentiment intérieur, intense, d’un commencement. Cette terre est neuve de n’avoir jamais été foulée par moi. Le pays en contre-bas, vers lequel j’irai, n’a jamais porté la marque de ma vie passée, de mes engagements ni de mes reniements. Le bonheur du voyage, lorsqu’il n’est pas visite mais arrachement à ce qui fut soi, s’empare de ma chair pour la laver dans ce paysage dont pas une ligne n’a encore été déflorée par mon œil. Une sensation physique m’irrigue, distend mon thorax et sature mes poumons. Par ce cheminent, métabolique, le filet barbelé qui depuis des mois plantait ses pointes dans mon cerveau se desserre.

Je suis neuf pour ce pays où je n’ai encore tracé aucun chemin. Une impression étrange de liberté, fausse mais entêtante, distille son enivrant parfum. Je crois flotter, la main de Rahim glissée dans la mienne, libéré du poids des armes et du contact du sol dans un monde où les attaches tissées par mes choix se relâchent et où, sans personne à la barre, la barque libérée peut choisir à son gré entre vents et marrées. Jamais je n’ai senti une telle facilité à vivre, depuis l’enfance, qu’en cet instant volatile où le petit berger se hisse dans mes bras, tandis que le spectacle poursuit son travail de jouvence comme s’il effaçait de mes chairs les cicatrices et les douleurs accumulées.

Les paroles de mes compagnons ne m’atteignent pas. Je reste planté dans un face-à-face avec la vallée, protégé par un mur invisible de ce qui me distrairait du nouveau monde dont les fibrilles s’insinuent dans ma chair, comme des racines nourricières.

Chacun pris d’un rêve différent, notre attelage à trois règle les nécessités du campement sans qu’il soit besoin de nous concerter. Seul Ashkar parle. La retenue dont-il faisait preuve jusqu’alors le cède à un besoin de parole impossible à réprimer. Régulièrement, sa belle voix chasse le silence pour dire son pays où les ruses dont-il a fait preuve avec les gardes frontaliers. Son récit est musique, il ne trouble pas le flux sans parole qui me visite et le Ouighour ne s’offusque pas de l’absence des répons ni de n’être pas écouté.


 

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